QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? Mesdemoiselles, Mesdames, Messieurs, chers amis, Au risque de vous surprendre d’emblée, je vous demande de ne rien croire des arguments que je vais vous exposer. Je m’adresse en effet à votre réflexion et non à votre foi. En revanche, je vais d’abord vous parler, de ce qui m’est personnel, alors oui, je vous demande de me croire. Mais vous êtes libre, et vous avez le choix de me croire ou de ne pas me croire. Il faut en effet bien distinguer entre les conduites interpersonnelles de foi et de révélation d’une part et la réflexion philosophique sur ces conduites d’autre part. Cette dernière remarque s’adresse à votre réflexion. 1 — MON HISTOIRE INTELLECTUELLE J’entre maintenant dans le vif du sujet en vous racontant schématiquement mon histoire intellectuelle. Élève en classe de seconde, et passionné de scoutisme, j’eus un professeur de religion qui nous fit plusieurs cours sur le « mystère trinitaire ». « Dieu » était au programme. Il commença par nous expliquer que nous étions des « êtres pensants ». Ce qu’il étaya avec beaucoup de citations de Pascal, également au programme. Il nous donna ensuite quelques notions sur les facultés d’intelligence et de volonté. Je le revois encore très nettement nous dire avec beaucoup de gestes que nous nous pensions nousmêmes ; que nous nous mettions en face de nous-mêmes en quelque sorte. Certains de mes camarades de classe firent d’ailleurs un photomontage humoristique qui nous le représentait tenant sa propre tête dans ses mains, bras tendus, avec la légende « Je me vois, je me pense, je m’aime ». Ensuite, tout en nous répétant sans cesse que la Trinité était un mystère qu’on ne pouvait pas comprendre et donc qu’il fallait le croire, il s’efforça toutefois de nous montrer que, puisque Dieu nous avait créés à son image, on pouvait trouver en nous quelques indices de sa 2 QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? Trinité. Notre mémoire de nous-mêmes, notre intelligence et notre volonté étaient des reflets des trois personnes divines. Le Verbe était la Pensée personnifiée du Père et le Saint Esprit était l’amour que le Père et sa Pensée se portaient réciproquement. J’étais plein d’admiration pour le génie de mon professeur de seconde… Je lui dois mon premier éveil spéculatif… L’élève de seconde fit à l’Université des études de philologie grecque et latine ainsi que d’histoire, puis bifurqua vers la philosophie. Après les cours sur Platon, Aristote et d’autres, on aborda saint Augustin. Et là ! Quelle ne fut pas ma surprise de remarquer que mon professeur de seconde avait très largement puisé dans la théologie de saint Augustin… Entre-temps, j’avais, dans les cours systématiques de logique et d’ontologie, fait la connaissance de Kant. Je venais de découvrir chez lui l’exigence de rigueur intellectuelle et la méthode pour la mettre en pratique en philosophie. Ce fut donc avec un esprit « critique » que je reçus les cours sur la philosophie d’Augustin et que je repensai mes leçons de classe de seconde sur Dieu et mon idée de Dieu. Le résultat fut catastrophique… du moins en un premier temps. Une crise grave. Non à propos de l’existence de Dieu, mais à propos de la trinité de ses personnes. Voici le dilemme : ou je pensais Dieu en philosophe et dans ce cas j’abandonnais ma religion ; ou je continuais à croire ce qu’on m’avait enseigné en religion et je rejetais la philosophie comme une incapable. En fait, je ne parvenais pas à faire mon choix. Impossible de rejeter la philosophie, impossible de rejeter les évangiles. Impossible aussi d’accepter ensemble les thèses philosophiques et les affirmations théologiques. Elles étaient incompatibles. En outre, d’un côté la théologie trinitaire d’Augustin n’était plus, à mes yeux, que mirage et supercherie. Elle ne me présentait pas trois personnes divines réelles, mais seulement trois modalités psychiques du Bien de Platon ou du Dieu d’Aristote. D’un autre côté, la philosophie cohérente d’Aristote sur l’unité de Dieu et son isolement en lui-même était en contradiction avec l’affirmation biblique d’un Dieu créateur. Je refusais aussi le compromis mou qui aurait consister à ranger séparément en mon esprit, dans un coin les vérités philosophiques et dans un autre les vérités révélées. C’était une sorte de schizophrénie intellectuelle sous calmants, que me proposaient les professeurs auxquels j’avais fait part de mes tourments. QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? 3 Par la suite, je remarquai que dans les deux cas, d’une part à propos de l’impossibilité pour les théologiens de penser l’existence en Dieu de véritables personnes et d’autre part, pour les philosophes de penser en Dieu un véritable pouvoir créateur, dans les deux cas, il s’agissait de deux faiblesses de la pensée philosophique qu’on m’enseignait… et que j’ai pris l’habitude par la suite d’appeler la philosophie classique ou encore la philosophie grecque de l’unité indivise. Cette observation m’apaisa quelque peu. Je n’avais plus à choisir entre ma foi au Christ et à Dieu et mon besoin intellectuel incoercible de philosopher, c’est-à-dire de me comprendre intégralement en tant qu’homme parmi les hommes, ouvrier dans le monde, membre dans une famille, et fidèle dans une Église. Me comprendre en tant que croyant et comprendre la révélation de l’évangile, c’est faire en réalité de la théologie au sens méthodologique du terme. D’une part, je comprenais que ma foi au Christ n’était pas liée à la théologie classique dont la servante était la philosophie classique et d’autre part que cette philosophie classique, quels que soient ses avatars dans les divers courants de la pensée occidentale, n’était pas obligatoirement la vérité philosophique indépassable. La philosophia perennis avait certes traversé les ans et elle en traversera encore beaucoup… Elle n’était plus à mes yeux une philosophia sub specie aeternitatis. L’esprit apaisé, mais inquiet de trouver une solution, je me suis donc attelé à la tâche de reconstruire une ontologie ou une métaphysique, une théorie de la connaissance, une éthique et une théologie en partant d’un principe en relation logique de contradiction avec celui de la philosophie classique de l’unité indivise. Ce principe classique qui est faux, nous le trouvons énoncé chez Spinoza : « Omnis distinctio imperfectio ». Je partais donc d’un principe vrai « Il y a au moins une forme de distinction qui relève de la perfection de l’être ». Et cette forme de distinction devait se situer dans l’ordre ontologique des personnes. Mais poser un principe vrai, parce qu’il est en relation logique de contradiction avec un principe faux, ce n’est pas encore édifier un système philosophique. Il fallait le construire, et pour cela disposer d’une méthode. La méthode, je la recevais de Kant : rechercher les conditions a priori de possibilité de toute action en tant qu’action ou en d’autres termes : rechercher 4 QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? réflexivement les nécessités constitutives de l’être en tant qu’être. Cette deuxième formulation montre que la recherche des conditions a priori de possibilité est aussi applicable à Dieu. Ce que Kant n’avait pas vu. Et dans cette recherche je devais m’efforcer de satisfaire les exigences qui se dégagent réflexivement de la conscience questionnante en tant que questionnante, à savoir les exigences d’intelligibilité que sont l’évidence, l’intégralité, l’unité de cohésion et l’universalité, selon les différents modes d’interrogations qu’elle peut prendre. Parmi les philosophes personnalistes et les philosophes de l’altérité qui vinrent nourrir mes réflexions, je retiens les noms de Martin Buber, d’Emmanuel Levinas, de Maurice Nédoncelle. Pourtant, c’est chez Thomas d’Aquin que j’ai trouvé le principe positif qui me permettrait de construire une métaphysique sur d’autres bases que celles d’Aristote. Je le lisais dans le « de potentia » : « Le propre de l’acte d’être est de se communiquer dans toute la mesure de son pouvoir ». Je rédigeai donc un premier mémoire sur « Le lien de l’un et du plusieurs dans l’être chez Thomas d’Aquin ». Mon directeur de thèse accepta toute la partie historique, mais n’eut pas le courage de s’engager sur la partie philosophique novatrice. Pendant que je travaillais à mon mémoire, que mon esprit était en grande effervescence, je saisis un jour, en une sorte d’intuition synthétique exaltante, l’ensemble des idées que j’ai développées par la suite dans mon enseignement, dans ma thèse de doctorat sur « la relationnalité de l’être » et dans mes livres. C’est toujours à cette intuition que je me réfère lorsque je dois étudier une nouvelle question de philosophie, question qui vient toujours s’inscrire dans cette vision d’ensemble. Et dans cette vision d’ensemble, ma foi au Christ et au Dieu vivant en l’unité de ses trois personnes prenait et prend toujours toute sa signification. J’en remercie Dieu et chaque jour je me réjouis que Dieu soit une Trinité de personnes. Aujourd’hui, je n’hésite plus à dire « Dieu est en lui-même une famille ». Tout se comprend et s’éclaire à partir de cette intelligibilité rationnelle d’un Dieu en trois personnes. C’est là une réalité, non pas incompréhensible pour la raison, mais source inépuisable d’intelligibilité rationnelle. Dans la foi, j’accueille cette Trinité ontologique comme une Trinité salvatrice et divinisatrice selon sa révélation en Jésus. Je crois en Dieu qui révèle en Jésus son engagement QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? 5 pour le bonheur de l’homme parce qu’il est en lui-même une famille trinitaire de personnes. Et cette révélation est un « mystère » parce que son sens est d’une intelligibilité sans limite. Dans la confession que je viens de vous faire, je n’ai rien démontré. Je vous ai « parlé » de moi. Je me suis compromis devant vous, non pour me délester d’un secret psychologique pesant, comme les media en sont friands, mais pour témoigner d’une expérience qui est peut-être aussi la vôtre, si vous voulez tout à la fois, croire dignement et rendre compte de votre foi rationnellement. Vous me croirez ou vous ne me croirez pas. Vous vous reconnaîtrez en une semblable expérience, selon des contingences de vie différentes, bien sûr ou vous ne vous y reconnaîtrez pas. Votre jugement sur vous-même est personnel. Il est aussi inviolable. L’inviolabilité est la première marque d’une vérité que quelqu’un d’autre peut, par initiative libre, faire exister pour nous et confier par le fait même à notre foi. Une vérité de foi est une vérité qui tire sa réalité du vouloir libre d’un autre. 2 — IDEES MAITRESSES POUR CROIRE DIGNEMENT Maintenant, vous êtes en droit de me demander quelles sont les idées maîtresses de cette conception rationnelle de l’homme qui me permet de croire en dignité. a) Une structure de communication d’être Elles ne sont que les différentes facettes d’une intuition relationnelle de l’être : « Être, c’est faire être, c’est communiquer de l’être ». Je déplie cette affirmation : « Être, pour un être, c’est communiquer de l’être dans toute la mesure de son pouvoir actif, afin qu’un être autre existe et soit en lui-même aussi en pouvoir actif de faire être un autre, un autre distinct du second et du premier, un tiers par conséquent, dont l’être en premier veut l’existence, conjointement avec l’être en second, l’autre ». Sans l’existence du tiers, il n’est ni second ni premier. La structure de communication de l’être est donc une structure ternaire et non pas binaire. Cela se voit clairement si l’on tient compte de la nature ontologique de la distinction entre 6 QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? les êtres. Il n’y a pas d’existence d’êtres, donc pas d’être tout court, sans distinction entre les êtres. Marquons rapidement sur ce point notre rupture d’avec la philosophie classique. « L’être est et le non-être n’est pas » disait Parménide. Sans doute ! Mais qu’est-ce que « l’être qui est » et qu’est-ce que le « non-être qui n’est pas » ? D’où vient que je puisse penser la négation, si mon intelligence ne peut penser que l’être. « Objectum formale intellectus est ens » ? Si je peux penser la négation qui n’est pas un « être », c’est parce que la négation est « dans l’être sans être un être ». D’une part, l’être ne peut être imaginé comme un continuum plein, ainsi que notre représentation de l’espace, forme a priori de notre sensibilité, l’impose à notre perception objective et que la philosophie classique n’a pu dépasser réflexivement. Les systèmes classiques sont donc restés inconsciemment objectivistes, même quand ils se veulent « personnalistes » et prétendent mettre le « sujet » au centre de leurs réflexions. D’autre part, la négation n’est pas destruction ou absence d’être, vide ou néant d’existence. Elle est dans l’être pour autant que « cet être-ci n’est pas celui-là » dit saint Thomas d’Aquin. b) Le statut de la négation et de la distinction dans l’être Ainsi le problème du statut de la négation se retrouve, dans la Scolastique, au cœur de la discussion sur « l’individuation » des êtres multiples d’une même espèce. Est-ce la « forme » (l’eidos ou la morphè) qui individualise ou la « matière » (materia prima, ulè protè) ? Si l’on valorise la négation, on situera l’individuation du côté de la forme, comme Jean Duns Scot avec son « haecceitas ». Si on la met du côté de l’imperfection, on la rattachera à la materia prima, principe d’indétermination complète, comme le font les thomistes aristotéliciens. Mais alors comment un principe de pure indétermination peut-il introduire dans l’être, qu’il compose avec la forme, la détermination d’une distinction de cet être-ci par rapport à cet être-là ? En écho à ce problème, on se rappellera les difficultés qu’on rencontra en sciences physiques pour se familiariser avec le discontinu de la matière et en sciences biologiques pour concevoir, pour l’origine d’un vivant, une conception sexuée et non un simple « ensemencement ». QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? 7 L’antinomie de l’un et du multiple, entre Parménide et Héraclite, fut tranchée par Platon, Aristote et tous leurs successeurs au bénéfice de l’unité, et celle-ci est comprise comme une continuité et une indivision en soi. Cette forme d’unité seule est pour eux un transcendantal lié à la perfection de l’être ; la distinction est liée à l’imperfection des êtres. Ce qui écarte la possibilité d’une forme d’unité structurale, relationnelle, comportant des distinctions. Les philosophes classiques ne peuvent concevoir cette autre forme d’unité comme une propriété transcendantale de l’être. Elle n’est pour eux qu’une unité per accidens et non substantielle En réalité, durant vingt-cinq siècles, on a confondu distinction avec division ; pluralité avec multiplicité et relation avec séparation. Or je soutiens que distinction, pluralité et relation relèvent de l’aspect de perfection du Réel de l’actus essendi ou de l’energeia, tandis que division, multiplicité, séparation et juxtaposition impliquent de l’imperfection dans le Réel, de l’inactualité, de la potentia, de la dunamis. Une valorisation transcendantale de la négation retentit en logique formelle. Le principe premier n’est plus le seul principe d’identité : A est A, mais le principe d’identité joint indissolublement au principe de non-contradiction : le premier A n’est pas le second A. Je ne puis penser et écrire le principe d’identité qu’en mettant en œuvre le principe de noncontradiction. c) Une conscience intentionnelle universalisante Le principe d’identité relationnelle en structure d’identités est en lui même affecté d’indéfinitude, puisqu’il est affirmé, dans l’acte même de le poser, comme universel, c’est-à-dire « indéfiniment applicable ». Cela se remarque de suite dans son application mathématique, en laquelle est faite abstraction de toute détermination quidditative. « 1 est 1 » et le premier 1 n’est pas le second 1 et ainsi de suite, ce qui me permet de les additionner et de construire toute la science mathématique en vertu d’une intelligence relationnelle universalisée de toutes les opérations que je construis. Je ne pourrais construire aucune mathématique sans l’intuition de la négation associée à l’intuition de l’unité. L’idée d’unicité implique, elle, un double usage de la négation. 8 QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? Cette possibilité des sciences formelles logico-mathématiques n’est pas le résultat d’un contenu inné placé en une pensée solitaire. Lorsque le point de départ de la philosophie est placé dans le seul « cogito », on est alors obligé de recourir aux idées innées comprises comme un contenu de conscience indépendant de l’expérience des objets. On en attribue la source à Dieu. Mais alors comment comprendre que Dieu « charge » en notre conscience le logiciel de la négation s’il n’y a pas de négation distinctive en sa propre réalité divine et en la conscience qu’il en a lui-même ? À l’encontre de ceux qui veulent considérer l’intelligence humaine comme un pur réceptacle aux influences empiriques, Leibniz fait alors remarquer qu’il n’y a rien en l’intelligence si ce n’est l’intelligence elle-même. « nihil est in intellectu, nisi intellectus ipse ». C’est donc parce que la conscience humaine est activement conscience d’elle-même selon son activité relationnelle à de l’altérité, qu’elle peut formaliser les principes organisateurs de sa pensée. C’est dans l’intuition réflexive d’elle-même comme être que la conscience saisit que ce qui organise sa pensée est structure d’êtres, et qu’elle affirme l’identité entre l’être et l’intelligible. Or dans son activité propre la conscience ne se saisit jamais comme seule, mais toujours en relation à autre chose que son ipséité personnelle. Husserl, à la suite de Brentano, complète le Cogito cartésien en disant que « toute conscience est conscience de quelque chose ». Toute conscience est réflexive et intentionnelle en un seul et même acte. Sa réflexivité n’est pas un retour sur elle-même d’une intentionnalité orientée d’abord vers les objets, attirée par un Objet infini, Dieu, comme cause finale, intentionnalité revenant ensuite vers elle-même. Ce retour d’une intentionnalité vers le sujet, c’est de l’introspection. C’est un aspect de la pensée objective propre à la psychologie. Ce n’est pas la méthode philosophique, qui s’enracine dans la présence de la conscience à elle-même selon ses relationnalités constitutives. Cogito cogitatum, ergo sum cum cogitato. La réalité du cogitatum premier n’est pas une « représentation » idéelle de quelque chose, mais la réalité d’un être autre et distinct de celui de la conscience. Penser l’idée d’une chose distincte de moi, requiert d’avoir d’abord pensé activement cette chose elle-même comme distincte de moi. En cette activité nous faisons concrètement l’expérience de ce que nous appelons en un QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? 9 discours second la négation, et nous faisons cette expérience selon un mode affecté d’indéfinitude que nous appelons l’universalisation. Dès lors, tous nos concepts sont des universaux, non par abstraction des particularités individuelles, ce ne serait qu’une «généralisation » mais, parce que la conscience « universalise » activement tous ses contenus de conscience, tous ses concepts. Plus radicalement, il faut comprendre que la conscience humaine saisit sa relationnalité comme étant affectée d’indéfinitude, c’est-à-dire sur un mode universalisé, quel que soit le degré de généralité sous lequel elle envisage son donné objectif. Et cette universalisation implique un aspect d’imperfection par son inactualité. Mais cet aspect d’imperfection n’est possible que dans la mesure où il affecte la structure de perfection de sa relationnalité intentionnelle à l’être autre. 3 — D’UNE INTENTIONNALITE BINAIRE A UNE RELATIONNALITE TERNAIRE Creusons encore plus profondément. Cette relationnalité universalisée à l’être autre, qu’on peut aussi nommer « objet », au sens étymologique du terme, s’actualise, quel que soit son degré de généralité ou de particularité, en un même niveau de considération quidditative. Or ma conscience humaine en sa présence à elle-même se saisit comme « humaine » et universalise son intentionnalité sur le plan de son humanité. L’objet nécessaire de mon intentionnalité, adéquat à l’intuition de ma réflexivité humaine, est donc un « autre humain » en identité de nature avec moi et distinct de moi en raison de ce qu’il y a de perfection en nous. En d’autres termes et pour rejoindre maintenant le langage de notre expérience spontanée, je ne peux me penser adéquatement moi-même, comme un « je » que dans ma relation nécessaire à un « toi » sur l’horizon indéfini de l’autrui universalisé de toute l’humanité. a) Relationnalité ternaire fiduciale et aimante Tenons compte maintenant de la valeur transcendantale de la négation distinctive constitutive de ma relation en perfection à l’autre, et comprenons qu’elle fait passer notre idée de la relationnalité d’un schéma binaire à un schéma ternaire. Le « je » en se voulant lui-même comme être en consentant à son être, 10 QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? comme le disait Aimé Forest veut que l’autre de lui, un « toi » en vis-à-vis, existe et qu’il soit, en tant que son vis-à-vis, un être relationnel comme lui-je et que ce « toi en vis-à-vis » en tant que relationnel soit parfaitement distinct de lui. Cela implique que le « je » veut que son « vis-à-vis » soit relationnel envers un autre que son « vis-à-vis » et distinct de lui-« le je », c’est-à-dire qu’il soit relationnel à un « tiers » avec lui. En comprenant réflexivement la valeur transcendantale de la négation distinctive entre le « je » et le « toi », on comprend que la relationnalité n’est pas de structure binaire, mais ternaire. Plus simplement, mais en saisissant bien la dimension de perfection de la relation distinctive, on peut dire que la conscience humaine se saisit toujours comme un : « Je suis pour toi afin que tu sois pour lui avec moi, comme je suis aussi pour lui ». L’amour ne s’accomplit pas dans la réciprocité binaire, ce qui assujettirait l’autre à soi et nous ramènerait au primat despotique de l’unité solitaire, mais dans une circulation ternaire qui seule garantit à l’Autre son identité propre en sa propre relationnalité et sa liberté ainsi qu’au Tiers. « Aimer, ce n’est point {j’ajoute au texte : « seulement »} nous regarder l’un l’autre, mais regarder ensemble dans la même direction ». En guidant la pensée du lecteur de Terre des hommes vers le but commun que tout véritable amour doit se proposer, Saint-Exupéry oublia de dire que cette orientation vers un but commun devait d’abord s’observer dans le regard de l’autre. « C’est se regarder l’un l’autre marchant ensemble vers un autre que nous deux. », comme dans l’icône de la Trinité de Roublev. b) La conscience relationnelle intentionnelle et universalisante incarnée en structure familiale Comme l’homme est une conscience incarnée dans le monde et donc incorporée, cette structure relationnelle ternaire s’accomplit dans la structure ternaire familiale. L’époux se comprend comme vouloir que son épouse soit pour elle-même et qu’elle soit avec lui pour leur enfant. Ce faisant l’époux et l’épouse se constituent réciproquement en père et mère, chacun orientant leur enfant vers son conjoint : « Va embrasser papa », dit la mère. « Va embrasser maman » dit le père. L’enfant disant à ses parents : « Embrassez-vous tous les deux ». QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? 11 Cette structure ternaire de perfection relationnelle transcende en Dieu tout étirement dans une universalisation indéfinie. Elle est structure trinitaire parfaite de personnes divines infiniment parfaites, infiniment distinctes, infiniment unies entre elles, distinctes et unies en une même perfection d’existence infinie. Dieu est la famille de l’Un comme vouloir de l’Autre et vouloir conjoint de l’Un et de l’Autre pour que le Tiers soit Dieu comme eux le sont. Parce que Dieu est en lui-même communication ternaire d’être, il est en puissance de créateur. Sa structure trinitaire est la condition a priori de la création. La création est ce que Dieu manifeste de lui. En créant l’homme relationnel et conscient de lui comme tel, ce que Dieu manifeste de Lui en la réalité de l’homme est, dans l’acte même de création, la révélation que Dieu fait de sa divinité. L’homme est pour l’homme, la parole que Dieu lui adresse. En comprenant qu’il existe en une communication d’être interpersonnelle en laquelle Dieu s’engage pour son existence, l’homme adhère à cet engagement. Il accueille Dieu en sa réalité d’homme relationnel à laquelle il consent. Il « croit » en Dieu. Non seulement il prend conscience réflexivement de l’engagement de Dieu, mais il répond à cet engagement en consentant à ce que Dieu le fait être. Il « croit » au Dieu qui s’engage pour lui, pour son accomplissement. L’homme en son être même est « croyant en Dieu » parce qu’il est capable de se comprendre comme étant la révélation que Dieu lui fait de luimême. L’homme est ontologiquement croyant en tant qu’il se comprend comme le terme d’un amour créateur interpersonnel et pas seulement comme l’effet d’une cause suprême, en décalque des causalités déterministes. Cette dimension de la conscience humaine, je l’appelle la « fiducialité ». Tout ce que l’homme comprendra réflexivement de sa propre réalité humaine peut donc aussi être compris fiducialement comme révélation, si sur le plan de sa réflexion il a pu se comprendre en une relation d’accueil de la communication d’être que Dieu lui fait. Structure ternaire parfaite en Dieu, structure ternaire universalisée en l’homme. Cette structure de communication d’être, d’être de conscience et de liberté est du même coup structure de révélation et de foi. En Dieu l’Un se révèle à l’Autre en voulant qu’il soit, c’est-à-dire en l’engendrant comme l’Autre 12 QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? de lui en initiative absolue. L’Autre se reconnaît comme engendré, donné à lui-même et croit en l’Un. De même de la part de l’Autre engendré, engendrant conjointement avec l’Un le Tiers. Le Tiers fruit d’un double engendrement « en second » mais d’initiative nécessaire en raison de la distinction absolue constitutive de la communication d’être accomplie en premier par l’Un envers l’Autre. En l’homme, il en est de même à l’image de Dieu, avec cette différence essentielle que l’homme est en statut de créature, donc en statut d’altérité par rapport à Dieu, tandis qu’en Dieu seul peut exister l’absolue initiative première de la communication. L’homme consent à son état d’altérité en consentant à la dualité de sa nature masculine et féminine, image réalisée par Dieu en l’humanité de sa communication initiale, de l’Un à l’Autre afin d’actualiser, toujours sous l’initiative créatrice, une communication conjointe envers l’enfant, image du Tiers en Dieu. c) Lecture relationnelle de la création d’Adam et d’Ève Cette vision anthropologique, que nous avons conduite réflexivement, a été exprimée merveilleusement en un langage fiducial symbolique par l’auteur anonyme du deuxième chapitre de la Genèse. Dieu façonne avec de l’argile un corps d’homme qu’il anime de son souffle. Considérant l’homme dans sa solitude, Dieu dit « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ». Mise sur les lèvres de Dieu cette parole traduit la conscience humaine d’une impossibilité ontologique d’une solitude dans l’être. Dieu endort l’homme et tire de son flanc une femme. Endormi, l’homme ne participe en rien à la création de celle qui procède de lui. C’est l’œuvre de Dieu en initiative absolue. Mais il consent dans la joie à cet « engendrement » accompli par Dieu. « Elle, elle, elle est chair de ma chair, os de mes os ». Il se reconnaît donc comme celui qui est en devoir de « faire exister la femme », l’autre de lui-même, son vis-à-vis, en sorte qu’elle soit aussi une carrière de chair et d’os pour un tiers vivant, l’enfant qu’il conçoit conjointement avec son épouse. L’auteur biblique comprend en fiducialité que c’est un commandement divin, que c’est achever l’image de Dieu en sa création. Nous sommes en présence des relations familiales en structure ternaire à l’image de la structure trinitaire en Dieu. QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? 13 S’il y a relations interpersonnelles constitutives entre l’homme et la femme en tant qu’époux-père, épouse-mère et l’enfant-en-filiation, il y aussi une dimension fiduciale en la structure familiale. Révélation de soi à l’autre et foi de l’un en l’autre sont constitutives de la conscience humaine en tant qu’être. Et cette fiducialité est en l’humanité à l’image de la fiducialité trinitaire des personnes divines en Dieu. Elle se diffracte en foi sociale, foi amicale, foi conjugale et filiale et foi théologale. La fiducialité familiale et la fiducialité théologale sont en grande affinité l’une avec l’autre, au point de se conditionner réciproquement dans leurs actualisations religieuses. Dis-moi comment ta théologie considère la femme, je te dirai comment tu penses ton Dieu et ce que vaut ta foi. d) Découverte, différenciation et respect des méthodes de connaissance, dont la méthode fiduciale Dans l’histoire, les Hébreux et les Juifs ont élaboré les formes culturelles de cette fiducialité, les Mésopotamiens, les Égyptiens et les Grecs ont jetés les bases de la pensée philosophique ainsi que des sciences formelles et expérimentales. Si l’on veut considérer la raison humaine dans son intégralité, on ne peut la réduire aux seules sciences objectives et formelles – scientisme –, ni aux sciences et à la philosophie – humanisme individualiste. La connaissance fiduciale fait également partie intégrante de la raison. En conséquence, comme la fiducialité est constitutive de l’être relationnel de conscience, il faut faire la méthodologie de ses démarches de foi. Ce qui est du ressort de la réflexion philosophique. Et par-delà le discernement méthodologique des démarches de foi, la réflexion philosophique juge de la valeur de vérité de ce qui se prétend comme révélation divine. Le premier point de cette méthodologie, c’est précisément de respecter la distinction des modalités cognitives fondamentales de la conscience. L’expérimentation ne produira jamais une vérité de logique ou de mathématique. La logique et la mathématique ne produiront jamais une vérité philosophique. Et la philosophie ne produira jamais une vérité qui s’adresse à ma foi. Réciproquement, jamais une révélation ne produira une vérité philosophique ou scientifique, ni la philosophie une vérité scientifique. Penser qu’il puisse y avoir des vérités à cheval sur 14 QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? deux modalités de connaissance est une impossibilité. Ce qui est une vérité scientifique ou philosophique ne sera jamais une vérité de foi. Si par irréflexion, j’ai admis comme révélées des vérités que je vois établies ensuite par la science, je dois en purifier ma foi. Radicalement distinctes, ces différentes formes de vérités sont pourtant et nécessairement liées entre elles selon l’architectonique (terme kantien) interne de la conscience relationnelle. Et cette architectonique est par définition du ressort de la conscience en tant qu’elle est capable de se comprendre elle-même dans ses nécessités constitutives, c’est-à-dire du ressort de la philosophie. Si donc la réflexion philosophique est juge en dernière instance, elle juge aussi qu’elle ne peut se substituer à l’accomplissement des autres modalités de ma conscience. Elle peut et doit juger de la crédibilité d’une révélation et de la dignité de ma foi, elle ne peut les remplacer. Cela se comprend aisément. Il nous faut une philosophie digne de l’homme pour que nous puissions croire dignement. Je vous en ai donné quelques éléments. 4 — UNE RATIONALITE RELATIONNELLE POUR L’ÉVANGILE Vous me direz alors maintenant que je n’ai pas considéré la révélation évangélique et la foi chrétienne dans leur spécificité, sauf dans le court récit, sans valeur démonstrative, de non itinéraire intellectuel. C’est exact. Et cela pour la simple raison que je n’ai fait que de la philosophie, condensant à l’extrême les thèses d’une ontologie relationnelle et d’une rationalité qui fait toute sa place à la fiducialité, aux conduites de foi, lesquelles sont dès lors pleinement rationnelles, en articulation avec l’analyse réflexive et l’expérimentation scientifique. Pour répondre à votre demande, je dois maintenant aborder en philosophe la révélation de Dieu en Jésus sous deux angles différents. D’abord sur le plan de son « avent » ontologique en la conscience fiduciale et ensuite sur le plan de sa « manifestation et de sa réception » en prenant le message évangélique comme objet d’une herméneutique méthodique, selon les règles de cette cinquième méthode de connaissance. Je fais ici une petite parenthèse. Il s’agit de la méthode épistémologique au sens étymologique du mot « science des connaissances » et qui consiste, à dégager, en vertu d’une philosophie QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? 15 donnée, la signification humaine de savoirs autres que réflexifs, donc de connaissances scientifiques ou révélées. Épistémologie des sciences, des théories scientifiques à ne pas confondre avec la méthodologie des sciences comme modalités cognitives et épistémologie des doctrines religieuses ou théologie herméneutique à ne pas confondre avec la méthodologie de la fiducialité ou philosophie réflexive de l’agir fiducial de la conscience. a) L’obligation morale ou le devoir d’amour Conscient d’exister en relation nécessaire de communication d’être envers autrui, nous sommes aussi en devenir de nousmêmes, tenus de nous réaliser selon nos nécessités relationnelles constitutives. C’est l’obligation morale ou le devoir d’amour envers autrui selon la diversité des relations que nous élaborons avec lui. L’éthique est l’ensemble des règles de conduite que nous nous donnons en conscience, nécessairement et en liberté pour vivre en image de la perfection relationnelle d’amour qu’est Dieu. L’impératif moral catégorique n’est autre que la conscience réflexive que les nécessités relationnelles de notre être s’imposent à notre action. Aucun être ne peut agir selon d’autres exigences que celles de son être propre. Agir consciemment par soi-même en conformité avec soi-même, c’est agir en liberté. L’homme se pense aussi comme un être fiducial, capable de se comprendre comme « parole » de Dieu et donc comme tenu moralement de croire en ce Dieu crédible, digne de foi. Il comprendra alors, en outre, que les obligations morales qu’il se donne en authenticité réflexive sont des commandements de Dieu, et que le Dieu qui se révèle dans le respect de la raison humaine est en droit de réclamer notre foi. Commandements nécessaires, qui ne résultent pas d’une fantaisie divine ou d’un quelconque choix, mais qui sont fondés dans l’être relationnel même de Dieu. Dieu nous les révèle dans l’acte même où il nous crée à son image. Le commandement divin ne parvient pas à l’homme après sa création, comme un édit royal aux sujets préexistants du royaume, mais il est constitutif de son être, comme un « don » d’existence. Mais parce que l’homme n’est qu’un être fini en un monde fini, que sa liberté est une liberté finie étirée en des choix contraires, que son agir ne réalise pas parfaitement les exigences de son être, il est capable de se mal faire, c’est-à-dire de faire le 16 QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? mal. En termes de fiducialité cette situation ontologique réflexive se traduit ainsi : Parce que l’homme n’est qu’une créature, qu’il n’est créé qu’en image de Dieu et non pas comme un autre dieu, il peut désobéir au commandement divin. Il peut pécher. Il lui est même inévitable de pécher. b) l’inévitabilité du péché qui mine notre devoir d’amour appelle notre divinisation libératrice du mal par Dieu Le philosophe réfléchit sur le mal qui lui vient du monde et qui l’accable de misères, et sur le mal qu’il commet et les conduites mauvaises qui engendrent aussi pour lui et pour autrui de la misère. Il se demande s’il peut atteindre le bonheur que serait la parfaite réalisation de son être selon les exigences éthiques de son être, ou en termes fiduciaux, d’obéir en perfection aux commandements de Dieu. La philosophie classique de l’unité individuelle de l’homme et la pensée religieuse qui en est tributaire ne peuvent guère répondre à cette question. Elle s’enferment dans l’impasse d’un au-delà de l’existence où les bons et les vertueux seront récompensés et les méchants punis mais resteront toujours aussi mauvais. Une ontologie relationnelle et une anthropologie de la fiducialité peuvent aller beaucoup plus loin. L’homme fiducial qui réflexivement se sait aimé de Dieu dans son état de misère et de pécheur sait aussi que Dieu assume la responsabilité de l’avoir créé en cette condition. Comme Dieu agit selon sa perfection divine, l’homme fiducial qui place en Dieu sa confiance, précisément pour le motif que Dieu est Dieu, sait que l’amour que Dieu lui témoigne dans cette existence ne représente pas l’achèvement de sa générosité créatrice. Il espère de Dieu une libération complète du mal et une libération de la possibilité qu’il a de commettre lui-même le mal inévitablement. Il se sait lui-même incapable de se rendre incapable de pécher. Dans sa prière en laquelle il actualise explicitement sa relation personnelle et sociale à Dieu, l’homme fiducial exprime ce désir de libération et son espérance. « Que feras-Tu Seigneur, pour que je cesse définitivement d’être pécheur ? Toi seul, Tu es parfait en tes relations d’amour parfaites. Sera-ce alors quand nous pourrons vivre tous ensemble fraternellement au cœur de tes relations familiales divines ? Écoute, Seigneur ma prière et celle de toute l’humanité qui est tienne. Tu te révèles à nous en nous QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? 17 créant, mais nous savons que tu sais que cette révélation de toimême n’est pas achevée et que pour cela nous sommes pécheurs, alors achève de te révéler à nous en plénitude et nous serons recréés en perfection, libérés de tout mal à la racine. » Cet « avent » ontologique de la conscience fiduciale est vécu par toute l’humanité en des formes religieuses diverses en une réalisation plus ou moins authentique de l’obligation éthique de foi en Dieu. Elle fait partie de l’impératif catégorique de l’homme fiducial. c) Révélation transcendante de notre salut en Jésus Cet « avent » ontologique d’une révélation transcendante fut vécu d’une façon suffisamment authentique, bien que toutefois imparfaite aussi, en Israël pour que Dieu ne laissa pas passer sa chance et qu’il se révéla en personne en l’homme juif que fut Jésus. Dieu y répondait au désir fiducial d’une vie accomplie selon le commandement divin d’amour, au-delà de tout mal. Dieu ne se révèle pas en dictant des textes, ni directement ni par intermédiaires. Ce sont là des représentations empiriques humaines, courantes dans les conduites religieuses. Ce sont des formes inchoatives ou régressives de la conscience fiduciale. Il convient de les réorienter vers une authentique fiducialité en les interprétant comme un langage symbolique. Sans la catharsis d’une herméneutique symbolique la conscience fiduciale se laisse réduire aux catégories de la conscience intentionnelle des objets matériels. Dans cette situation, la théologie est alors asservie à une servante : la philosophie classique de l’objet unitaire. Elle ne se libère de cette maîtresse qu’en hurlant « au secours », en en appelant à un « mystère qui dépasse la raison ». Pour l’honneur de l’évangile, il faut à la théologie une épouse aimante et patiente, une philosophie de la relationnalité de l’être. Dieu se révèle, nous l’avons dit, en « faisant exister » de l’être, en créant des êtres capables de se comprendre comme se recevant de Dieu. Les choses matérielles ne sont pas pour ellesmêmes révélation de Dieu, car elles n’en savent rien. Seuls des êtres de conscience et de liberté peuvent se comprendre comme « parole réelle » de Dieu. L’homme est pour lui-même ce que Dieu lui révèle de son être divin. En se comprenant comme « parole » de Dieu, l’homme élève, en conséquence, le monde matériel et ses merveilles également à la dignité de révélation 18 QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? immanente de Dieu. Cela signifie, premièrement, que pour Dieu qui se révèle, commencer à créer un monde matériel, s’est s’engager devant lui-même à créer des êtres de conscience capables de le reconnaître Lui-Dieu en eux. Deuxièmement pour Dieu, créer des êtres capables de Le penser Lui en eux, s’est s’engager devant Lui-même à achever cette révélation immanente de Lui, en se révélant en ses Personnes aux hommes, c’est-à-dire en élevant les hommes jusqu’en ses propres relations interpersonnelles. Enfin, pour Dieu mettre les hommes en quelque sorte en face de Lui, c’est les diviniser en eux-mêmes en leur réalité de créatures. L’exigence que Dieu se donne, parce qu’il est Dieu, de mener à sa perfection sa communication d’être à l’homme, entraîne par le fait même pour l’homme la libération de tout mal et surtout la délivrance de la possibilité de pécher encore. Jésus habité du Verbe est vraiment la révélation du Dieu trine : « Un, Autre et Tiers ». Seule une révélation par incarnation de Dieu répond aux exigences de la pensée rationnelle, réflexive et fiduciale. Une révélation transcendante se doit d’être une « réalité personnelle » comme la révélation immanente de Dieu en sa création. En se révélant par son Verbe en Jésus, Dieu agit en harmonie avec son action créatrice. Le Dieu Trinité ontologique de la relationnalité réflexive se révèle en Jésus comme la Trinité salvatrice : Le Père, le Verbe maternel en Fils, et l’Esprit-Saint, qui est la personne divine en filialité éternelle. En Jésus, Dieu s’engage pour qu’en une fraternité de grâce avec l’Esprit-Saint, nous soyons divinisés en notre résurrection, conjointement par le Père et par le Verbe incarné en Jésus glorifié. CONCLUSION Tel est le sens révélé de l’existence humaine que nous exprimons liturgiquement, fiducialement, en analogie familiale en la création, lorsque nous célébrons l’Eucharistie ou la Cène. « Je suis le pain descendu du Ciel… Me recevoir en nourriture, c’est pour vous vivre éternellement. » Voilà la structure trinitaire du Royaume des Cieux. « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » Voilà la structure trinitaire de l’annonce du Royaume, lorsque Jésus envoie les Douze en mission. QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE DIGNEMENT ? 19 Ces trois structures trinitaires sont mises en parallèle par saint Paul selon leur première relation de l’Un à l’Autre. « De même que l’homme est la tête de la femme structure en la création , ainsi le Christ est la tête de l’Église structure de l’annonce du Royaume : l’évangélisation et Dieu (il s’agit du Père) est la tête du Christ ». Voilà pour la structure de divinisation de l’humanité. Je vous remercie et je m’excuse pour la longueur de cet exposé… par trop concentré en plus. Merci. *** Joseph Duponcheele : docteur en philosophie Contact email : <mailto:[email protected]> Préparé pour conférence à l’association des « Philosophes chrétiens » Institut catholique de Paris, 19 octobre 2005 Voir deuxième rédaction : « Maîtresse ou servante ? L’anthropologie philosophique »