1 Séance académique en l’honneur de la création de la Faculté des Sciences Sociales de l’Université de Liège – 11 décembre 2015 Conférence par Madame Dominique Schnapper, Directrice d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales et membre honoraire du Conseil constitutionnel français "L'apport des sciences sociales à la société démocratique" L'interrogation sur la société n’a pas débuté avec l’inscription des sciences sociales dans les universités. Toutefois le projet de connaissance rationnelle de la société, né dans la société moderne, est issu d’une double révolution, la révolution démocratique et la révolution scientifique et technique. Il s’est défini contre la tradition philosophique et normative de la réflexion héritée de l’interrogation formulée par la philosophie grecque et en particulier par Aristote, qui se demandait quel était le meilleur régime politique. La philosophie classique paraissait aux premiers sociologues désormais insuffisante. De plus, ils se voulaient conformes au projet scientifique lui-même. Contrairement aux philosophes, les chercheurs en sciences sociales entendent être scientifiques et non normatifs. Ils ne se demandent pas comment devrait fonctionner la société, ils veulent comprendre comment elle fonctionne en fait. Dans une société scientifique, ils entendent respecter les exigences de la démarche de la science, mettre à distance leur propre société pour l’observer de manière objective et séparer analytiquement l’ordre cognitif de l’ordre normatif, ne pas mêler la connaissance et l’action. Il s’agit pour eux, selon le précepte spinoziste, de « ne pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester, mais (de) comprendre ». Les sciences sociales, formant la « troisième culture », pour reprendre l’expression forgée par Wolf Lepenies, se sont développées parce que l’interrogation philosophique traditionnelle apparaissait insuffisamment armée pour comprendre les profondes transformations de la société moderne dans sa double dimension économique (la révolution industrielle) et politique (l’avènement de l’idée démocratique). Je désignerai dans la suite de cette intervention l’ensemble des sciences sociales par le terme de « sociologie » pour faire court, non par une sorte d’impérialisme de discipline qui serait ridicule et hors de propos, mais parce que, si on prend la sociologie dans son acception la plus large, elle couvre aussi des disciplines telles que l’anthropologie, l’ethnologie, la psychologie sociale, la démographie ou la science politique, qui contribuent toutes à la connaissance de la société et de son fonctionnement. C’est le terme le plus général pour désigner le projet intellectuel qui consiste à comprendre les relations sociales d’une manière rigoureuse, projet né de la double exigence d’appliquer l’esprit scientifique à la société et de répondre aux interrogations suscitées par les transformations que la modernité a apportées à l’organisation des sociétés. Le projet spécifique des sciences sociales est caractérisé par une double tension, la première est la tension entre l’ambition scientifique et l’utilité sociale ; la seconde, qui concerne directement l’exercice même de la recherche, est la tension entre l’histoire – les sociétés humaines sont historiques - et l’enquête, puisque, comme dans toute entreprise de connaissance scientifique, les sociologues fondent leurs analyses sur l’enquête, au sens large du terme. Entre l’ambition scientifique et l’utilité sociale Les sociologues se sont toujours interrogés sur la manière de conjuguer leur ambition de savant et leur rôle de la société. Pour ne citer que les étapes les plus classiques de cette 2 réflexion, je vous renverrai au texte fameux de la conférence de Max Weber sur Le savant et le politique et à la préface de Durkheim à La Division du travail social. Max Weber a longuement insisté sur le fait que la politique n’avait pas la place dans les salles de classe, c’est ce qu’on nomme en langage savant, la neutralité axiologique. Mais son souci de séparer le rôle du savant de celui du politique s’accompagnait d’une conscience aiguë du lien entre les deux. « On ne peut pas être en même temps homme d’action et homme d’études, sans porter atteinte à la dignité de l’un et de l’autre, sans manquer à la vocation de l’un et de l’autre », mais il ne faut pas en conclure que cette distinction nécessaire exclue en même temps les liens entre l’un et l’autre : « La science qu’il (Max Weber) conçoit est celle qui est susceptible de servir l’homme d’action »1. Le choix des faits, l’élaboration des concepts, la détermination de l’objet dans la recherche sont marqués par notre curiosité, donc par notre rapport aux valeurs, comment nier que ce rapport aux valeurs ait un lien avec nos choix politiques ? Cette position rejoint d’ailleurs celle de Durkheim, qui avait précédé Weber avec cette affirmation bien connue de la première préface à La Division du travail social : « Mais de ce que nous nous proposons avant tout d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer : nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif »2. Plus généralement, il voyait le rôle de sociologue comme celui d’un pédagogue : « Nous devons être, avant tout, des conseilleurs, des éducateurs. Nous sommes faits pour aider nos contemporains à se reconnaître dans leurs idées et dans leurs sentiments beaucoup plutôt que pour les gouverner ; et dans l’état de confusion mentale où nous vivons, quel rôle plus utile à jouer ? »3. Les deux auteurs ont pensé que la connaissance élaborée par le « savant » peut aider l’acteur politique à prendre une décision raisonnable ou éclairée, que leur métier pouvait « aider nos contemporains ». La tension entre le « savant » et le « politique », pour reprendre le vocabulaire weberien, est inscrite dans le projet de la compréhension sociologique lui-même. Comment se donner pour vocation de comprendre les relations entre les êtres humains et l’organisation de la société sans se donner en même temps, de manière explicite ou implicite, le projet de contribuer à améliorer ces relations ? L’horizon politique de la recherche sociologique est inévitable, elle est inscrite dans son ambition. Si l’on refuse de céder à la double tentation de la dénonciation, même si elle est noblement baptisée de « sociologie critique », et, d’un autre côté, de l’essayisme, qui consiste à généraliser l’expérience personnelle de l’auteur, la voie de la connaissance aussi rationnelle et objective que possible – celle précisément des sciences sociales - est étroite. Non que les chercheurs puissent prétendre atteindre une objectivité parfaite, c’est là une utopie, et nous connaissons les limites de l’objectivité historique ou sociologique. Mais il n’en reste pas moins que l’effort des sociologues pour tendre à cette objectivité, pour relativiser leur propre expérience sociale, fonder leurs analyses sur les résultats de l’enquête, critiquer leurs hypothèses et leurs résultats ainsi que les hypothèses et les résultats des autres, leur effort pour relativiser leur critique elle-même ne doit pas être négligé ou méprisé. Il crée une différence fondamentale entre l’opinion et la connaissance. La voie est particulièrement étroite, de toute évidence, lorsque les chercheurs se consacrent à expliciter les problèmes de la vie commune qui intéressent directement tous les citoyens et sont traités dans les débats politiques, par exemple, lorsqu’ils cherchent à comprendre et à 1 . Raymond Aron, Introduction à Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, « 10/18 », 1959 (1919), p. 8. . Emile Durkheim, La dibision du travail sociale, éd. 1922, 1ère préface, p. XXII. 3 . Emile Durkheim, La science sociale et l’action, PUF, « Le sociologue », 1987 (1904), p. 280. 2 3 faire comprendre ce qui est au coeur de l’ordre démocratique, à savoir la citoyenneté, l’intégration, le multiculturalisme, la Promesse républicaine, le projet démocratique..., en clair, les problèmes du politique, au sens large du terme, c’est-à-dire de l’organisation de la société. Mais même lorsqu’ils traitent de sujets qui paraissent, au premier abord, moins directement politiques, quand ils entendent étudier scientifiquement les transformations ou la reproduction de la vie sociale dans ses diverses dimensions, ils ne peuvent échapper ni à l’horizon politique de leurs analyses ni à la lecture politique qui sera faite de leurs résultats. Une large partie de la production sociologique consiste à élaborer et analyser les données statistiques et les enquêtes qui démontrent que les inégalités se maintiennent ou même se renouvellent dans les sociétés démocratiques, bien que le principe de l’égalité soit inscrit dans les textes constitutionnels et sur tous les bâtiments publics de France et que, plus généralement, il soit effectivement au cœur des aspirations et des valeurs des individus démocratiques. Ces analyses, quelle que soit leur intention déclarée et quelle que soit la rigueur de leur élaboration, ont aussi une signification politique, puisqu’elles sont critiques, dans le double sens du concept, même si elles ne sont pas immédiatement partisanes. Qui peut prétendre que le succès mondial de l’ouvrage sur le Capital au XXIème siècle de l’économiste Thomas Piketty n’est pas aussi de nature politique ? Rien ne manifeste mieux l’étroitesse du lien – nécessaire et jusqu’à un certain point souhaitable - entre les sciences sociales et le débat public que la difficulté dans laquelle se trouvent les sociologues lorsqu’ils veulent utiliser les mots qui désignent les interrogations communes aux acteurs de la scène publique et aux chercheurs en sciences sociales. Pour en prendre un exemple frappant, l’intégration est le concept clé du Suicide, d’Emile Durkheim, publié en 1899, ouvrage unanimement considéré comme fondateur dans l’histoire de la sociologie française, son « totem », selon le terme de Jean-Claude Passeron. Or, le terme a été mobilisé dans la vie publique. D’abord lors de la politique algérienne de la France à la fin de la guerre d’indépendance, lorsqu’une politique dite d’« intégration » fut en principe tardivement adoptée dans un pays où, pendant plus d’un siècle et demi, la politique avait été fondée sur les statuts différents des colons et des « indigènes ». Elle ne pouvait apparaître alors que comme une manœuvre adoptée en réponse à la nouvelle situation politique que créaient la pression nationaliste et l’efficacité du FLN. Plus récemment, dans le débat public, « l’intégration » a été associée à ce qui est perçu comme « le problème des immigrés » et, en particulier, de ceux qui sont venus des anciennes colonies d’Afrique du Nord et de l’Afrique sub-saharienne. Personne ne s’y est trompé lorsque Nicolas Sarkozy, alors nouvellement élu président de la République, a créé un ministère de l’immigration et que, sous la pression de certains de ses partisans, il a ajouté « et de l’intégration ». Il s’agissait de l’intégration non des diverses « sociétés », religieuses, familiales ou nationales, comme les qualifiait Durkheim dans Le suicide, mais de l’intégration des immigrés et de leurs descendants à la société nationale implicitement considérée comme établie une fois pour toutes. De plus, depuis des années, l’esprit du temps célèbre au nom du droit à l’authenticité de toutes les identités particulières, cela a également contribué à charger le concept d’un sens péjoratif, il trahirait la volonté de supprimer les identités particulières au lieu de reconnaître leur valeur. Le concept d’intégration est devenu quasiment maudit, son utilisation manifesterait un conservatisme invétéré, le projet de Républicains obtus, incapables de reconnaître la diversité culturelle. Tout se passe comme si, même parmi les sociologues, il n’était plus possible d’éviter la connotation que la société a imposée à un terme, pourtant aussi classique de la tradition sociologique, comme s’il avait été contaminé par la modestie sociale des personnes auxquelles on l’applique dans la vie publique. 4 Autre exemple, Nicolas Sarkozy a réuni contre lui tout le monde de la recherche en sciences humaines en ouvrant un débat sur l’« identité française », alors même que l’identité a toujours été l’un des grands thèmes qui a réuni les réflexions des anthropologues, des sociologues et des psychologues et qu’une bibliothèque ne suffirait pas à rassembler tous les ouvrages des historiens consacrés à l’identité de la France. Mais l’utilisation partisane de ce thème par le président de la République, implicite mais évidente pour tous, a interdit qu’un débat rationnel puisse se dérouler sur ce sujet. D’ailleurs était-ce l’objet naturel d’un débat public ? Les chercheurs ne sauraient pour autant renoncer à parler de ce qui était désigné par Durkheim comme l’ « intégration » de la société ou à réfléchir sur la construction des diverses identités, dont la moindre n’est pas l’identité nationale. Aucun concept des sciences sociales n’est à l’abri des critiques puisqu’aucun d’entre eux n’est compris indépendamment de l’utilisation qui en est faite dans les débats publics. L’une des solutions consiste à mobiliser de nouveaux concepts – mais s’agit-il de nouveaux concepts ou de nouveaux mots ? –, ainsi le « vivre ensemble » ou « l’inclusion » ou la « cohésion sociale » ou « l’insertion » ou encore le « lien social », par lesquels on pose désormais les mêmes interrogations que Durkheim sur ce qui nous permet de « faire société », autre formule pour désigner ce qui était au cœur de la problématique de l’« intégration » selon Durkheim et qu’on peut formuler ainsi : que devient une société lorsque ses membres ne sont plus reliés par les liens religieux – la « religion » « relie » – et le respect de la tradition en tant que telle sous ses diverses formes ? Comment peut-on constituer une société quand les individus, leurs intérêts et leurs aspirations, deviennent prééminents, éventuellement aux dépens de l’intérêt collectif ? Or, ce sont ces interrogations qui sont au cœur de l’interrogation et du projet sociologiques. Si l’on n’invente pas de nouveaux concepts ou de nouveaux mots, l’autre solution consiste à garder les concepts hérités de la tradition sociologique, mais le chercheur doit alors se donner pour règle absolue de spécifier le sens qu’il leur donne, faute de quoi les arguments échangés sortiraient du débat rationnel et risqueraient de devenir de simples querelles de mots. Ce lien avec le politique explique le caractère partiellement non cumulatif de la recherche. On observe que nombre d’interrogations sur la société sont reprises à nouveaux frais par les nouvelles générations, sans réellement tenir compte des résultats déjà acquis dans le passé et sans tenir compte de la dimension historique de la société. Le renouvellement apparent vient trop souvent de l’invention de nouveaux termes ou du refus d’utiliser les concepts hérités de la tradition intellectuelle des sciences sociales. Sans doute les générations successives de chercheurs cherchent-ils légitimement à s’affirmer en faisant du nouveau par rapport à leurs prédécesseurs et leurs collègues et en renouvelant leur vocabulaire. Mais ce n’est pas la seule explication. Si l’on reformule les interrogations et les problématiques, c’est avant tout parce que la société et la politique ne cessent de se transformer. Le lien entre les sciences sociales et leur horizon politique impose aux chercheurs d’en tenir compte pour poursuivre leur projet de comprendre les relations sociales. Les sciences sociales, comme les sociétés humaines et comme les êtres humains eux-mêmes, sont historiques. Etant donné ce rapport avec le politique, les sociologues risquent toujours d’osciller entre la dénonciation et la complaisance. La sociologie dite « critique », si elle est dénonce radicalement la société au nom d’une pure idée de la démocratie, ne permet pas de comprendre les conditions et les contraintes concrètes de la vie collective. Quant à la complaisance à l’égard de l’ordre social, il va de soi qu’elle interdit de garder, face aux institutions et aux pratiques sociales, la distance critique nécessaire à l’enquête, nécessaire pour ne pas trahir le projet de compréhension lui-même. Lorsque j’ai écrit mon ouvrage sur le 5 Conseil constitutionnel à la fin de mon mandat de conseiller, j’ai été consciente de la pression qui s’exerçait sur mon écriture. Jusqu’à quel point pouvait-on analyser, à la manière d’un ethnologue, le quotidien d’une institution sans pour autant lui enlever le minimum de sacré, ou même simplement de dignité, nécessaire pour qu’elle exerce son rôle d’institution républicaine ? Il faut critiquer librement le fonctionnement d’une institution républicaine mais peut-on aller jusqu’à minimiser son rôle et saper le respect qu’on doit aux institutions de l’Etat de droit ? Il importe en effet, me semble-t-il, de concilier dans la mesure du possible le respect de l’institution en tant que telle – parce qu’être démocrate, c’est respecter les institutions démocratiques -, qui participe du caractère sacré du pouvoir, et la liberté critique, au sens kantien du terme, nécessaire à l’objectivité du savant. Ce n’est pas impossible mais, par expérience, j’avance que ce ne peut être que le produit d’un effort et d’un contrôle continu de la part du chercheur. La sociologie dite « critique », quant à elle, plus proche de la dénonciation, relève de la logique ou de l’éthique de la conviction et non de la responsabilité. Elle est plus aisée, de plus elle a plus de succès dans nos démocraties. Il me paraît nécessaire pourtant qu’un chercheur responsable se contraigne à critiquer la critique, c’est-à-dire à la relativiser. Reste que les résultats des sciences sociales ne sont pas indépendantes de l’accueil qui leur est fait ni de la lecture que les responsables politiques et les citoyens veulent leur réserver. S’agissant des relations avec les acteurs politiques, mon expérience est, de ce point de vue, décevante, qu’il s’agisse de ma participation à la Commission de la nationalité en 1987-1988 ou de mon mandat au Conseil constitutionnel de 2001 à 2010. La rencontre entre le monde de la recherche en sciences sociales et celui des politiques n’a pas eu lieu. Sans doute les sociologues, de leur côté, ont-ils quelque responsabilité dans cette ignorance réciproque, puisqu’ils ont tendance à parler avant tout à leurs pairs et à démontrer leur brio et leur capacité d’invention en mobilisant un vocabulaire qui trahit plus la référence à l’entre-soi du monde des chercheurs dont dépend leur carrière et leur reconnaissance, qu’à l’ensemble des citoyens. La « sociologie critique » n’a pas de raison d’intéresser les acteurs de la vie politique qui sont conduits à agir à l’intérieur du système social tel qu’il est. Mais les sociologues, dont les résultats pourraient éclairer les décisions selon la conception formulée par Durkheim que j’ai rappelée, n’intéressent pas plus les hommes politiques. Peu d’entre eux pensent avoir intérêt à connaître les résultats des recherches en dehors de ceux qui pourraient être utilisés dans le vocabulaire partisan et directement mobilisés au cours des campagnes électorales. J’espère que mes collègues sociologues belges font ou feront, à cet égard, une meilleure expérience que moi. Peut-être mon expérience est-elle due à la France, Anthony Giddens a inspiré le programme du New Labour de Tony Blair, il est vrai avant de se compromettre avec le gouvernement de Khadafi… La pratique des sciences humaine entre l’histoire et l’enquête J’en viens à la tension interne inhérente à la pratique des sciences sociales. Malgré leur ambition scientifique, les chercheurs en sciences sociales doivent se garder de sombrer dans une forme de scientisme qui évacuerait l’histoire et plus encore l’historicité des sociétés humaines et son caractère tragique. Ils ne doivent pas non plus céder à une forme d’essayisme puisque la légitimité de leur projet tient, non seulement à la rigueur de leurs démarches, mais à leur fondement expérimental. C’est l’enquête qui distingue les analyses des chercheurs en sciences sociales des propos que nous tenons tous, en tant que citoyens, quand nous ne parlons pas en tant que chercheurs, sur notre société. 6 Le terme d’enquête ne doit pas être réduit au seul sens de la recherche dite empirique par questionnaires et exploitation statistique ou du sondage d’opinion. L’enquête peut aussi être fondée sur l’observation minutieuse et prolongée des comportements et des discours, dans le style et avec les méthodes des anthropologues. Elle peut aussi être historique. Montesquieu fondait les analyses de L’Esprit des lois sur ses connaissances de l’histoire, des historiens et du droit. Max Weber pratiquait l'enquête historique pour élaborer sa sociologie du droit ou des religions, pour définir l’originalité du capitalisme et de la société occidentale parmi les autres civilisations. Durkheim et les sociologues proches de lui interprétaient les données statistiques élaborées par les administrations nationales ou régionales, par exemple celles qui concernaient les suicides. Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim fondaient ses analyses sur les travaux des ethnologues qui avaient mené des enquêtes dans les sociétés lointaines. Ce fut aussi le cas de Marcel Mauss. Les chercheurs d'aujourd'hui organisent souvent eux-mêmes le déroulement de l'enquête et produisent leurs propres données en fonction de leurs hypothèses. Mais, dans tous les cas, l'analyse se fonde sur l'enquête. L’enquête toutefois doit rester un instrument et non une fin en soi. La compréhension sociologique se donne pour ambition de substituer à l'incohérence du monde humain des images intellectuelles, des relations intelligibles ou, en d’autres termes, de remplacer la diversité et la confusion du réel par un ensemble intelligible, cohérent et rationnel. Ce projet implique de prendre en compte le sens que les individus donnent à leur conduite, par quoi ils sont véritablement humains. « Le cours des choses devient nature lorsque nous ne nous interrogeons pas sur son sens », comme l’a écrit Weber. On ne saurait pourtant se restreindre à l’observation et à l’analyse des relations immédiates entre les individus considérées dans leur particularité à un moment donné. Les échanges les plus individuels s’inscrivent toujours dans des ensembles plus larges qui leur donnent leur sens. Les relations familiales et même les relations intimes se transforment sous l’effet de la dynamique démocratique, Tocqueville l’avait déjà observé. Si l'on admet, en suivant Weber, que l'objet propre à la sociologie est bien le sens de l’interaction sociale, c’est-à-dire de l’action orientée à l'égard de l'autre et ayant une signification pour l'autre, la sociologie ne relève pas des sciences physiques, mais de la connaissance historique. Même si, en même temps, comme toute entreprise de connaissance rationnelle, elle se fonde sur l'expérimentation, c'est-à-dire sur l'enquête au sens large du terme. C'est pourquoi le raisonnement sociologique oscille inévitablement entre le pôle historique et le pôle expérimental, entre la compréhension historique et l’enquête. C'est de la confrontation entre la réflexion plus large sur notre société, en tant que société historique particulière, et les résultats des enquêtes particulières que la compréhension qu’apportent les sciences sociales tire son originalité. Les chercheurs et les enseignants en sciences sociales doivent donc respecter les règles d’une entreprise de connaissance rationnelle au cours des étapes de leur démarche. Ils doivent s’imposer la rigueur dans la mise en pratique des concepts en définissant dans quel sens ils les utilisent, la rigueur dans le raisonnement, ils doivent dérouler leur recherche selon des procédures claires et transparentes car, dans les sciences sociales, la méthode fait partie de la recherche elle-même. Ils doivent fonder leur réflexion sur les données que fournissent les enquêtes. Enfin, parce que les sociétés humaines sont historiques, ils ne devraient négliger ni l’histoire ni l’historicité des sociétés modernes et devraient les comparer systématiquement non seulement avec les sociétés du passé, mais avec les autres sociétés du monde actuel. La recherche en sciences sociales doit être, par sa vocation même, comparatiste et critique. 7 La connaissance sociologique est l’un des instruments de la prise de conscience que les sociétés démocratiques prennent d’elles-mêmes. Les chefs des régimes totalitaires ont toujours supprimé la sociologie ou l’ont, en tous cas, réduite à célébrer l’efficacité du régime et le génie de ses chefs. Dans les démocraties aujourd’hui, les chercheurs en sciences humaines sont indemnes de cette trahison contre l’esprit. Tous sont naturellement et légitimement critiques, beaucoup d’entre eux sont même des critiques radicaux du capitalisme et de la démocratie telle qu’elle est pratiquée dans nos sociétés… C’est là un signe heureux de la liberté intellectuelle et de la liberté politique. Et, toutes les sociétés étant critiquables, on peut espérer que ces critiques contribuent, fût-ce indirectement ou marginalement, à les améliorer, même si, personnellement, je plaide pour que les chercheurs en sciences sociales sachent aussi faire sa place à la critique de leur propre critique. Une dernière remarque. Si j’ai insisté sur les tensions qui traversent le projet intellectuel des sciences sociales et le monde des chercheurs qui s’y consacrent, n’y voyez pas l’expression d’un reproche ou un regret. Je ne veux pas manquer de rappeler, pour conclure, que les tensions sont le propre de la condition humaine et qu’elles témoignent de la vie et de la vocation de l’esprit critique. Les sciences sociales, témoignant de cette vocation, forment un grand et beau projet et je me réjouis que l’université de Liège se propose de l’adopter et d’une certaine façon, qu’il l’ait déjà adopté, au moins implicitement, en décidant de créer la faculté des sciences sociales. C’est très chaleureusement et très amicalement que je lui adresse tous mes vœux de réussite.