1
Une lecture épistémologique de la capabilité
François Régis MAHIEU
CEMOTEV (Université de Versailles/ St Quentin en Yvelines)
UMI « Résiliences » / IRD
Fonds pour la Recherche en Ethique Economique
Séminaire du CREM, Université de Caen, 5 Octobre 2015
24/09/2015
Résumé : Sen fait de la capabilité un concept unificateur, réunissant les deux
composantes de sa recherche : la théorie du choix social et l’analyse du sous développement.
Or, ce concept, défini dans les années 1980, pose de sérieux problèmes dans sa formulation
initiale et dans ses prolongements.
Mots clefs : Capabilité, Liberté, Norme, Dualisme, Choix, Epistémologie.
Introduction
La recherche d’Amartya Sen est dualiste, alliant la théorie du choix social à
l’économie du développement. Le concept apte à fusionner ces deux problématiques est, selon
lui, la capabilité, ou liberté de choix, qui devient un procédé récurrent d'unification de son
œuvre. La théorie des capabilités d’Amartya Sen apparaît au début des années 1980, au
moment où sa recherche sur les famines est universellement reconnue et culmine avec Hunger
and Public Action en 1989. En 1985 dans l’article « Rights and Capabilities » la capabilité
reflète « la liberté de mener différents types de vie ». Sen édifie cette théorie comme le socle
commun de ses réflexions sur le choix social (le paradoxe du libéral parétien) et de ses propos
sur l’éthique économique (la nécessité de la liberté positive qui fait de la capabilité la liberté
de choix). Il procède ensuite à une extension de son concept à une théorie générale du
développement
1
il effectue, selon Ricoeur (2004), une révolution conceptuelle
2
. Puis la
capabilité l’amène à une théorie « réaliste » de la justice, sans compter des fresques plus
générales sur les politiques économiques, la démocratie, les identités et la violence, les élites
au pouvoir. Dans tous les cas, la capabilité est d'ordre épistémologique, elle apporte une
cohérence à l'oeuvre de Sen. Cette théorie des capabilités est rappelée dans une première
partie. Son incomplétude normative est abordée en deuxième partie. Une troisième partie
traite des rapports de Sen avec la théorie de la justice.
1
L’article « From Social Choice to Development » repris dans la Revue Tiers Monde en 2009 (2009, a) est très
illustratif.
2
Ricoeur évoque une application des capabilités sur le cas de la famine, en fait il s’agit des entitlements.
2
1. L’importance de la capabilité dans l'oeuvre de Sen
De la carte d'échange des droits à la capabilité, Sen propose une anthropologie sans
prendre en compte la personne ni sa responsabilité dans l'exercice de sa liberté. La capabilité
est fonctionnelle et surtout elle a un rôle épistémologique, relier le choix social et le
développement.
1.1. Historique
Amartya Sen s'est fait connaître dans la recherche sur le développement en montrant le
paradoxe de la famine associée à des greniers pleins (Sen, 1981). La démonstration est
effectuée par la carte d'échange des droits (entitlements). La personne (ou le ménage) peut
établir sa maîtrise sur n'importe quel groupe de marchandises en utilisant ses dotations
(endowments) et la carte des droits à l'échange, qui reflètent à la fois les possibilités et les
conditions d'échange et de production. Cette approche est une première rupture avec l'analyse
de la famine centrée sur l'offre et le marché (Ravallion, 1987). Cependant la carte d'échange
est dans la droite ligne de l'hypothèse théorique de non survie du consommateur (Debreu,
1960), théorie qu'il critique par ailleurs. La carte d’échange des droits a connu immédiatement
de nombreux prolongements ; en admettant qu’insérée dans un environnement social, la
personne intègre d’autres personnes
3
dans ses préférences, et donc puisse bénéficier de droits
sur cet environnement ; droits qu’elle peut activer afin d'obtenir des transferts.
Au même moment, Sen effectue, à la surprise générale, une coupure épistémologique :
il passe de cette recherche standard, sans l'abandonner
4
, à une refondation du développement
par la liberté positive dont il tire les capabilités et les modes de fonctionnement (functionings).
La capabilité est conçue comme une potentialité mesurable à obtenir des modes de
fonctionnement ou encore comme une transformation objective d'un vecteur de dotations en
biens, en vecteur de disponibilités alternatives. A partir de ce moment, la théorie des
capabilités inspire largement la réflexion sur le veloppement au point d’être dénaturée sous
la forme générale de la liberté de choix. Par exemple, selon un effet de mode, le rapport 2014
du PNUD assimile les capabilités à des facteurs de résilience ; ou encore les inégalités sont
estimées à partir des capabilités au lieu des revenus et conduisent à une théorie de la justice.
Très vite, le concept s'avère glissant et n'appartient plus au seul sous-développement,
mais à l'humanité universelle. Il tend à devenir une théorie de la liberté de choix basée sur la
conception de la liberté positive. Cette dispersion amène Ingrid Robeyns (2015) à proposer un
« common core of the capability approach ».
Sen n'accepte pas l’analyse de la « liberté gative » effectuée par Rousseau
5
et Kant
6
pour qui la liberté n'existe que par son contraire, à savoir l’autocontrainte. La personne
autonome édicte ses propres lois, contrairement à l'individu hétéronome qui les subit. Cette
dimension déontologique est refusée par Amartya Sen. Il développe une liberté de choix
téléologique à partir de sa théorie du choix social. Ainsi popularisée, la théorie des capabilités
a évolué vers la liberté de choix, à savoir de choisir la vie que l’on a envie d’assumer.
3
Selon Pettit (2004), les préférences dépendent de la faveur des autres.
4
Voir les travaux de Jarret, M.F, et alii en 1987 sur le Sahel, et la publication de Hunger and Public Action en
1989.
5
« L’obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liber».
6
« C'est en vérité une chose remarquable qu'on puisse être d'autant plus libre qu'on est contraint moralement »,
3
Mais, de ce fait, elle perd en originalité ; la capabilité était déjà présente dans les
travaux de Margaret Mead (1928) qui évoque la liberté de choisir entre plusieurs modes de vie
et les coûts associés à ces changements. Le coût de la capabilité n’est pas abordé par Sen, qui
ne précise pas son sujet, à savoir la personne, individuelle ou collective, égoïste ou altruiste,
bienveillante ou malveillante et donc la possibilité de capabilités négatives
7
(le travailleur
libre est libéré selon Marx pour mieux se faire exploiter). La capabilité en tant que liberté de
choix n’est qu’un aspect des capacités de la personne, aussi vieux que la philosophie. Ricoeur
(2004) énonce ces capacités dans la phénoménologie de l’homme capable : dire, faire,
s’imputer, narrer. La capabilité de la liberté est une capacité partielle visant le bien-être qui ne
saurait être prioritaire par rapport à la diminution de la souffrance. Ainsi, si je crie famine, je
mettrai en avant ma capacité à trouver de la nourriture. C’est bien une obligation (ici de
survie), composante d’un système de droits et obligations, que je retrouve ; le droit à choisir
un type de vie est assorti d’obligations, par exemple le droit à des transferts venant de ma
famille dépend de ma satisfaction des obligations communautaires.
Faire de la liberté de choix le concept central de son œuvre permet à Amartya Sen de
boucler avec élégance sa conception de l’économie par son concept de liberté, extirpé de la
théorie du choix social. Ainsi le dualisme caractéristique de la démarche de Sen (un pied dans
le choix social, l’autre dans l’économie du développement) devient une démarche unique.
Sen s'appuie sur deux paradoxes, celui de la famine associée à des greniers pleins et
celui de l’impossibilité d'être un libéral parétien.
Dès lors Sen surestime la capabilité comme le meilleur concept pour étudier les
inégalités, bien meilleur, selon lui, que la « philosophie transcendantale ». Mais, cette
démarche est-elle rigoureuse ? Au-delà de l’opérationnalité de la « liberté de choix », le
concept de liberté sous sa forme logique pose de sérieux problèmes. D’abord en tant que
norme paradoxale (il « faut » la liberté), automatiquement réalisée, contrairement aux règles
de la déontique. Enfin l’écriture de la liberté est incorrecte
8
, compte tenu des règles de
l’implication, et le libéralisme équivaut par corruption à une dictature. Sen (1970) reconnaît
le risque d’une cohérence formelle entre le libéralisme et la dictature ; le libéralisme selon Sen
est tel qu’il existe au moins un individu dont la préférence implique la préférence collective.
Mais l’expression logique est la même pour la dictature : il existe au moins un individu dont
la préférence implique la préférence collective. La même implication, est interprétée comme
une détermination qui associe deux états de fait sans relation de cause ou de conséquence.
1.2. Usage de la liberté
La liberté réside dans cette capacité à s’imputer une responsabilité. La responsabilité
détermine la liberté, contrairement à l’idée du radicalisme philosophique traité par Halévy
(1995). En particulier Sen (1993) fait dépendre la responsabilité de la liberté comme
comptabilité de son usage.
Responsabilité Liberté (Phénoménologie)
Liberté Responsabilité (Radicalisme)
7
Stirner (1844) évoque la banalité (tous sont libéraux) de la liberqui concerne aussi le non humain qui est
ancré au fond de nous.
8
Parmi les erreurs, on note qu’un foncteur, tel la préférence, peut avoir simultanément deux et trois places ;
enfin l’implication porte sur des variables existentialisées, ce qui est un truisme selon Quine. Voir Mahieu, 1991.
4
La phénoménologie conçoit l’éthique, par exemple de la responsabilité, a priori,
contrairement à l’accountability, pour qui la responsabilité est ex post
9
. Elle dépend de l’usage
que l’individu fait de sa liberté. Les positions de Levinas (1972) et Jonas (1979) sur cette
priorité sont très fortes. Chaque personne a une responsabilité infinie dans le temps et dans
l’espace. On voit, avec Ricoeur
10
, l’importance des capacités de la personne, en particulier de
s’imputer une responsabilité. Cette éthique est positive, elle décrit des comportements sinon
les déconstruit (Derrida 1967, Bataille, 1980). Elle constate le comportement de la personne
responsable, contrairement au personnalisme (Mounier, 1971) qui est normatif. La
personne est sociale et responsable, elle a une priorité éthique et est capable d’auto
contrainte
11
(Rousseau, 1755 ; Kant, 1775-1780).
La capabilité/liberté, sous la forme d’une permission, peut être facultative, obligatoire,
interdite, etc. et devient paradoxale. Elle est fonctionnelle et se prête difficilement à la
méthode comparative. Comment comparer deux permissions ? Peut-on comparer des droits et
des capabilités afin de fonder une théorie de la justice ? Sen (2009 b) oppose la méthode
comparative des économistes à la recherche transcendantale par les philosophes d’une société
juste. Il semble confondre l’éthique du juste (par exemple, Levinas, Jonas) et la théorie de la
justice (Rawls), laquelle se situe dans une éthique du bien. L’éthique du juste réclame un
principe lexicographique entre les règles de la Loi et ne pose pas de problème en fondant la
liberté sur le respect de cette autocontrainte. L’opposition principale n’est pas entre
économistes calculateurs et philosophes transcendantaux, mais, comme le souligne Derrida
(1967), entre une philosophie calculatrice dite « grecque » et une conception lexicographique
dite « talmudique ».
La liberté ne se confond pas avec la liberté de choix. Sen (2009 b) énonce que
«personne ne peut nier que l’absence de choix soit une négation de la liberté », mais
l’existence de choix n’est pas a contrario une preuve de liberté. Qui autorise le choix, qui a le
choix et comment s’effectue-t-il ? Autant de modalités qui font que la liberté de choix peut se
faire dans la pire des dépendances. Ainsi, l'élargissement des choix possibles n'améliore pas
fatalement le bien-être.
On retrouve ici le paradoxe de la redistribution optimale qui, pour assumer la liberté
de choix des donateurs, implique une société totalitaire (Bhukuth, Mahieu, 2010). Enfin
l’agrégation des libertés pose de sérieux problèmes inhérents à l’agrégation du choix social,
notamment l’hétérogénéité des groupes sociaux : l’impossibilité du choix social qui
caractérise l’école correspondante s’applique fatalement à des capabilités confondues en
libres choix.
La théorie de la justice post rawlsienne s’est fait connaître par la théorie de la
compensation optimale (Roemer, 1996) : afin de mieux connaître les types des personnes à
secourir et de pouvoir obtenir l’assentiment unanime des donateurs, ceux-ci ont droit à toute
l’information. Compte tenu des risques de manipulation, un fichier central au Ministère de
l’Equality of Opportunities Program (EOP) détiendrait les fiches de renseignement sur
chaque individu. On voit ainsi comment un libéralisme exigeant mène à une ingérence
orwellienne (Bukuth, Mahieu, 2010).
9
Sur cette conception de la responsabilité ex post issue de l'usage de la liberté, les positions de John Roemer et
Amartya Sen sont proches, selon Enrica Chiappero-Martinetti (2015).
10
« Entre la fuite devant la responsabilité et ses conséquences, et l’inflation d’une responsabilité infinie »,
Ricoeur (2004).
11
Selon Christine Korsgarard (1996), la liberté n'est concevable qu'au sens d'une obligation morale vis à vis de
tous les autres sujets humains.
5
Amartya Sen fait apparaître les limites de sa conception de la liberté, en voulant la
fonder dans le jeu du choix social. Comment dès lors passer à l’idée d’une « liberté
collective » ou encore d’une « capabilité collective » ? Il transforme la liberté en liberté de
choix et devient son propre précurseur dans ses jeux sur les choix. On s’étonne de l’idée de
ses disciples de faire de la capabilité (soit la liberté positive) une notion normative, à
introduire dans la planification du développement. Imposer la liberté au nom de quoi ? Cette
contradiction pèse sur le libéralisme depuis Bentham et ne peut éviter le fait que nos droits ne
sauraient être dissociés de nos obligations. Enfin, la capabilité reste dans une problématique
du bien-être. Elle doit être « transformée » à son tour en bien-être et donc en utilité ; elle ne
saurait être une obligation parfaite, laquelle correspond, par exemple, à la diminution de la
souffrance.
Si la mesure des dotations et de leur échange est possible, l'évaluation des capabilités,
c'est à dire de la liberté de mener différents types de vie, est particulièrement difficile. La
capabilité a surtout une dimension épistémologique pour Amartya Sen : recentrer sa recherche
sur la liberté de choix.
2. La capabilité, un énoncé normatif incomplet
La capabilité est une norme dont le traitement est problématique et nécessite des outils
adaptés (logique modale, sémantique des mondes possibles par exemple). La capabilité a trait
au bien-être sinon au bonheur. Or elle est présentée, paradoxalement, comme une obligation
imparfaite à pouvoir librement choisir différents types de vie. Le statut de la personne dans la
capabilité est esquivé ; de ce fait la responsabilité personnelle dans son projet de vie n'est pas
abordée. La capabilité est incomplète en n'envisageant que son côté positif.
2.1. La capabilité, une obligation imparfaite
Comment mesurer une capabilité, en tant que potentialité ? Toute la complexité de
cette mesure vient de ce qu’elle a trait à un possible, un probable, un plausible. Ce problème
reste entier, par exemple dans le domaine de l’éducation des enfants ; nombre de tests ont
voulu figer la capabilité d’un enfant ou l’enfermer dans une vulnérabilité fatale, contrairement
à toutes les résiliences possibles, par exemple issues d’un contexte affectif. En ce sens la
résilience est un obstacle à la mesure des capabilités.
Mais s’agit-il d’augmenter le bien-être ou de diminuer la souffrance ? Sen privilégie le
bien-être. La capabilité peut se définir comme liberté de bien-être et liberté d’action.
Cependant, dans une perspective philosophique, diminuer la souffrance humaine est une
obligation parfaite, au contraire de l’augmentation du bien-être qui est une obligation
imparfaite. Il existe donc, dans une perspective sociale, une priorité de la diminution de la
souffrance humaine par rapport à l’augmentation du bien-être. Le bien-être peut créer de la
souffrance. Il existe une soutenabilité faible ou forte du développement humain et social. Quel
type de priorité ? Si la souffrance est première et non négociable, il existe une priorité
lexicographique telle que la diminution de la souffrance doit être totalement réalisée avant de
procéder au bien-être. Un aménagement de cette exigence peut être envisagé en appliquant ce
type de priorité sous la forme d’un leximin, en commençant par les plus vulnérables. On peut
poser aussi un principe de non augmentation de la souffrance pour toute la population
considérée. Cette priorité est-elle trop forte ? L’économiste envisagera les combinaisons
1 / 12 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !