Les relations entre individu et genre : Réflexions à

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Congrès Marx International V - Section Etudes Marxistes – Paris-Sorbonne et
Nanterre – 3/6 octobre 2007
Titre : Les rapports entre individu et genre : Réflexions à propos de
« Prolégomènes pour une ontologie de l’être social » de G. Lukács
Ester Vaisman-Chasin*
Il ne s’agit pas ici de reprendre en détail la trajectoire intellectuelle longue et
sinueuse de l’auteur. Dans un article publié en 20051, j’ai déjà souligné le fait que
« Lukács peut être considéré comme un des penseurs les plus influents de la culture
marxiste contemporaine. Cette évaluation, il faut le dire, n’est pas seulement le fruit
du travail de ses interprètes, lesquels, d’une façon ou d’une autre, se sont alignés sur
l’œuvre du penseur hongrois, mais aussi de ses adversaires eux-mêmes »2. Par
ailleurs, et considérant le témoignage de Nicolas Tertulian, j’ai signalé que
« l’évolution intellectuelle de George Lukács nous offre une image singulière de la
formation et du devenir d’une personnalité dans les conditions agitées d’un siècle non
moins singulier, par sa complexité et par le caractère dramatique de son histoire »3.
La difficulté de déterminer en quelques lignes le noyau théorique de Lukács,
avant et après son adhésion au marxisme, est due au fait que l’auteur « a été
profondément marqué par des expériences spirituelles les plus variées et
hétérogènes »4
et qu’une des questions polémiques soulevées concerne les
continuités et discontinuités de sa pensée. Il ne s‘agit pas non plus ici de prolonger ce
thème tellement important. Néanmoins, on ne pourrait pas omettre de mentionner la
thèse polémique « de ceux qui considèrent que ‘le vrai Lukács’ est celui des œuvres
de jeunesse et
que la phase de maturité de son œuvre, c’est-à-dire la phase
rigoureusement marxiste, constituerait une involution évidente »5. Il est fondamental,
en outre, de mentionner un autre problème, toujours rattaché à la trajectoire
polémique de l’auteur ; ses « autocritiques ». Bien que ce ne soit pas le moment le
*Professeur de Philosophie à l’Université Fédérale de Minas Gerais
1
VAISMAN,E. « O ‘jovem’ Lukács : Tragico, Utopico, Romantico ? » in Revista Kriterion,n.112,2005,
pp.293-310.
2
Id. Ibid. p.294.
3
TERTULIAN, N. « L’Evolution de la Pensée de Georg Lukács » in L’Homme et la Société, n. 20, avril, mai-juin, Paris : Editions Anthropos, 1971, p. 15.
4
Id. Ibid.
5
Id. Ibid.
1
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plus adéquat d’en discuter, il serait intéressant de le focaliser sous un autre angle,
peut-être plus fécond, en s’interrogeant sur l’observation suivante : « quel autre
penseur contemporain a été capable de renoncer critiquement et avec délibération,
comme il l’a fait plusieurs fois, au prestige des ouvrages consacrées ? Renoncement
qui a abouti au divorce complet de ses ouvrages, au point de manifester une totale
absence d’identité d’auteur par rapport aux textes qui auraient fait, chacun de per si,
la non-déclarée et toujours estimée carrière de certains, y compris les meilleurs et les
plus respectables. Ce détachement, synonyme d’une énorme exigence envers soimême, n’a jamais décliné en arrogance ou pédantisme, ni en auto proclamation de
mérites ou en bravades d’autosuffisance, malgré l’immense solitude théorique à
laquelle il fut désormais soumis »6.
Certains interprètes de Lukács, tels qu’Oldrini7 et Tertulian8, considèrent
que la phase de maturité de Lukács a commencé en 1930, quand le philosophe se
consacre à ses études sur la littérature et notamment à partir d’une lecture renouvelée
de la pensée de Marx. On sait que dans la première étape des exilés à Moscou, au
début de 1930, Lukács, lorsqu’il quitte son exil de Vienne, travaille avec Riazanov,
chargé à ce moment-là de l’édition des manuscrits de jeunesse de Marx qui
entreprenait la publication de la MEGA. Cela fut pour Lukács une expérience hors du
commun et responsable, probablement, du changement radical de son interprétation
de la pensée marxienne. En accord avec Oldrini, ce tournant a un caractère
ontologique dans la mesure où il se fonde sur la critique de Marx à la philosophie
spéculative de Hegel, où Marx, influencé partiellement par les écrits de Feuerbach9,
reconnaît l’objectivité en tant qu’attribut originaire de tout être10. Toutefois, cela ne
6
VAISMAN, E. Op.Cit. p. 294.
OLDRINI, G. « Em busca das raizes da ontologia (marxista) de Lukács » in Lukács e a Atualidade do
Marxismo. Sao Paulo: Boitempo Editorial, 2002, pp.49-75.
8
TERULIAN, N. Lukács Hoje » in Lukács e a Atualidade do Marxismo. Sao Paulo: Boitempo Editorial,
2002, pp 27-48.
9
Cf.Principios da Filosofia do Futuro, Lisboa: Ediçoes 70, s/d.
10
Dans O Pensamento Vivido, Op. Cit. P.145, Lukács se situe de la façon suivante: “Marx a élaboré
principalement – et je considère cela la partie la plus importante de la théorie marxienne – la thèse selon
laquelle la catégorie fondamentale de l’être social, ce qui vaut d’ailleurs pour tout être, c’est qu’il est
historique. Dans les manuscrits parisiens, Marx dit qu’il y a seulement une science, c’est-à-dire, l’histoire,
et il ajoute : « Un être pas objectif est un non-être ». Cela veut dire, il ne peut pas exister une chose qui
n’ait pas de qualités catégorielles. Exister signifie alors que quelque chose existe dans une objectivité de
7
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signifie pas « qu’on doit ignorer» dans l’analyse de cette longue période qui culmine
avec Pour une ontologie de l’être social, « les inconvénients et les limites qui
proviennent de l’absence comme fondement d’un projet ontologique explicite. A ce
moment-là, chez Lukács, ce projet est complètement absent »11.
En réalité, à partir du témoignage de l’auteur lui-même, on constate la connexion
entre l’analyse de l’œuvre d’art et des questions d’ordre ontologique. Dans la Préface
de 1969 à l’édition française de Mon chemin vers Marx, l’auteur affirme : « Si pour
l’Esthétique le point de départ philosophique est le fait que l’œuvre d’art est là,
qu’elle existe, la nature sociale et historique de cette existence fait déplacer toute cette
problématique vers une ontologie du social »12.
Lorsque nous signalons l’existence probable d’un fil conducteur en particulier
entre l’Esthétique et l’Ontologie, il n’en résulte pas directement que Lukács aurait
adhéré à l’expression elle-même, bien que, comme affirme Oldrini « la connexion
conceptuelle existe déjà en germe, mais il manque le mot pour l’exprimer »13. En
réalité, Lukács nourrissait une forte méfiance a l’égard du mot lui-même, en résistant
à son usage ; « selon lui, adoptant la connotation que Heidegger lui avait conférée, le
mot n’a qu’une valeur négative »14. Toutefois, lorsqu’il prend contact avec l’œuvre de
Ernst Bloch, Questions fondamentales de la philosophie. Pour l’ontologie du pasencore-être (noch-nicht-sein), publiée en 1961 et avec la volumineuse œuvre de N.
Hartmann sur Ontologie, il se produit un changement de position de l’auteur par
rapport au mot en question. Nicolas Tertulian vient même à se demander « si Lukács
se serait orienté à la fin de son parcours intellectuel vers l’ontologie en tant que
science philosophique de l’être et de ses catégories, sans l’impulsion décisive des
écrits de Hartmann»15.
L’incursion Lukácsienne dans le débat de l’ontologie n’est nullement le fruit
d’inclinations particulières ou personnelles, mais elle a lieu par le fait qu’il reconnaît
forme déterminée, i.e., l’objectivité de forme déterminée constitue cette catégorie à laquelle l’être en
question appartient ».
11
OLDRINI, G. Op. Cit. p.67.
12
LUKÁCS, G. Utam Marxhoz, Budapest, 1971, p.9-31 apud OLDRINI, G. Op.Cit. p. 69.
13
OLDRINI, G. Op ; Cit. p.67
14
Id. Ibid.
15
TERTULIAN, N. « Nicolai Hartmann et Georg Lukács. Une alliance féconde », in Archives de
Philosophie, n° 66, vol. 4, 2003, p.671
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qu’une série de questions théoriques devraient être traitées dans une perspective
nouvelle. Les adversités de son temps lui imposaient – ainsi jugeait le penseur
hongrois – l’énorme tâche de retourner à l’œuvre de Marx afin de reformuler
complètement les perspectives théoriques en vigueur. Elles lui imposaient également
de répliquer d’une façon décisive aux déformations et perversions de la pensée
marxiste pratiquée par le stalinisme. Précisément pour cette raison, le dernier grand
ouvrage philosophique de Gyorgy Lukács, Pour une ontologie de l’être social,
constitue à l’intérieur de l’histoire du marxisme, un événement à part, une innovation
radicale face à l’interprétation dispensée à l’œuvre de Marx tout au long du siècle
dernier. Cet ouvrage a pour mérite d’être le premier à souligner le caractère
ontologique de la pensée de Marx.
Le retour à Marx préconisé par Lukács possède une particularité notable par
rapport aux interprétations antérieures : il s’agit de son affirmation programmatique selon
laquelle « personne hors Marx ne s’est occupé de l’ontologie de l’être social ». Il dénonce
les préjugés anti-ontologiques des interprétations de la pensée marxienne qui restent
cantonnés das une orientation purement logico-épistémologique. En réalité, comme
Lukács lui-même suggère, cette rigidité n’est rien d’autre qu’un versant spécifique des
réflexions logico-épistémologiques qui ont dominé tout le scénario philosophique depuis
le XVIIe siècle 16 et qui s’opposent vigoureusement à « tout essai de fonder sur l’être la
pensée philosophique autour du monde », en affirmant « comme non scientifique toute
question par rapport à l’être »17.
Toute la vigueur des écrits ontologiques de Lukács possède deux directions
fondamentales : d’une part, elle s’oppose vivement aux lectures mécanicistes trouvant
leur origine au sein principalement du stalinisme et du marxisme vulgaire, et d’autre part,
elle cherche à combattre les critiques des adversaires de Marx, en démontrant comment
l’incompréhension – voire le refus - de toute ontologie se trouve circonscrite dans des
nécessités imminentes de la configuration de la société capitaliste.
16
« Après 1848, après le déclin de la philosophie hégélienne et surtout lorsque la marche triomphale du
néokantisme et du positivisme débute, les problèmes ontologiques ne sont plus compris. Le néokantisme
élimine de la philosophie la chose incognoscible en elle-même, tandis que pour le positivisme la perception
subjective du monde coïncide avec sa réalité : » In : LUKÁCS, G. Zur Ontologie des gesellschaftlichen
Seins, I. Halband, Luchterhand Verlag, 1984, p. 574. (trad. it. Tome I, p. 277.)96. (trad.it. p.302).
17
LUKÁCS, G. “Prolegomena zur Ontologie des gesellschaflitchen Seins ». Zur Ontologie des
gesellschaftlichen Seins, I. Halband, Luchterhand Verlag, 1984, p. 7 (trad. it. p. 3)
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Le combat indiqué par Lukács contre la prédominance des réflexions logicoépistémologiques est dans la perspective qui concilie la position théorique avec la
nécessité pratique. Contre la prédominance manipulatoire où la science s’est vue réduite
dans le monde du capital, l’ontologie pose à nouveau le problème philosophique essentiel
de l’être et du destin de l’homme.
La constatation d’une ontologie chez Marx lui fournit les éléments passibles
d’établir, une fois pour toutes, la rupture avec la gnoséologie. Les réflexions de Lukács
ont comme point de départ la critique fondamentale qui postule que, chez Marx, « le type
et le sens des abstractions, des expérimentations idéales sont déterminés non pas à partir
des points de vue gnoséologiques ou méthodologiques (et encore moins logiques), mais à
partir de la chose elle-même, c’est-à-dire de l’essence ontologique de la matière
traitée »18.
Lukács différencie « l’ancienne philosophie » de la philosophie de Marx : « le
marxisme se différencie en termes clairs des conceptions précédentes du monde : dans le
marxisme l’être catégorial de la chose constitue tout l’être de la chose, tandis que dans les
anciennes philosophies l’être catégorial était la catégorie fondamentale à l’intérieur de
laquelle les catégories de la réalité se développent. Il ne s’agit pas que l’histoire se
déploie à l’intérieur du système des catégories mais, au contraire, l’histoire est la
transformation du système des catégories. Les catégories sont, en somme, des formes de
l’être ».56
L’être n’est pas une catégorie abstraite, dans la mesure où il est compris comme
totalité concrète dialectiquement articulée en totalités partielles. Cette structure
constitutive de l’être, que Lukács désigne comme un « complexe de complexes » adoptant la terminologie de Nicolai Hartmann – se présente toujours comme une
connexion intriquée des éléments dans le sein de chaque complexe. Le complexe dans
cette perspective est compris et déterminé en tant qu’ensemble articulé de catégories qui
se déterminent réciproquement, et qui se structurent de façon décisive par une catégorie
qui agit comme moment prépondérant dans son intérieur. Cet affrontement – théorique et
18
LUKÁCS, G. Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, I. Halband, Luchterhand Verlag, 1984, p. 596.
(trad. it. p . 302)
56
LUKÁCS,G., Dialogo sobre o pensamento vivido; in: Revista Ensaio, n. 15/16; Sao Paulo: Ed. Ensaio,
1986; p .85.
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pratique – constitue le fondement de l’argument qui avertit de la nécessité d’un retour à
Marx, sans les limites soulevées par le marxisme en général. Il s’agit de faire disparaître
des pages de l’œuvre marxienne, une discussion totalement étrangère à son discours : les
affirmations qui signalent l’existence chez Marx d’un déterminisme univoque, provenant
de la sphère économique, et qui absolutise la force du fait économique, lorsqu’il relègue
au second plan l’efficacité des autres complexités de la vie sociale. Contrairement au
déterminisme univoque de la sphère économique face aux autres instances de la
sociabilité, comme l’affirmant la plupart de ses adversaires, le noyau structurant de la
pensée économique de Marx se fonde sur la conception de la détermination réciproque
des catégories qui constituent le complexe de l’être social. Ce sont, par conséquent, des
moments qui se présentent en permanence dans un état de détermination réflexive. C’est
l’interaction de ces moments qui constitue la structure dans laquelle le processus de
socialisation de l’homme se déplace et se dynamise. Les catégories de la production et de
la reproduction de la vie – la sphère économique – développent la fonction motrice
centrale de cette dynamique. Cependant, elles ne peuvent que se développer sous la
forme d’un moment ontologiquement primaire d’une interaction entre les complexes qui
existent, dans la dialectique objective, entre le hasard et la nécessité. Par conséquent, les
sphères de superstructures de la société ne sont pas de simples épiphénomènes de la
structure économique. Loin de constituer un réflexe passif, ces structures peuvent agir (ou
rétroagir) sur le fondement matériel dans un degré plus ou moins grand, néanmoins,
toujours à l’intérieur des « conditions, des possibilités ou des empêchements » que ce
fondement détermine.
Ce qui caractérise et détermine la spécificité de l’activité humaine est une
« activité posée », c’est-à-dire, c’est la configuration objective d’une fin préalablement
pensée – le poser téléologique Le travail passe ainsi a être compris comme unité entre la
pose effective d’une objectivité donnée et l’activité idéale préalable, directement régie et
médiatisée par une finalité spécifique.
C’est l’analyse des formes distinctes des actes téléologiques qui nous aide à
comprendre le processus de développement des phases supérieures à partir de la forme
originaire du travail. La dynamique inhérente aux interactions catégorielles du travail
non seulement établit l’origine humaine mais aussi détermine la dynamique des formes
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supérieures de la pratique sociale. Dans les formes supérieures de la société, elles
occupent un lieu de distinction, en accaparant le rôle prédominant dans la dynamique de
ce processus. Les actes ainsi nommés téléologiques secondaires deviennent plus
« dématérialisés », une fois qu’ils se déconnectent de la relation directe avec le moment
matériel de la pratique sociale. Ce sont ces actes, aussi désignés comme des actes sociotéléologiques, qui seront plus tard à l’origine des dimensions importantes de la pratique
sociale, - telles que l’éthique, l’idéologie et – ceci est une question cruciale pour Lukács
– à la genèse des actions politiques.
Sur les Prolégomènes pour une ontologie de l’être social il est indispensable
d’ajouter quelques informations importantes. D’après Nicolas Tertulian, ces manuscrits
ont valeur de témoignage car ils représentent le dernier grand texte philosophique de
Lukács. En fait ils ont étés rédigé peu avant sa mort.61
Sur les raisons qui ont guidé le philosophe à écrire ses Prolégomènes après avoir
finalisé l’Ontologie, il y a des divergences entre les interprètes. D’après quelques témoins
« (en particulier Istvan Eörsi, son traducteur pour l’hongrois), Lukács avait quelques
doutes sur l’organisation du contenu de l’Ontologie, subdivisé en une partie
historique/…/et une partie théorique, ce qui pourrait donner lieu à certaines répétitions.
Étant conçus comme discours strictement théoriques, dans le but de fixer les points
fondamentaux de l’Ontologie, les Prolégomènes ne connaissent pas cette dichotomie ».62
Certains chercheurs de l’œuvre lukácsienne, eurent connaissance d’une
information selon laquelle
Lukács aurait décidé de réécrire l’Ontologie, face aux
critiques qu’il avait reçues de ses élèves, critiques consignées dans un texte publié « dans
une traduction italienne à la fin des années 1960 dans la revue ‘aut-aut’ et successivement
en anglais et en allemand »63 sous le titre d’Annotations sur l’ontologie pour le
compagnon Lukács.64
Cet événement pourrait être important afin d’expliquer la décision de Lukács.
Encore selon Nicolas Tertulian, « considérant que les Prolégomènes ont été écrits après
61
TERTULIAN, N. Op. Cit. p. IX.
TERTULIAN, N. Op. Cit. p. XI.
63
Id. Ibid.
62
FEHER, F.; HELLER, A; MARKUS, G et VADJA, M. « Annotazioni sull’ontologia per il compagno
Lukacs (1975) » in aut aut (fascicolo speciale), n. gennaio-aprile 1977, pp. 21-41.
64
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que Lukács ait eu connaissance des critiques formulées par ce groupe de philosophes, ses
amis et disciples, on pourrait s’interroger si la décision d’écrire post festum une longue
introduction à l’ouvrage n’aurait été prise précisément que pour répondre à ces
objections. Or, une lecture des Prolégomènes à la lumière des Annotations, montre en
toute évidence que Lukács n’a vraiment rien altéré à ses positions de fond »65. Par
conséquent, l’hypothèse la plus plausible, au contraire de ce qui a été relevé, est que
Lukács ait gardé l’impression de ne pas avoir réussi à exprimer avec clarté et profondeur
ses intentions initiales, celles qui l’ont conduit à élaborer l’Ontologie elle-même.
Mais quels seraient exactement le locus et le rôle des Prolégomènes à l’intérieur
de cette immense entreprise, à laquelle Lukács a consacré ses dernières années de vie ?
C’est à nouveau Nicolas Tertulian qui affirme en se servant d’informations concrètes :
« Conçus, alors, comme introduction au texte principal de l’Ontologie, les Prolégomènes,
pourtant, représentent une vaste conclusion »66. Il signale en outre que « les
Prolégomènes ne sont en fait pas une simple répétition des idées développées dans le
grand corpus de l’Ontologie de l’être social, mais qu’au contraire, ils portent de
nouvelles inflexions et, parfois, des contributions inédites69, malgré leur caractère
répétitif et parfois lacunaire dans quelques passages spécifiques.
Selon notre point de vue, parmi les principales contributions inédites de ces écrits
celle qui concerne les rapports entre individu et genre, n’a pas encore reçu le traitement
analytique adéquat. Cependant, en revanche, Lukács affirme que « le lieu central de la
generitée, le dépassement de son mutisme naturel n’est aucunement une ‘idée’ géniale et
isolée sourvenue au jeune Marx. Quoique la question apparaisse rarement de façon
ouverte avec cette terminologie explicite, dans ses ouvrages postérieurs, Marx n’a jamais
cessé d’envisager dans le développement de la generitée le critère ontologique décisif
pour le processus de développement humain »70. D’après le philosophe hongrois, la
catégorie de generitée explicite la conception « révolutionnaire sur l’être et le devenir du
65
TERTULIAN, N. Op. Cit. p. XI.
Id. Ibid p. XII. L’auteur ajoute encore : « L’édition hongroise de l’Ontologie a opté pour le mettre dans la
fin de l’œuvre, comme une troisième volume, en tant que l’éditeur allemand a préféré rester fidèle à la
lettre du projet de Lukács ».
69
TERTULIAN, N. Op. Cit. p. XXIV.
70
LUKÁCS, G. « Prolegomena zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins“ Op. Cit. p. 40.
66
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genre humain »71 instaurée par Marx. Lukács identifie le lieu génétique de cette
conception, c’est-à-dire, le dépassement du genre muet naturel et l’avènement du genre
proprement humain, précisément dans la praxis qui constitue la manière selon laquelle
l’«adaptation active » se développe, et où, par conséquent s’effectue, de façon
contradictoire et non identique, la constitution processuelle de l’être social. Autrement
dit, « le fondement ontologique du saut [du genre muet par le genre pas mute pas-plusmuet E. V.] a été la transformation de l’adaptation passive de l’organisme à l’ambiance
vers une adaptation active, lorsque la sociabilité surgit comme nouvelle manière de
géneritée»72. Dans ce contexte, Lukács n’entend pas l’individualité comme une donnée
humaine originaire, mais plutôt comme une catégorie qui se constitue aussi
historiquement, dans le fondement d’une « détermination réciproque » avec la géneritée,
mais pas uniquement. Il s’agit d’un processus extrêmement lent qui permet que le
problème de l’individualité puisse apparaître non seulement comme un problème réel,
mais aussi universel. En outre, « le vrai développement de l’individualité /…/ est un
processus fort complexe dont le fondement ontologique est constitué par les posées
téléologiques
73
de la praxis, y compris toutes les circonstances, mais qui n’a lui-même
aucun caractère téléologique »74. Nous sommes, enfin, face à un processus qui se déploie
dans le sens aussi objectif que subjectif, c’est-à-dire, « en raison de la praxis, l’être
humain, qui se constitue au milieu d’une multiplicité de plus en plus variée, se présente
devant une société /…/, où non seulement la corporification objective de la génerité
s’accroît, ce qui la rend de plus en plus variée sous divers aspects, mais qui, en même
temps, impose des exigences multiples et diversifiées à l’ individu humain qui y est
pratiquement actif »75. Il faut mentionner, qu’à un moment donné de la sociabilité, il y a
une multiplicité presque infinie de décisions alternatives qui doivent être prises par
l’individu singulier de la société, individu qui est constamment provoqué, ou même
contraint à prendre des décisions, étant donné la différentiation et la complexification de
la société dans son ensemble. Enfin, il est important de souligner que, lorsqu’on se
penche sur la convergence ou la divergence entre le développement social et individuel,
71
Id. Ibid.
Id. Ibid. p. 43.
73
Dans le texte originel teleologischen Setzungen
74
Id. Ibid. p. 44.
75
Id. Ibid. p. 45.
72
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tout parait nous montrer que Lukács ne conçoit pas la formation des individus humains
comme des simples produits mécaniques du genre, car, dans ce cas, les traces spécifiques
de l’être social s’effaceraient, et il resterait seulement la relation naturelle muette entre
l’espèce et son exemplaire.
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