mort d`un croise - Théâtre pour enfants

Déposé à la SACD
MORT D'UN CROISE
par Michel Fustier
(toutes les pièces de M.F. sur : http://theatre.enfant.free.fr )
PERSONNAGES
Le croisé qui vient de mourir,
L'ange enquêteur, L'archange.
(la scène se passe dans un bureau du côté de… l'Éternité.
Au centre, le bureau de l'ange enquêteur.
sur le côté, regardant vers les coulisses, le bureau de l'archange)
L'HISTORIEN DE SERVICE - Les Croisades constituent un des épisodes les plus controversés de
l'histoire des peuples méditerranéens. Les Papes du onzième siècle ayant jugé que la délivrance
du Tombeau de Jésus, à Jérusalem, s'imposait à la chrétienté comme une obligation sacrée, ils
déclenchèrent (en 1095) contre les musulmans une guerre qui dura deux siècles, fit de part et
d'autre d'innombrables victimes et pèse encore aujourd'hui sur les rapports entre les peuples.
Mais voici qu'un croisé vient précisément de mourir au combat et qu'il se présente à la porte du
paradis, où il est reçu par deux anges de bureau.
1 - L'ARCHANGE - Il vient d'en arriver un nouveau… Un chevalier franc, du genre qui roule les
mécaniques, avec une grosse armure et une épée longue comme ça. Il a pris un sale coup dans le
ventre… On est entrain de finir de le préparer… Vous, l'ange, vous en chargerez. Je vous
aiderai, si nécessaire.
L'ANGE – Si vous voulez. Merci, l'archange. (l'archange s'assoit à son bureau, d'un côté de la scène,
l'ange va chercher le croisé) Entrez, asseyez-vous. Je suis l'ange de permanence et je m'occupe
des entrées. Si vous ne le savez pas officiellement, je vous l'annonce, vous êtes mort… Dans le
feu de l'action on ne se rend pas toujours compte. Nous sommes chargés d'étudier votre dossier.
(il s'assoit à son tour derrière son bureau, de l'autre côté)
LE CROISE - Mon dossier! Pour quoi faire?
L'ANGE - Pour établir votre certificat. Nom, adresse, date de naissance?
LE CROISE – Je viens juste de me réveiller… Où suis-je?
L'ANGE - Ça n'a pas d'importance, une douane quelque part… Nom, adresse, date de naissance?
LE CROISE - Oui, ça me revient… Blaise, de Mauvert… A quelle date je suis né, je ne le sais pas!
L'ANGE - Bon: nous sommes en 1099 et à vous regarder vous avez à quelque chose près 28 ans…
Nous dirons donc né en 1071. Et dites-moi, qu'est-ce que vous avez fait pour en arriver là?
LE CROISE - J'étais parti pour la Croisade…
L'ANGE – Ah, la Croisade! …Un instant! (il se tourne vers l'archange) Je suis vraiment un débutant,
éclairez-moi, je ne voudrais pas avoir l'air idiot: qu'est-ce que la Croisade? (il va vers
l'archange)
2 - L'ARCHANGE – La Croisade? Une forte expédition, cent mille hommes au minimum. Ils sont
partis pour aller à Jérusalem délivrer le tombeau de Jésus, qui était aux mains des infidèles.
L'ANGE - Donc, tombeau ou pas, une guerre, si je comprends bien?
L'ARCHANGE - Oui, une guerre… si vous voulez. Mais ils avaient tous la croix de Jésus cousue sur
leurs vêtements. Et cette guerre, c'est le pape qui l'avait déclarée.
L'ANGE - Le Pape? Une guerre! De quoi est-ce que je me mêle? Et finalement, le tombeau de Jésus-
Christ a été délivré?
L'ARCHANGE - Oui. Ils ont d'abord traversé l'Europe… Jusqu'à Constantinople. Puis à travers
l'Anatolie, chez les Turcs… Difficile de traverser l'Anatolie, ils s'en seraient bien dispensés.
L'ANGE - On ne leur avait rien demandé!

L'ARCHANGE - Si, précisément, le Pape… Le Pape l'avait demandé!
L'ANGE - Oui, pardon.
L'ARCHANGE - Et ensuite en Syrie. Là, les croisés, mais ils n'étaient plus que quelque dizaines de
milliers, s'emparent de presque toutes les villes de la côte! Et enfin Jérusalem: 40 jours de siège
et ils entrent… Le tombeau était toujours là! Il est délivré. Victoire!
L'ANGE - Et le Pape?
L'ARCHANGE - Oh, lui, il était resté à Rome.
L'ANGE - Ca va, j'ai compris. Merci de vos renseignements. (il revient au croisé)
3 - L'ANGE - Donc la Croisade! Maintenant, je sais de quoi il s'agit. Voyons votre dossier… Dites
donc, il est plutôt épais !
LE CROISE - Je ne vois vraiment pas ce qu'il y peut y avoir là-dedans. Je suis innocent.
L'ANGE - Qui vous accuse?
LE CROISE - Je me méfie…
L'ANGE - Vous faites bien… Je feuillette… Vous en avez tué cent douze… Eh bien!
LE CROISE - Je n'ai pas de mérite. Les Sarrasins étaient très faciles à tuer.
L'ANGE - Ce n'est pas une raison suffisante. Faciles ou pas, ce sont des homicides caractérisés! Et
puis encore je vois ici des viols… Et là vol et pillage… pas aussi innocent que ça!
LE CROISE - On avait carte blanche… C'était du butin légitime!
L'ANGE - Si on peut dire! Et encore: anthropophagie… Ah vous y allez carrément! Vous auriez fait
bouillir quelques prisonniers pour les manger!
LE CROISE - Je vous assure que je ne me souviens pas!
L'ANGE - Si, si… regardez! C'est bien vous, la photo! Ca s'est passé après le siège de Maara… Maara,
ça vous dit quelque chose? …Et comme la chair bouillie, c'était un peu fade, vous avez aussi fait
rôtir de petits enfants à la broche!
LE CROISE - Ca m'aura échappé… Il est vrai qu'on crevait de faim, il faut comprendre.
L'ANGE - Moi, je n'y peux rien: tout ça, c'est défendu par les commandements de Dieu: "Tu ne tueras
pas, tu ne voleras pas…" Il est vrai qu'il n'est pas explicitement interdit de manger son prochain!
Mais comme on ne peut pas le manger avant de l'avoir tué…
LE CROISE - C'était la guerre!
L'ANGE - Et finalement, c'est vous qui y laissez votre peau… C'était bien la peine! Tous ces péchés
pour rien. (prenant une feuille) Moi, je ne peux que donner un avis défavorable.
LE CROISE - Mais je vous le dis, c'était la guerre. Et en plus, comme c'était la Croisade, on avait une
indulgence plénière… On pouvait commettre tous les péchés qu'on voulait.
L'ANGE - C'est vrai ce que vous dites? …Tous les péchés qu'on voulait? Suis pas au courant. Il faut
qu'encore une fois, je consulte mon supérieur. (il se tourne vers l'Archange)
4 - L'ANGE - Je continue à ne rien y comprendre: d'un côté le Pape leur dit de respecter les
commandements et de l'autre, il dit que ce n'est pas la peine de les respecter… Tout ça pour un
tombeau! Ca me dépasse. Le commandement de base, c'est bien: "Tu ne tueras pas"?
L'ARCHANGE - Oui, bien sûr. Mais énoncé comme ça, c'est un peu brutal. Il y a en fait mille
nuances. Il faut savoir lire les petites lettres.
L'ANGE - Elles sont écrites quelque part?
L'ARCHANGE - Non… elles relèvent de la tradition. Par exemple, un bourreau qui exécute un
condamné ou qui accidentellement le laisse mourir sous la torture…
L'ANGE - Il le peut, cela n'est pas un péché?
L'ARCHANGE - Naturellement. Ou un citoyen en état de légitime défense. Ou un conquérant qui
soumet des barbares. Ou un soldat qui part en guerre… Là, les tolérances sont considérables.
L'ANGE - De sorte que le "Tu ne tueras pas" supporte pas mal d'exceptions?
L'ARCHANGE - Bien sûr! Yahvé lui-même avait coutume d'enjoindre aux Hébreux qui prenaient une
ville de passer tous ses habitants au fil de l'épée! Vous devez comprendre que les règles
générales sont précisément tellement générales qu'elles sont de ce seul fait impossibles à
observer. Elles ne collent pas au terrain.
L'ANGE – Décidément, vous m'ouvrez les yeux! Est-ce qu'il serait exagéré de dire que le "Tu ne
tueras pas" ne protège que ceux qui n'ont pas besoin d'être protégés.

L'ARCHANGE - C'est assez bien dit… Il protège en effet ceux que l'on n'a aucun motif de tuer. Pour
tous les autres, précisément, il suffit d'avoir des motifs. La non-violence de l'Évangile c'est une
non-violence tempérée, tempérée par …beaucoup de bon sens.
L'ANGE - Mais tout de même, aller délivrer le tombeau de Jésus, c'est ça le bon sens?
L'ARCHANGE - Non, je vous suis, c'était parfaitement insensé! Et le Pape Urbain II a été condamné
pour son incitation à la Croisade… Il n'en reste pas moins que tous ceux qu'il a envoyés là-bas
casser du Sarrasin sont couverts. C'était le Pape... Même s'ils y ont trouvé beaucoup de plaisir.
L'ANGE - Je vois. Je n'avais étudié que les commandements, pas les exceptions aux commandements.
L'ARCHANGE – Je vous enverrai bientôt suivre un stage.
L'ANGE - Merci.
5 - L'ANGE – (revenant à son bureau) J'ai consulté mes supérieurs. Ils sont beaucoup plus calés que
moi. En effet, j'avais une vue un peu étroite des choses… Pardonnez-moi!
LE CROISE - Moi, je suis un homme simple, ce que j'ai fait, il fallait que je le fasse.
L'ANGE - Oui, je sais. Délivrer le tombeau… Effectivement, c'était une idée formidablement simple!
Et comme toutes les idées simples, formidablement destructrice, mais….
LE CROISE – Qu'est-ce que j'y peux, moi? Et qu'est-ce que je deviens dans tout ça?
L'ANGE – Eh bien, ce que vous avez fait… je ne dis pas que vous avez bien fait de le faire, mais
effectivement c'est tout à fait comme si vous aviez bien fait. Vous irez au paradis.
LE CROISE – Je suis content, vous m'aviez fait un peu peur… Même pour la grillade?
L'ANGE – Oui, même pour la grillade. Nous appliquons la loi, qui est de ne pas appliquer la loi.
LE CROISE - Et vous ne me donnez pas un papier, comme preuve? Il y en a qui sont tellement
soupçonneux!
L'ANGE - Mais si. Voilà votre certificat d'innocence absolue. Aux innocents les mains pleines!
LE CROISE – (se levant et partant) Merci… J'ai eu chaud! Et c'est valable pour combien de temps?
L'ANGE – J'avais oublié de vous le dire: pour l'Éternité. Vous me comprenez?
LE CROISE – Oui, très bien. Merci encore…
L'ANGE – Par ici...
RAPPEL HISTORIQUE
Les Croisades ne sont pas une quelconque aventure guerrière sans autre conséquences que les milliers de morts qu'elles
provoquèrent, mais un événement considérable qui marquera pour des siècles – et qui marque encore aujourd'hui,
plus fortement que jamais – les rapports entre la chrétienté et l'islam… Il s'agissait donc officiellement, pour
l'Eglise et pour les chevaliers francs, de délivrer Jérusalem, dont les Turcs avaient pris possession en 1078; Les
Turcs, à la différence des précédents occupants arabes, interdisaient aux pèlerins chrétiens de venir visiter leurs lieux
saints. L'opération dura 190 ans et se termina par un échec. En voici les principales étapes.
1095 Le pape Urbain II, au concile de Clermont, appelle la chrétienté (c'est-à-dire les peuples d'Europe, qu'on confondra
sous le nom de "Francs") à aller délivrer les lieux saints.
1096 Première croisade, dirigée par Godefroid de Bouillon.
1099 Prise de Jérusalem par les croisés.
1100 et suivantes. Les Francs s'installent en Palestine et fondent le royaume de Jérusalem, le comté de Tripoli, le comté
d'Edesse, la principauté d'Antioche. De nombreux pèlerins viennent de toute la chrétienté, car ils peuvent débarquer
en sécurité…
1144 Chute du comté d'Edesse.
1147 Deuxième croisade, prêchée par (saint) Bernard de Clervaux à Vézelay. Participants Louis VII, roi de France et Conrad
III, empereur germanique.
1148 et suivantes. Cependant l'islam se ressaisit lentement et les musulmans se fédèrent sous les ordres de Saladin, sultan
d'Egypte et de Syrie.
1177 Première tentative de Saladin pour reprendre Jérusalem. Il est vaincu à Montgisard par Baudouin, roi de Jérusalem.
1187 Victoire de Saladin sur la grande armée des croisés à Hattin. Le tournant de l'histoire!
1187 Peu après, Saladin reprend Jérusalem.
1190 Troisième croisade. Richard Cœur de Lion, roi d'Angleterre, Philippe Auguste, roi de France, Frédéric Barberousse,
empereur romain germanique.
1191 Malgré sa victoire à Arsouf, Richard Cœur de Lion échoue à reprendre Jérusalem, qui s'ouvre cependant aux pèlerins.
1202 Quatrième croisade… Les croisés, au passage, mettent Constantinople à sac!
1215 Cinquième croisade, à laquelle participent Hongrie, Autriche, Bavière.

1215 Les croisés prennent Damiette, ville égyptienne, mais sont ensuite forcés de capituler.
1228 Sixième croisade de Frédéric II de Hohenstaufen, qui récupère de fragiles droits sur Jérusalem.
1244 et suivantes Septième croisade: (saint) Louis IX roi de France part d'Aigues-Mortes. Après la bataille de la Mansourah
il est fait prisonnier, puis libéré contre une énorme rançon!
1268 Chute de la principauté d'Antioche.
1270 Huitième croisade. Le même (saint) Louis IX échoue et meurt devant Tunis.
1271 Neuvième croisade. Edouard d'Angleterre… Sans autre succès qu'une trêve.
1289 Chute du comté de Tripoli.
1291 Chute de la dernière ville franque, Saint Jean d'Acre. Fin de l'histoire.
Non pas fin de l'histoire: car cette aventure n’est pas terminée... Pendant des siècles le grand silence turc s’est abattu sur
Jérusalem, en fait jusqu’à la guerre de 1914, où les puissances occidentales (les Francs!) ont repris d’une certaine
façon le contrôle du Moyen-Orient. Mais en 1948, eux-mêmes, les "Francs", embarrassés par le problème juif, ont
fait, dans ce qu'ils appelaient la Terre Sainte, une place à l’état d’Israël, pour la raison que la Palestine avait
autrefois appartenu aux Juifs. Et les Francs s’étant maintenant retirés du jeu, tout naturellement a repris la lutte entre
les Arabes et les Juifs pour le contrôle des lieux saints. O Jérusalem, signe de contradiction entre les peuples!