Domenico Jervolino
Marxisme, religion, phénoménologie
Je choisis comme point de départ l’article « Religion » dans le Dictionnaire critique du marxisme
dirigé par Georges Labica et Gérard Bensussan (Paris, Puf, 1985), qui a donné une contribution
remarquable à la renaissance d’un marxisme critique, à la fin du siècle dernier. Dans cet article (du
à Labica) on lit, au début, ces mots de synthèse : « A partir d’un fond commun qui consiste à voir
dans la religion un phénomène idéologique travestissant les processus sociaux réels, les marxistes
ont adopté à son égard des attitudes diverses, relevant toutes en principe, davantage de
l’indifférence (a-religion) plutôt que de l’intolérance (irréligion) » (982). Labica ajoute à propos de
Marx une citation de poids, celle du père Calvez, grand spécialiste du marxisme : Marx, fils d’un
juif sans foi devenu protestant par convention mais voltairien convaincu, était « naturellement
athée ». La critique de la religion est terminée pour l’essentiel «pour l’Allemagne » et elle est la
« condition préliminaire de toute critique », selon la déclaration célèbre de la Critique de la
philosophie du droit. La religion est « une conscience du monde à l’envers » ; « La misère
religieuse est toute à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle.
La religion est le soupir de la créature tourmentée, l’âme d’un monde sans cœur, [...] elle est
l’opium du peuple » ( MEW I, 378, tr. fr. Aubier, 52-53).
Labica ne manque pas de souligner les différences entre Marx et Engels, formé dans un milieu
piétiste et plus soucieux d’étudier quelques manifestations historiques du christianisme. Mais le
cadre général ne change pas, ni chez les fondateurs ni chez Lénine ou Mao : le phénomène religieux
est vu comme une manifestation secondaire qui renvoie aux conditions socio-économiques. Les
remarques de Labica sont raisonnables : de quelle religion parle le marxisme ? (nous sommes
confrontés maintenant à la pluralité des religions bien plus qu’à l’époque de Marx). La fonction de
la religion se réduit-elle à rendre opaques les rapports de production ? (au fond, cette interrogation
porte sur la question de la « transparence » possible ou impossible, et sur la fonction de l’idéologie
en général). Finalement, le marxisme est-il devenu une sorte de religion ? Malheureusement, oui, dit
l’auteur. Ici, les dernières lignes de cet article rejoignent la critique du socialisme réel, où a été mis
en place un marxisme dogmatique et clérical joint à une intolérance exclue par les pères fondateurs.
« On voit que l’histoire avance encore par le mauvais coté », c’est la conclusion désolée de Labica.
De la radicalité de la critique marxiste de la religion, dans sa formulation classique, je retiens le
sens d’un défi : Marx comme Nietzsche et Freud, en tant que maître du soupçon, selon la formule
célèbre de Ricœur. Ce défi impose de passer au crible de la critique de la religion l’expérience
religieuse dans toute sa complexité et dans toute son ambiguïté. Seule cette épreuve permet au
marxiste croyant, pour lequel la religion (ou la foi) n’est pas qu’aliénation, de s’assurer que sa foi
n’est pas une forme d’idolâtrie. Mais je viens d’évoquer l’existence de marxistes croyants, cela est
en effet ce qui s’est produit de facto, dans l’histoire, depuis Marx, peut-être contra Marx. Celui-ci
est devenu au cours du XXe siècle un auteur de référence pour de courants théologiques qui ont
marqué leur temps, et pas seulement dans le cas très connu de l’Amérique Latine. On n’oubliera pas
la « théologie politique » et la « théologie de l’espérance », théologies d’origine européenne
influencées par le marxisme utopique de Bloch. On n’oubliera pas non plus, d’autre part, la
découverte chez des milieux intellectuels divers, dans les années plus récentes, de la pensée de
Benjamin, avec son messianisme qui lie de façon très originale marxisme et théologie juive. D’autre
part, l’existence de croyants qui étaient aussi engagés dans les luttes et dans les mouvements
ouvriers est moins surprenante et moins récente qu’on ne croit. Á coté d’un anticléricalisme très
répandu, dans l’histoire du mouvement ouvrier et socialiste, il faut signaler la présence de courants
de socialisme religieux, et de militance socialiste d’hommes de foi et aussi d’église, surtout du coté
juif et protestant, bien avant les dernières décennies.