La contribution du développement
durable à la spécification des ressources :
l'exemple du bassin d'emploi dunkerquois
Christophe Beaurain
MCF à L'Université du Littoral Côte d'Opale
Institut des Mers du Nord
21 quai de la citadelle
59383 Dunkerque cedex ([email protected])
Introduction
La problématique en termes de ressources a sensiblement renouvelé depuis quelques
années l’appréhension de la question du développement économique des territoires.
Que ce soit sous l'angle de la firme (problématique en termes de nomadisme vs ancrage
territorial de la firme) ou sous l'angle du territoire (problématique en termes de dotations
territoriale en facteurs de production vs plasticité du territoire), un certain nombre
d'argumentaires convergent aujourd'hui vers l'idée que les dynamiques économiques
territoriales relèvent davantage d'une offre de ressources construite par les acteurs locaux
que d'une dotation initiale en facteurs de production qui s'exprime au travers d'un système
de prix relatifs.
1
Ces analyses mettent alors l'accent sur le rôle fondamental des liens de proximité entre les
acteurs locaux pour le développement des interactions et des processus d'apprentissages
collectifs susceptibles de placer le territoire dans une trajectoire d'évolution, constituant
ainsi sa spécificité. Est ainsi mis en évidence le fait qu’au travers de ces relations
productives qui peuvent se nouer entre les entreprises et les acteurs institutionnels et
scientifiques d’un territoire, se développe une plasticité du territoire qui peut être mise en
contrepoint du nomadisme de la firme. Dans ce redéploiement des ressources qui est à
l’origine de la spécification, c’est souvent la densité institutionnelle des relations entre les
acteurs qui apparaît décisive pour la poursuite du processus, tout autant que l’impulsion
donnée par l’un des acteurs dans la proposition de solutions productives, fondée le plus
souvent sur la certitude que les compétences locales existent pour résoudre le problème.
La mise en cohérence des actions individuelles se déroulant dans le cadre de ce processus
de spécification, qui engage des acteurs aux contraintes et aux objectifs radicalement
différents, et se trouvant dans un rapport au global également sensiblement différent, peut
se saisir, selon ces auteurs, dans l’expression des formes de la gouvernance territoriale. A
ce niveau, en effet, il est possible d’identifier le rôle et l’influence de chacun des acteurs,
déterminant différentes catégories de gouvernance territoriale.
1
Sur ce point, voir par exemple G. Colletis (1993, 1997), G. Colletis et B. Pecqueur (1995), G. Colletis, J.P.
Gilly, B. Pecqueur, J. Perrat et J.B. Zimmerman (1997), et J. P. Gilly, A. Torre (2000).
Dans quelle mesure le développement durable, défini à partir d'un champ analytique qui lui
est propre, peut-il participer de cette offre construite de ressources et de la spécification du
territoire ?
L'intérêt d'appréhender cette dynamique de spécification des ressources à travers le prisme
du développement durable réside, à nos yeux, dans la mise en évidence du rôle déterminant
des acteurs institutionnels dans les processus de mise en relation des différents acteurs. La
difficulté majeure réside, a contrario, dans le fait que le développement durable apparaît, à
première vue tout au moins, en opposition avec les contraintes de compétitivi des
entreprises.
Plus profondément, il est évident que la problématique en termes de ressources présentée
précédemment aborde le territoire à partir des contraintes propres aux acteurs économiques
privés, exprimées généralement en termes de compétitivité, privilégiant ainsi pour la
définition de l’espace les contraintes auxquelles doivent faire face les entreprises
2
. La
spatialisation de l’activité économique s’établit alors à la double condition d’un ancrage
territorial de la firme et d’une plasticité du territoire.
A contrario, la dimension « durable » d’un territoire renvoie davantage à l’impulsion des
acteurs institutionnels traditionnels sur la base d’objectifs qui leur sont propres, qui, sans
l’exclure, ne se réduisent pas à la réalisation de la compétitivité du système productif local.
La définition même du développement durable, établit à partir du rapport Brundtland et des
étapes successives de l’institutionnalisation de cette notion, s’écarte sensiblement de cette
définition de la compétitivité du tissu économique. Le lien établit de plus en plus par les
acteurs publics locaux entre développement durable et attractivité du territoire renvoie à
une vision beaucoup plus large que la seule action du territoire pour attirer des entreprises
nouvelles à s’implanter dans le cadre de la concurrence des territoires.
Si l’on adopte la terminologie de L. Davezies, il est évident que l’attractivité ne concerne
pas uniquement ici le sous-secteur basique productif mais également le sous-secteur
basique résidentiel, et engage ainsi également, au delà de la seule compétitivité du système
productif local, les questions du paysage, de la qualité de vie, de l’environnement, et de la
cohésion sociale
3
.
Au demeurant, la notion de développement durable ne va pas elle-même sans poser un
certain nombre de problèmes, qui tiennent à la fois à la difficulté d’identifier ses éléments
constitutifs et aux conditions de son application au niveau local
4
. Il est clair néanmoins que
la référence croissante au développement durable est venue sensiblement bouleverser les
modalités d’expression de la gouvernance territoriale, posant de fait la question de
l’articulation des différents comportements des acteurs. S’agissant des entreprises, les
contraintes liées à l’environnement, posent on le sait la question de l’internalisation, afin de
transformer ce qui est dans un premier temps défini comme un coût en un facteur
d’évolution et de développement économique
5
. En d’autres termes, il s’agit souvent de
transformer une action publique en faveur de l’environnement en une opportunité
2
Faut-il rappeler que, comme le considèrent bon nombre d’auteurs appartenant au groupe « Dynamiques de
proximité », la préoccupation majeure des entreprises dans le cadre de l’adaptation de leur processus de
production s’exprime d’abord en termes de temps. Sur ce point, voir notamment B. Lecoq (1995).
3
L. Davezies (2000). Voir les trois « E » de la définition du développement durable, depuis le rapport
Brundtlant : économie, équité, environnement.
4
Il est admis en effet que « le développement durable n’est pas fractal », selon l’expression d’O. Godard (1996),
ce qui renvoie à l’idée ce qui vaut au niveau mondial, n’est pas aisément transposable dans les mêmes termes
aux différents niveaux du local. Plus récemment, B. Zuindeau (2000) a souligné le fait que la problématique des
conventions était difficilement mobilisable pour saisir les accords locaux portant sur le développement durable,
et qu’il fallait plutôt parler en termes de contrats. Au niveau de l’espace urbain, l’articulation entre l’économie,
l’équité et l’environnement ne va sans quelques difficultés, comme le remarque R. Camagni (1997).
5
Voir sur ce point O. Godard (1993).
stratégique pour les acteurs économiques, qui peut aider à la résolution de problème
productif, ce qui suppose de donner les conditions à ces acteurs de participer à la
construction de « conventions d’environnement » destinées à surmonter les difficultés liées
à l’existence « d’univers controversés », selon l’expression célèbre d’O. Godard, dans le
domaine de la prise en compte de l’environnement
La question de fond posée par le rapprochement de la grille de lecture en termes de
ressources et l’approche en termes de développement durable est donc celle de
l’articulation entre la logique économique des acteurs privés (rapport temps-espace) et la
logique des acteurs institutionnels (rapport durable-espace), soit plus précisément ici la
question des modalités de la régulation des territoires.
On se propose de tenter de révéler quelques éléments constitutifs de cette articulation entre
coordination des entreprises dans le cadre de leur processus de production et impulsion des
acteurs publics à partir de l’observation de la situation du bassin d’emploi dunkerquois et
de l’évolution des relations entre les acteurs locaux. Dans un premier temps, un bref rappel
de l’histoire économique récente du territoire nous permettra de saisir les enjeux d’une -
appropriation par les acteurs locaux du développement économique. Dans un deuxième
temps, nous analyserons les modalités d’impulsion d’un rapprochement entre le
développement économique et la prise en compte des contraintes liées à l’environnement,
en s’arrêtant plus précisément sur le rôle joué par la notion d’environnement industriel.
Enfin, nous nous intéresserons à l’évolution des rapports entre économie et environnement
sur le territoire dunkerquois, afin de cerner les éléments constitutifs principaux d’une
régulation territoriale sur cette question.
1. De la spécialisation économique à la ré-appropriation par les acteurs locaux de la
maîtrise du développement économique
L’histoire économique du bassin d’emploi dans la deuxième moitié du vingtième siècle est
suffisamment connue pour que l’on n’y revienne pas en détail. Nous y faisons référence ici
uniquement pour rappeler l’évolution des rapports entre les acteurs locaux au fil de
l’évolution de la situation économique. Ville portuaire de faible industrialisation avant
guerre, le bassin d’emploi dunkerquois a misé sur l’implantation, à la fin des années
cinquante, d’une industrie lourde, la sidérurgie, attirée alors essentiellement par la
proximité de la zone portuaire et la faiblesse des coûts de la main d’œuvre, dans la stricte
logique de la division spatiale du travail. Sous l’influence de la théorie des pôles de
croissance développée par F. Perroux, les acteurs du territoire attendaient beaucoup des
effets d’entraînement issus de la dynamique de la firme dominante sur le développement
économique du territoire, et ont largement facilité son implantation et sa croissance.
Les effets réels du développement de la firme sur le territoire dunkerquois, tant au plan
économique qu’au plan de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire, ont été largement
décrits ailleurs
6
. A tout le moins peut on rappeler ici que, globalement, l’influence de l’Etat
sur le développement économique du territoire aura été très forte, à travers notamment le
réel soutien apporté par les pouvoirs publics au développement de l’activité sidérurgique,
dans une optique d’ « impératif industriel » exprimée d’emblée à l’échelle nationale. En
6
Voir sur ce point l’ouvrage célèbre de M. Castells et F. Godard (1974).
d’autres termes, les acteurs locaux n’ont eu qu’une faible emprise sur la dynamique
économique du territoire, tant les acteurs dominants étaient alors tournés vers l’extérieur.
S’agissant des conséquences du développement de la sidérurgie sur la dynamique du
territoire, on rappellera simplement ici deux ou trois éléments clés.
En premier lieu, la croissance de l’entreprise sidérurgique à partir des années 60 s’est
accompagnée d’une formidable extension de la zone industrialo-portuaire et d’un
accroissement notable de l’activité portuaire, ce qui a permis au port de Dunkerque, devenu
port autonome en 1965, de retrouver sa place de troisième port de commerce français.
En deuxième lieu, la sidérurgie étant une industrie d’amont, les effets d’entraînement sur la
dynamique économique du territoire sont restés relativement limités.
7
L’essentiel des
créations d’emploi jusqu’aux années 80 restera cantonné à l’entreprise elle-même, dans des
proportions très importantes il est vrai
8
, au prix d’ailleurs d’un réel effet d’aspiration exercé
sur le marché d’emploi dunkerquois. L’expansion d’un secteur de la métallurgie sur le
territoire, avec l’arrivée d’autres groupes qu’Usinor, sera postérieur à la crise des années
70, et jusqu’à cette date, le développement économique empruntera le chemin de la mono-
activité autour d’une activité peu attirée par les gains de productivité
9
. Sur la période 62-75,
la structuration des relations inter-industrielles bâties autour du complexe sidérurgique s’est
ainsi en grande partie construite sur les achats de produits énergétiques et sidérurgiques
réalisés par le complexe sidérurgique, les prestations de services d’entretien et de
réparations commandées par cette même entreprise, et sur les achats de produits
sidérurgiques réalisés en aval par quelques entreprises locales de la métallurgie et par les
Chantiers navals.
En troisième lieu, l’implantation de l’entreprise sidérurgique a véritablement façonné la
morphologie de l’espace urbain, aidé en cela par une politique d’aménagement du territoire
centralisée et planifiée menée par l’Etat francais dans les années 60. Sous l’influence de la
firme et de ses besoins, une véritable transformation physique de l’espace urbain
dunkerquois a ainsi été opérée, se concrétisant par une urbanisation massive conduite sans
véritable réflexion sur l’organisation interne de l’espace. L’empreinte de la firme sur les
choix d’aménagement sera extrêmement forte, et l’Etat assurera le soutien financier
d’opérations d’urbanisme menées plus souvent dans la logique de l’activité économique et
de son organisation que dans celle exprimée par les acteurs locaux.
7
En amont, les seules créations notables auront été celles de la centrale thermique EDF et de l’entreprise Air
Liquide (oxygène d’entreprise), le reste des intrants du processus de production étant pour l’essentiel constitué
de minerai importés et directement débarqués à quais ; les secteurs du BTP et de la construction mécanique ont
également tiré profit de l’implantation d’Usinor. En aval, seule la construction navale aura véritablement
bénéficié localement de l’activité d’Usinor, avec l’activité portuaire bien entendu. L’usine des Dunes, présente
sur le territoire depuis 1912 (production d’aciers spéciaux) va également voir son activité re-dynamisée à partir
des années 60. Enfin on peut souligner la création progressive d’un secteur de la maintenance industrielle et le
développement de quelques filiales locales d’Usinor situées dans la métallurgie et la construction mécanique,
auxquelles il faut ajouter la création d’Usinor-Mardyck, née de la volonté du groupe d’investir le marché du fer
blanc.
8
Entre 1962, date de la mise en service et 1975, le nombre d’emplois industriels a cru d’environ 70% sur le
bassin d’emploi, alors qu’il baissait d’environ 8% dans l’ensemble de la région. La sidérurgie représentait 44%
des emplois industriels du bassin d’emploi en 1975 ; les secteurs sidérurgie, métallurgie, mécanique,
construction navale représentaient 75% de l’emploi industriel à la même date. En ce qui concerne la seule
entreprise Usinor, les effectifs sont passés de 500 salariés en 1962 à 10970 salariés en 1975 (effectif maximum
jamais plus atteint depuis), dont 470 femmes.
9
Les autres créations d’entreprises marquantes sur la période seront les suivantes :
- la raffinerie des Flandres (Total) en 1974, venant compléter celle de BP implantée en 1951
- l’entreprise Copenor et son vapocraqueur, 1974 (pétrochimie)
- la centrale nucléaire EDF en 1980
Les années 70 sont marquées par un double phénomène : l’émergence d’une culture
commune entre les acteurs institutionnels, d’une part, et la crise économique, d’autre part,
qui a frappé de plein fouet la sidérurgie et la construction navale.
Dès les années 60 en effet, en réaction à ce façonnement du territoire à partir de l’extérieur,
va se constituer progressivement « un milieu local » des acteurs de l’aménagement urbain
avec l’objectif de récupérer une partie de la maîtrise des projets de développement
urbains
10
. En s’appuyant sur un ensemble de pratiques communes et d’habitudes de
travailler ensemble sur les projets de développement, constitutives d’une véritable « culture
commune », ces acteurs locaux ont investi le terrain, quasiment vierge à l’époque en
France, des politiques publiques contractualisées. Mobilisant des outils et des procédures
peu usitées, tels les chartes et contrats divers, ces acteurs se sont forgés un véritable savoir-
faire dans la culture de projet, inscrite dans le temps long et ouverte à différentes
trajectoires possibles, pour faire pièce au carcan de la planification centralisée et au
déterminisme économique
11
. Plus tard, lorsqu’il s’agira d’introduire la thématique de
l’environnement dans le développement du territoire, ce savoir-faire sera fortement
mobilisé.
Par ailleurs, la crise des années 70 a particulièrement frappé le dunkerquois avec les coups
très durs portés à l’activité sidérurgique. Une fois encore, les acteurs locaux ne pourront
que constater que les grandes décisions dans le domaine économique sont prises ailleurs
(nationalisation de la sidérurgie, réduction des commandes pour les chantiers navals
jusqu’à la disparition complète de l’activité en 1987), et que le territoire entre
progressivement dans une spirale dépressive liée aux suppressions massives d’emploi dans
l’activité dominante, sans qu’ils puissent réagir en s’appuyant sur le reste du tissu
économique local, complètement dépendant de la firme dominante.
Après une période d’intenses restructurations dans les principaux secteurs du bassin
d’emploi, et le choc représenté par la disparition des chantiers navals en 1987, les acteurs
locaux vont se lancer dans une politique de valorisation de l’attractivité du territoire,
politique largement relayée par l’Etat, à la recherche d’implantation tous azimuts de
nouvelles entreprises. Cette politique va s’appuyer sur la mise en avant d’avantages
génériques, tenant notamment à des conditions fiscales avantageuses, à une offre foncière
abondante, et à la situation géographique particulière.
12
Facilitée par la création d’une
agence de développement économique, cette politique va favoriser tout au long des années
90 une véritable diversification du tissu industriel, permettant l’implantation et la
consolidation de nouveaux secteurs de l’activité économique
13
. Au cours des années 80 et
90, la sidérurgie sur le dunkerquois s’est d’abord restructurée, à la recherche de gains de
productivité destinés à restaurer sa compétitivité sur le marché mondial, privilégiant pour
cela les innovations technologiques et la recherche de marchés à haute valeur ajoutée
(automobile, électroménager, bâtiment), puis « étoffée » avec le renforcement de quelques
10
Le point de départ est indiscutablement constitué de la création de l’agence d’urbanisme (AGUR) en 1967 et
de celle de la Communauté Urbaine de Dunkerque (CUD)en 1968.
11
O. Ratouis et M. Segaud (1997) parlent ainsi de « laboratoire urbanistique » pour évoquer cette culture
commune et ce savoir-faire dans le domaine des projets liés à l’aménagement urbain.
12
L’une des zones du bassin d’emploi a ainsi été déclarée zone défiscalisée de 1987 à 1992, puis éligible à
l’objectif 2 de la communauté européenne de 1993 à 1999.
13
Parmi les implantations marquantes, on peut noter celles de : Pechiney (Aluminium Dunkerque, 1988), Coca
Cola et Euroaspartame (agroalimentaire), Astra (filiale ASP, industrie pharmaceutique en 1991) ; il faut
souligner également la création d’une filière boîtes de boisson en amont de Coca Cola (Continental Can et
Nacanco) et le renforcement du pôle énergétique avec la présence d’activités liées à l’électricité, le pétrole, le
gaz naturel, la centrale éolienne, et l’oxygène d’entreprise.
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