Thor, le grizzli MISE EN CONTEXTE Depuis plus de huit jours, Langdon et ses deux compagnons, Bruce et Metoosin, accompagnés de leurs chiens, poursuivaient Thor, un énorme ours des montagnes qu’ils avaient blessé. Langdon resta seul au campement pour guérir un genou qu’il avait heurté contre un rocher. Se sentant un peu mieux, Langdon décida de faire une excursion dans les environs. En tentant d’escalader un éperon rocheux, il fit une culbute et, dans sa chute, son fusil heurta violemment le rocher et se brisa. À part un léger élancement à son genou, il n’était pas blessé. Il continua à escalader les rochers jusqu’à une large corniche plate. SITUATION INITIALE 1 Grâce à ses jumelles, sa vue portait à des kilomètres et il découvrit une contrée vierge, inconnue des chasseurs. À moins de huit cents mètres de lui, un troupeau de caribous traversait paisiblement le fond de la vallée pour gagner les pentes verdoyantes de l’ouest. Il vit chatoyer au soleil les ailes de nombreux lagopèdes et, au bout d’un moment, il aperçut, à trois bons kilomètres de là, des mouflons broutant les rares touffes d’herbe d’un éboulis abrupt. 2 Il se demanda combien de vallées comme celle-là pouvait receler l’immensité des montagnes du Canada, qui s’étendaient sur cinq cents kilomètres de l’océan à la prairie et sur mille six cents kilomètres du nord au sud. Des centaines, peut-être des milliers, se dit-il, et chacune de ces merveilleuses vallées était un monde à part fermé et complet, un monde vivant sa propre vie, avec ses lacs, ses rivières et ses forêts, avec ses joies et ses tragédies. (…) DÉROULEMENT Élément déclencheur 3 Langdon était tellement absorbé par ses pensées qu’il n’entendit pas bouger derrière lui. Et puis quelque chose le sortit de sa rêverie. 4 (…) Il se retourna lentement et il eut l’impression que son cœur cessait de battre et que son sang se figeait dans ses veines. Barrant la corniche à moins de cinq mètres de lui, son énorme gueule béante, sa grosse tête se balançant lentement en fixant son ennemi pris au piège, se dressait Thor, le roi des montagnes! 5 6 Et, en une seconde ou deux, Langdon, étreignant involontairement son fusil brisé, comprit qu’il était perdu! 7 Un halètement étranglé, un bruit étouffé qui était à peine un cri : c’est tout ce qui s’échappa des lèvres de Langdon lorsqu’il se trouva nez à nez avec le monstrueux grizzli. Les dix secondes qui suivirent lui parurent durer des heures. Première péripétie 8 Sa première pensée fut qu’il n’y avait rien à faire, absolument aucune solution. Il ne pouvait même pas s’enfuir, car il était adossé à la muraille rocheuse. Et pas question de bondir du côté de la vallée : cela équivalait à sauter dans le vide de trente mètres de hauteur. Il était face à face avec la mort, une mort aussi horrible que celle qui s’était abattue sur les chiens. 9 Pourtant, au cours de ces derniers instants, Langdon ne sombra pas dans l’épouvante. Il remarqua même que les yeux du grizzli vengeur étaient injectés de sang. Il vit la balafre que l’une de ses balles avait faite dans la fourrure de l’ours et l’endroit dénudé où une autre avait traversé l’épaule de Thor et il crut, en observant ces cicatrices, que Thor s’était délibérément mis à sa recherche, qu’il l’avait suivi sur cette corniche et l’avait acculé dans cette impasse à seule fin de lui faire expier tous les tourments qu’il lui avait fait subir. Thor fit un pas en avant, un seul puis, comme toujours, lentement, gracieusement, il se dressa de toute sa taille. Langdon ne put s’empêcher de le trouver magnifique. L’homme, lui, ne fit pas un geste. Il regarda Thor dans les yeux, résolu à bondir dans le gouffre quand l’énorme bête se jetterait sur lui. 10 Là, au moins, il aurait une chance sur mille de s’en tirer : il se trouverait peut-être une saillie ou un éperon rocheux pour l’arrêter au passage. 11 Et Thor, à quoi pensait-il? 12 Il était tombé sur l’homme par hasard, au moment où il s’y attendait le moins! L’être qui était devant lui, c’était celui qui l’avait traqué, celui qui l’avait blessé et il était si proche que Thor n’avait qu’à tendre la patte pour le mettre en bouillie! Et comme il paraissait maintenant faible, et blanc, et craintif! Où était passé son étrange tonnerre? Où était son éclair brûlant? Pourquoi ne faisait-il aucun bruit? 13 Même un chien aurait réagi davantage. Il aurait montré les crocs, il aurait grondé, il se serait battu. Tandis que cet être – un homme --, ne faisait rien. Et un doute s’immisça lentement dans le crâne épais de Thor. Étaitce vraiment cet être ratatiné, inoffensif, terrorisé, qui l’avait blessé? Il renifla l’odeur d’homme. Elle était plus forte que jamais, et cependant, cette fois, rien de douloureux ne l’accompagnait. Seconde péripétie 14 Alors, toujours lentement Thor redescendit quatre pattes. Posément, il regarda l’homme. sur ses 15 Si, à ce moment-là, Langdon avait bougé, il serait mort. Mais, contrairement à l’homme, Thor n’était pas un assassin. Il attendit encore un instant la venue d’une douleur, une manifestation quelconque d’hostilité, mais ni l’une ni l’autre ne vint, et il fut déconcerté. Son museau balaya le sol. Langdon vit la poussière se soulever sous le souffle chaud du grizzli. Après quoi, durant trente autres longues et éprouvantes secondes, l’ours et l’homme se dévisagèrent. DÉNOUEMENT 16 Puis, tout doucement, en hésitant, Thor se tourna à moitié. Il grogna. Ses babines se retroussèrent un peu, mais il ne voyait pas pourquoi il se battrait, puisque cet être ,minuscule, recroquevillé, blafard, tassé contre le rocher, ne le provoquait nullement. De toute manière, il ne pouvait pas poursuivre son chemin car la corniche était barrée par la muraille rocheuse. S’il y avait eu un passage, l’affaire aurait pu tourner différemment pour Langdon. Les choses étant ce qu’elles étaient, Thor repartit lentement par où il était venu, sa grosse tête baissée et ses longues griffes cliquetant sur le roc comme des castagnettes d’ivoire. 17 À ce moment-là seulement, Langdon eut l’impression qu’il respirait à nouveau et que son cœur se remettait à battre, et le gros soupir qu’il poussa était presque un sanglot. Lorsqu’il se leva, ses jambes vacillantes le portaient à peine. Il attendit… une minute, deux minutes, trois minutes. Et il se dirigea prudemment vers le coude de la corniche par où Thor était parti. 18 Les rochers étaient déserts. Il refit en sens inverse le trajet jusqu’à la trouée herbue, les yeux et les oreilles aux aguets, toujours cramponné aux débris de son fusil. Quand il atteignit le bord du plateau, il s’accroupit derrière un rocher. 19 À trois cents mètres de là, Thor franchissait tranquillement la crête de la dépression, en direction de la vallée de l’est. Langdon attendit, pour le suivre, que l’ours soit ressorti de l’autre côté de la cuvette, puis ait disparu à nouveau. Lorsque Langdon atteignit la pente sur laquelle il avait entravé son cheval, Thor n’était plus en vue. Le cheval était là où il l’avait laissé. C’est seulement une fois remonté en selle que Langdon se sentit vraiment tiré d’affaire. Alors il se mit à rire, un rire nerveux, hoquetant, joyeux, et il bourra sa pipe en contemplant la vallée. - Pas d’erreur, tu es bien le roi des ours ! murmura-til et il sentit toutes les fibres de son corps frémir d’excitation en retrouvant l’usage de sa voix. Espèce de… de monstre qui a plus de cœur qu’un homme! 20 Il ajouta à mi-voix, comme s’il ne se rendait pas compte qu’il parlait : - Moi, si je t’avais eu à ma portée, je t’aurais tué! Et toi, tu me tenais et tu m’as laissé vivre! SITUATION FINALE 21 Il retourna au campement et, en cours de route, il comprit que cette journée avait mis la touche finale à la grande mutation qui s’était opérée en lui. Il avait rencontré le roi des montagnes. Il s’était trouvé face à face avec la mort et, à la dernière minute, l’animal à quatre pattes qu’il avait traqué et blessé s’était montré miséricordieux. Il songea que Bruce ne comprendrait pas, qu’il ne pouvait pas comprendre. Mais, en ce qui le concernait, cette journée et cet instant avaient une signification qu’il n’oublierait jamais, aussi longtemps qu’il vivrait, et il comprit que, désormais et définitivement, il n’attenterait plus à la vie de Thor ni à celle d’aucun de ses semblables. James Oliver Curwood, Le grizzli, Paris, Ed. Gallimard Jeunesse, 1995, p.190 à 197. (Coll. Folio Junior)