La contribution du développement durable à la spécification des ressources : l'exemple du bassin d'emploi dunkerquois Christophe Beaurain MCF à L'Université du Littoral Côte d'Opale Institut des Mers du Nord 21 quai de la citadelle 59383 Dunkerque cedex ([email protected]) Introduction La problématique en termes de ressources a sensiblement renouvelé depuis quelques années l’appréhension de la question du développement économique des territoires. Que ce soit sous l'angle de la firme (problématique en termes de nomadisme vs ancrage territorial de la firme) ou sous l'angle du territoire (problématique en termes de dotations territoriale en facteurs de production vs plasticité du territoire), un certain nombre d'argumentaires convergent aujourd'hui vers l'idée que les dynamiques économiques territoriales relèvent davantage d'une offre de ressources construite par les acteurs locaux que d'une dotation initiale en facteurs de production qui s'exprime au travers d'un système de prix relatifs.1 Ces analyses mettent alors l'accent sur le rôle fondamental des liens de proximité entre les acteurs locaux pour le développement des interactions et des processus d'apprentissages collectifs susceptibles de placer le territoire dans une trajectoire d'évolution, constituant ainsi sa spécificité. Est ainsi mis en évidence le fait qu’au travers de ces relations productives qui peuvent se nouer entre les entreprises et les acteurs institutionnels et scientifiques d’un territoire, se développe une plasticité du territoire qui peut être mise en contrepoint du nomadisme de la firme. Dans ce redéploiement des ressources qui est à l’origine de la spécification, c’est souvent la densité institutionnelle des relations entre les acteurs qui apparaît décisive pour la poursuite du processus, tout autant que l’impulsion donnée par l’un des acteurs dans la proposition de solutions productives, fondée le plus souvent sur la certitude que les compétences locales existent pour résoudre le problème. La mise en cohérence des actions individuelles se déroulant dans le cadre de ce processus de spécification, qui engage des acteurs aux contraintes et aux objectifs radicalement différents, et se trouvant dans un rapport au global également sensiblement différent, peut se saisir, selon ces auteurs, dans l’expression des formes de la gouvernance territoriale. A ce niveau, en effet, il est possible d’identifier le rôle et l’influence de chacun des acteurs, déterminant différentes catégories de gouvernance territoriale. 1 Sur ce point, voir par exemple G. Colletis (1993, 1997), G. Colletis et B. Pecqueur (1995), G. Colletis, J.P. Gilly, B. Pecqueur, J. Perrat et J.B. Zimmerman (1997), et J. P. Gilly, A. Torre (2000). Dans quelle mesure le développement durable, défini à partir d'un champ analytique qui lui est propre, peut-il participer de cette offre construite de ressources et de la spécification du territoire ? L'intérêt d'appréhender cette dynamique de spécification des ressources à travers le prisme du développement durable réside, à nos yeux, dans la mise en évidence du rôle déterminant des acteurs institutionnels dans les processus de mise en relation des différents acteurs. La difficulté majeure réside, a contrario, dans le fait que le développement durable apparaît, à première vue tout au moins, en opposition avec les contraintes de compétitivité des entreprises. Plus profondément, il est évident que la problématique en termes de ressources présentée précédemment aborde le territoire à partir des contraintes propres aux acteurs économiques privés, exprimées généralement en termes de compétitivité, privilégiant ainsi pour la définition de l’espace les contraintes auxquelles doivent faire face les entreprises 2. La spatialisation de l’activité économique s’établit alors à la double condition d’un ancrage territorial de la firme et d’une plasticité du territoire. A contrario, la dimension « durable » d’un territoire renvoie davantage à l’impulsion des acteurs institutionnels traditionnels sur la base d’objectifs qui leur sont propres, qui, sans l’exclure, ne se réduisent pas à la réalisation de la compétitivité du système productif local. La définition même du développement durable, établit à partir du rapport Brundtland et des étapes successives de l’institutionnalisation de cette notion, s’écarte sensiblement de cette définition de la compétitivité du tissu économique. Le lien établit de plus en plus par les acteurs publics locaux entre développement durable et attractivité du territoire renvoie à une vision beaucoup plus large que la seule action du territoire pour attirer des entreprises nouvelles à s’implanter dans le cadre de la concurrence des territoires. Si l’on adopte la terminologie de L. Davezies, il est évident que l’attractivité ne concerne pas uniquement ici le sous-secteur basique productif mais également le sous-secteur basique résidentiel, et engage ainsi également, au delà de la seule compétitivité du système productif local, les questions du paysage, de la qualité de vie, de l’environnement, et de la cohésion sociale3. Au demeurant, la notion de développement durable ne va pas elle-même sans poser un certain nombre de problèmes, qui tiennent à la fois à la difficulté d’identifier ses éléments constitutifs et aux conditions de son application au niveau local4. Il est clair néanmoins que la référence croissante au développement durable est venue sensiblement bouleverser les modalités d’expression de la gouvernance territoriale, posant de fait la question de l’articulation des différents comportements des acteurs. S’agissant des entreprises, les contraintes liées à l’environnement, posent on le sait la question de l’internalisation, afin de transformer ce qui est dans un premier temps défini comme un coût en un facteur d’évolution et de développement économique5. En d’autres termes, il s’agit souvent de transformer une action publique en faveur de l’environnement en une opportunité Faut-il rappeler que, comme le considèrent bon nombre d’auteurs appartenant au groupe « Dynamiques de proximité », la préoccupation majeure des entreprises dans le cadre de l’adaptation de leur processus de production s’exprime d’abord en termes de temps. Sur ce point, voir notamment B. Lecoq (1995). 3 L. Davezies (2000). Voir les trois « E » de la définition du développement durable, depuis le rapport Brundtlant : économie, équité, environnement. 4 Il est admis en effet que « le développement durable n’est pas fractal », selon l’expression d’O. Godard (1996), ce qui renvoie à l’idée ce qui vaut au niveau mondial, n’est pas aisément transposable dans les mêmes termes aux différents niveaux du local. Plus récemment, B. Zuindeau (2000) a souligné le fait que la problématique des conventions était difficilement mobilisable pour saisir les accords locaux portant sur le développement durable, et qu’il fallait plutôt parler en termes de contrats. Au niveau de l’espace urbain, l’articulation entre l’économie, l’équité et l’environnement ne va sans quelques difficultés, comme le remarque R. Camagni (1997). 5 Voir sur ce point O. Godard (1993). 2 stratégique pour les acteurs économiques, qui peut aider à la résolution de problème productif, ce qui suppose de donner les conditions à ces acteurs de participer à la construction de « conventions d’environnement » destinées à surmonter les difficultés liées à l’existence « d’univers controversés », selon l’expression célèbre d’O. Godard, dans le domaine de la prise en compte de l’environnement La question de fond posée par le rapprochement de la grille de lecture en termes de ressources et l’approche en termes de développement durable est donc celle de l’articulation entre la logique économique des acteurs privés (rapport temps-espace) et la logique des acteurs institutionnels (rapport durable-espace), soit plus précisément ici la question des modalités de la régulation des territoires. On se propose de tenter de révéler quelques éléments constitutifs de cette articulation entre coordination des entreprises dans le cadre de leur processus de production et impulsion des acteurs publics à partir de l’observation de la situation du bassin d’emploi dunkerquois et de l’évolution des relations entre les acteurs locaux. Dans un premier temps, un bref rappel de l’histoire économique récente du territoire nous permettra de saisir les enjeux d’une réappropriation par les acteurs locaux du développement économique. Dans un deuxième temps, nous analyserons les modalités d’impulsion d’un rapprochement entre le développement économique et la prise en compte des contraintes liées à l’environnement, en s’arrêtant plus précisément sur le rôle joué par la notion d’environnement industriel. Enfin, nous nous intéresserons à l’évolution des rapports entre économie et environnement sur le territoire dunkerquois, afin de cerner les éléments constitutifs principaux d’une régulation territoriale sur cette question. 1. De la spécialisation économique à la ré-appropriation par les acteurs locaux de la maîtrise du développement économique L’histoire économique du bassin d’emploi dans la deuxième moitié du vingtième siècle est suffisamment connue pour que l’on n’y revienne pas en détail. Nous y faisons référence ici uniquement pour rappeler l’évolution des rapports entre les acteurs locaux au fil de l’évolution de la situation économique. Ville portuaire de faible industrialisation avant guerre, le bassin d’emploi dunkerquois a misé sur l’implantation, à la fin des années cinquante, d’une industrie lourde, la sidérurgie, attirée alors essentiellement par la proximité de la zone portuaire et la faiblesse des coûts de la main d’œuvre, dans la stricte logique de la division spatiale du travail. Sous l’influence de la théorie des pôles de croissance développée par F. Perroux, les acteurs du territoire attendaient beaucoup des effets d’entraînement issus de la dynamique de la firme dominante sur le développement économique du territoire, et ont largement facilité son implantation et sa croissance. Les effets réels du développement de la firme sur le territoire dunkerquois, tant au plan économique qu’au plan de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire, ont été largement décrits ailleurs6. A tout le moins peut on rappeler ici que, globalement, l’influence de l’Etat sur le développement économique du territoire aura été très forte, à travers notamment le réel soutien apporté par les pouvoirs publics au développement de l’activité sidérurgique, dans une optique d’ « impératif industriel » exprimée d’emblée à l’échelle nationale. En 6 Voir sur ce point l’ouvrage célèbre de M. Castells et F. Godard (1974). d’autres termes, les acteurs locaux n’ont eu qu’une faible emprise sur la dynamique économique du territoire, tant les acteurs dominants étaient alors tournés vers l’extérieur. S’agissant des conséquences du développement de la sidérurgie sur la dynamique du territoire, on rappellera simplement ici deux ou trois éléments clés. En premier lieu, la croissance de l’entreprise sidérurgique à partir des années 60 s’est accompagnée d’une formidable extension de la zone industrialo-portuaire et d’un accroissement notable de l’activité portuaire, ce qui a permis au port de Dunkerque, devenu port autonome en 1965, de retrouver sa place de troisième port de commerce français. En deuxième lieu, la sidérurgie étant une industrie d’amont, les effets d’entraînement sur la dynamique économique du territoire sont restés relativement limités.7 L’essentiel des créations d’emploi jusqu’aux années 80 restera cantonné à l’entreprise elle-même, dans des proportions très importantes il est vrai8, au prix d’ailleurs d’un réel effet d’aspiration exercé sur le marché d’emploi dunkerquois. L’expansion d’un secteur de la métallurgie sur le territoire, avec l’arrivée d’autres groupes qu’Usinor, sera postérieur à la crise des années 70, et jusqu’à cette date, le développement économique empruntera le chemin de la monoactivité autour d’une activité peu attirée par les gains de productivité9. Sur la période 62-75, la structuration des relations inter-industrielles bâties autour du complexe sidérurgique s’est ainsi en grande partie construite sur les achats de produits énergétiques et sidérurgiques réalisés par le complexe sidérurgique, les prestations de services d’entretien et de réparations commandées par cette même entreprise, et sur les achats de produits sidérurgiques réalisés en aval par quelques entreprises locales de la métallurgie et par les Chantiers navals. En troisième lieu, l’implantation de l’entreprise sidérurgique a véritablement façonné la morphologie de l’espace urbain, aidé en cela par une politique d’aménagement du territoire centralisée et planifiée menée par l’Etat francais dans les années 60. Sous l’influence de la firme et de ses besoins, une véritable transformation physique de l’espace urbain dunkerquois a ainsi été opérée, se concrétisant par une urbanisation massive conduite sans véritable réflexion sur l’organisation interne de l’espace. L’empreinte de la firme sur les choix d’aménagement sera extrêmement forte, et l’Etat assurera le soutien financier d’opérations d’urbanisme menées plus souvent dans la logique de l’activité économique et de son organisation que dans celle exprimée par les acteurs locaux. En amont, les seules créations notables auront été celles de la centrale thermique EDF et de l’entreprise Air Liquide (oxygène d’entreprise), le reste des intrants du processus de production étant pour l’essentiel constitué de minerai importés et directement débarqués à quais ; les secteurs du BTP et de la construction mécanique ont également tiré profit de l’implantation d’Usinor. En aval, seule la construction navale aura véritablement bénéficié localement de l’activité d’Usinor, avec l’activité portuaire bien entendu. L’usine des Dunes, présente sur le territoire depuis 1912 (production d’aciers spéciaux) va également voir son activité re-dynamisée à partir des années 60. Enfin on peut souligner la création progressive d’un secteur de la maintenance industrielle et le développement de quelques filiales locales d’Usinor situées dans la métallurgie et la construction mécanique, auxquelles il faut ajouter la création d’Usinor-Mardyck, née de la volonté du groupe d’investir le marché du fer blanc. 8 Entre 1962, date de la mise en service et 1975, le nombre d’emplois industriels a cru d’environ 70% sur le bassin d’emploi, alors qu’il baissait d’environ 8% dans l’ensemble de la région. La sidérurgie représentait 44% des emplois industriels du bassin d’emploi en 1975 ; les secteurs sidérurgie, métallurgie, mécanique, construction navale représentaient 75% de l’emploi industriel à la même date. En ce qui concerne la seule entreprise Usinor, les effectifs sont passés de 500 salariés en 1962 à 10970 salariés en 1975 (effectif maximum jamais plus atteint depuis), dont 470 femmes. 9 Les autres créations d’entreprises marquantes sur la période seront les suivantes : - la raffinerie des Flandres (Total) en 1974, venant compléter celle de BP implantée en 1951 - l’entreprise Copenor et son vapocraqueur, 1974 (pétrochimie) - la centrale nucléaire EDF en 1980 7 Les années 70 sont marquées par un double phénomène : l’émergence d’une culture commune entre les acteurs institutionnels, d’une part, et la crise économique, d’autre part, qui a frappé de plein fouet la sidérurgie et la construction navale. Dès les années 60 en effet, en réaction à ce façonnement du territoire à partir de l’extérieur, va se constituer progressivement « un milieu local » des acteurs de l’aménagement urbain avec l’objectif de récupérer une partie de la maîtrise des projets de développement urbains10. En s’appuyant sur un ensemble de pratiques communes et d’habitudes de travailler ensemble sur les projets de développement, constitutives d’une véritable « culture commune », ces acteurs locaux ont investi le terrain, quasiment vierge à l’époque en France, des politiques publiques contractualisées. Mobilisant des outils et des procédures peu usitées, tels les chartes et contrats divers, ces acteurs se sont forgés un véritable savoirfaire dans la culture de projet, inscrite dans le temps long et ouverte à différentes trajectoires possibles, pour faire pièce au carcan de la planification centralisée et au déterminisme économique11. Plus tard, lorsqu’il s’agira d’introduire la thématique de l’environnement dans le développement du territoire, ce savoir-faire sera fortement mobilisé. Par ailleurs, la crise des années 70 a particulièrement frappé le dunkerquois avec les coups très durs portés à l’activité sidérurgique. Une fois encore, les acteurs locaux ne pourront que constater que les grandes décisions dans le domaine économique sont prises ailleurs (nationalisation de la sidérurgie, réduction des commandes pour les chantiers navals jusqu’à la disparition complète de l’activité en 1987), et que le territoire entre progressivement dans une spirale dépressive liée aux suppressions massives d’emploi dans l’activité dominante, sans qu’ils puissent réagir en s’appuyant sur le reste du tissu économique local, complètement dépendant de la firme dominante. Après une période d’intenses restructurations dans les principaux secteurs du bassin d’emploi, et le choc représenté par la disparition des chantiers navals en 1987, les acteurs locaux vont se lancer dans une politique de valorisation de l’attractivité du territoire, politique largement relayée par l’Etat, à la recherche d’implantation tous azimuts de nouvelles entreprises. Cette politique va s’appuyer sur la mise en avant d’avantages génériques, tenant notamment à des conditions fiscales avantageuses, à une offre foncière abondante, et à la situation géographique particulière.12 Facilitée par la création d’une agence de développement économique, cette politique va favoriser tout au long des années 90 une véritable diversification du tissu industriel, permettant l’implantation et la consolidation de nouveaux secteurs de l’activité économique13. Au cours des années 80 et 90, la sidérurgie sur le dunkerquois s’est d’abord restructurée, à la recherche de gains de productivité destinés à restaurer sa compétitivité sur le marché mondial, privilégiant pour cela les innovations technologiques et la recherche de marchés à haute valeur ajoutée (automobile, électroménager, bâtiment), puis « étoffée » avec le renforcement de quelques Le point de départ est indiscutablement constitué de la création de l’agence d’urbanisme (AGUR) en 1967 et de celle de la Communauté Urbaine de Dunkerque (CUD)en 1968. 11 O. Ratouis et M. Segaud (1997) parlent ainsi de « laboratoire urbanistique » pour évoquer cette culture commune et ce savoir-faire dans le domaine des projets liés à l’aménagement urbain. 12 L’une des zones du bassin d’emploi a ainsi été déclarée zone défiscalisée de 1987 à 1992, puis éligible à l’objectif 2 de la communauté européenne de 1993 à 1999. 13 Parmi les implantations marquantes, on peut noter celles de : Pechiney (Aluminium Dunkerque, 1988), Coca Cola et Euroaspartame (agroalimentaire), Astra (filiale ASP, industrie pharmaceutique en 1991) ; il faut souligner également la création d’une filière boîtes de boisson en amont de Coca Cola (Continental Can et Nacanco) et le renforcement du pôle énergétique avec la présence d’activités liées à l’électricité, le pétrole, le gaz naturel, la centrale éolienne, et l’oxygène d’entreprise. 10 partenaires locaux dans les secteurs de la sidérurgie et de la métallurgie14. Progressivement, les formes de partenariat entre ces entreprises d’un même secteur se sont ainsi développées. En outre, en marge de cette évolution économique, les acteurs institutionnels locaux ont choisi dès la fin des années 80 de récupérer la maîtrise de l’aménagement urbain avec le lancement d’un projet de renouvellement des friches industrielles laissées par le départ des chantiers navals. Ce projet, baptisé Neptune, s’est construit de la volonté de restaurer la relation entre la ville et le port, mise à mal dans les années 60 par la politique systématique d’extension de la zone portuaire vers l’ouest, loin de la ville donc, et de redonner par la même occasion à l’espace urbain élargi une véritable centralité, constitué du lien entre la ville et le port. Outre l’intérêt social et économique de cette opération, celle-ci a également permis aux acteurs locaux de consolider les pratiques de concertation et de travail en commun autour de la culture de projet, avec le développement des ateliers de réflexion, associant la population et l’ensemble des intervenants sur le projet, tant en amont que tout au long du déroulement de l’opération15. Manifestement, les acteurs locaux ont saisi l’occasion de cette opération pour récupérer la maîtrise de la construction de l’espace urbain et redonner, au travers de leur travail en commun, une impulsion endogène au développement du territoire. Mais la méthode employée par les acteurs locaux peut également être interprétée comme l’expression d’une forme originale de maîtrise d’ouvrage urbaine dans laquelle les opérations d’aménagement représentent l’occasion d’une remise en cause du schéma classique maîtrise d’ouvrage – maîtrise d’œuvre (programmation, commande, projet, réalisation), en valorisant au contraire les collaborations en amont et les formes de coproduction territoriale, y compris avec les usagers, ce qui permet au total une véritable « institutionnalisation » du projet urbain, destinée à éviter que les acteurs locaux n’apparaissent en définitive que comme de simples consommateurs du produit fini, en l’occurrence ici la transformation physique d’un espace.16 Longtemps identifié à une spécialisation industrialo-portuaire, le territoire dunkerquois s’est donc ouvert au début des années 90 à la fois à une politique de renouvellement urbain et à une volonté de diversification du tissus économique à partir de l’intervention des acteurs locaux. Le point focal de ces deux politiques a incontestablement été celui d’une restauration de l’attractivité du territoire. Mais cette étape marque plus profondément un changement dans les rapports économie-territoire, tant il apparaît qu’au delà même de cette recherche de l’implantation de nouvelles entreprises à partir de ressources génériques, destinée à l’origine à faire pièce aux conséquences de la spécialisation sidérurgique, les acteurs locaux vont faire montre d’une réelle volonté d’impulser une dynamique de spécification des ressources, à partir notamment de la mise en cohérence des stratégies d’acteurs. Dans cette évolution de la dynamique économique territoriale, la notion d’environnement va jouer un rôle déterminant, dans la mesure où elle constituera le fil conducteur de la ré-appropriation des conditions du développement économique par les acteurs locaux, en mobilisant pour cela les procédures constituant le fonds commun des acteurs locaux. Outre Sollac Dunkerque et Mardyck, issues de la privatisation d’Usinor en 1995, on trouve GTS Industries, Europipe, Ascométal-usine des Dunes, Valdunes. 15 Pour une description des objectifs et du fonctionnement de ces ateliers, dénommés ici « workshops », ou collectifs d’énonciation, voir O.Ratouis et M. Segaud (1997) 16 Pour caractériser cette évolution, M.Segaud et O.Ratouis parlent de « maîtrise d’ouvrage territoriale », évoquant par là le fait que cette maîtrise d’ouvrage, loin de constituer l’aboutissement de décisions prises en dehors du territoire, résulte au contraire d’un processus dynamique de concertations et de réflexions collectives, dont le thème directeur est celui d’un travail de la ville sur elle-même (2000). 14 Deux étapes, de ce point de vue, peuvent être identifiées. Dans un premier temps, c’est la notion d’ « environnement industriel » qui va servir de point de contact entre les acteurs institutionnels et les acteurs économiques privés, initiant un processus d’institutionnalisation des rapports dans le domaine de l’environnement. Dans un second temps, c’est la notion de développement durable, renvoyant à une définition élargie de la prise en compte de l’environnement, qui va être mobilisée, dans le but notamment d’intégrer dans la réflexion les activités économiques ne relevant pas stricto sensu du système productif soumis à la contrainte de compétitivité. Cette évolution n’exclura pas toutefois la dynamique de mobilisation des ressources du territoire en direction des entreprises, comme en témoigne le lancement de l’expérience de l’écologie industrielle. 2. Stratégies d’acteurs autour de la notion d’environnement industriel. C’est d’abord par le biais de la notion d’environnement industriel que va s’opérer une densification de l’institutionnalisation des rapports entre les acteurs autour de la question de la prise des contraintes de l’environnement. Le document fondateur, de ce point de vue, est indiscutablement la « Charte pour la qualité de l’environnement », signée en 1990, bien avant donc l’institutionnalisation au niveau national des chartes pour l’environnement datant, elle, de 1994, qui a réuni les principaux acteurs, privés et publics, du territoire. Initiée par la Communauté urbaine, cette charte se donnait tout à la fois pour objectif de restaurer l’attractivité du territoire, de fournir les moyens d’une action efficace dans le domaine du respect de l’environnement, et d’impulser une dynamique de concertation entre les acteurs concernés sur la question fondamentale pour le territoire de la conciliation du développement économique et du respect de l’environnement : «Outil d’information, de transparence, de coordination, de concertation et d’action, cette charte embrasse l’ensemble des dispositions visant à concilier le développement économique et le respect de l’environnement et des populations ».17 Outre les bases d’un partenariat entre les acteurs concernés, consolidé notamment par la création la même année d’un Secrétariat permanent pour la prévention des pollutions industrielles (SPPI)18, cette charte mettait en lumière le principe fondateur de cette collaboration, qui devait être remis en avant à chaque étape ultérieure, à savoir celui de considérer l’environnement non comme une entrave au développement économique mais comme l’un de ses moteurs. Dès l’origine, les acteurs locaux placeront donc la question de la conciliation entre économie et environnement en dehors de la problématique de la compensation, parfois évoquée lorsque l’on parle de développement durable19. Cette charte représente donc le point de départ d’une prise de conscience par les acteurs locaux de la pertinence d’une référence au respect de l’environnement : si ce mouvement apparaissait évident pour les acteurs publics, il ne s’imposait pas d’emblée aux entreprises, car non directement lié à l’amélioration de la compétitivité du système productif. Pour les acteurs publics, il marque l’expression d’une volonté d’agir en faveur du respect de l’environnement sur le territoire et d’améliorer le cadre de vie. Pour les entreprises, ce Cinq domaines d’intervention étaient ainsi définis : la lutte contre les pollutions, la gestion et l’élimination des déchets, la protection et la mise en valeur des milieux naturels et des paysages, l’amélioration du cadre de vie industriel, rural et urbain, la prise en compte des risques technologiques. 18 Assemblée collégiale regroupant les collectivités locales, les industriels, les collectivités locales et les associations concernées, doublée de quatre commissions techniques (eau, air, déchets, risques), chargées de traiter les problèmes spécifiques. 19 Comme le souligne par exemple R. Camagni (op.cit.). 17 document représentait plutôt, l’intégration d’une nouvelle contrainte dans ce processus et préfigurait ainsi de nouveaux problèmes productifs. Face à une prise de conscience au niveau international de la nécessité impérieuse du respect de l’environnement, et face à un renforcement probable de la législation dans ce domaine, les industriels locaux ont choisi de participer à un processus de construction des modalités de règlement de cette articulation complexe entre économie et contrainte environnementale. Outre le fait que cette participation allait dans le sens d’une amélioration de leur image, elle contribuait également à une réduction des incertitudes : en signant cette charte, les entreprises choisissaient une fermeture par les conventions sur des problèmes à venir. Amorcée avec la charte, la spécification du territoire autour de la question de l’environnement trouve un prolongement avec deux documents clés suivants liés à la production urbaine, et donc élaborés sous la conduite des acteurs publics, dans lesquels la notion d’environnement industriel est plus précisément mise en avant : le contrat d’agglomération de 1991 et le schéma d’environnement industriel. L’analyse de ces documents révèle une progression dans la construction d’une dynamique de partenariat sur cette question de l’environnement. Dans le contrat d’agglomération, le lien entre la notion d’environnement industriel et la maîtrise de la dynamique économique par les acteurs locaux est clairement affirmée, afin de surmonter la rupture entre la culture locale et l’économie constatée à partir des années 70. La référence à la « qualité » du développement est ainsi revendiquée avec force. Cette préoccupation se traduit par une réflexion sur les conditions de l’attractivité du territoire pour le tissu économique. Deux éléments sont de ce point de vue mis en avant : l’insertion de la prise en compte de l’environnement dans la politique globale des acteurs publics et la définition d’une participation des entreprises à une dynamique de conciliation entre économie et environnement. D’une part, en effet, le document insistait sur l’intérêt d’une attention portée à l’aménagement industriel du territoire, entendu ici comme une stratégie destinée à renforcer la cohérence dans la recherche d’entreprises pouvant s’installer sur le territoire et dans leur localisation au sein de l’agglomération, compte tenu des contraintes liées au respect de l’environnement et à l’aménagement des sites potentiels. A ce titre, l’aménagement industriel était ainsi défini comme l’un des vecteurs du renforcement de la maîtrise du développement économique du territoire par les acteurs locaux (au même titre que la création d’une agence de développement économique, la mise en cohérence de la fiscalité au service de la coopération économique intercommunale, le développement des services offerts aux entreprises et aux chômeurs). D’autre part, la notion d’environnement industriel est avancée comme l’expression des modalités locales d’association du développement industriel à la prise en compte des contraintes liées au respect de l’environnement, à travers deux dimensions : - la définition des modalités d’engagement des acteurs locaux en faveur du respect de l’environnement et des structures y afférant ; - la mise en place annoncée d’une dynamique d’échanges entre les acteurs potentiels du secteur de l’environnement (structures de recherche et de transfert de technologie, ouverture de formations universitaires, constitution d’un tissu d’entreprises travaillant dans le domaine de l’environnement), afin d’aider à la constitution d’une « technopôle de l’environnement20 ». 20 De ce point de vue, il faut noter que les réalisations concrètes sont restées bien en deçà des objectifs fixés. Par rapport à ces objectifs émanant spécifiquement des acteurs publics, le schéma d’environnement industriel, élaboré en 1993 par l’Agence d’urbanisme de Dunkerque à la demande de la Communauté urbaine, est venu fixé les modalités d’articulation des intérêts divergents des différents acteurs concernés, en abordant les questions du traitement de la pollution et du risque industriel au sein de l’espace urbain sous l’angle de l’aménagement industriel. Jusqu’à ce jour, ce document n’a pas eu d’équivalent sur l’ensemble du territoire français. Les renvois fréquents dont il fait l’objet dans les documents liés à la production urbaine du territoire dunkerquois élaborés depuis 1993 montrent qu’il s’agit à l’évidence d’un document fondamental pour les acteurs locaux. Si le document en question dessine les contours d’une coopération entre structure de recherche, entreprises et acteurs locaux, l’essentiel néanmoins est consacré à l’énoncé des critères principaux de l’aménagement industriel sur le bassin d’emploi. Son objectif principal était en effet d’établir un projet d’aménagement et de développement d’un territoire industriel à partir de critères environnementaux. En ce sens, le schéma d’environnement industriel, à lui seul, se présente davantage comme le résultat d’une volonté d’améliorer l’attractivité du territoire dans le cadre de la concurrence des territoires que celui de participer à la construction d’une spécification. Il faudra attendre les pratiques des entreprises de recours aux acteurs locaux pour parler d’une construction de spécification. L’analyse du document laisse entrevoir la formulation d’une ambiguïté sémantique sur le terme "environnement", qui traduit sans doute une volonté des acteurs institutionnels de se rapprocher au plus près des besoins des entreprises : il est question à la fois de prise en compte de l'environnement, y compris au sens large, (pollution, risque, cadre de vie, espace vert, densification de l'espace urbain, séparation urbain-rural) et d'environnement des entreprises (relations inter-entreprises, attractivité du territoire, services aux entreprises), et de renforcement des relations entre les acteurs sur le thème spécifique de l'environnement. L'aménagement industriel du territoire est donc abordée dans ce document tant du point de vue de la localisation selon les critères des relations inter-entreprise que du point de vue des contraintes classiques en aménagement : consommation d'espace propre à chaque entreprise, en fonction du type d'activité, risque vis à vis de l'insertion de l'entreprise au sein du tissu urbain, respect des impératifs en termes d'environnement et de paysagement, planification des dessertes et des principes de traitement paysager. Sur le fond toutefois, on retrouve dans ce document une réflexion d’ensemble sur l’aménagement du territoire dans laquelle bien des thèmes constitutifs d’une approche en termes de développement durable sont déjà présents21. Il reste à identifier plus précisément en quoi ce schéma d’environnement industriel pouvait satisfaire aux attentes des entreprises par rapport au développement de leur processus de production. Deux points peuvent ici être évoqués. D’une part, le recours à des procédures de négociation collective, notamment en ce qui concerne la question du choix de l’implantation et des règles à observer pour une insertion 21 Ainsi en est-il des références aux notions de ligne d'équilibre entre paysage industriel et paysage rural, refus de l'étalement urbain, densification de la zone littoral-rocade (industrie au nord, quelques secteurs au sud), rapport négocié et respectueux entre la ville et la campagne, association de l'industrie à la mer (littoral industriel), réalisation d'espaces de transition (sites à proximité des centres urbains pour attirer les PME-PMI, espaces affectés aux activités nouvelles et plantations) dans le but de renforcer les protections, d’assurer la transition des échelles, et de réaliser une continuité des lieux de l'habitat et des lieux de travail. ("coulée verte"), amélioration des paysages intérieurs des emprises industrielles. cohérente au sein de l’espace urbain, qui a facilité pour l’entreprise l’acquisition de certitudes et de garanties à long terme sur cette question, en apportant une véritable aide à la décision auprès des porteurs de projets d’implantation.22. D’autre part, la fixation de cahiers des charges généraux et particuliers (dans les cas spécifiques de la qualité de l’air, de la qualité de l’eau et des risques technologiques) en matière de protection de l’environnement, qui engage le contenu même du processus de production des entreprises. Ainsi le cahier des charges général définit-il les « bonnes pratiques environnementales à mettre en oeuvre, en tenant compte des réalités économiques (coûts acceptables pour l'industrie) et de l’évolution technologique (incitation à utiliser les technologies les plus « propres » existantes...) Si la dimension « aménagement industriel » du schéma d’environnement industriel a incontestablement permis d’initier des pratiques de négociation collective sur la question de la prise en compte des contraintes liées à l’environnement, et d’apporter de ce fait un certain nombre de certitudes aux entreprises sur ces contraintes, la question mérite également d’être posée s’agissant des relations potentielles entre les acteurs économiques, les structures de recherche et les acteurs institutionnels sur la question précise de l’évolution des processus de production. Le contrat d’agglomération de 1991 annonçait la création d’un centre de recherches destiné à aider à la constitution, en liaison avec les activités de l’université, d’un pôle de compétences dans le domaine de l’environnement. Créé en 1991, sous le statut d’une association de loi 1901, le Centre de Ressources en environnement industriel de Dunkerque (Creid) obéit à cette logique d’institutionnalisation des acteurs locaux et se présente comme une plate-forme commune entre les milieux économiques, les collectivités, et le monde de la recherche dont l’objectif principal apparaît précisément de réaliser l’interface entre ces différents acteurs sur la question de la prise en compte des contraintes liées à l’environnement23. En assurant plus particulièrement des opérations de transfert, d’animation de réseaux, de maîtrise d’œuvre de la recherche dans des domaines liés à l’environnement, et principalement dans la mesure de la pollution et des rejets dans l’atmosphère de composants polluants, l’activité du Creid s’est progressivement orientée vers la mobilisation des savoir-faire existants, notamment au niveau local, pour répondre à des problèmes technologiques se posant aux entreprises, en facilitant par exemple les contacts des laboratoires universitaires avec des centres de R&D de grands groupes (au moyen d’une veille technologique et de la réalisation de séminaires à la demande, ou encore de consultation de banques de données)24. Une commission « nouveaux projets » au sein du SPPPI est ainsi chargée depuis cette date d’examiner tout projet de nouvelle implantation ou d’extension d’installations existante avant le dépôt de la demande d’autorisation et donc avant la demande d’enquête publique, laissant à chacun des acteurs concernés, la possibilité de s’exprimer sur la pertinence de ce projet, notamment au regard des efforts prévus pour respecter les contraintes liées à l’environnement ou à celui de la cohérence du projet par rapport à la configuration du site retenu. L’ensemble de la procédure est regroupé sous le terme de « charte partenariale et locale d’aménagement industriel ». 23 Les principales entreprises du bassin d’emploi sont aujourd’hui adhérentes de l’association, de même que les collectivités locales, l’université du Littoral et des organismes spécialisés (ADEME, DRIRE…). Depuis quelques années, le creid se présente comme une structure à deux volets : - une structure de valorisation (principalement des activités de recherche de l’Université du Littoral) en contact avec les entreprises pour répondre aux besoins d’innovation des entreprises ; - une structure d’intérêt général qui a pour mission de susciter du transfert dans une problématique collective (création de réseaux). 24 Intervenant dans le cadre d’une activité de diagnostic en besoins technologiques, le creid a progressivement élargi sa panoplie du simple conseil, à la mise en place de dossiers puis à la réalisation 22 L’insertion du Centre de Ressources dans la dynamique du territoire peut s’apprécier également au travers de sa participation à l’activité des différents acteurs du territoire. Dans le cadre de ses relations avec l’industrie, en effet, le creid participe à diverses commissions internes d’entreprises (les grandes entreprises du bassin d’emploi, notamment) et assure également depuis 1998 un club iso 14000 regroupant une trentaine de membres, industriels et collectivités, dont l’objectif est l’échange et le partage d’expériences sur la pratique du management environnemental. Le creid participe également aux commissions du SPPPI littoral dans le cadre du schéma d’environnement industriel. Enfin, il s’est engagé, au côté des acteurs locaux, dans un certain nombre de programmes européens, dont le programme « Interreg IIC », porté par la Communauté urbaine et le Port autonome, consacré aux modalités de développement du « management environnemental » de zones d’activités. Il faut souligner enfin que, si le Creid a privilégié dans son rôle d’institutionnalisation des rapports entre recherche et industrie, le partenariat entre les acteurs locaux, la mise en réseau avec des organismes ou des institutions extérieures au territoire a également constitué une modalité de réponse possible aux attentes et aux contraintes des entreprises sur la question de la prise en compte des contraintes liées à l’environnement. Au total, il apparaît que le creid n’a pas cessé depuis sa création de jouer le rôle d’un agent participant à l’activation de ressources dans le domaine de l’environnement et avec l’objectif de répondre à de nouveaux problèmes productifs se posant aux entreprises dans le cadre de leur adaptation aux contraintes de l’environnement. Ce rôle mené auprès des entreprises ne l’a pas empêché toutefois d’alimenter l’institutionnalisation des rapports entre les acteurs en intervenant par exemple auprès des collectivités locales sur un certain nombre d’actions, ou en prenant en compte les attentes de la population locale du point de vue de la santé ou du risque industriel par exemple. 3. Evolution des modalités de la régulation territoriale autour de la prise en compte de l’environnement Si la notion d’environnement industriel a pu un temps constituer le point focal d’une institutionnalisation des rapports entre les acteurs locaux, le territoire s’est, au fil de la décennie 90, progressivement rapproché de la thématique du développement durable, essentiellement sous l’impulsion des acteurs institutionnels. L’adhésion de la Communauté urbaine de Dunkerque à la Charte d’Aalborg en 1996 et le premier prix européen des villes durables obtenu la même année représentent un tournant dans cette évolution, et marquent l’ancrage profond des acteurs locaux dans les thèmes constitutifs du développement durable. Cet engagement devait se traduire rapidement par la signature de deux agendas 21 locaux, l’un par la Communauté urbaine et l’autre par la ville d’études sur les niveaux de pollution, en mobilisant notamment le Centre Commun de Mesures, créé en association avec des laboratoires de l’Université du Littoral. En outre, le rapprochement avec le pôle de compétence des sites et sols pollués (regroupant des laboratoires de la région Nord Pas de Calais) a permis d’engager un programme de travail sur les méthodes d’analyse sur sols pollués, qui ont fait l’objet de thèses universitaires. Enfin, le Creid s’est engagé dans un programme d’aide à la décision pour les PME sur les thèmes suivants : - transferts de technologie concernant l’utilisation de nouveaux capteurs ; - étude de faisabilité de dépollution des sables - nouvelles technologies moins polluantes. de Grande Synthe, et par l’inscription du développement durable comme notion clé du dernier contrat d’agglomération (2000-2006). Dans ce document, la référence au développement durable s’inscrit dans la continuité de la volonté locale d’articuler l’économie à la prise en compte de l’environnement afin de répondre aux préoccupations locales. L’expression de cette volonté s’élargit toutefois à l’intégration de dimensions jusqu’alors plutôt négligées et constitutives du développement durable. est défini dans ce document comme un outil de cohérence des politiques publiques et comme un cadre de référence pour l’action quotidienne25. On peut ainsi constater qu’au travers des quatre axes structurants du document, les acteurs locaux dessinent les priorités destinées à constituer l’ossature de l’application du développement durable sur le territoire. Que ce soit dans le domaine économique (favoriser un développement industriel et énergétique à haute qualité environnementale et promouvoir de véritables zones d’activités intégrées, développer une véritable filière de recherche et de transfert de technologie autour de l’environnement industriel), dans celui du renouvellement urbain (préservation et valorisation des sites naturels, mise en valeur des espaces verts, maîtrise de la péri-urbanisation, politique de mobilité et des déplacements dans l’optique de la préservation de l’espace et de la limitation de la dépense énergétique, politique foncière de régulation), ou encore dans le domaine de la qualité de vie (politique de gestion et valorisation des déchets, politique du cycle de l’eau et politique de diversification des modes de gestion énergétiques), l’action locale se donne pour objectif d’approfondir la politique environnementale, par une traduction dans les faits des grands principes du développement durable. Cette prise en compte croissante de la problématique du développement durable, si elle peut paraître éloignée des préoccupations en termes de compétitivité exprimées par les entreprises, n’en a pas moins eu dans les faits une influence réelle sur les pratiques développées dans le cadre des relations inter-entreprises. La question de l’utilisation des sources d’énergie par les acteurs locaux, inscrite comme un thème fondamental du développement durable et comme une préoccupation majeure du dernier contrat d’agglomération, témoigne de cette influence et de cet aiguillon que représente la discussion locale autour du développement durable. Plus précisément, cette discussion alimente depuis quelques années la réflexion menée localement autour de la notion de co-génération, engageant à la fois des relations interentreprises et des relations entreprises-acteurs institutionnels. Si l’idée n’est pas vraiment nouvelle sur le territoire, puisque datant du début des années 60 avec les accords passés entre Usinor et la centrale thermique Edf (valorisation en électricité des gaz issus du processus de production), la renégociation récente de ces accords a contribué à la mise en avant de cette notion de co-génération. D’une part, en effet, la principale entreprise concernée, Usinor, a saisi l’occasion d’un nouveau contrat avec Air Liquide pour aller plus loin dans cette pratique avec la création d’une unité de co-génération qui, en utilisant l’ensemble des gaz industriels de l’usine sidérurgique produirait l’électricité qui lui est nécessaire mais également les vapeurs et l’eau chaude requises dans le processus de 25 Parmi les principes mis en avant et qui tracent à gros traits les directions principales de l’action locale, on peut noter la référence à l’articulation entre le développement économique, la promotion d’une vie sociale permettant l’épanouissement des individus et de la collectivité, et la valorisation de l’environnement et l’amélioration de la qualité de vie, ou encore la diversification des formes de gouvernance, et enfin une veille continue sur le respect des principes de la durabilité. Ce document n’hésite pas à mettre en avant la référence aux dispositifs favorisant la contribution à décision publique des habitants et de la société civile. production. Sur ce principe, un certain nombre d’entreprises, notamment, des PME ont lancé le pari de la co-génération en suscitant l’implantation de centrales ad hoc, réservées à leur propre alimentation en électricité, dans l’objectif de réaliser des gains substantiels dans les coûts de production26. D’autre part, La co-génération est venue également compléter le circuit d’un réseau de chaleur existant depuis le milieu des années 70 et qui relie l’usine sidérurgique et divers utilisateurs (foyers privés, port autonome, Université, Communauté urbaine, Centre hospitalier, piscine) pour la fourniture d’énergie thermique. L’adjonction dans les années 90 d’une centrale de co-génération avait pour objectif d’arriver à une production d’électricité et d’énergie thermique à partir des sources de chaleur envoyées par l’entreprise sidérurgique. C’est également cet objectif de concilier le respect de l’environnement et la contrainte de compétitivité qui a prévalu lors du lancement en septembre 99 de la pré-étude sur la possibilité de développer l’écologie industrielle27 dans le cadre d’une zone d’activités de la ville de Grande-Synthe. Dans la continuité de l’agenda 21 local mis en œuvre par cette commune, en effet, et à l’initiative du chargé de mission environnement et de l’entreprise publique Gaz de France, aidés par des consultants extérieurs à la commune, une enquête a été conduite auprès des industriels de la zone (une trentaine d’entreprises) pour identifier les conditions de réussite d’une expérience d’écologie industrielle, inédite en France, tout autant que pour roder une méthodologie d’analyse et de diagnostic susceptible d’être étendue à l’ensemble du littoral. Même si l’enquête a globalement souffert d’une confusion entre l’écologie industrielle et le traitement des déchets (alors que l’écologie industrielle comme on le sait traite de l’ensemble des flux entrants et sortants des processus de production), un petit groupe d’entreprises a répondu positivement à cette proposition de valorisation des déchets et des ressources susceptibles d’être échangées ou commercialisées, et des solutions ont été proposées à ces entreprises pour le traitement de leurs déchets, proposition perçue comme un facteur de réduction des coûts et d’amélioration de la compétitivité. Pour le diagnostic des possibilités de valorisation des déchets de certaines entreprises, les compétences du centre de ressource en environnement industriel ont pu être mobilisées. A la suite de ce rapport, une association a été créée, regroupant quelques grandes entreprises et les principaux acteurs institutionnels du territoire, qui assure le suivi du développement de l’écologie industrielle locale à travers la concrétisation du potentiel décelé28. Cette association témoigne là encore d’une volonté des acteurs locaux (UsinorSollac préside aujourd’hui l’association Ecopal) de mobiliser les relations entre les partenaires locaux pour renouveler les formes d’articulation entre l’économie et C’est dans le même esprit qu’un projet de création de zones d’activités apportant des solutions nouvelles dans le domaine de la fourniture d’énergie a été lancé (projet de mutualisation entre plusieurs entreprises d’activités de co-génération) 27 Rappelons que l’écologie industrielle correspond à une approche globale, intégrée, de tous les composants du système industriel et de leurs interactions avec la biosphère, dont le domaine d’étude et d’action est principalement constitué de la totalité des flux et des stocks de matière et d’énergie liés aux activités humaines (« le substrat biophysique du système industriel »). En considérant de la sorte l’activité économique sous l’angle du métabolisme industriel, l’écologie industrielle se donne pour objectif de rendre le système industriel compatible avec un fonctionnement normal des écosystèmes biologiques, en s’appuyant pour cela sur l’évolution des technologies dans ce domaine. Au delà de la constitution des parcs ou zones éco-industriels, les promoteurs de l’écologie industrielle mettent en avant la notion de réseaux éco-industriels, qui élargis à des espaces plus vastes, permettent de prendre en compte la possibilité de « biocénoses industrielles », c’est à dire le regroupement d’activités selon leur modalités d’interaction au sein d’un même métabolisme industriel. Stratégie en cascade de valorisation des flux de matière. 28 L’association « Ecopal » (économie et écologie partenaires dans l’action locale). 26 l’environnement et pour répondre à des problèmes de compétitivité se posant aux entreprises29. CONCLUSION L’exemple du bassin d’emploi dunkerquois montre à quelles conditions le développement durable peut contribuer à la spécification d’un territoire et à son développement économique. S’il apparaît que l’impulsion sur cette question revient effectivement aux acteurs institutionnels, tant il est vrai que les politiques liées au respect de l’environnement dépassent la satisfaction des intérêts du système productif, deux conditions néanmoins paraissent ici requises. D’une part, la référence au développement durable passe par la prise en compte des contraintes liées à l’évolution des processus de production des entreprises. Si la notion de « conventions d’environnement » renvoie bien à l’idée d’une fermeture opérée sur un certain nombre de questions plaçant les entreprises dans une situation d’incertitude, elle ne renseigne que marginalement sur la dimension dynamique de la prise en compte des contraintes liées à l’environnement. La spécification d’un territoire autour de la question de l’environnement, passe par l’institutionnalisation des rapports entre les entreprises et l’ensemble des autres acteurs concernés dans l’optique d’une mobilisation des ressources potentielles. Sur le territoire dunkerquois, c’est autour de la notion d’environnement industriel que s’est bâtie cette densification institutionnelle, dans la mesure où cette notion a fondé les bases d’une relation entre les différents acteurs du territoire. D’autre part, le développement durable engage manifestement des dimensions du développement économique territorial extérieures au système productif soumis à la contrainte traditionnelle de compétitivité. C’est la raison pour laquelle, l’impulsion donnée par les acteurs institutionnels est ici déterminante, selon des objectifs essentiellement fixés par les acteurs intervenant avec des objectifs d’aménagement du territoire et de cohésion sociale. 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Il faut souligner que cette expérience d’écologie industrielle rejoint sur le territoire les pratiques de cogénération développées entre les grandes entreprises et la constitution en cours de réalisation d’une filière de traitement des déchets ménagers. 29 COLLETIS G. et PECQUEUR B., 1995, « Le rôle des politiques technologiques locales dans la création de ressources spécifiques et d’avantages dynamiques de localisation » in RALLET A. et TORRE A. (eds), 1995, « Economie industrielle et économie spatiale », Economica, Paris. COMMUNAUTE URBAINE DE DUNKERQUE, 1991, « Contrat d’agglomération ». COMMUNAUTE URBAINE DE DUNKERQUE, 1994, « Livre blanc de l’environnement ». COMMUNAUTE URBAINE DE DUNKERQUE, 1994, « Contrat d’agglomération ». COMMUNAUTE URBAINE DE DUNKERQUE, 2000, « Contrat d’agglomération », projet ECONOMIE ET HUMANISME, 1997, « Villes industrielles et développement durable », n° 342, Paris. 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