Invisibilité en vue
Illusion. Comment rendre un objet invisible ? Depuis 2004, les expériences
se multiplient, avec divers types d’ondes. A Marseille, des chercheurs
viennent de trouver le moyen - théorique - de détourner la vague géante
d’un tsunami.
Qu’y a-t-il de commun entre la cape d’invisibilité de Harry Potter et la protection d’une zone
côtière contre un tsunami ? A priori, rien. Comparer une fantaisie de J.K. Rowling avec
l’événement meurtrier qui a frappé en décembre 2004 l’Asie du Sud-Est semble absurde.
Cependant, les chemins de la recherche prennent parfois quelques libertés avec les routes
logiques. De sorte que si, un jour, la vague d’un tsunami contourne une ville pour aller
s’écraser dans les champs, ce sera probablement l’application des recherches, aujourd’hui
bouillonnantes, sur l’art et la manière de se rendre invisible…
L’idée de dispositifs rendant un objet invisible a germé au début des années 2000 dans des
laboratoires d’optique. Ce n’est pas un hasard. La première étape pour atteindre cet incroyable
objectif, c’est maîtriser les chemins de la lumière. Car la vision est d’abord une affaire
d’ondes électromagnétiques et de lois d’optique. Un objet est visible par l’œil humain dès lors
qu’il reçoit et réfléchit des ondes électromagnétiques dont la longueur est située entre
400 nanomètres (nm) pour le violet et 700 nm pour le rouge (voir infographie). Lorsqu’une de
ces ondes visibles percute un objet, elle est réfléchie. Pour peu que notre œil se trouve sur sa
trajectoire, l’objet devient visible.
Pourrait-on faire en sorte qu’il devienne invisible ? Réponse théorique : il faudrait qu’aucun
rayon ne percute l’objet, qu’aucun ne soit réfléchi par lui. L’astuce serait de dévier l’onde aux
abords de l’objet. Comment ? Il faudrait inventer un matériau aux propriétés calculées pour
assumer une fonction particulière, bref, un de ces «métamatériaux» dont bruisse la science
depuis quelques années (lire l’encadré ci-contre).
Le concept d’un «métamatériau d’invisibilité» a bien fait sourire dans les congrès
scientifiques. Jusqu’à ce jour de l’année 2004 où Sir John Pendry, de l’Imperial College à
Londres, et David Smith, de l’université Duke aux Etats-Unis, annoncent un début de
solution. Ils ont calculé que, pour qu’un objet ordinaire devienne invisible à une longueur
d’onde donnée, il faut qu’il soit enserré dans un matériau dont les structures sont dix fois plus
petites que la longueur d’onde qu’il s’agit de détourner.
Formule magique. La théorie est là, belle comme une formule magique. Reste la pratique.
Problématique. «Selon ce calcul, un métamatériau capable de dévier des ondes de 400 à 700
nm doit comporter des structures d’une dizaine de nanomètres, soit le dix-millième de la taille
d’un cheveu ! explique Sébastien Guenneau, chercheur au CNRS aujourd’hui à l’université de
Liverpool et qui a travaillé avec John Pendry. Or on ne sait pas usiner des choses aussi
petites.» Pour l’instant, du moins.
Comment alors vérifier la théorie ? Faute de pouvoir dévier des ondes de la lumière visible,
l’équipe de John Pendry tente le coup à une échelle plus grande, celle des micro-ondes,
invisibles, qui envahissent le four du même nom. Elles sont de l’ordre du centimètre. Si ses
calculs sont bons, les structures du métamatériau à créer devraient être de l’ordre du
millimètre. Une taille usinable…
Le résultat de l’expérience, publié en 2006, est un succès qui fait grand bruit dans
la communauté scientifique. L’équipe de Pendry a réussi à faire qu’un anneau de 3 cm
devienne «invisible» aux micro- ondes : celles-ci contournent l’objet et reprennent leur
trajectoire comme s’il n’existait pas… Certes, le quidam ne voyant pas les micro-ondes, le
résultat n’est pas spectaculaire. Sauf aux yeux des militaires, eux qui rêvent de jeter une cape
d’invisibilité sur leurs installations et leurs soldats. La Darpa (l’agence de recherche du
Pentagone) et les services de recherches des armées européennes ont aussitôt proposé leur
soutien, témoigne Sébastien Guenneau. «Mais je me suis donné comme principe de ne pas
travailler pour l’armement. J’ai refusé.»
La démonstration de principe est acquise. Le champ de recherches sur les métamétariaux de
l’invisibilité est ouvert. Et les questions affluent. Comment concevoir l’architecture que
doivent avoir des métamatériaux pour la lumière visible ? Et, question subsidiaire d’un autre
ordre : comment présenter au grand public, et aux politiques, les premiers résultats obtenus
sur les ondes invisibles ? En cette année 2006, cette question préoccupe Sébastien Guenneau,
qui en discute avec son collègue Stefan Enoch, chercheur au CNRS à l’Institut Fresnel à
Marseille, et leur étudiant en thèse Mohamed Farhat. L’Institut Fresnel est un haut lieu de la
recherche sur les ondes électromagnétiques. Leur réflexion les mènera, contre toute attente, de
la recherche de l’invisibilité… à la découverte, en 2008, d’une recette de lutte contre les
vagues géantes.
«Dessous-de-plat». «Pour expliquer nos travaux, nous avons eu l’idée de construire une
sorte d’analogue de notre dispositif, mais avec des ondes bien plus grandes. Des vagues.
Après tout, les lois de la physique sont les mêmes pour toutes les ondes qu’elles soient
électromagnétiques comme la lumière, acoustiques comme le son, ou mécanique comme la
vague solitaire d’un tsunami»,explique Stefan Enoch. Les trois chercheurs s’attellent donc à
construire une macromaquette de leurs microtravaux. Ils fabriquent une cuve d’eau,
représentation d’un océan qui sera agité par une vague. Reste ensuite le plus difficile : créer
un métamatériau qui dévie les vagues de manière à ce qu’elles contournent l’objet. Autrement
dit, un métamatériau d’invisibilité à l’onde de la vague. Sachant que celle-ci, dans la cuve, ne
dépassera pas le centimètre, les structures du métamatériau seront hautes de quelques
millimètres, calculent les chercheurs. Réalisable. Encore faut-il définir comment disposer ses
structures.
Au bout de deux ans de cogitations croisées de chaque côté de la Manche, Enoch, Farhat,
Guenneau et son collègue Alexander Movchan, à Liverpool, conçoivent enfin leur
tamatériau antivague : «Une sorte de dessous-de-plat high-tech», dit Stefan Enoch. La
soucoupe «antitsunami» est un disque en métal d’un diamètre de 20 cm, parcouru le long de
sa circonférence de picots à section carré. Le même nombre de picots se répète sur
sept rangées concentriques. En tout une centaine, régulièrement espacées, à la manière d’un
échiquier dont les cases font quelques millimètres de côté. De ce fait, plus on s’approche du
centre et plus les structures sont serrées. Puis, à une distance de quelques centimètres du
centre, plus rien : un cercle vide, l’espace qui sera, si tout se passe comme prévu, épargné par
la vague. Ce métamatériau a en outre une caractéristique remarquable, inconnue dans la
nature : il est fortement «anisotrope», c’est-à-dire que ses propriétés physiques ne sont pas les
mêmes selon les directions. La vague qui arrive frontalement doit être freinée. Celle qui vient
de biais, accélérée.
Démonstration au labo marseillais. Les picots baignent à mi-hauteur dans l’eau. Un clapotis
génère au bout de la cuve une onde qui fait naître des vagues égales. Arrivées à proximité de
la plaque, elles pénètrent parmi les picots, vont de plus en vite… et contournent l’espace
intérieur ! «C’est un peu comme dans l’œil d’un cyclone, explique Stefan Enoch. Les vents
contournent à très grande vitesse une zone centrale, qui reste calme. Et cela, pour les mêmes
raisons : cette région devient une zone à part où les variations de densité de l’air créent
un espace très hétérogène, aux caractéristiques physiques particulières qui, in fine, dévie les
vents.» Idem avec leur dessous-de-plat. Au centre, calme plat. Tout autour, nul remous, nulle
trace de la réflexion de l’onde des vagues. L’objet est invisible. Et ça se voit.
Erosion. La recherche sur l’invisibilité, voulant se faire pédagogique, aurait-elle accouché
d’une arme antitsunami ? De la cuve à l’océan, il y a certes loin. Les vagues géantes générées
par un séisme «sont de longueur d’ondes diverses, de la centaine de mètres au kilomètre,
relève Raúl Madariaga, sismologue à l’ENS à Paris. Pour y échapper, il faudrait imaginer des
dispositifs rétractables» et à géométrie variable, suggère-t-il. Le concept a néanmoins d’ores
et déjà séduit l’agence britannique pour la protection des côtes (UK Flooding Agency), qui
s’est dite prête à investir dans ces recherches. Son espoir : qu’elles inspirent la découverte de
structures révolutionnaires permettant de protéger de l’érosion des vagues les côtes les plus
sensibles et leurs infrastructures. En attendant, la démonstration est visible à l’Institut Fresnel
Campus de Saint-Jérôme,13020 Marseille
La gamme des ondes électromagnétiques
Voir, c’est capter les rayons lumineux avec un appareil optique. Celui de l’homme, l’œil,
n’est sensible qu’aux ondes électromagnétiques ayant une longueur entre 400 nm (violet) et
700 nm (rouge). Pour percevoir les ondes électromagnétiques plus petites que le violet
(comme l’ultraviolet, les rayons X ou gamma) ou plus grandes que le rouge (l’infrarouge, les
micro-ondes ou les ondes radio), il nous faut des détecteurs sensibles à ces longueurs d’ondes.
Les rayons lumineux sont parfois émis par l’objet (le cas d’une étoile, un filament
incandescent) mais le plus souvent, ils sont réfléchis. Si la lumière visible se trouve déviée par
une structure qui entoure l’objet, alors celui-ci devient invisible. Le même principe est valable
pour des ondes acoustiques.
La genèse des métamatériaux
Depuis quelques années, un nouveau concept a fait son apparition dans le monde de la
recherche : les métamatériaux, ces matériaux que l’on ne trouve pas dans la nature et qu’il
faut fabriquer pour répondre à une fonction précise. Bref du «sur mesure» et de la «haute
couture» pour les besoins de l’industrie. Pour les créer, il fallait d’abord inverser la démarche
habituelle qui consiste à explorer les possibilités offertes par les matériaux existant à l’état
naturel. «Nous partons toujours de la fonction. Que cherchons-nous à obtenir ? Pour
l’accomplir, il nous faudrait un matériau dont nous avons calculé les caractéristiques,
explique le physicien Stefan Enoch, qui travaille à la mise au point de métamatériaux à
l’Institut Fresnel à Marseille. On tente ensuite de créer ce matériau en associant des
matériaux différents ou en les modifiant. Après de nombreux essais et beaucoup d’erreurs,
apparaît parfois une nouvelle structure que l’on ne peut plus baptiser du nom d’un seul
matériau.» Un métamatériau (du grec meta,au-delà, qui englobe) peut être obtenu par un
«bricolage» chimique (en associant des éléments différents), physique ou mécanique : ainsi,
lorsque l’on assemble des picots rectangulaires de plus en plus serrés pour créer une
métamatériau répondant de façon spécifique à une longueur d’onde donnée.
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