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Paola Tubaro
P.H.A.R.E.
Université Paris X Nanterre
Bâtiment K, bureau K 131
200, avenue de la République
92001 Nanterre cedex
Choix du producteur et chômage technique :
le modèle mathématique de John E. Tozer (1838)
L’objet de l’article est l’étude des effets de la mécanisation d’une activité productive sur l’emploi, qui fut
réalisée en 1838 par John E. Tozer. L’article attire l’attention sur l’effort de l’auteur de mettre au point un
véritable modèle mathématique, qu’il voyait comme une méthode d’analyse plus générale et plus solide que des
exemples chiffrés. Ce choix méthodologique est à la base de la critique adressée par Tozer au chapitre 31 des
Principles de Ricardo.
Les objectifs ambitieux de Tozer ne se réalisent pourtant qu’imparfaitement, en raison des insuffisances
de la notion de « gain de la communauté », qui constitue le cœur analytique du modèle, et qui peut être vue
comme une anticipation du concept de surplus des consommateurs. Sur la base de ces considérations, l’article
parvient à une évaluation d’ensemble de la contribution de Tozer, et à une esquisse d’explication du lent progrès
de l’économie mathématique au début du XIXème siècle.
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Choix du producteur et chômage technique :
le modèle mathématique de John E. Tozer (1838)
0. Introduction
En 1838 John Edward Tozer, (1806 70), Fellow du Caius College de Cambridge,
publia dans les Cambridge Philosophical Transactions un article sur « Mathematical
Investigation of the Effect of Machinery on the Wealth of a Community in Which it is
Employed, and on the Fund for the Payment of Wages ». Il s’agissait d’une discussion des
effets sociaux de la canisation d’une activité productive : « A portion of capital, which
either has been or would have been employed in the payment of wages, is used in the
construction of machinery ; to determine the effect on the wealth of the community, and on
the fund for the payment of the labourer » (Tozer 1838, p. 164).
Au début du XIXème siècle, le problème de la mécanisation des activités productives et
de ses effets sur l’emploi faisait l’objet de vifs débats, auxquels participa David Ricardo avec
le chapitre 31 On Machinery ») des Principles of Political Economy and Taxation, ajouté
lors de la troisième édition (1821). Loin d’arriver à trancher sur cette question, les
contributions de l’époque étaient souvent ambiguës, ce qui est d’ailleurs prouvé par le fait que
le chapitre 31 de Ricardo prête encore aujourd’hui à controverse. Ces insuffisances suscitèrent
l’effort de clarification de Tozer. Celui-ci constata que la plupart des théoriciens avaient
construit leurs arguments en utilisant des exemples chiffrés : « the method that has generally
been employed has been to take numerical examples, and the results of these have frequently
been assumed to lead legitimately to general conclusions ». Mais ces exemples concernent des
cas particuliers, de sorte que les conclusions ne peuvent pas être généralisées : « the numbers
have been generally assumed without reference to realities, and though it may sometimes
have been carefully stated, that the conclusions could not possess a higher degree of truth than
the premises, the impressions on the minds of general readers would be favourable to that
particular conclusion which the example chosen tended to support » (Tozer 1838, p. 164).
Tozer aborda donc le problème du machinisme à l’aide d’une approche différente. Il
construisit un apparat analytique qui peut être vu comme une sorte de « modèle » avant la
lettre, permettant de traiter le problème du chômage technique de manière complète et
cohérente, indépendante de celle de Ricardo. Un modèle, selon la définition de Giorgio Israel
(1996), est une description en langage mathématique d'un problème particulier, justifiée dans
la mesure l'on s'attend à ce qu'elle décrive correctement les divers aspects du phénomène
considéré. Un modèle n'est pas censé saisir l'essence, la « vraie » nature du phénomène ; il ne
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vise pas à en trouver une justification à l'intérieur d'une explication générale et unitaire de la
réalité. Plusieurs modèles peuvent être construits pour décrire le me phénomène et,
inversement, le même modèle est parfois utilisé pour décrire plusieurs phénomènes,
définissant ainsi des analogies entre ceux-ci. L’introduction de l’article de Tozer conduit à
penser que cette définition correspond bien aux intentions de l’auteur, qui isola la question de
la mécanisation et de ses effets sur l’emploi des autres problèmes de l’économie politique
(Tozer 1838, p. 163), de manière à pouvoir s’intéresser uniquement à la possibilité de retracer
correctement ses différents aspects. Ainsi, « the particular problem under consideration, is of
very limited extent, and of very easy solution » (Tozer 1838, p. 164).
Tozer avait une idée claire des avantages de cette méthode. Il précisa dans son
introduction que l’étude d’un problème spécifique, toutes choses égales par ailleurs, permet
de rendre le raisonnement plus rigoureux : « the science that results […] acquires an almost
entirely demonstrative character becomes a series of propositions which are logical
deductions from assumed definitions, and form those properties of the things defined which
furnish axiomatic truths » (Tozer 1838, pp. 163 4). Si la science économique acquiert un
caractère déductif avéré, l’application des mathématiques est possible : « [the science that
results] is therefore a subject to which mathematical reasoning is not only proper but
necessary » (Tozer 1838, p. 164). Par « mathematical reasoning » l’auteur n’entendait
évidemment pas l’arithmétique des exemples chiffrés majoritairement utilisés par ses
contemporains, mais l’algèbre, susceptible de rendre les déductions de l’économie
« necessary » et « general » (Tozer 1838, p. 164). L’objectif annoncé par Tozer, consistant à
rendre l’économie une science déductive fondée sur les mathématiques, est fort ambitieux, et
la démarche adoptée, à savoir la construction d’un modèle mathématique du phénomène du
machinisme, est très moderne : Israel signale que la tendance vers la modélisation
mathématique n'a commencé à se diffuser qu'au début du XXème siècle, les exemples de
construction de modèles avant 1900 étant rarissimes. En ce sens, l’effort de Tozer est en
avance sur son temps, et anticipe l'évolution ultérieure de l'économie mathématique.
La question se pose de savoir si cette modélisation avant la lettre est vraiment à la
hauteur des intentions déclarées par Tozer dans l’introduction de son article. Permet-elle de
mieux comprendre le phénomène du machinisme et ses effets sur l’emploi, et de dépasser
ainsi les limites des exemples chiffrés ? Permet-elle de parvenir à des critiques pertinentes des
travaux de l’époque sur le problème du machinisme ? Christian Gehrke (2000) considère que
le travail de Tozer fait ressortir une étonnante incohérence de l’argumentation développée par
Ricardo dans son chapitre 31 : dans quelle mesure cette conclusion est-elle justifiée ?
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Nous allons examiner la contribution de Tozer, afin de répondre à ces questions. Nous
commencerons par une présentation du contenu de l’article de 1838, nécessaire pour
comprendre la suite (par. 1). L’algèbre de Tozer étant lourde, difficile à suivre, et aujourd'hui
obsolète, nous en présenterons une version « modernisée », pour qu'elle soit plus accessible
aux lecteurs actuels. Ensuite, nous allons utiliser ce matériel pour nous attaquer aux questions
posées ci-dessus, en développant notre analyse en deux étapes. D’abord, nous discuterons la
tentative de Tozer d’appliquer son modèle à l’étude des données numériques utilisées par
Ricardo dans l’exemple le plus connu du chapitre 31 (par. 2). Contrairement à Gehrke, nous
considérons qu’elle ne saurait remettre en cause le contenu essentiel du texte ricardien.
Cependant, elle constitue une critique intéressante de la méthode utilisée par Ricardo,
consistant à se servir d’exemples chiffrés pour construire des raisonnements économiques ; en
ce sens, la tentative de Tozer de montrer les limites de cette méthode, annoncée s
l’introduction de son article, peut être considérée comme réussie.
Or ce premier résultat ne suffit pas à tirer la conclusion que le modèle de Tozer
constitue une méthode supérieure ; la deuxième étape du raisonnement consiste donc à
évaluer les forces et les faiblesses de ce modèle, en tant que représentation du phénomène du
machinisme et de ses effets sociaux. Dans quelle mesure constitue-t-il une méthode fiable
d’évaluation des effets de la mécanisation des activités productives sur les conditions de vie
d’une collectivité ? Afin de répondre à cette question, nous allons dans le paragraphe 3
discuter l’outil analytique principal, sur lequel la construction théorique de Tozer s’appuie : la
notion de « gain de la communauté ». Elle est introduite dans le but d’évaluer le changement
technique non du point de vue d’un producteur, qui change la technique de production si cela
réduit ses coûts de production, mais du point de vue de la société entière, c’est-à-dire
essentiellement de l’ensemble des consommateurs. Cette notion a des limites, que nous
mettrons en relief en considérant qu’elle est très proche des tentatives de définir une mesure
du surplus, faites à cette époque par des économistes et innieurs français, de Jean-Baptiste
Say (1803) à Henri Navier (1832), et qu’elle s’expose à des critiques semblables à celles que
Jules Dupuit (1844, 1849) adressa à ceux-ci: en particulier, la formule proposée par Tozer
surestime l’avantage que les consommateurs retirent de la mise en œuvre d’une technique
plus capitalistique. Nous verrons que cette erreur s’explique en considérant que l’auteur
n’arrive pas vraiment à adopter le point de vue du consommateur et, comme la plupart des
théoriciens d’inspiration classique, reste lié au schéma d’évaluation du coût de production du
capitaliste. Malgcette difficulté, nous allons souligner l’originalité de la formule du gain de
Tozer, qui constitue la seule tentative de cette époque de relier l’évaluation du surplus des
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consommateurs au problème des effets sociaux de l’introduction de machines dans la
production : le mathématicien de Cambridge a été le seul à intégrer dans le calcul du gain de
la communauté l’éventualité d’un coût social du chômage.
En somme, si les critiques de Tozer à la démarche consistant à raisonner sur la base
d’exemples chiffrés sont effectivement bien fondées, l’apport de sa propre méthode au
progrès de la théorie économique s’avère modeste. Au fond, l’intérêt principal de son article
est le fait qu’il met bien en relief le décalage existant entre ses objectifs très ambitieux, et les
obstacles auxquels il se confrontait : il s’agissait de difficultés communes à un nombre élevé
d’auteurs des premières décennies du XIXème siècle, qui expliquent en partie le lent
développement de l’économie mathématique à cette époque.
1. L’article de Tozer
1.1 La construction d'une machine réduit le fonds destiné aux salaires
Tozer divise son analyse en deux phases : la construction de la machine et l’utilisation
de cette machine dans la production. Regardons d’abord la construction, en supposant qu'un
capitaliste possède un stock, qu’il utilise initialement pour payer les salaires de ses
travailleurs, employés dans la production d’une marchandise. Imaginons qu’il décide à un
moment donné de détourner une partie du capital vers le projet de fabrication d'une machine.
Si n > 1 années sont nécessaires pour que celle-ci soit construite, le capitaliste investit chaque
année une portion constante de son capital, disons i. Au début de la première année, il peut
employer la différence entre son capital initial total et l'investissement i pour continuer de
verser les salaires à ses travailleurs. Le montant disponible pour ces derniers étant réduit d'une
quantité égale à i, il est inférieur par rapport à la période précédente, ou à ce qu'il aurait pu
être en l'absence du projet de construction de la machine. Au début de la deuxième année,
avec un taux général de profit de l'économie de r, l'investissement fait un an auparavant va
valoir i(1 + r) ; le nouvel investissement étant toujours égal à i, la réduction totale du montant
disponible pour le paiement des salaires, par rapport à la situation initiale, est égale à la
somme de ces deux grandeurs : i[1 + (1 + r)]. Au début de la troisième année, la valeur totale
des salaires versés aux travailleurs est réduite de i[1 + (1 + r) + (1 + r)2], et ainsi de suite, de
sorte qu’au début de la n-ième année, la réduction du fonds destiné au paiement des salaires
est de i[1 + (1 + r) + (1 + r)2 + …+ (1 + r)n-1], c'est-à-dire, puisqu'il s'agit de la somme d'une
suite géométrique, de
r
ri n]1)1[(
. Cette grandeur représentant la valeur future des n-1
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