REVUE ROUMAINE
DE LINGUISTIQUE
Tome XXIV, N° 4, Bucarest, 1979.
PROBLEMES LINGUISTIQUES DE LA
TRADUCTION POETIQUE
(UN POÈME D'EMINESCU EN TROIS LANGUES ÉTRANGÈRES)
PAÏSSY HRISTOV
La traduction poétique en tant qu'activité langagière et artistique se prête
aussi bien à un examen littéraire qu'à une étude linguistique. Sa complexité pro-
vient du fait qu'il faut refaire le contenu d'un poème donné dans une forme qui
corresponde à celle de l'original. On pourrait distinguer deux niveaux d'étude :
celui de la forme (qui vise d'établir des correspondances dans le rythme, la rime,
la strophe, etc.), et celui du contenu (qui cherche à découvrir la nature des trans-
formations se produisant lors du passage d'une langue dans une autre).
Il est bien évident qu'une telle étude gagnerait en profondeur si l'on pre-
nait en considération plus d'une version étrangère, car cela permettrait non seu-
lement de faire l'analyse de chacune d'elles par rapport à l'original, mais aussi de
chercher dans quelle mesure les particularités des différentes langues imposent
des restrictions aux traducteurs. Sachant d'avance que la traduction poétique re-
pose sur le choix subjectif du traducteur et représente une œuvre d'art, nous
sommes loin de nous attendre à découvrir des modèles à suivre ou des formules
universelles. Mais nous croyons qu'il existe quelque chose derrière ce qu'on ap-
pellerait « intuition du traducteur». Nous nous proposons à traiter deux pro-
blèmes liés à l'essence linguistique de la traduction poétique:
a) La prosodie comme ensemble des règles relatives à la métrique en
rapport étroit avec l'intonation spécifique d'une langue donnée.
b) Les transformations au niveau sémantique qui ne reposent pas
seulement sur la réalité morpho-syntaxique de l'énoncé poétique, mais
portent atteinte aussi à la perspective dans laquelle se dessinent les images poé-
tiques.
Notre choix tombe sur le poème «Despărţire » de M. Eminescu
1
. L'ana-
lyse portera sur trois versions de ce poème : française (de Veturia Drăgănescu-
Vericeanu), russe (de A. Gatov) et espagnole (de Maria Teresa Leon et Rafael
Alberti).
I. PROBLÈMES PROSODIQUES
Le rythme qui se définit par la disposition des syllabes accentuées et non
accentuées, la versification qui suit le schéma du vers syllabotonique ou sylla-
bique, la place de la césure, tout cela se ramène en dernière analyse à la proso-
die. La pratique démontre qu'un traducteur expérimenté ne compte pas les syl-
labes, ne fait pas l'analyse détaillée du rythme d'autant plus qu'il n'y a pas de
correspondance complète entre les lois métriques dans le passage d'une langue à
l'autre. La mélodie de l'original commence à résonner dans l'esprit du traducteur
tout en cherchant la forme et la matière qui lui est nécessaire pour s’incorporer.
.Même dans le cas où l'on constate une correspondance entre la forme de l'origi-
nal et celle de la traduction, il ne peut être question de coïncidence des caracté-
ristiques formelles ou de transfert de la forme de l'original dans la langue d'arri-
vée.. Il s'agit plutôt d'une transmutation qui permet de greffer, si l'on peut dire,
la forme de l'original sur un terrain étranger. La question qui se pose est de
chercher les principes qui régissent «intuitivement » le passage d'un système de
versification dans un autre.
Avant d'entamer l'étude concrète de la prosodie à la base des trois ver-
sions du poème «Despărţire » il convient de se rappeler ce qui distingue le vers
rythmique du vers syllabique pour pouvoir établir des correspondances éven-
tuelles entre eux.
1
M. Eminescu, Dorinţa, Ed. Albatros, Bucureştia 1976.
La versification rythmique repose sur l'accentuation régulière des vers qui
possèdent un nombre déterminé de syllabes. Elle se pratique dans des langues
comme le roumain et le russe les mots ont un accent mobile et se prêtent à
des combinaisons qui fournissent les différents pieds du vers rythmique (le tro-
chée, l’iambe, le dactyle, l'amphibraque et l'anapeste).
Le vers syllabique (français, espagnol) s'appuie sur un nombre fixe de
syllabes tandis que le nombre et la place des accents sont plutôt variables.
Par conséquent, le passage d'un vers rythmique à un vers syllabique
s’avère plus aisé puisqu'il consiste à libérer le vers des contraintes accentuelles
tout en conservant le même nombre de syllabes et la même césure.
Le passage de la versification syllabique à la versification rythmique pré-
sente plus de difficultés parce qu'à un rythme qui ne dépend pas strictement de
la place des accents il faut chercher un rythme correspondant qui soit basé sur
une accentuation régulière. Le traducteur qui passe du vers syllabique au vers
rythmique ne peut être complètement libre dans le choix de la mesure. Nécessai-
rement il se voit influencé par la mélodie de l'original.
Pour être plus concret dans les analyses nous prendrons pour base le vers
syllabique français et nous tâcherons d'établir quelles peuvent être les corres-
pondances dans une versification syllabotonique.
Par principe, la première syllabe du vers français, à quelques exceptions
près, ne peut porter l'accent puisqu'elle représente le plus souvent un mot non
prédicatif employé comme proclitique. Cela nous porte à la conclusion théo-
rique que le trochée et le dactyle devraient être exclus dans une traduction à par-
tir du français.
D’un autre coté, puisque l'accent français tombe sur la dernière syllabe du
vers français ou du groupe rythmique, l'amphibraque serait difficile à admettre
pour rendre la mélodie d'un vers français.
Le choix de la mesure doit dépendre du nombre des syllabes dans le vers
et de la place de la césure. Une présentation sommaire du vers français
2
sera
prise pour base de notre étude.
1. A l'hexamètre (vers de 12 syllabes) avec une césure après la sixième
peuvent correspondre un iambe de six pieds ou un anapeste de quatre pieds. Ce
vers permet au traducteur un double choix puisque les deux parties du vers, di-
visé par la césure, comportent, chacune, six syllabes - nombre compatible avec
un pied de deux ou de trois syllabes.
2. Le vers de 11 syllabes avec une césure après la cinquième ne s'enracine
pas dans la versification française. Puisque l'accent avant la césure tombe sur
une syllabe impaire, il pourrait se traduire par le trochée en conservant la sure
après la cinquième syllabe ou par l'amphibraque qui imposera le déplacement de
la césure après la sixième syllabe et la chute de la dernière syllabe non accen-
tuée.
3. Le vers de dix syllabes a une césure après la quatrième. Comme les
quatre syllabes de la première partie du vers ne peuvent se distribuer que dans
un pied bisyllabique on recourt à l’iambe, puisque dans l'original l'accent tombe
sur la quatrième syllabe qui est paire.
4. Le vers de 9 syllabes avec une césure après la troisième devrait
correspondre à l'anapeste. Le trochée est aussi possible étant donné que
l'accent tombe sur les syllabes impaires.
5. Le vers de 8 syllabes ouvre la série de ceux qui, à cause de leur
petite longueur, ne possèdent pas obligatoirement une césure. Comme le
nombre des syllabes est multiple de deux, c'est de nouveau à l'iambe que
vont les préférences.
Le principe de l'étude est déjà bien établi pour ne pas la pousser sur les-
vers dont le nombre des syllabes est supérieur à 12 ou inférieur à 8. La supposi-
tion que le choix de la mesure dépend du nombre des syllabes et de la place de
la césure se confirme non seulement par les réflexions théoriques mais aussi par
2
Ph.. Martinon. Versification française, in Dictionnaire des rimes françaises.
la pratique de la traduction. Un coup d'œil sur les poèmes français traduits en
bulgare nous permet de constater que la plupart sont en iambe. On comprend de
ce qui vient d'être dit que ce n'est pas le résultat d'un simple hasard. C'est au
fait qu'en français la césure se trouve ordinairement après une syllabe paire qui
porte l'accent et c'est une condition suffisante pour choisir l'iambe.
Les principes établis ci-dessus ne doivent pas être érigés en norme. Un
traducteur expérimenté y arrive intuitivement. Une telle étude nous permet de
prendre conscience des bases prosodiques du passage de la versification ryth-
mique à la versification syllabique ou inversement.
Une fois ces principes élaborés, nous pouvons aborder de près le poème
Despărţire d'Eminescu. L'original roumain est écrit en vers de 13 syllabes avec
une césure après la septième. La versification roumaine est rythmique (ou sylla-
botonique), puisque les mots roumains ont un accent mobile. Le pied qu'utilise
Eminescu dans ce poème c'est l'iambe.
Le russe qui n'appartient pas à la même famille linguistique que le rou-
main accepte le mieux le vers rythmique d'Eminescu grâce à la mobilité de son
accent. La correspondance formelle entre l'original et la version est complète :
La ce simţirea crudă a stinsului noroc...
Когда угасло счастье, сгоревшее дотлa . . .
II va sans dire que des variations rythmiques peuvent toujours survenir ;
l'essentiel, c'est que le schéma des principaux accents est conservé. Ainsi par
exemple, dans les vers cités « stinsului » et « сгоревшее » devraient porter deux
accents. En outre, le premier vers de la version russe offre un déséquilibre ac-
centuel puisqu'il commence par un mot monosyllabique accentué sur lequel
tombe l'accent logique :
Что у тебя на память я попросить бы мог !
La version française reprend les caractéristiques fondamentales de l'origi-
nal. Les vers sont toujours de 14 syllabes, la césure est après la septième syllabe
Paris, Larousse, 1962. p. 18-24.
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