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réflexion, je vous renverrai au texte fameux de la conférence de Max Weber sur Le savant et
le politique et à la préface de Durkheim à La Division du travail social. Max Weber a
longuement insisté sur le fait que la politique n’avait pas la place dans les salles de classe,
c’est ce qu’on nomme en langage savant, la neutralité axiologique. Mais son souci de séparer
le rôle du savant de celui du politique s’accompagnait d’une conscience aiguë du lien entre les
deux. « On ne peut pas être en même temps homme d’action et homme d’études, sans porter
atteinte à la dignité de l’un et de l’autre, sans manquer à la vocation de l’un et de l’autre »,
mais il ne faut pas en conclure que cette distinction nécessaire exclue en même temps les liens
entre l’un et l’autre : « La science qu’il (Max Weber) conçoit est celle qui est susceptible de
servir l’homme d’action »
. Le choix des faits, l’élaboration des concepts, la détermination de
l’objet dans la recherche sont marqués par notre curiosité, donc par notre rapport aux valeurs,
comment nier que ce rapport aux valeurs ait un lien avec nos choix politiques ?
Cette position rejoint d’ailleurs celle de Durkheim, qui avait précédé Weber avec cette
affirmation bien connue de la première préface à La Division du travail social : « Mais de ce
que nous nous proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions
à l’améliorer : nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles
ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif »
. Plus généralement, il voyait le rôle de sociologue
comme celui d’un pédagogue : « Nous devons être, avant tout, des conseilleurs, des
éducateurs. Nous sommes faits pour aider nos contemporains à se reconnaître dans leurs
idées et dans leurs sentiments beaucoup plutôt que pour les gouverner ; et dans l’état de
confusion mentale où nous vivons, quel rôle plus utile à jouer ? »
. Les deux auteurs ont pensé
que la connaissance élaborée par le « savant » peut aider l’acteur politique à prendre une
décision raisonnable ou éclairée, que leur métier pouvait « aider nos contemporains ».
La tension entre le « savant » et le « politique », pour reprendre le vocabulaire weberien, est
inscrite dans le projet de la compréhension sociologique lui-même. Comment se donner pour
vocation de comprendre les relations entre les êtres humains et l’organisation de la société
sans se donner en même temps, de manière explicite ou implicite, le projet de contribuer à
améliorer ces relations ? L’horizon politique de la recherche sociologique est inévitable, elle
est inscrite dans son ambition.
Si l’on refuse de céder à la double tentation de la dénonciation, même si elle est noblement
baptisée de « sociologie critique », et, d’un autre côté, de l’essayisme, qui consiste à
généraliser l’expérience personnelle de l’auteur, la voie de la connaissance aussi rationnelle et
objective que possible – celle précisément des sciences sociales - est étroite. Non que les
chercheurs puissent prétendre atteindre une objectivité parfaite, c’est là une utopie, et nous
connaissons les limites de l’objectivité historique ou sociologique. Mais il n’en reste pas
moins que l’effort des sociologues pour tendre à cette objectivité, pour relativiser leur propre
expérience sociale, fonder leurs analyses sur les résultats de l’enquête, critiquer leurs
hypothèses et leurs résultats ainsi que les hypothèses et les résultats des autres, leur effort
pour relativiser leur critique elle-même ne doit pas être négligé ou méprisé. Il crée une
différence fondamentale entre l’opinion et la connaissance.
La voie est particulièrement étroite, de toute évidence, lorsque les chercheurs se consacrent à
expliciter les problèmes de la vie commune qui intéressent directement tous les citoyens et
sont traités dans les débats politiques, par exemple, lorsqu’ils cherchent à comprendre et à
. Raymond Aron, Introduction à Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, « 10/18 », 1959 (1919), p. 8.
. Emile Durkheim, La dibision du travail sociale, éd. 1922, 1ère préface, p. XXII.
. Emile Durkheim, La science sociale et l’action, PUF, « Le sociologue », 1987 (1904), p. 280.