QUELLE ANTHROPOLOGIE POUR CROIRE
DIGNEMENT ?
Mesdemoiselles, Mesdames, Messieurs, chers amis,
Au risque de vous surprendre d’emblée, je vous demande de
ne rien croire des arguments que je vais vous exposer. Je
m’adresse en effet à votre réflexion et non à votre foi. En
revanche, je vais d’abord vous parler, de ce qui m’est personnel,
alors oui, je vous demande de me croire. Mais vous êtes libre, et
vous avez le choix de me croire ou de ne pas me croire.
Il faut en effet bien distinguer entre les conduites
interpersonnelles de foi et de révélation d’une part et la réflexion
philosophique sur ces conduites d’autre part. Cette dernière
remarque s’adresse à votre réflexion.
1 MON HISTOIRE INTELLECTUELLE
J’entre maintenant dans le vif du sujet en vous racontant
schématiquement mon histoire intellectuelle. Élève en classe de
seconde, et passionné de scoutisme, j’eus un professeur de
religion qui nous fit plusieurs cours sur le « mystère trinitaire ».
« Dieu » était au programme. Il commença par nous expliquer
que nous étions des « êtres pensants ». Ce qu’il étaya avec
beaucoup de citations de Pascal, également au programme. Il
nous donna ensuite quelques notions sur les facultés
d’intelligence et de volonté. Je le revois encore très nettement
nous dire avec beaucoup de gestes que nous nous pensions nous-
mêmes ; que nous nous mettions en face de nous-mêmes en
quelque sorte. Certains de mes camarades de classe firent
d’ailleurs un photomontage humoristique qui nous le représentait
tenant sa propre tête dans ses mains, bras tendus, avec la légende
« Je me vois, je me pense, je m’aime ». Ensuite, tout en nous
répétant sans cesse que la Trinité était un mystère qu’on ne
pouvait pas comprendre et donc qu’il fallait le croire, il s’efforça
toutefois de nous montrer que, puisque Dieu nous avait créés à
son image, on pouvait trouver en nous quelques indices de sa
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Trinité. Notre mémoire de nous-mêmes, notre intelligence et
notre volonté étaient des reflets des trois personnes divines. Le
Verbe était la Pensée personnifiée du Père et le Saint Esprit était
l’amour que le Père et sa Pensée se portaient réciproquement.
J’étais plein d’admiration pour le génie de mon professeur de
seconde… Je lui dois mon premier éveil spéculatif…
L’élève de seconde fit à l’Université des études de philologie
grecque et latine ainsi que d’histoire, puis bifurqua vers la
philosophie. Après les cours sur Platon, Aristote et d’autres, on
aborda saint Augustin. Et là ! Quelle ne fut pas ma surprise de
remarquer que mon professeur de seconde avait très largement
puisé dans la théologie de saint Augustin… Entre-temps, j’avais,
dans les cours systématiques de logique et d’ontologie, fait la
connaissance de Kant. Je venais de découvrir chez lui l’exigence
de rigueur intellectuelle et la méthode pour la mettre en pratique
en philosophie.
Ce fut donc avec un esprit « critique » que je reçus les cours
sur la philosophie d’Augustin et que je repensai mes leçons de
classe de seconde sur Dieu et mon idée de Dieu.
Le résultat fut catastrophique… du moins en un premier
temps. Une crise grave. Non à propos de l’existence de Dieu,
mais à propos de la trinité de ses personnes. Voici le dilemme :
ou je pensais Dieu en philosophe et dans ce cas j’abandonnais
ma religion ; ou je continuais à croire ce qu’on m’avait enseigné
en religion et je rejetais la philosophie comme une incapable.
En fait, je ne parvenais pas à faire mon choix. Impossible de
rejeter la philosophie, impossible de rejeter les évangiles.
Impossible aussi d’accepter ensemble les thèses philosophiques
et les affirmations théologiques. Elles étaient incompatibles. En
outre, d’un côté la théologie trinitaire d’Augustin n’était plus, à
mes yeux, que mirage et supercherie. Elle ne me présentait pas
trois personnes divines réelles, mais seulement trois modalités
psychiques du Bien de Platon ou du Dieu d’Aristote. D’un autre
côté, la philosophie cohérente d’Aristote sur l’unité de Dieu et
son isolement en lui-même était en contradiction avec
l’affirmation biblique d’un Dieu créateur. Je refusais aussi le
compromis mou qui aurait consister à ranger séparément en mon
esprit, dans un coin les vérités philosophiques et dans un autre
les vérités révélées. C’était une sorte de schizophrénie
intellectuelle sous calmants, que me proposaient les professeurs
auxquels j’avais fait part de mes tourments.
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Par la suite, je remarquai que dans les deux cas, d’une part à
propos de l’impossibilité pour les théologiens de penser
l’existence en Dieu de véritables personnes et d’autre part, pour
les philosophes de penser en Dieu un véritable pouvoir créateur,
dans les deux cas, il s’agissait de deux faiblesses de la pensée
philosophique qu’on m’enseignait et que j’ai pris l’habitude
par la suite d’appeler la philosophie classique ou encore la
philosophie grecque de l’unité indivise.
Cette observation m’apaisa quelque peu. Je n’avais plus à
choisir entre ma foi au Christ et à Dieu et mon besoin intellectuel
incoercible de philosopher, c’est-à-dire de me comprendre
intégralement en tant qu’homme parmi les hommes, ouvrier dans
le monde, membre dans une famille, et fidèle dans une Église.
Me comprendre en tant que croyant et comprendre la révélation
de l’évangile, c’est faire en réalité de la théologie au sens
méthodologique du terme.
D’une part, je comprenais que ma foi au Christ n’était pas
liée à la théologie classique dont la servante était la philosophie
classique et d’autre part que cette philosophie classique, quels
que soient ses avatars dans les divers courants de la pensée
occidentale, n’était pas obligatoirement la vérité philosophique
indépassable. La philosophia perennis avait certes traversé les
ans et elle en traversera encore beaucoup… Elle n’était plus à
mes yeux une philosophia sub specie aeternitatis.
L’esprit apaisé, mais inquiet de trouver une solution, je me
suis donc attelé à la tâche de reconstruire une ontologie ou une
métaphysique, une théorie de la connaissance, une éthique et une
théologie en partant d’un principe en relation logique de
contradiction avec celui de la philosophie classique de l’unité
indivise. Ce principe classique qui est faux, nous le trouvons
énoncé chez Spinoza : « Omnis distinctio imperfectio ». Je
partais donc d’un principe vrai « Il y a au moins une forme de
distinction qui relève de la perfection de l’être ». Et cette forme
de distinction devait se situer dans l’ordre ontologique des
personnes.
Mais poser un principe vrai, parce qu’il est en relation
logique de contradiction avec un principe faux, ce n’est pas
encore édifier un système philosophique. Il fallait le construire,
et pour cela disposer d’une méthode. La méthode, je la recevais
de Kant : rechercher les conditions a priori de possibilité de
toute action en tant qu’action ou en d’autres termes : rechercher
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réflexivement les nécessités constitutives de l’être en tant
qu’être. Cette deuxième formulation montre que la recherche des
conditions a priori de possibilité est aussi applicable à Dieu. Ce
que Kant n’avait pas vu. Et dans cette recherche je devais
m’efforcer de satisfaire les exigences qui se dégagent
réflexivement de la conscience questionnante en tant que
questionnante, à savoir les exigences d’intelligibilité que sont
l’évidence, l’intégralité, l’unité de cohésion et l’universalité,
selon les différents modes d’interrogations qu’elle peut prendre.
Parmi les philosophes personnalistes et les philosophes de
l’altérité qui vinrent nourrir mes réflexions, je retiens les noms
de Martin Buber, d’Emmanuel Levinas, de Maurice Nédoncelle.
Pourtant, c’est chez Thomas d’Aquin que j’ai trouvé le
principe positif qui me permettrait de construire une méta-
physique sur d’autres bases que celles d’Aristote. Je le lisais dans
le « de potentia » : « Le propre de l’acte d’être est de se
communiquer dans toute la mesure de son pouvoir ».
Je rédigeai donc un premier mémoire sur « Le lien de l’un et
du plusieurs dans l’être chez Thomas d’Aquin ». Mon directeur
de thèse accepta toute la partie historique, mais n’eut pas le
courage de s’engager sur la partie philosophique novatrice.
Pendant que je travaillais à mon mémoire, que mon esprit
était en grande effervescence, je saisis un jour, en une sorte
d’intuition synthétique exaltante, l’ensemble des idées que j’ai
développées par la suite dans mon enseignement, dans ma thèse
de doctorat sur « la relationnalité de l’être » et dans mes livres.
C’est toujours à cette intuition que je me réfère lorsque je dois
étudier une nouvelle question de philosophie, question qui vient
toujours s’inscrire dans cette vision d’ensemble. Et dans cette
vision d’ensemble, ma foi au Christ et au Dieu vivant en l’unité
de ses trois personnes prenait et prend toujours toute sa
signification.
J’en remercie Dieu et chaque jour je me réjouis que Dieu
soit une Trinité de personnes. Aujourd’hui, je n’hésite plus à dire
« Dieu est en lui-même une famille ». Tout se comprend et
s’éclaire à partir de cette intelligibilité rationnelle d’un Dieu en
trois personnes. C’est une réalité, non pas incompréhensible
pour la raison, mais source inépuisable d’intelligibilité
rationnelle. Dans la foi, j’accueille cette Trinité ontologique
comme une Trinité salvatrice et divinisatrice selon sa révélation
en Jésus. Je crois en Dieu qui révèle en Jésus son engagement
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pour le bonheur de l’homme parce qu’il est en lui-même une
famille trinitaire de personnes. Et cette révélation est un
« mystère » parce que son sens est d’une intelligibilité sans
limite.
Dans la confession que je viens de vous faire, je n’ai rien
démontré. Je vous ai « parlé » de moi. Je me suis compromis
devant vous, non pour me délester d’un secret psychologique
pesant, comme les media en sont friands, mais pour témoigner
d’une expérience qui est peut-être aussi la vôtre, si vous voulez
tout à la fois, croire dignement et rendre compte de votre foi
rationnellement. Vous me croirez ou vous ne me croirez pas.
Vous vous reconnaîtrez en une semblable expérience, selon des
contingences de vie différentes, bien sûr ou vous ne vous y
reconnaîtrez pas. Votre jugement sur vous-même est personnel.
Il est aussi inviolable. L’inviolabilité est la première marque
d’une vérité que quelqu’un d’autre peut, par initiative libre, faire
exister pour nous et confier par le fait même à notre foi. Une
vérité de foi est une vérité qui tire sa réalité du vouloir libre d’un
autre.
2 IDEES MAITRESSES POUR CROIRE DIGNEMENT
Maintenant, vous êtes en droit de me demander quelles sont
les idées maîtresses de cette conception rationnelle de l’homme
qui me permet de croire en dignité.
a) Une structure de communication d’être
Elles ne sont que les différentes facettes d’une intuition
relationnelle de l’être : « Être, c’est faire être, c’est communiquer
de l’être ». Je déplie cette affirmation : « Être, pour un être, c’est
communiquer de l’être dans toute la mesure de son pouvoir actif,
afin qu’un être autre existe et soit en lui-même aussi en pouvoir
actif de faire être un autre, un autre distinct du second et du
premier, un tiers par conséquent, dont l’être en premier veut
l’existence, conjointement avec l’être en second, l’autre ». Sans
l’existence du tiers, il n’est ni second ni premier.
La structure de communication de l’être est donc une
structure ternaire et non pas binaire. Cela se voit clairement si
l’on tient compte de la nature ontologique de la distinction entre
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