1. 1989 à 2003 : un traitement jurisprudentiel du voile

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Droit, laïcité et diversité culturelle
L'État français face au défi du pluralisme
Christoph Eberhard
Mayanthi Fernando
Nawel Gafsia
(à paraître dans Revue Interdisciplinaire d’Études Juridiques 54, 2005)
Le récent débat sur la laïcité en France qui a éclaté suite à de nouvelles « affaires du voile » lors de la
rentrée scolaire 2003/2004 a mené à la promulgation d’une nouvelle loi sur le port de signes religieux à
l’école. En croisant discours, pratiques, logiques et visions du monde des divers acteurs, nous
dégagerons à partir de ce terrain les enjeux fondamentaux auxquels se trouve confrontée aujourd’hui la
conception française du Droit. De façon plus générale, cette étude de cas permettra d’illustrer les
interrogations que soulève la conception moderne du vivre ensemble face aux défis de plus en plus
pressants de l’interculturalisme et du pluralisme.
La France est le pays qui incarne par excellence le mythe de l’État Nation moderne, c’est-à-dire d’un
État qui prétend gérer rationnellement la vie de ses citoyens par la loi, ce qui implique la centralisation
du pouvoir et l’homogénéisation des statuts, non pas uniquement comme gage de l’égalité de tous,1
mais aussi comme lutte de l’ordre contre l’ambivalence2. C’est peut-être en France qu’on peut
retrouver l’exemple le plus explicite de l’organisation du « vivre-ensemble » entre le Léviathan et les

Cet article a été rédigé dans le cadre de la préparation d’un dossier thématique sur le pluralisme juridique dirigé par André
Hoekema et qui paraîtra dans Droit & Société en 2006.

Enseignant / chercheur en anthropologie du Droit, Facultés universitaires Saint Louis, Bruxelles / Laboratoire
d’Anthropologie Juridique de Paris.

Doctorante en anthropologie à l’Université de Chicago qui vient de terminer son terrain en France sur les jeunes
musulmans et le renouveau de l’Islam en France.

Avocate, Docteur en Droit (Université Paris 1 et Tunis III), Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris.
1
Voir Dominique SCHNAPPER, 1994, Communauté de citoyens, sur l’idée moderne de la nation, Paris, Gallimard
1
droits de l’homme : d’un côté, la toute puissance du pouvoir qui énonce les règles de la bonne vie pour
tous et règle par des lois générales et impersonnelles les relations des citoyens et de l’État, ainsi que
celles entre les citoyens entre eux ; de l’autre, les droits de l’homme des individus qui constituent un
ultime bouclier contre tout abus de ce pouvoir exorbitant. On notera que dans cette vision les
communautés, les différents groupes sociaux et culturels sont soit absents soit relégués á la sphère
privée. La vision paraît même quelque peu désincarnée, tant l’individu n’apparaît que comme sujet
autonome, comme volonté désincarnée et l’État comme instrument neutre, voire technique de la
gestion du vivre ensemble. Elle est caractéristique de la conception moderne du monde : rationaliste,
individualiste et légicentrée. La modernité française est en outre marquée par l’héritage de la
Révolution française. La tentative explicite de faire table rase du passé et de reconstruire un nouveau
contrat social sur la base des lumières de la Raison3 a peut-être contribué à ce que les français, plus que
d’autres, ont tendance à percevoir leurs institutions et leurs manières de faire comme intrinsèquement
universelles. Or ce mythe4 français ne doit pas faire oublier qu’il s’agit justement d’un mythe 5, d’un
horizon invisible de sens qui n’est pas partagé par toutes les cultures, et qui, s’il se veut explicitement
rationnel et universel, s’inscrit implicitement dans l’histoire française et dans une conception du Droit
qui s’y est cristallisée au long d’une longue histoire. Pour reprendre la terminologie de Michel Alliot 6,
le Droit français s’inscrit clairement dans un archétype de soumission conforme au récit de création
que partagent les religions du Livre : le monde a été créé une fois pour toute, par un créateur qui lui est
extérieur. L’harmonie du monde ne peut être maintenue que si tous se soumettent également aux lois
générales et impersonnelles de ce créateur. Outre la projection du centre de la société, voire du monde,
hors de celle-ci et au-dessus de celle-ci, ce qui implique une déresponsabilisation des acteurs,
compensée par le recours au père et à la Loi, cette vision du monde est aussi profondément
uniformisante, les différences y étant surtout perçues comme créatrices de désordre et de chaos. Cet
archétype s'est transformé lors des Lumières avec l’appel à la Raison et l’idéal d’une organisation
2
Voir Zygmunt BAUMAN, 1993 (1991), Modernity and Ambivalence, Great Britain, Polity Press, 285 p.
Voir Alain TOURAINE, 1992, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 2e éd., Col. Biblio Essais, 510 p
4
Au sens d’horizon invisible dans lequel s’inscrit toute réflexion, de supposés implicites auxquels nous croyons tellement
que nous ne croyons pas que nous y croyons et qui ne peuvent être dévoilés que dans la rencontre avec des personnes
inscrites dans un mythe différent. Voir : Raimon PANIKKAR, 1979, Myth, Faith and Hermeneutics - Cross-cultural
studies, USA, Paulist Press, 500 p ; Robert VACHON, 1997, « Le mythe émergent du pluralisme et de l’interculturalisme
de la réalité », Conférence donnée au séminaire Pluralisme et Société, Discours alternatifs à la culture dominante, organisé
par l’Institut Interculturel de Montréal, le 15 Février 1997, 34 p, consultable sur http://www.dhdi.org.
5
Relativement à la mythologie du droit moderne voir Peter FITZPATRICK, 1992, The Mythology of Modern Law, London,
Routledge, Sociology of Law & Crime, 235 p et LENOBLE Jacques, OST François, 1980a, Droit, mythe et raison. Essai
sur la dérive mytho-logique de la rationalité juridique, Bruxelles, Facultés Universiatires Saint Louis, 590 p
6
Voir Michel ALLIOT, 2003, « Anthropologie et juristique. Sur les conditions de l’élaboration d’une science du droit », in
Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, (textes choisis et édités par Camille Kuyu), Paris, Karthala, 400 p
(283-305)
3
2
rationnelle de la société. L’État moderne a en quelque sorte remplacé Dieu comme responsable du
maintien de l’ordre et de la garantie d’une bonne vie pour tous. Le caractère explicitement laïc du Droit
français moderne ne peut faire illusion quant à ses racines religieuses et à sa sacralité7. L’analyse de
notre terrain contribuera à dévoiler cette dernière ainsi que l’un de ses impensés, voire impensables,
majeurs : un véritable tabou de l’altérité et du pluralisme. Révéler ce tabou sous-jacent dans toute la
« problématique du voile » et en prendre conscience permettra peut-être de faire avancer les termes du
« débat sur la laïcité ». Car la problématique n’est pas nouvelle. Bien que dans un contexte différent, un
débat sur le voile s’était déjà tenu dans pratiquement les mêmes termes il y a dix ans, et il ne serait pas
étonnant de le revoir apparaître dans le futur. Ces débats reflètent à notre sens des enjeux de
refondation symbolique d’un lien social dans une France qui devient de plus en plus multiculturelle.
Nous sommes confortés dans cette hypothèse par l’incompréhension assez généralisée que suscite dans
pratiquement le monde entier ce débat « franco-français », mais qui de la perspective française se
présente comme une problématique universelle.
La France reste peut-être encore fortement enracinée dans le mythe du droit moderne qui est entre autre
caractérisée par la centralité qu’y occupe l’État et une vision universaliste / uniformisante de
l’organisation sociale. La centralité de l’appel à la raison, à des valeurs universelles a peut-être
tendance à exclure, avec parfois la meilleure volonté du monde et sans forcément sans rendre compte,
d’autres visions du monde et de manières d’aborder le vivre-ensemble. Le concept de laïcité négateur
des appartenances culturelles des citoyens qui est au cœur du débat et qui apparaît pour les français
comme le fondement même de tout vivre ensemble8 - et qui est tout à fait compréhensible replacé dans
le contexte spécifique de l'histoire française très violente de la séparation de l'Église et de l’État - n’a ni
la même signification ni la même portée dans les autres pays du monde, même européens : loin d’être
un acquis, voire même un requis universel sans lequel les humains devraient sombrer dans le chaos, ce
n’est qu’une modalité parmi d’autres pour organiser le vivre ensemble – et peut-être qu’aujourd’hui le
temps est venu de chercher à le réinterpréter pour tenir compte des évolutions contemporaines de la
société française.
7
Voir aussi Gérard TIMSIT, 1997, « La loi : à la recherche du paradigme perdu », Archipel de la norme, Paris, PUF, Les
voies du droit, 257 p (9-42) TIMSIT Gérard, 1997, « La loi : à la recherche du paradigme perdu », Archipel de la norme,
Paris, PUF, Les voies du droit, 257 p (9-42)
8
Voir SCHNAPPER, op. cit. Voir aussi Henri PENA-RUIZ 2003, Qu’est-ce que la laïcité, Paris, Gallimard ; Emile
POULAT 2003, Notre laïcité publique, Paris, Berg International.
3
Aujourd’hui l’État français se trouve de plus en plus confronté aux défis de la décentralisation, du
pluralisme juridique et culturel, ce qui implique de revoir les bases de son contrat social, et donc sa
conception de la laïcité. S’intéresser à ces défis permet non seulement d’expliciter le « cas français »,
mais permet aussi d’en apprendre beaucoup sur les défis que posent l’interculturalisme et le pluralisme
aux visions modernes du monde et du Droit9 qui continuent à fortement imprégner les théories et
pratiques occidentales du Droit10.
Le pari de cet article est donc de révéler certains impensés à travers l’exemple de la France confrontée
à la diversité culturelle dans ses écoles. Ceci permettra d’ouvrir des pistes de réflexion par rapport à la
question de la restructuration des champs socio-juridiques contemporains dans une période de
globalisation ou émerge de plus en plus le défi du pluralisme : comment nos États, nos théories du droit
pourront-elles accomoder le pluralisme culturel grandissant au sein de nos sociétés européennes ?
Seront-elles capables pour aborder le pluralisme de s’orienter vers des approches plus pragmatiques et
moins idéalistes, sans renier leurs racines dont font partie la tradition qui nous semble importante et
précieuse des droits de l’homme 11?
Nous commencerons par nous intéresser au traitement jurisprudentiel de la question du voile jusqu’en
2004. Nous nous tournerons ensuite vers la genèse de la loi, ce qui nous mènera à nous interroger sur
ses contradictions internes par rapport à son objectif affiché, et à son adéquation par rapport au terrain.
Ceci nous mènera enfin à dégager quelques enjeux pour l’horizon d’une société pluraliste qui reconnaît
l’importance du dialogue interculturel dans l’organisation de son vivre-ensemble.
L’article peut paraître un peu sévère par rapport à l’État français. Il est clair que particulièrement
sensibles aux problématiques du pluralisme et de l’interculturalisme, nous avons surtout essayé de
pointer les problèmes qui émergent à partir de ce point de vue. Mais justement, par ce même souci de
pluralisme, nous espérons que cet article ne sera pas compris comme une attaque « dialectique » où il
9
Voir Christoph EBERHARD, 2003, « Prérequis épistémologiques pour une approche interculturelle du Droit. Le défi de
l’altérité », Droit et Cultures, n°46 2003/2, p 9-27
10
De manière générale pour les défis que rencontre le droit moderne à l’époque contemporaine voir : André-Jean Arnaud,
2004, Entre modernité et mondialisation. Leçons d'histoire de la philosophie du droit et de l'Etat, 2e édition, Paris, L.G.D.J.,
2004de SOUSA SANTOS Boaventura, 1995, Toward a New Commnon Sense - Law, Science and Politics in the
Paradigmatic Transition, New York-London, Routledge, After the Law Series, 614 p
11
L’ouvrage d’André-Jean Arnaud, 1991, Pour une pensée juridique européenne, Vendôme, PUF, Col. Les Voies du Droit,
304 p nous semble déjà proposer es pistes intéressantes dans ce sens.
4
s’agirait d’imposer notre point de vue, mais bien comme une invitation au débat et à un « dialogue
dialogal » de dévoilement mutuel de nos présupposés respectifs12.
1. 1989 à 2003 : un traitement jurisprudentiel du voile
La première « affaire du foulard islamique » a débuté en octobre 1989 à Creil (Val d’Oise), lorsque
trois collégiennes d’origine marocaine ont refusé d’enlever leur foulard islamique en classe et se sont
faites exclure, provoquant ainsi un débat national13. La presse et une grande partie des intellectuels et
des politiques réagirent vigoureusement à ce qu’ils percevaient comme une menace à la laïcité et à
l’espace « sacrée » de l’école républicaine. Après avoir été saisi par le chef d’établissement du collège
à Creil, le ministre de l’Éducation Nationale saisit à son tour le Conseil d’État pour consultation. Celuici rendit son avis le 27 novembre 1989, indiquant, que les élèves ont le droit d’exprimer et de
manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires s’ils ne portent pas
atteinte au bon déroulement des activités scolaires et si l’expression ne revêt pas de caractère
ostentatoire ou prosélyte. Les quinze années suivantes virent un certain nombre d’affaires similaires du
foulard. Des lycéennes et des collégiennes voilées sont exclues. En appel, le Conseil d’État a souvent
rendu des arrêts qui annulaient les exclusions et permettaient de réintégrer les filles dans leur
établissement scolaire. La jurisprudence du Conseil d’État sur le port de signes religieux à l’école peut
ainsi être qualifié de « corpus juridique » évoluant et complexe.
Dans son avis du 27 novembre 1989 le Conseil d’État cite dans un premier temps les textes de
référence14 pour poser par la suite des principes fondamentaux et une méthode d’appréciation au cas
par cas, qui seront régulièrement avancés dans la jurisprudence administrative ultérieure 15. L’avis du
Conseil d’État rappelle la définition de la laïcité à l’école en ce qu’elle garantit aux élèves un
12
Sur cette distinction entre dialogue dialectique et dialogal et ses implications voir Christoph EBERHARD, 2002, Droits
de l’homme et dialogue interculturel, Paris, Éditions des Écrivains, 398 p (100-128) ; PANIKKAR Raimon, 1984c, « The
Dialogical Dialogue », WHALING F. (éd.), The World’s Religious Traditions, Edinburgh, T. & T. Clark, 311 p (201-221)
13
Dans cet article nous nous concentrons sur la jurisprudence relative au port du voile. Mais il est intéressant de noter que le
14 avril 1995 le Conseil d’État s’est prononcé sur deux requêtes q’il a rejeté relatives à une demande de dispense générale
de présence le samedi matin dans deux établissement d’enseignement du second degré à l’occasion de la fête hebdomadaire
de shabbat. Voir : Conseil d’État n° 125148 et 157653 tous deux publié sau Recueil Lebon.
14
Dont par exemple la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, la Constitution du 27 octobre 1946,
la Constitution du 4 octobre 1958 ; la convention européenne de sauvegarde des Droits de l'homme et des libertés
fondamentales du 4 novembre 1950 etc.
15
C.E., Kherouaa, 2 novembre 1992. C.E., époux Aoukili, 10 mars 1995. C.E., Ministère de l’Education nationale c/ Khalid
et Mme Sefiani, 27 novembre 1996. Enseignement, Questions générales concernant les élèves, Recueil Lebon, 1999, p. 810.
5
enseignement et un personnel laïque conformément au devoir de neutralité de l’État au regard de toute
religion. Pour la juridiction administrative cette position de réserve implique la consécration de
principes fondamentaux « reconnus par les lois de la République » (CE 1989), telle que la liberté de
conscience (religieuse notamment) dans « un égal respect de toutes les croyances » (art. 1 loi 31
décembre 1959). Le Conseil d’État rappelle régulièrement que la liberté de conscience et la neutralité
de l’État sont liés au respect du pluralisme, impliquant ainsi une reconnaissance de la diversité
originelle des individus de la part des élèves. Un passage de l’avis résume l’essentiel de la posture du
Conseil d’Etat en ces termes : « la liberté ainsi reconnue aux élèves comporte pour eux le droit
d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires, dans
le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui, et sans qu’il soit porté atteinte aux activités
d’enseignement, au contenu des programmes et à l’obligation d’assiduité ». La limite de cette liberté
de conscience est donc l’atteinte aux devoirs et aux obligations des élèves, à l’ordre public ou á la
liberté des autres élèves.
Le Conseil d’État conclut que le port de signe religieux ne constitue pas en soi une raison suffisante
pour prendre des mesures disciplinaires. Il pose un cadre « méthodologique » à l’attention des chefs
d’établissement, recteurs et ministre de l’éducation afin de déterminer les conditions de mise en oeuvre
des limites à la liberté de conscience et par extension du port de « signes religieux » dans le milieu
scolaire par rapport à un « besoin » déterminé, et qui donnera lieu à des appréciations diversifiées : « il
résulte de ce qui vient d’être dit que, dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes
par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas en lui-même
incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté
d’expression et de manifestation de croyances religieuses, mais que cette liberté ne saurait permettre
aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans
lesquels ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou
revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande,
porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres membres de la communauté
éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités
d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin troubleraient l’ordre dans l’établissement ou
le fonctionnement normal du service public. ».16 En d’autres termes, en essayant de concilier la laïcité
avec le pluralisme, la liberté de conscience de tous les élèves et la garantie du bon déroulement de
16
6
Assemblée générale (Section de l’intérieure) – n° 346.893 – 27 novembre 1989.
l’enseignement public, le Conseil d’État conclut que seul un comportement ou une tenue troublant
l’ordre public ou la liberté d’autrui dans l’établissement scolaire justifierait la restriction ou
l’interdiction du port de signes d’appartenance religieuse.
Le Conseil d’État admet, par ailleurs, que l’autorité compétente a la faculté de déterminer les
conditions d’application des principes et limites énumérées dans l’avis « en cas de besoin » et « compte
tenu de la situation propre aux établissements ». Dans la jurisprudence ultérieure le Conseil d’État
recherchera si les dispositions prises par le chef d’établissement, l’inspecteur d’académie, le recteur
d’académie, ou le ministre de l’éducation visent à répondre à une « situation propre aux
établissements » et « en cas de besoin » pour condamner éventuellement les dispositions générales et
absolues relatives au port de signe religieux. Le Conseil d’État a ainsi admis en 1992 que la généralité
des termes de l’article 13 du règlement intérieur du collège Jean Jaurès de Montfermeil disposant que
« le port de tout signe distinctif, vestimentaire ou autre, d’ordre religieux, politique ou philosophique
est strictement interdit », « institue une interdiction générale et absolue en méconnaissance des
principes ci-dessus rappelés17 et notamment la liberté d’expression reconnue aux élèves et garantie
par les principes de neutralité et de laïcité de l’enseignement public… [que par conséquent] les
requérants sont (…) fondés à en demander l’annulation », car contraire au respect du « pluralisme »
d’après le terme employé par la juridiction administrative.18
Un arrêt rendu le 10 mars 1995 considère que le règlement intérieur du collège Xavier Bichat n’a « ni
pour objet ni pour effet » d’interdire « de façon générale et absolue » le port de signes d’appartenance
religieuse, et « que le port de ce foulard est incompatible avec le bon déroulement des cours
d’éducation physique »19. L’arrêt confirme, par ailleurs, la décision du chef d’établissement d’exclure
définitivement deux élèves arborant le foulard en question, au motif que le refus de le retirer aurait
provoqué un trouble dans l’établissement « aggravés par les manifestations auxquelles participait le
père des intéressées à l’entrée du collège »20. En 1999 le Conseil d’État confirme l’arrêt rendu en 1995
et s’oriente implicitement vers l’acceptation d’une règle générale et absolue, réfutant la nécessaire
étude du cas par cas, en disposant que « l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de
croyances religieuses ne fait pas obstacle à la faculté, pour les chefs d’établissements d’enseignement,
et le cas échéant, les enseignants, d’exiger des élèves le port de tenues compatibles avec le bon
17
Cf. les principes constitutionnels cités supra
C.E., Kherouaa, 2 novembre 1992, Recueil Lebon, pp. 389-390.
19
C.E., époux Aoukili, 10 mars 1995, Recueil Lebon, pp. 122-123.
18
7
déroulement des cours, notamment en matière de technologie et d’éducation physique et sportive sans
qu’il y ait à justifier, dans chaque cas particulier, l’existence d’un danger pour l’élève ou les autres
usagers de l’établissement ».21
Ce revirement jurisprudentiel est probablement lié au contexte politique de l’année 1994 où le ministre
de l’Éducation National de l’époque, François Bayrou a adopté une circulaire dont le contenu semble
avoir constitué la préparation du terrain de l’adoption de la future loi. Dans cette circulaire intitulée
« La réaffirmation de l’idéal laïque du 20 septembre 1994 relative au port de signes ostentatoires dans
les établissement scolaires »22, François Bayrou s’alarme des « manifestations spectaculaires
d’appartenance religieuse ou communautaire » et propose aux chefs d’établissements scolaires d’attirer
l’attention des Conseils d’administration sur la nécessité d’introduire dans les règlements intérieurs
l’interdiction « de signes ostentatoires ». La circulaire fait par ailleurs référence à la jurisprudence du
Conseil d’État en ce qu’elle préserve le droit des élèves de manifester « discrètement » leur
appartenance religieuse.
Cette interprétation de la jurisprudence administrative est bien restrictive, car la position du Conseil
d’État était plus large. Ce dernier a pendant longtemps mis en avant la nécessaire reconnaissance du
« pluralisme » culturel et religieux, et la prise en compte de la diversité des éventuels conflits, auxquels
il appartient à l’administration de répondre dans l’objectif, non de poser des dispositions générales et
absolues en matière de réglementation intérieure des établissement publics, mais de sortir d’une
situation litigieuse liée au port d’un « signe d’appartenance religieuse » sur la base de la prise en
compte des conjonctures déterminées. Le problème réside dans l’appréciation diversifiée du rapport de
causalité entre le fait de porter un signe et un éventuel trouble, en tant qu’origine du conflit entre
l’élève et l’établissement public d’enseignement. La jurisprudence du Conseil d’État s’inscrivait dans
une logique situationnelle et de négociation qui, par extension, était sous-tendu par la
responsabilisation des acteurs concernés (notamment les proviseurs) de tenir compte d’une situation
contextuelle et complexe.23
20
Ibid.
Enseignement, Questions générales concernant les élèves, Recueil Lebon, 1999, p. 810.
22
Bulletin Officiel de l’Education nationale, n°35, 29 septembre 1994
21
8
2. 2003 : La genèse d’une approche législative révélatrice d’un mythe républicain unitaire
Une quinzaine d’années après l’affaire de 1989, en 2003, le voile se retrouve à nouveau en débat sur la
scène publique.
En septembre 2003, deux sœurs, Lila et Alma Lévy, refusent d’ôter leurs foulards et sont exclues de
leurs lycées à Aubervilliers (Seine Saint Denis). Le cas Lévy et sa médiatisation énorme coïncide avec
le travail entrepris par la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la
République. Celui-ci a été mis en place par Jacques Chirac le 3 juillet 2003 et comprend 20 « sages ».
Il est présidé par Bernard Stasi, ancien ministre centriste et Médiateur de la République24. Sa visée est
« un débat public aussi large que possible », voire une éventuelle « initiative législative »25. Arrivé en
novembre, la question principale pour les politiques, la presse, et, à ce qu’il paraît, la Commission
Stasi, est bien devenu : faut-il légiférer sur le port de signes religieux (et sous-entendu le voile) dans les
établissements scolaires? Avant même la remise du rapport de la commission Stasi, la majorité des
politiques, à gauche autant qu’à droite, se prononcent en faveur d’une loi. Le 11 décembre 2003, la
commission Stasi remet son rapport à Jacques Chirac. Comme prévu, le rapport propose une loi
interdisant le port de signes religieux « ostensibles » (voile, kippa, et « grande » croix). Le 17
décembre, dans un discours où Jacques Chirac range la « main de Fatma »26 parmi les signes religieux
musulmans ostensibles, il demande à son gouvernement d’élaborer une telle loi. Le 10 février 2004,
moins de deux mois plus tard, l’Assemblée nationale adopte la loi (votée par 494 députés sur 577),
suivi du Sénat le 3 mars, qui interdira « le port de signes ou de tenues manifestant ostensiblement une
23
Il faut remarquer que la responsabilisation des proviseurs de cette façon a quelquefois laissé la place à leurs propres
préjugés et leur a permis d’agir avec mauvaise foi en interprétant les directives du Conseil d’Etat et ainsi d’exclure des filles
voilées qui n’auraient pas dû être exclues d’après la jurisprudence du Conseil d’Etat.
24
En juin 2003 a été mise en place la mission parlementaire de réflexion sur les signes religieux à l’école, présidée par JeanLouis Debré (UMP), président d l’Assemblée nationale. Le 12 novembre, la mission Debré se prononce pour une loi
interdisant le « port visible de tout signe d’appartenance religieuse ou politique » à l’école.
25
Du discours prononcé par M Chirac en installant la commission Stasi.
26
La « main de Fatma » est une expression née pendant la période coloniale pour désigner un bijou nord-africain censé
protéger du « mauvais œil », représenté par une petite main qui est porté essentiellement par les femmes musulmanes et
juives. Ce bijou berbère pré-islamique, n’a aucun caractère religieux mais revêt en revanche une valeur culturelle. En arabe
ce bijou est désigné par l’expression « khomsa » qui signifie les « cinq doigts de la main ». Les représentations coloniales en
ont fait un bijou porté exclusivement par les femmes musulmanes – afin de diviser pour mieux régner – toutes désignées,
par mépris vis à vis de l’« indigène arabe », par le prénom de « Fatma », d’où l’expression de « main de Fatma ». La
journaliste-écrivain d’origine tunisienne et juive, Sophie BESSIS s’est indignée du discours du Président de la République,
Jacques Chirac du 17 décembre 2003, dans un article paru dans le journal « Le Monde » du 16 janvier 2004, intitulé
« Pauvre main de Fatma ! » qu’elle débute en ces termes : « MA pauvre grand-mère - que le Dieu des juifs la garde puisque
c'est celui-là qu'elle adorait - doit se retourner dans sa tombe à l'idée qu'elle m'offrit autrefois, pour ma réussite au
baccalauréat, un signe religieux musulman ostensible ! Il est vrai que la main de Fatma qu'elle m'avait donnée à cette
occasion est de dimensions aussi imposantes que la protection qu'elle était censée m'assurer. »
9
appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. ». La loi entre en vigueur à la
rentrée scolaire 2004. En décembre 2004, selon un bilan annoncé par le Ministère de l’Éducation
nationale, 43 élèves portant des « signes religieux ostensible » ont été exclus de leur établissement
scolaires après des assises de conseils de disciplines ; 41 autres élèves se sont inscrits au Centre
National d’Éducation par distance (CNED) ; 17 élèves se sont inscrit dans des établissements privés,
quelques fois en Belgique27. Un an après l’adoption de la loi, le 15 mars 2005, le Ministère de
l’Éducation nationale comptabilise 47 exclusions, chiffre qui ne tient pas compte des inscriptions au
CNED sans passer par le conseil de discipline ni des abandons d’étude. 550 jeunes filles, par ailleurs,
auraient « trouvé une solution par le dialogue »28.
S’orienterait-on d’une logique de négociation à la réaffirmation d’un ordre symbolique par le recours à
la Loi, norme générale et impersonnelle, expression de la Raison et de l’universel ? L’uniformité et la
généralité de la loi uniformément n’allaient-ils pas être confrontés à de nouveaux problèmes
imprévus ? Des élèves sikhs par exemple, qui – il est intéressant de le noter - n’ont même pas été pris
en considération par la commission Stasi pendant les cinq mois de réflexion sur la laïcité en France, se
sont trouvés visés par la loi, et trois élèves sikhs qui auparavant ne posaient aucun problème au bon
déroulement de leur lycée à Bobigny (Seine Saint Denis) ont été exclus à cause de leurs turbans, jugés
signe religieux ostensible29. Si la négociation n’apparaît plus comme satisfaisante, la raison se trouve
probablement dans une peur sous-jacente face au pluralisme qui fait apparaître des spectres de chaos
sous forme de communautarisme mettant en question l’unicité de la République, la reconnaissance de
légitimités concurrentes à celles de l’État et de la « Raison » à travers la reconnaissance du rôle des
cultures, des croyances et des pratiques « irrationnelles » dans l’organisation de notre vivre ensemble,
et enfin sous forme d’attaque à la civilisation même (celle intrinsèquement universelle des Lumières) si
on garde à l’esprit le lien très explicite qui est fait entre le voile et une présupposée « soumission
barbare de la femme relevant d’un autre âge ».
27
« Loi laïcité : 43 exclusions depuis la rentrée », TF1, le 17 décembre 2004. Selon Pierre TEVANIAN, le ministère de
l’Education nationale décompte 48 exclusions au mois de janvier 2005, auxquelles il faut ajouter plus de soixante
démissions sans conseil de discipline . Voir : « Des exclusions invisibles » sur le site web du collectif Les mots sont
importants [http://lmsi.net/article.php3?id_article=337]).
28
Journal Le Monde, Mardi 15 mars 2005, p. 9
29
L’exemple des Sikhs est intéressant car dans le débat autour du voile souvent sont associés des arguments relatifs à la
soumission de la femme qu’il faudrait émanciper ou d’un Islam prosélyte contre lequel il faudrait prendre des mesures. Or
dans le cas des Sikhs ces deux arguments tombent à l’eau et il apparaît d’autant plus clairement que c’est la simple
différence culturelle qui est perçue comme dangereuse et comme remettant en cause les fondements mêmes du pacte social.
10
Mais qu’est-ce qui a fait (re) émerger cette peur ? L’idée d’une telle loi n’était pas toujours aussi
urgente. À la fin des années quatre vingt dix, un certain nombre de politiques, intellectuels, et
journalistes français avaient commencé à accepter une position plus nuancée par rapport à la présence
musulmane en France. Suivant des études sociologiques30 qui décrivaient les raisons complexes et
floues du port du voile, surtout en Occident, la presse avait commencé à diffuser les opinions de jeunes
femmes voilées dans des reportages et des téléfilms. Tariq Ramadan, un intellectuel important dans le
paysage islamique européen pour lequel l’entrée en France avait été interdite en 1995, est devenu un
invité assez régulier sur les plateformes de débat télévisés sur des questions de l’Islam et des
musulmans en France. Le Conseil français du culte musulman a été installé en 2003, plus de dix ans
après l’idée initiale de créer une organisation pour représenter l’Islam dans la République, incluant une
association – l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) – qui avait été critiquée
auparavant comme étant « radicale » ou « islamiste ». On note aussi que les conflits litigieux
concernant le port de signes religieux à l’école avaient été de moins en mois fréquents. En 1994,
lorsque Hanifa Cherifi a été nommée médiatrice chargée de résoudre les conflits liés au voile, 2000 cas
étaient recensés. En octobre 2003, elle évaluait à 150 par an les conflits nécessitant son intervention 31.
D’après Jean-Charles Ringard, directeur départemental de l’éducation nationale dans la Seine-SaintDenis, un des départements les plus « sensibles », depuis la rentrée de septembre 2003, le département
avait connu sept situations problématiques de port du foulard islamique signalées par des chefs
d’établissement au Rectorat. Sur ces sept cas, cinq ont été résolus par le dialogue, sans médiatisation ni
saisine des conseils de discipline.32
Pourquoi, alors, l’urgence de légiférer face à un système qui somme toute fonctionnait bien ?
L’explication est double. Les arguments juridiques pour remplacer la jurisprudence du Conseil d’État
par une loi parlementaire sont ancrés dans des arguments plus généraux qui s’inscrivent dans un climat
de mépris à l’égard de l’Islam, et surtout du voile, qui, en 2003, avait supplanté le climat d’entente qui
régnait pendant les quelques années précédentes. Si le Conseil d’État avait signalé avec sa
Voir CÉSARI Jocelyn, 1998, Musulmans et républicains : les jeunes, l’islam et la France, Bruxelles, Edition Complexe,
KHOSROKHAVAR Farhad, 1997a, L’islam des jeunes, Paris, Flammarion, Une Société Fragmentée: le multiculturalisme
en débat, sous la direction de Michel Wieviorka, Paris, La Découverte/Poche, GASPARD Françoise et KHOSROKHAVAR
Farhad, 1995, Le Foulard et la République, Paris, Découverte, et ROY Olivier, « Naissance d’un islam européen », Esprit,
n°239, p 10-35.
31
Libération, 15 octobre 2003 (p. 3). Le Monde constate à 300 le chiffre pour les cas contentieux où elle intervient
(11/12/2003, p. 11). Hanifa Cherifi, du fait de son expérience en tant que médiatrice, a été choisie comme membre de la
Commission Stasi.
30
11
jurisprudence que le voile en soi ne troublait ni l’ordre public ni la laïcité, arrivée en 2003 cette
position est perçue comme étant dangereuse pour la République qui serait prétendument menacée par
deux ‘périls’ soi-disant liés. D’abord, l’Islamisme, considéré par beaucoup comme le meilleur exemple
de l’obscurantisme religieux, de l’anti-féminisme, et du rejet de la modernité occidentale ; ensuite le
communautarisme (sous entendu le communautarisme islamique) qui privilégie des normes et des lois
de la communauté sur ceux de la Nation française et qui constitue l’antithèse de « l’intégration à la
française, ».
Après quelques années de pensée alternative, le voile est redevenu la matrice de ces deux menaces et,
la loi sur le voile semble, du moins en partie, être une réponse symbolique à une « crise de société »
plus large et ainsi, un prisme par lequel interpréter, et défendre, l’identité nationale, déjà mise en péril
par la mondialisation, l’Européanisation, le régionalisme, et la décentralisation. Dès le départ, la valeur
de la loi semble résider moins dans son importance pratique que dans sa portée symbolique : la loi est
une réaffirmation symbolique des valeurs nationales, un rappel de la spécificité française et de « la
restauration de l’autorité républicaine. »33
Pour mieux comprendre rappelons le contexte de l’année 2003. Elle connaît l’ascension médiatique de
Chahdortt Djavann, une dissidente iranienne. Son essai, Bas les voiles – dans lequel elle prétend que le
voile est équivalent au viol et à l’emblème de l’Islamisme – devient un best-seller et la grille de lecture
principale pour interpréter le port du voile, même en France.34 Ignorant les nombreuses études
scientifiques signalant la pluralité d’interprétations concernant le voile, la plupart des politiques et des
intellectuels proclament que le voile en France est imposé aux jeunes filles et aux femmes par leurs
pères et frères, ainsi que par des groupes islamistes. Dans les cas, soi disant très peu nombreux, où les
femmes choisissent elles-mêmes le voile, elles sont présentées comme “les soldates du fascisme
vert.”35 Cette année connaît également la médiatisation massive et la récupération politique,
essentiellement par le Parti Socialiste du mouvement « Ni Putes Ni Soumises », crée en 2002 pour
Entretien avec Jean-Charles Ringard, recueilli par Philippe Bernard. Le Monde, 11/12/2003, p. 11. D’après le journaliste,
la Seine-Saint-Denis compte plus d’un millier de foulards aux lycées et collèges ; c'est-à-dire que seulement sept de ces cas
posaient un problème disciplinaire et ont été signalés au Rectorat.
33
Rapport de la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République (Remis au Président de
la République le 11 décembre 2003), Paris, La Documentation française, 2004, p. 13. Pour consulter le rapport :
http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/034000725/0000.pdf
34
Mme Djavann a été appelée devant la commission Stasi, et M Stasi se rappela plus tard que son témoignage était « le plus
bouleversant. »
35
Une phrase invoquée par Gayé Patek, ancien membre de la Commission Stasi, pendant une conférence le 5 février 2004
au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme.
32
12
dénoncer la situation des jeunes femmes dans les quartiers difficiles. Arrivée en 2003, « Ni Putes Ni
Soumises » est devenu farouchement anti-voile et fournit le lien logique entre « Les territoires perdus
de la République »36 et le voile, en prétendant que le voile n’était pas qu’une contrainte faite sur les
jeunes femmes et filles par leur parents, mais faisait également partie d’une campagne organisée par
des groupes islamo-communautaristes pour établir leur propres lois, anti-féministes et antirépublicaines, dans des cités abandonnées par la République.
De ce discours public résulte l’apparition d’un discours sur l’urgence de protéger les « valeurs de notre
société et de notre démocratie »37 qu’on retrouve dans les justifications pour un règlement à caractère
législatif sur le port du voile. D’après Jean-Louis Debré, président de l’Assemblée Nationale, « S’il y a
un principe à affirmer : n’ayons pas peur de faire la loi. »38 Dans sa présentation de la nouvelle loi,
Jean-Pierre Raffarin, premier ministre, déclare : « Il était temps pour la République de rappeler ses
grands principes et de fixer des limites claires… »39 Jacques Chirac rappelle que « Le
communautarisme ne saurait être le choix de la France, » et ajoute qu’en acceptant une direction
communautariste, la France « perdrait son âme . C’est pourquoi aussi, nous avons l’ardente obligation
d’agir. »40 La logique derrière la loi semble pouvoir se résumer ainsi : le voile est le symbole d’une
campagne islamo-communautariste pour subvertir la République ; combattre le voile, c’est combattre
cette menace plus large. La loi étant dépourvue d’effet pratique dans la résolution des problèmes de
fond, tels que la discrimination, le chômage, l’abandon social et la politique des quartiers dits
« difficiles », dont le communautarisme serait le résultat, sa valeur est purement symbolique. Chahdortt
Djavann l’illustre : « Il fallait un coup d’arrêt, un acte symbolique fort, la nouvelle loi était
nécessaire. »41. Mais revenons à la genèse de la loi et aux arguments politiques, que l’on a cherché à
revêtir d’un caractère « juridique », qui l’ont fondée42.
36
Emmanuel BRENNER, Les territoires perdus de la République, Mille et une nuits, Paris, 2002, 240 pp. Cet ouvrage
collectif très déterminant pour le discours de la classe politique et médiatique, comprend des témoignages dévastateurs de
quelques enseignants sur l’antisémitisme, le racisme, et le sexisme dans le milieu scolaire.
37
Déclaration de Mme Nicole Ameline, Paris le 14 novembre 2003 (Audition devant la Commission de réflexion sur le
principe de laïcité dans la République).
38
In Antoine GUIRAL et Vanessa SCHNEIDER, « Une loi pour se draper dans la défense de la République, » Libération,
06/11/2003.
39
Jean-Pierre RAFARRIN, Discours prononcé à l’occasion de la présentation du projet de loi sur la laïcité, à l’Assemblée
nationale. 03/02/2004.
40
Discours prononcé par Jacques Chirac, « Relatif au respect du principe de laïcité dans la République, » Palais de l’Elysée,
17 décembre 2003.
41
, Chahdortt DJAVANN « La laïcité, garante de l’unité nationale » in Le Figaro, 06/01/2004.
42
Un procédé dénoncé par un Jean-Marc Trigeaud, professeur de Philosophie du Droit et rédacteur en chef des Archives de
Philosophie du Droit (Paris, Sirey) dans sa préface de l’ouvrage de Louisa LARABI HENDAZ « Le voile humilié - ou les
auditions manquées de la commission Stasi – Avec le témoignage de femmes musulmanes », Editions Marjane, Paris, 2005,
318 pp. p. 17 et s.
13
Dans ce nouveau climat social, les chiffres officiels qui indiquent un déclin des conflits du voile à
l’école sont présentés comme illusoires, masquant une « réalité » plus sombre. D’après Nicole
Ameline, ministre déléguée à la parité et à l’égalité professionnelle, « Il serait hypocrite de nier la
gravité du problème en s’appuyant sur le faible nombre de contentieux mis à jour. Le contentieux n’est
que la partie émergée de l’iceberg. En fait, les litiges sont infiniment plus nombreux. »43 Utilisant la
même logique, Le Monde publie un article intitulé : « Foulard à l’école : la réalité cachée derrière les
chiffres officiels. »44. Le sous-titre remarque que le chiffre officiel « apparaît largement sous-évalué
car la grande majorité des cas, réglés sans conflit, ne sont pas recensés. » Or, ni l’article ni sa logique
ne reconnaît que les cas « réglés sans conflit » sembleraient indiquer que le système en place
fonctionne. On s’aperçoit que la lecture de la réalité sociale est informée par des présupposés non
explicités, puisqu’on découvre derrière un système qui « objectivement » fonctionne des
dysfonctionnements graves. Ce qui semble sous-jacent est une peur de l’autre qui est exacerbée par une
dynamique qu’il ne faut pas sous-estimer et qui consiste dans un port croissant du voile et du « voile
complet »45 par de plus en plus de filles et de femmes musulmanes en France, ce qui renvoie l’image
d’un certain militantisme communautariste.
La méthodologie du cas par cas de la jurisprudence du Conseil d’Etat, offrant à chaque chef
d’établissement la responsabilité de juger la situation telle qu’elle est dans son établissement et de
prendre l’action qui lui semble la plus juste, est ainsi vue de plus en plus comme étant problématique.
Un grand nombre de fonctionnaires de l’Éducation Nationale qui s’exprimaient dans la presse avant le
passage de la loi dénoncèrent la jurisprudence du Conseil d’État comme une abdication de
responsabilité de la part de l’ État et un fardeau trop lourd pour les proviseurs. « Ni les politiques ni
l’administration n’ont pris leur responsabilités » accuse un proviseur dans Le Monde46, s’inscrivant
ainsi dans une rhétorique de déresponsabilisation qui sera régulièrement relayée. D’après Christian
Forestier, ancien recteur, « L’éducation nationale […] se sentait fragilisée par la jurisprudence du
Conseil d’État […] Aujourd’hui, elle est sommée de se justifier, alors qu’on ne lui a jamais donné les
moyens juridiques de traiter la question. »47 Même Jean-Charles Ringard, qui a noté ci-dessus
43
Déclaration de Mme Nicole Ameline, Paris le 14 novembre 2003 (Audition devant la Commission de réflexion sur le
principe de laïcité dans la République).
44
Le Monde, 11/12/2003 (p. 11).
45
Voile couvrant tout le corps.
46
Philippe BERNARD, « Foulard à l’école: la réalité cachée derrière les chiffres officiels » in Le Monde, 11/12/2003 (p.
11).
47
Idem.
14
l’apparent bon déroulement des affaires dans la Seine-Saint-Denis, remarque qu’ « une loi rendrait les
choses plus claires et aurait un effet préventif. » Les hommes politiques récupèrent dans des discours
ce sentiment d’abandon et ce besoin de « clarifier » la situation et les mêlent au sentiment plus général
d’une menace islamo-communautariste. Il faut changer le droit avec une nouvelle loi afin de donner
une arme claire aux proviseurs contre des groupes islamistes organisés, car, avec la jurisprudence
existante, « chaque fois qu’une famille d’une jeune fille voilée attaque un établissement scolaire devant
les tribunaux, elle gagne. »48. Alain Juppé, président de l’UMP, déclare devant la commission Stasi
que « Le port du voile […] c’est un acte militant nourri par une véritable propagande intégriste, »
soulignant qu’il y a « une certaine lâcheté à laisser les chefs d’établissements scolaires se débrouiller
seuls. »49
Ces remarques nous semblent devoir être mis en relation avec la dynamique d’idéologisation évoquée
plus haut. On ne peut pas évacuer cette question d’une dynamique réelle d’idéologisation du port du
voile. Celle-ci complexifie la problématique car on ne se situe plus « simplement » dans la
problématique d’un respect des « cultures » ou des « religions » puisque ces dernières sont parfois
instrumentalisés pour des enjeux et des stratégies idéologiques. Face à des « actes militants nourris par
une véritable propagande intégriste », ce sont effectivement les bases du contrat social qui semblent
remis en question et demandent la réaffirmation d’un ordre symbolique. La question qui se pose
néanmoins est de savoir si l’approche binaire « civilisation / barbarie », « universalisme /
communautarisme », « moderne / rétrograde » pour aborder ces enjeux ne met pas plutôt de l’huile sur
le feu de l’idéologisation, et donc des fractures idéologiques, et si une approche plus dialogale qui
reconnaît pour commencer les points de vue de tous les acteurs et les prend au sérieux ne serait pas
plus adaptée50. Or dans le cas français l’ordre symbolique est intrinsèquement lié aux mythes de
l’unicité de la République, de la laïcité et de la Loi, cette dernière étant garante de l’unicité et de la
laïcité. C’est donc vers une affirmation de l’unité qu’on se tourne, plutôt que de mettre l’accent sur le
respect d’un certain nombre de règles permettant de vivre ensemble dans un pluralisme partagé. La
jurisprudence du Conseil d’État, qui reconnaît les réalités complexes de port du voile et exige le
compte tenu « de la situation propre aux établissements » est jugée trop floue. Arrivé en 2003, il est un
« fait » que la situation actuelle – quelques lycées qui acceptent le voile, d’autres qui acceptent le port
48
Prononcé par Ségolène Royal in « On doit savoir dire stop. » Propos recueillis par Frédéric Gerschel. Le Parisien.
17/12/2003 (p. 2).
49
Déclaration d’Alain Juppé, Président de l’UMP, Paris, le 28 Octobre 2003 (Audition devant la Commission de réflexion
sur le principe de laïcité dans la République).
15
d’un bandana, et d’autres encore qui n’acceptent aucun couvre-chef – est intenable. La responsabilité
en incomberait à la jurisprudence du Conseil d’État, appelé par Gisèle Halimi, avocate et féministe,
« un patchwork d’où toute rigueur est absente. »51. Elle continue, démontrant le lien entre le mythe de
l’unicité de la république et de la Loi : « Où est la règle, le droit, la loi qui protège ou punit dans la
totale égalité tous les citoyens ? Des décisions disparates […] mettent en danger, à la longue, nos
principes républicains. Érosion, interprétation minorées ou majorées font de ce problème de société un
dangereux ‘marronnier’. Alors ? Alors, besoin de dire le droit ».52
Le climat anxiogène que vivrait la République et qui sous-tendait l’initiative législative a eu des
conséquences graves pour la possibilité d’un vrai débat sur la nouvelle loi. Un discours public
hystérique, exprimé par le journaliste de l’Express Christophe Barbier, régnait avant son adoption :
« Quand un régime doute de ses valeurs, il a fait la moitié du travail pour ses adversaires. La France en
est là : la laïcité n’est plus un principe; c’est un champ de bataille. Les semaines qui viennent […]
diront si la République est plus près de Waterloo que d’Austerlitz. »53 Le raisonnement de Barbier est
clair : la loi est une arme dans la bataille pour la France. Être contre la loi, c’est être contre la
République. Ce point est clairement renforcé par Bernard Stasi lui-même pendant une échange
télévisée avec Fouad Alaoui, secrétaire général de l’Union des organisations islamiques de France. 54
Cette logique, et son langage guerrier, rendent impossible le débat raisonné. Quelquefois ils rendent
impossible le débat même. En janvier 2004, une conférence avec Alain Gresh (rédacteur en chef du
Monde diplomatique), Tariq Ramadan, et Hamida Ben Sadia (une des fondateurs du Collectif Une
Ecole pour tou(te)s), tous opposants de la loi, est annulée par le maire du 12è arrondissement de Paris
pour des « raisons de sécurité. ». Le même mois, Fouad Alaoui est désinvité d’une conférence à
l’UNESCO. Pendant les mois suivants, un certain nombre de maires annulent les conférences de
Ramadan dans leurs villes. On passe là véritablement d’une méfiance de l’autre à la négation des
valeurs fondamentales de la République. Ce n’est plus uniquement un droit à la différence qui est
méconnu, ce qui pourrait à la rigueur rester compréhensible si on partage le mythe de l’unicité de la
République si chère aux Français, mais les fondements même de la République : les droits de l’homme
essentiels que constituent la liberté d’expression et la liberté de réunion. Sous couvert de valeurs
universelles on exclut l’autre et on lui dénie la revendication de tels droits, ce qui n’est pas sans nous
Christoph Eberhard, 2002, « Construire le dialogue interculturel. Le cas des droits de l’homme », in Carole Younès &
Étienne Le Roy (éds.), Médiation et diversité culturelle. Pour quelle société, Paris, Karthala, 311 p (235-252)
51
Gisèle HALIMI « Légiférer, pour que gagne le droit » in Le Monde 2 (numéro 34, p. 66), novembre 2003.
52
Idem.
53
Barbier, Christophe. « Enquête sur les ennemis de la République » in L’Express, 26/01/2004.
50
16
rappeler les attitudes des puissances occidentales lors de la colonisation. Un tel climat de mépris ouvre
la porte à d’autres dérapages perturbants. La presse musulmane (notamment oumma.com et
saphirnet.info) remarque une croissance des agressions verbales contre des femmes voilées dans la rue.
Un médecin dans le banlieue parisien d’Evry affiche que, étant donné que « l’intégrisme a fait
beaucoup de morts dans le monde, » il « remercie les femmes voilées de bien vouloir retirer leur voile
dans le cabinet, et dans la salle d’attente. »55 Une banque à Paris refuse l’entrée á une femme
légèrement voilée pour des raisons de « sécurité. »56 Après l’adoption de la loi en septembre 2004, le
journal Le Monde titre « Une Mairie interdit à une femme voilée d’être témoin de mariage » et « Une
étudiante [voilée est] exclue d’un resto U de Paris »57. La diabolisation de Tariq Ramadan prend une
ampleur troublante : Nicolas Sarkozy, ministre de l’intérieur, promet de « débusquer » Ramadan dans
un débat télévisé58 ; à son tour, Julien Dray, porte parole du PS, déclare « Moi, si je le croise je lui met
mon poing dans la gueule. »59 Mais à côté de ces effets sociaux très réels, il y a un véritable enjeu dans
le fait d’invoquer des valeurs universelles pour ses propres besoins, quitte à les remettre en cause pour
« les autres ». On semble faire ici en France dans un domaine différent ce que l’on reproche si
fortement aux américains dans leur intervention en Irak. Le spectre du colonialisme qui partage
l’humanité entre hérauts de la civilisation et barbares à convertir ne semble pas loin … Il peut se
révéler intéressant de mettre en perspective les évolutions récentes par une plongée dans l’histoire
coloniale française qui reste souvent occultée, mais fournit des pistes de réflexion importantes – ce que
nous ferons un peu plus loin. Pour l’instant attelons nous à révéler les contradictions de l’approche
législative avec les principes supposés la fonder, contradictions souvent masquées par la sacralité du
mythe républicain unitaire qui est mis en avant.
3. De quelques contradictions de la loi avec les principes républicains censés la fonder
54
« 100 minutes pour comprendre » sur France 2, 19 janvier 2004.
Mohammed Belqasmi, Fatima Berrichi, et Samba Diagouraga, « Pas de filles voilées dans la salle d’attente dans un
cabinet
médical
d’Evry, »
oumma.com,
22
janvier
2004
[http://www.oumma.com/article.php3?id_article=906&var_recherche=medecin+].
56
Kily, Mohamed, « L’affaire du voile à la Société Générale : ce qui s’est réellement passé, » oumma.com, 26 décembre
2003 [http://www.oumma.com/article.php3?id_article=834&var_recherche=medicin+femme+voilee].
57
Journal Le Monde, dimanche 26 – lundi 27 septembre 2004, p. 9.
58
Prononcé par M. Sarkozy su « 100 Minutes pour convaincre » sur France 2, 20 novembre 2003.
59
Prononcé par M. Dray sur « 93, Faubourg Saint-Honoré » diffusée sur la chaîne privée Paris Première. Voir « Sexisme
d’en haut, sexime d’en bas : même combat » sur le site web du collectif Les mots sont importants
(http://lmsi.net/article.php3?id_article=226).
55
17
L’article premier de la Loi dispose que « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de
signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est
interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est
précédée d’un dialogue avec l’élève. » Étant inséré dans le Code de l’Éducation Nationale sous le
numéro « Art. L. 141-5-1 » dans la partie relative au respect de la laïcité, il apparaît que l’objectif
explicite poursuivi par le législateur est d’imposer aux élèves une apparence vestimentaire dépourvue
de signes dits religieux, en visant implicitement le voile dit « islamique ». La Loi ne désigne pas
expressément le « voile », mais les débats antérieurs à son adoption et les contentieux administratifs
ayant entraîné les controverses autour du port de cette tenue vestimentaire portaient exclusivement sur
la visibilité des signes religieux musulmans et de l’infériorité de la femme que ce « symbole »
illustrerait. Sous couvert d’assurer l’application de la laïcité dans les établissements scolaires publics
l’impensé de la Loi vise une pratique religieuse spécifique qui sous-tendrait un modèle impensable : le
port du voile islamique.
Alors que le principe de laïcité, posé en 1905 et précisé au cours des précédentes années par le Conseil
d’État, s’appliquait au personnel de l’Éducation Nationale et au contenu des enseignements dans un
souci de neutralité devant la diversité des élèves, ces derniers sont contraints d’obéir à une nouvelle
règle qui leur enjoint d’abandonner leur spécificité culturelle ou religieuse. D’après l’exposé des motifs
l’objectif de la loi s’inscrirait dans la continuité du respect de la laïcité60. En imposant une telle
obligation aux élèves, le dessein implicite du législateur consacre le principe du respect d’une
uniformité vestimentaire, sans en exiger les conditions matérielles d’application, en l’occurrence le port
d’un uniforme sur le modèle d’antan.
La tenue vestimentaire ayant provoqué des conflits est le port par de jeunes filles, d’un tissu autour du
visage camouflant les cheveux, les oreilles et le cou et arboré parfois avec un vêtement large
camouflant les formes du corps. Cette apparence contraste avec celle des autres élèves dont la tenue
« traditionnelle » est caractérisée par le port du jean, baskets, survêtement, tête nue ou avec casquette,
etc. Une infime minorité d’élèves affirme ainsi leur identité individuelle ou/et collective à travers une
pratique qu’elles qualifient de religieuse. Et cette nouvelle représentation identitaire est vécue par les
tenants de la loi sur la réglementation des signes religieux à l’école comme une faillite des pouvoirs
publics, qui auraient échoué dans le maintien de la cohésion sociale par la transmission de valeurs dites
18
« universelles ». L’article premier de la Constitution consacre le lien entre la laïcité et le pluralisme
identitaire, signifiant ainsi le devoir de neutralité qui incombe à l’État et ses institutions devant les
religions, en disposant que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et
sociale ». Alors que la Constitution assure ainsi l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans
distinction d’origine, de race ou de religion, en assurant le respect de toutes les croyances. », la loi du
15 mars 2004 vise l’absence de manifestations identitaires et la consacre l’uniformité. Le respect du
pluralisme culturel tel qu’il a été érigé en principe fondamental dans les textes de loi relatifs à la laïcité
est ainsi mis à rude épreuve.
On peut aussi noter un manque de pragmatisme dans la loi. Il n’a pas manqué d’être relevé par un
certain nombre de critiques, notamment par Pierre Tévanian.61. En effet, si la plupart de lycéennes
voilées sont obligées de se voiler sous la contrainte de leurs parents ou de groupes islamistes, comme
l’allèguent les partisans de la loi, l’exclusion ne sert qu’à les renvoyer à leurs « oppresseurs », au lieu
de les garder dans un environnement (l’école républicaine) qui pourrait les aider à développer leur
indépendance intellectuelle et financière. On peut, bien sûr, invoquer la valeur symbolique de la loi,
qui renforcerait les principes républicains. Mais c’est précisément ces principes que représente la
République – notamment la rationalité, le débat objectif et raisonné, le droit de l’individu sur le droit de
la communauté, la liberté d’expression, égalité – que la loi, la logique qui la sous-tend, et les
conséquences qu’elle a déjà suscitées contredisent.
Ce qui frappe le plus dans le rapport de la commission Stasi, fondement discursif de la loi, est le
manque de toute base statistique ou preuve obtenue de manière scientifique et rationnelle. La
représentation de l’état de la laïcité en France est le résultat de témoignages d’une centaine
« d’hommes et de femmes de terrain, », c'est-à-dire d’élus locaux, de responsables d’établissements
scolaires, de directeurs d’hôpitaux et de prisons, de commissaires de police, de chefs d’entreprises,
convoqués précisément parce qu’ils étaient « particulièrement qualifiés pour apprécier la nature et le
degré de gravité des atteintes dont est l’objet la laïcité, »62 une gravité évidemment déjà défini, a priori.
Invoquant ces témoignages, le rapport décrit une France désarticulée par des hommes qui refusent que
leurs femmes soient soignées par un médecin homme, des revendications dans les sphères public et
privé de porter le voile, un anti-sémitisme croissant dans des écoles, des refus de participer à des cours
Extrait de l’exposé des motifs : « Ce texte [la loi du 15 mars 2004] s’inscrit dans le droit fil de l’équilibre qui s’est
construit patiemment depuis des décennies dans notre pays autour du principe de laïcité »
61
Voir « Une loi antilaïque, antiféministe et antisociale » in Le Monde Diplomatique, Février 2004, p. 8.
60
19
d’éducation physique par certaines jeunes filles, des comportements contestant l’enseignement de pans
entiers du programme d’histoire ou de sciences. Le rapport constate que « De tels comportements […]
sont souvent le fait de groupes organisés qui testent la résistance de la République. » 63 Mais on ne sait
pas si ces histoires quelquefois effrayantes sont anecdotiques ou si elles sont représentatives d’une
véritable dynamique sociale. Le rapport parle de « groupes organisés » sans en nommer aucun nom et
sur la simple foi de l’opinion des témoins. De plus, plutôt que de tenir compte des travaux importants
des sociologues français au cours des années qui démontrent les raisons complexes et nombreuses qui
amènent les jeunes filles et les femmes à porter le voile64, la commission Stasi interprète le voile selon
les positions des féministes farouchement anti-voile, comme celles de Fadela Amara (présidente de Ni
Putes Ni Soumises), Chahdortt Djavann, Gisèle Halimi, et Nadia Amiri, toutes auditionnées par la
commission. Par contre, la commission n’a auditionné que deux femmes voilées-par-choix – à la fin
des auditions et seulement après la requête de quelques membres65.
La loi constitue aussi une atteinte à la liberté d’expression et à la liberté de conscience, un principe
fondamental des droits de l’homme. Henri Peña-Ruiz, ancien membre de la commission Stasi, qui en
défendant la loi, nous rappelle l’importance de la « liberté de tous les êtres humains, ainsi promus à la
véritable autonomie éthique de choisir son mode de vie, sa sexualité, son type de relation à l’autrui
dans le respect des lois communes […]. »66 Ce sont précisément ces droits qui seront refusés aux
jeunes femmes voilées. La commission Stasi reconnaît cette atteinte à la liberté d’expression, mais la
justifie pour des raisons d’ordre public : « la manifestation de la liberté de conscience peut être limitée
en cas de menaces à l’ordre public. »67 Le problème c’est qu’il y a à peine des preuves qui lient le
voile (ou un autre signe religieux) à une menace à l’ordre public (et même pas de preuve d’une menace
générale islamiste à l’ordre public). Anticipant probablement cette critique, le rapport constate qu’à
« l’école, le port d’un signe religieux ostensible – grand croix, kippa ou voile – suffit déjà à troubler la
quiétude de la vie scolaire. »68. Mais il n’existe aucune preuve ou justification de cette allégation. Ce
n’est qu’une opinion. Les textes fondamentaux, la loi de 1905 et la jurisprudence du Conseil d’État,
notamment l’avis de 1989, ne représentaient-ils pas déjà un ensemble juridique suffisant pour répondre
à l’éventuel danger dont serait porteur le dit signe religieux ?
62
Rapport de la Commission Stasi, p. 10.
Rapport de la Commission Stasi, p. 95.
64
Voir bibliographie complément à la fin de l’article.
65
Selon un des membres de la Commission Stasi, qui préférait rester anonyme.
66
Henri PENA-RUIZ, « Laïcité et égalité, leviers de l’émancipation », Le Monde Diplomatique, Février 2004.
67
Rapport de la Commission Stasi, p. 57.
68
Idem, p. 39. Nous soulignons.
63
20
Finalement, la loi est profondément non égalitaire. Un des arguments contre le communautarisme
prétend qu’il sacrifie l’individu au nom de la communauté. Par contraste, la République Française
reconnaît chaque individu en soi, comme un être égal à tous les autres êtres. Or les justifications pour la
loi, qui se disent soucieuses de protéger la majorité silencieuse de filles non voilées ou voilées par
contrainte qui « n’ont pas moins que les autres [les filles voilées par choix] le droit à leur liberté de
consciences, »69 tombent dans une logique problématique, qui sacrifierait les droits de quelques filles
qui se voilent par choix au nom d’un groupe plus grand. Par ailleurs, étant donné que c’est
essentiellement le voile islamique qui est visé plutôt que les autres signes religieux, seules les filles
musulmanes sont directement visées par cette loi. Par conséquent, les garçons qui revendiqueraient la
même idéologie religieuse dite problématique ne sont pas concernés.
4. L’escamotage de la complexité et du pluralisme des situations par l’approche législative
Au-delà de la logique (ou du manque de logique) de cette nouvelle loi et de son atteinte contre
quelques principes fondamentaux de la République, la dynamique législative et son symbolisme nous
semblent problématiques. La réponse uniforme que représente la loi abstraite, contrairement à la
jurisprudence du cas par cas, présume une signification uniforme et figée du voile (l’infériorisation de
la femme) ainsi qu’une compréhension précise des raisons pour lesquelles une jeune femme porterait le
voile (soit elle est obligée de le faire par son entourage familiale, soit elle souscrit à une politique
islamiste inacceptable dans la République). Cette réponse masque la complexité des terrains et bloque
des approches plus négociées qui peuvent en tenir compte. En outre l’approche législative tend à
essentialiser l’Islam et à le construire comme bloc unitaire à l’image de l’État / Nation auquel il est
supposé s’opposer, la seule communauté légitime étant celle de la République Française. Une pensée et
une pratique pluralistes deviennent donc très difficiles.
4.1. La complexité et le dynamisme des terrains face à la rigidité de la loi
69
Marcel LONG et Patrick WEIL. « La laïcité en voie d’adaptation » in Libération, 26/01/2004. Weil et Long étaient
membres de la commission Stasi. M Weil a utilisé le langage de « sacrifice » dans un entretien avec nous.
21
La réalité du terrain est complexe. Une catégorisation rigide du voile y devient presque impossible,
voire dépourvue de sens. En France, les raisons pour mettre le voile sont multiples. Parfois c’est le
résultat, et le symbole, d’une crise d’appartenance générationnelle et ainsi une manière de s’affirmer
dans une identité particulière ou communautaire contre un imaginaire national français dit
« universaliste » qui, paradoxalement, exclut ou marginalise les français d’origine maghrébine ou
africaine. De la même façon que les jeunes d’origine maghrébine ont essayé de s’affirmer dans
l’identité « beur » pendant les années 80, ils le font actuellement par le biais de l’Islam. Cette
affirmation de soi dans une identité islamique peut inclure, pour les femmes, le port du voile.70 Plus
qu’une communauté d’appartenance, l’Islam peut également offrir aux jeunes marginalisés dans des
« cités pourris » un confort existentiel en fournissant un cadre moral et un code éthique et disciplinaire
dans un monde post-industriel apparemment privé de sens et d’autorité71. Dans ce sens, le voile fait
souvent partie d’une enquête spirituelle plus large. Il est alors moins un « signe » d’appartenance ou
d’identification communautariste qu’une manifestation de la pudeur ou une pratique comme la prière
ou le jeûne qui est nécessaire, d’après la pratiquante interrogée, pour être une « bonne musulmane. »
Pour d’autre filles, en particulier celles qui sont aux marges de la vie sociale à l’école, le voile, comme
la tenue « gothique » de quelques élèves, est une façon de s’affirmer et de se différencier en se
réfugiant dans une identité forte qui se fera remarquer. D’autres filles qui ont grandi dans des familles
où les femmes portent le voile le portent par habitus traditionnel. Dans les quartiers et les cités où les
relations hommes-femmes sembleraient de plus en plus tendues, où des pères, des frères aînés et « des
caïds du quartier » surveilleraient la socialité et la sexualité des femmes, le voile peut être une forme de
protection puisqu’il indique symboliquement la « respectabilité » de la porteuse et offre ainsi une
indépendance du contrôle masculin72. Finalement, le voile est quelquefois imposé aux filles par des
parents ou un frère aîné dominant afin de les faire se conformer aux codes traditionnels relatifs à la
pudeur féminine. Mais, comme nous pouvons le constater, il est rare de trouver des élèves qui portent
le voile avec une intention politique et qui souscrivent à une idéologie politique dite « islamiste »,
Cette explication du voile, et de l’éveil islamique plus généralement, est celle accepté par un certain nombre de
sociologues de l’Islam en France, comme Khosrokhavar op. cit., Césari op. cit., et Nikola TIETZE, 2002, Jeunes
musulmans de France et d’Allemagne, Paris, L’Harmattan
71
Cette explication est celle favorisée par d’autres sociologues comme WIEVIORKA Michel, 1997, « Culture, société,
démocratie », Une Société Fragmentée: le multiculturalisme en débat, sous la direction de Michel Wieviorka, Paris, La
Découverte/Poche et Alain TOURAINE, 1997, Pourrons-nous vivre ensemble?: égaux et différents, Paris, Fayard
72
Voir Saida KADA et Dounia BOUZAR, 2003, Une Voilée, l’autre pas, Paris, Albin Michel (voir en particulier pp. 48-61
et 88-99). Voir aussi Farhad KHOSROKHAVAR, 1997, L’islam des jeunes, Paris, Flammarion.
70
22
surtout parmi des jeunes qui sont nés ou ont grandi en France et pour qui la France est le domaine de
leur action sociale ou politique.73
Pour illustrer ces propos, donnons quelques exemples tirés d’une recherche de terrain de deux ans
effectués par l’un des auteurs dans un lycée, situé dans un Zone d’urbanisation prioritaire (ZUP) dans
le département de Seine-Saint-Denis (93).
Nasima,74 par exemple, a commencé à se voiler en 2004 après une crise familiale majeure : quand
l’assistante sociale a appris que le père de Nasima la battait et allait l’envoyer en Algérie pour un
mariage forcé, elle est intervenue, avec le soutien du lycée, pour installer la jeune fille dans une famille
de placement. Au bout du compte, Nasima a choisi de rester avec sa famille, mais quand elle est
revenue au lycée, elle était voilée. Tout porte à croire que le voile dans ce cas est une manière de
négociation entre les exigences de son père et sa propre volonté ; maintenant, voilée et ostensiblement
pudique, elle peut exercer plus d’influence sur son propre avenir. Nous avons aussi le cas de Fatima,
une élève de BTS qui a entamé ce qu’elle appelle son « cheminement spirituel », il y a quelques
années, quand elle a commencé à lire des œuvres sur l’Islam et s’est mise à prier régulièrement. Lors
de ce parcours spirituel, elle a intégré le principe selon lequel le voile serait une obligation (d’après elle
pour des raisons de pudeur). Elle couvre aujourd’hui ses cheveux avec un carré de tissu assorti à sa
tenue vestimentaire. Lubna, une étudiante brillante en premier S qui ne pose aucun problème de
discipline (comme le constatent ses professeurs et le proviseur), semble contrainte par son père de
porter le voile depuis la sixième (c’est aussi son père qui s’exprime au nom de sa fille pendant les
réunions avec l’administration du collège). Elle a été exclu à la rentrée scolaire en Septembre 2004 :
elle est aujourd’hui déscolarisée. À la différence de Lubna, Anissa, qui ne fréquentait pas les gens ni
n’avait beaucoup d’amis, a commencé à porter le voile en seconde à l’encontre des désirs de ses
parents. Comme partie de cette nouvelle voie religieuse, elle a également arrêté d’écouter la musique et
de regarder la télévision, et elle a commencé à s’habiller en tenue longue, grise et sans forme. Arrivée
73
Il faut distinguer entre une politique islamiste qui cherchent à obtenir le pouvoir politique par des moyens « légitimes »,
c'est-à-dire par le biais de la société civile et les structures politique de l’état (comme, par exemple, le Parti de la justice et
du développement [AKP] ou l’ancien Parti de la prospérité [Refah] en Turquie, ou le Parti de la renaissance [An-Nahda] en
Tunisie) et une politique violente islamiste qui ne croient pas en et, donc, n’utilisent pas ces moyens (comme le GIA en
Algérie ou, bien sûr, les cellules d’al-Qaeda). Il existe une minorité de jeunes français qui font partie d’une idéologie
violente islamiste, mais comme nous le montre Farhard KHOSROKHAVAR (Les Nouveaux martyrs d’Allah, Paris,
Flammarion, 2002), c’est une petite minorité. D’ailleurs, même s’ils partagent une affinité doctrinale, il y a également très
peu de jeunes musulmans en France qui s’intéressent à la politique (« légitime ») islamiste étrangère, précisément parce que
la politiques des partis islamistes demeure national et ne concerne que leurs pays respectifs (voir Olivier ROY, L’échec de
l’islam politique, Paris, Seuil 1992.)
23
en terminale, elle a changé sa tenue pour des jupes longues et noires, toujours « islamiquement
corrects » mais plus chics. Elle porte maintenant un voile noir à glands, et elle se maquille légèrement
de temps en temps. En plus, elle a beaucoup d’amis, musulmans comme non musulmans. Elle est
bénévole dans une association musulmane de quartier, et elle voudrait être médecin 75. Nous ne
prétendons pas que le voile est la cause de sa transformation d’une recluse peu sociable en une fille
affable qui veut participer dans la société française – mais son voile ne l’en a pas empêché. D’ailleurs,
Anissa est un exemple du fait que les significations de et les motivations pour le voile ne diffèrent pas
simplement de personne en personne mais peuvent également changer avec le temps pour une même
fille.
La polysémie du voile, et l’impossibilité de lui imputer une signification figée, rendent difficile sa
« réglementation » par la loi. La logique de cette loi abstrait le voile d’un contexte réel et flou en lui
attribuant une signification fixe par recours à des argumentations plus pertinentes pour des contextes
maghrébins ou moyen-Orientaux que français. Une fois ainsi abstrait, le problème du voile est paraît-il
réglé par un outil tout aussi abstrait : la loi. Or, comme l’a observé le proviseur du lycée mentionné cidessus, « la loi ne va pas régler les problèmes humains. » Le voile devient démuni de tout sens si on ne
prend pas en compte les motivations, la subjectivité, et le contexte social de la personne qui le porte. La
« différence » de l’Autre caractérisée par le port du voile et que le gouvernement essaie de « gérer »,
est ainsi plurale. D’ailleurs, la capacité (ou la volonté) de regarder au-delà du voile lui-même afin de
percevoir l’être humain qui le porte a rendu un certain nombre d’enseignants très ambivalents à propos
de la loi. Contrairement à ce que l’on peut croire grâce aux médias, tous les enseignants n’ont pas été
favorables à une loi, comme le témoigne une série d’entretiens avec des enseignants dans ce lycée de
Seine-Saint-Denis. Certains enseignants, bien sûr, considéraient que la loi était nécessaire – mais la
plupart de ces enseignants auraient préféré le mot « visible » au lieu de « ostensible » pour des raisons
de clarté. Mais même les enseignants qui étaient préoccupés par ce qu’ils voyaient comme une
croissance du port du voile dans les lycées publics étaient également, sinon plus, perturbés, par la
déscolarisation de certains de leurs élèves qui aurait lieu avec l’application de la loi à la rentrée scolaire
en septembre 2004. Comme l’a remarqué une enseignante, « exclure, c’est fondamentalement contraire
à notre mission en tant qu’enseignants. » D’autres enseignants n’étaient pas gênés par la présence des
voiles dans leurs salles de classe pourvu que le voile ne compromette pas la sécurité de la fille qui le
74
Nous utilisons des pseudonymes.
N’ayant pas réussi son bac, Anissa a décidé de ne pas rentrer au Lycée à cause de la nouvelle loi ; elle prépare son bac
chez elle.
75
24
porte. Un certain nombre d’enseignants avaient changé leurs avis et continuaient à se poser des
questions à l’égard de l’interdiction du voile dans l’école publique. Même le proviseur, qui a prétendu
qu’en tant que fonctionnaire de la République il avait un devoir d’appliquer la loi et, si nécessaire, de
prendre des sanctions (y compris l’exclusion) contre les filles voilées, était très perturbé
personnellement par le fait qu’il aurait á prendre des actions qui mèneraient à la déscolarisation de
quelques unes de ses élèves qui ne posaient pas (comme il l’a constaté) de problème à l’ordre public et
au bon fonctionnement de son lycée. Lors d’une discussion sur le loi et de son application à la rentrée
scolaire au dernier conseil d’administration de l’année 2003-2004, il s’est lamenté : « Notre rôle n’est
pas d’exclure mais d’inclure […] La rentrée scolaire va être très pénible pour tout le monde. »
4.2. La redéfinition de l’Islam par l’État français et son essentialisation par la négation de son
pluralisme inhérent
Outre une chape uniformisante imposée par la loi sur la diversité des pratiques, en systématisant une
pratique religieuse marginale, en l’occurrence le port du voile, le législateur codifie les représentations
religieuses musulmanes alors qu’elles sont diversifiées selon les usages et les interprétations faites des
sources sacrés (Coran et Hadiths). En posant les marques d’une représentation religieuse déterminée pour notre propos il s’agit d’une interprétation précise des versets coraniques sur le « hijab »76 (traduit
communément par « voile ») qui en consacre sa matérialisation par le port d’un foulard - le législateur
contribue à nier la particularité de la normativité en Islam qui loin d’être absolue demeure subordonnée
au choix des croyants car cette normativité découle d’une interprétation humaine. Le voile est ainsi une
tenue traditionnelle porté de manière diversifiée destiné à répondre à une interprétation déterminée des
versets coraniques sur la pudeur des femmes.
Il ressort des débats que les critères relatifs au caractère religieux ou non de la tenue vestimentaire des
filles se couvrant la tête ont été définis de différentes manières. L’exposé des motifs de la loi précise
que « les signes discrets d’appartenance religieuse resteront naturellement possibles » dans l’enceinte
des établissements scolaires. Le législateur définit ainsi les limites des représentations religieuses
Les versets (sourates) du Coran normalement considéré d’aborder le port du voile sont sourate 24/31 (Sourate an-Nur) et
sourate 33/59 (Sourate al-Ahzab).
76
25
d’après des critères relatifs à la visibilité et la discrétion constitue le principe fondamental
d’acceptation de l’Autre. En d’autres termes, moins la différence est visible et mieux l’altérité sera
accepté. Il appartient aux jeunes filles musulmanes de gommer leurs différences afin de se faire
accepter. Il a ainsi été entendu que laisser entrevoir les cheveux et les oreilles ne revêtait pas de
caractère religieux, ou ne constitue pas un signe « trop » ostentatoire. La tenue dite « religieuse »
dérange ainsi par sa visibilité, et par conséquent dissimuler les cheveux et les oreilles représenterait un
signe ostentatoire. Nous sommes loin des principes de respect du pluralisme culturel. En effet, toute la
question repose sur l’acceptation de la diversité, et par ailleurs définir à la place de l’Autre la manière
d’être « religieusement » revient à redéfinir ses repères à l’aune d’un modèle plus occidental et
« uniformisant ». Car le port du foulard, ou du voile, comme nous venons de l’exposer plus haut, est lié
à des sentiments très divers, la tenue adoptée par les jeunes filles sont tout aussi diversifiées. À partir
de là comment définir les critères de religiosité « trop » visibles ?
La circulaire du ministre de l’éducation nationale du 18 mai 200477 a tranché : le sens conféré au
morceau de tissu sera déterminant dans l’interdiction du port de celui-ci. Cet acte administratif
interprétatif de la loi s’attaque de cette manière à la liberté de pensée et de conscience en insistant sur
le fait que « La loi est rédigée de manière à pouvoir s’appliquer à toutes les religions et de manière à
répondre à l’apparition de nouveaux signes, voire à d’éventuelles tentatives de contournement de la loi
(…) Elle [la loi] n’interdit pas les accessoires et les tenues qui sont portées communément par des
élèves en dehors de toute signification religieuse. En revanche la loi interdit à un élève de se prévaloir
du caractère religieux qu’il y attacherait par exemple, pour refuser de se conformer aux règles
applicables à la tenue des élèves dans l’établissement ». Le for intérieur des élèves fait ainsi l’objet
d’un examen afin de déterminer la légalité de sa tenue vestimentaire. La distinction entre religieux et
non religieux apparaît simple au regard des représentants de l’État français, qui s’autorisent une sorte
d’exégèse coranique en définissant les limites du religieux. Le devoir de neutralité de l’État français
devant le pluralisme culturel ou religieux, fondement de la laïcité, est violé.
Alors que l’Islam a toujours été pluriel dans la pratique à travers la diversité des coutumes et des
représentations individuelles et collectives, manifeste dans la validité de plusieurs interprétations et
dans l’existence de plusieurs écoles (madhahib) de jurisprudence religieuse, l’État français cherche à
Circulaire du 18 mai 2004 relative à la mise en œuvre de la loi n°2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du
principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées
publics, Journal Officiel n°118 du 22 mai 2004, p. 9033.
77
26
identifier les repères invariants des musulmans pour les figer et les considérer comme étant immuables
afin de constituer un Islam singulier et orthodoxe. Ainsi, la représentation du hijab par les auteurs de la
loi sur le voile se cantonne à l’unique pratique des filles portant un foulard selon une manière
déterminée. Cette idée du hijab ignore ainsi les autres interprétations du verset sur le hijab78, dès lors
qu’il n’y a aucun problème de visibilité. La problématique essentielle pour l’État français serait dont
d’éviter une visibilité trop forte des représentations religieuses car elles porteraient atteinte au principe
de la République une et indivisible sous couvert du respect de la laïcité doublé d’un discours sur la
libération de la femme musulmane.
Afin d’encadrer les affirmations identitaires aujourd’hui en France, en l’occurrence par la définition
des pratiques religieuses de la communauté musulmane on est amené à penser que l’Islam ne peut être
qu’unifié et centralisé. La diversité des pratiques est ainsi niée. De même que pendant la période
coloniale les essais de codification du droit matrimonial et familial dans les colonies ont entraîné une
négation de la diversité des pratiques, des représentations et discours, la « gestion » de l’Islam et des
musulmans en France par l’État (dont la loi sur le voile fait partie) réduit le pluralisme des usages à une
unité indivisible : « l’Islam de France, » dont les caractéristiques sont (et seront) définies par l’État.79
On peut comprendre ainsi la tentative de la part du ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy de soutenir
la nouvelle loi avec un avis théologique du grand imam d’al-Azhar en Egypte, un des hautes autorités
sunnites, sur le port du voile. Répondant à la demande du ministre et obéissant aux injonctions au
Président H. Moubarak dans un souci de préservations des relations diplomatiques, l’imam égyptien a
déclaré que même si le voile était une obligation divine pour la femme musulmane, les musulmanes
vivant en France doivent se conformer à la loi française et, donc, accepter d'enlever le voile à l'école.
Ceci a conforté le gouvernement français dans la position que le voile ne faisait pas partie légitime de
cet « Islam de France. »
L’État français redéfinit non seulement les repères à travers des schémas de pensée centralisateurs et
unifiants, mais il élabore des structures représentatives dites « des musulmans », telle que le Conseil
français du culte musulman (CFCM) et ses conseils régionaux, établie en 2003 pour être l’interlocuteur
de l’État dans la gestion du culte musulman. Ainsi que les membres qui seraient élus de façon
78
Cf. Fatima MERNISSI, 1987, Le Harem Politique . Le Prophète et les femmes, Paris, Albin Michel, 293 p
Voir Laurent BONNEFOY, La Stigmatisation de l’islam et ses limites dans les discours et pratiques des institutions
publiques en France et en Grande-Bretagne après le 11 septembre 2001, Mémoire de DEA présenté à l’Institut d’Etudes
Politiques de Paris, 2003
79
27
indirecte, le gouvernement français a nommé quelques « personnalités qualifiés » au Conseil80 et a
octroyé la présidence du CFCM à Dalil Boubakeur de la Grande Mosquée de Paris (qui est arrivé en
troisième position dans les élections) ainsi que les vice-présidences à la Fédération nationale des
musulmans de France (FNMF) et à l’Union des organisations islamiques de France (UOIF).
Concernant la nouvelle « gestion » des musulmans en France et le CFCM, nous pouvons constater une
confusion entre le rôle du CFCM en tant que représentant du culte musulman et son rôle en tant que
représentant des musulmans. Ainsi des musulmans et des non-musulmans ont reproché à la mise en
place du CFCM et son manque de démocratie et donc son manque de représentativité ; les élections
ayant été indirectes et les délégués nommé par des mosquées. Les défenseurs du Conseil (y compris
des membres du gouvernement) maintiennent que le Conseil ne représente pas les musulmans mais
plutôt l’Islam, et le culte musulman. Mais le CFCM comprend des membres sans aucune autorité ni
formation religieuse, par contraste avec la Conférence des évêques qui représente et gère le culte
catholique et dont les membres ne sont ni élus ni cooptés mais accèdent à leurs sièges après avoir gravi
les échelons de la hiérarchie religieuse, c’est à dire par le biais des structures d’autorité au sein de leur
culte. Le Consistoire central, organisation officielle créée par Napoléon en 1808, et le Grand Rabbin de
France représentent et gèrent le culte juif, tandis que le Conseil représentatif des institutions juives de
France (CRIF) représente la communauté juive par ses associations. Par contre, le CFCM, censé
représenté le culte musulman, comprend deux grands pouvoirs – le FNMF et l’UOIF – qui ne sont pas
des organismes religieux mais des grandes associations (établies sous la loi des associations de 1901 et
non pas la loi de 1905 réglementant les associations cultuelles). Même la Mosquée de Paris est,
légalement, une association, établie en 1926 comme l’Institut musulman de la mosquée de Paris. Ce
n’est pas pour dire que des structures d’autorités religieuses n’existent pas en Islam – mais elles ne se
conforment pas forcement à celles qui conviennent à l’État français, plus habitué probablement à des
modèles plus unifiés, centralisés et hiérarchiques tels celui de l’Église catholique. Nous sommes ainsi
en présence d’un schéma de reconstruction normative des pratiques et des formes d’autorité d’une
tradition religieuse par l’État dans un objectif de « gestion » et d’une tentative de cléricalisation de
l’Islam pour le rendre plus adapté aux réalités françaises.
Cette approche nie le pluralisme de Islam en France. Même si la plupart des musulmans en France sont
d’origine maghrébine, le pays compte des populations importantes de musulmans d’origine turque,
africaine, et asiatique, ainsi que les « français de souche » convertis. Or le CFMC est dominé par des
80
28
Presque une moitié (55%) du conseil a été élu tandis que 45% a été coopté par le gouvernement.
maghrébins et l’Islam maghrébin.81 Les musulmans qui ne sont pas d’origine maghrébine ainsi qu’un
grand nombre de musulmans maghrébins ne reconnaissent pas au CFCM le caractère d’un représentant
confessionnel ou n’éprouvent pas le besoin d’être représentés.
5. Sous la négation de la diversité, un relent de néocolonialisme ? Ou les enjeux du
pluralisme et de l’interculturalisme
S’il est d’usage de mener des analyses en termes de néocolonialisme pour ce qui est des situations
contemporaines dans les anciennes colonies européennes, on ne réfléchit pas souvent en ces termes
quand il s’agit d’étudier les conjonctures actuelles dans les anciennes puissances coloniales mêmes. Et
pourtant, il apparaît que l’imaginaire des colonisateurs a pu être tout aussi « colonisé » par la modernité
occidentale que celui des colonisés. Dans le contexte contemporain, de nouveaux enjeux relatifs à la
refondation de l’organisation de notre vivre-ensemble dans le partage de nos différences émergent.
Mais s’engager sur les voies d’un dialogue interculturel de plus en plus nécessaire oblige de passer par
un véritable « désarmement culturel » et par une « décolonisation » de nos manières d’aborder nos
relations à l’autre et le partage de nos vies82, comme nous avons pu commencer à l’entrevoir ci-dessus
relativement à la question de la représentation des musulmans ou / et de l’Islam en France.
Dans cette optique, il est intéressant d’apporter un dernier éclairage sur la problématique française du
voile en la reflétant plus particulièrement dans le miroir de son passé colonial, puis en dégageant
quelques enjeux relatifs à une décolonisation de la pensée française moderne pour qu’elle puisse
s’orienter vers de nouveaux horizons de pensée et d’action dans une contemporanéité où les défis de
l’altérité, de la complexité et de l’interculturalité se font de plus en plus pressants tout en étant
81
La Mosquée de Paris est fortement influencé et ses imams rémunéré par le gouvernement algérien. De façon similaire, le
FNMF est influencé par le gouvernement marocain, et la plupart des mosquées gérées par le FNMF compte des imams
envoyés du Maroc. L’UOIF est peut-être le plus divers de ces grandes associations, mais lui aussi est dirigés par des
Algériens, Tunisiens, et Marocains.
82
Voir par exemple Ashis NANDY, 1983, The Intimate Enemy. Loss and Recovery of Self Under Colonialism, 121 p,
republié dans Exiled at home. Comprising At the Edge of Psychology, The Intimate Ennemy, Creating a Nationality, Delhi,
Oxford University Press, 1998 ; Christoph EBERHARD, 2000, « Ouvertures pour la Paix. Une approche dialogale et
transmoderne », Bulletin de liaison du Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris, n° 25, p 97-113; Raimon
PANIKKAR, 1995, Cultural Disarmament - The Way to Peace, USA, Westminster John Knox Press, 142 p ; Robert
VACHON, 1985, « Le désarmement culturel et la Paix », Interculture, Vol. XVIII, n° 4, Cahier 89, p 37-43
29
irrémédiablement liés83. Il ne s’agit pas ici pour nous d’affirmer une continuité directe entre le passé
colonial français et les situations actuelles et de prétendre que la France mènerait de nos jours une
politique explicitement néocoloniale sur son propre territoire. Les contextes et les enjeux sont bien trop
différents. Il s’agit plutôt d’essayer de mettre en évidence par l’effet de mirroir que constitue la
confrontation de la situation actuelle au passé colonial des attitudes mentales plus ou moins implicites.
Si cette pratique n’est pas monnaie courante en France, elle nous semble heuristique ainsi que le
montre par exemple tout le mouvement indien des « subaltern studies » qui interroge le colonialisme et
ses effets contemporains, postcoloniaux, plus ou moins directs et plus ou moins explicites84.
Alors que jusqu’en 2003, le trouble à l’ordre dans l’établissement était la principale préoccupation du
juge administratif, le discours fondateur explicite de la nouvelle loi proclame la sauvegarde des
principes de la République et en particulier celui de la laïcité. De plus, les débats précédant l’adoption
de la loi se sont régulièrement focalisés sur la condition de la femme musulmane et particulièrement
sur les modèles iranien, algérien ou afghan, souvent présentés comme des spectres menaçants pour les
droits des femmes et les principes républicains, que le port du voile viendrait bafouer.
Lors de l’époque coloniale, les tenants du discours dénonciateur du statut de la femme en Algérie et en
Tunisie, moins favorable à celui de l’homme, par exemple en matière de formation du lien
matrimonial, ont mis en avant l’idée d’une « modernisation » étroitement liée dans leur conception à
son « occidentalisation ». Du XIXe siècle ou milieu du XXe siècle, le statut de la femme française
représente explicitement le modèle dont doivent s’inspirer les musulmans85 pour s’orienter vers une
« libéralisation » de la femme. Ainsi en Algérie et en Tunisie, les juges et administrateurs coloniaux
avaient la prétention de redéfinir le droit des « indigènes » relatif au statut personnel en vigueur. Le
magistrat français en Algérie légitimait sa mission civilisatrice en considérant que le droit français était
largement supérieur au système musulman qui n’avait pas atteint le même degré de « perfection ». Il se
sentait investi du devoir de civiliser les indigènes. »86. La loi française s’imposait à tous dès lors qu’elle
Christoph EBERHARD, 2005, « L’anthropologie du Droit : un itinéraire entre altérité, complexité et interculturalité », in,
RUDE-ANTOINE É. & ZAGIANARIS J., Croisée des champs disciplinaires et recherches en sciences sociales, France,
CURAPP
84
On pourra se faire une première idée de ce mouvement à travers l’ouvrage synthétique David LUDDEN, 2002, Reading
Subaltern Studies. Critical History, Contested Meaning and the Globalization of South Asia, Anthem Press, 448 p. Voir
aussila bibliographie indicative sur : http://web.clas.ufl.edu/users/gthursby/ind/salter-01.htm.
85
Cf., Nawel GAFSIA, « Mariage par étapes et mariage ponctuel en Tunisie », Thèse de doctorat en Droit, Université Paris
1, soutenue le 07 Juillet 2004.
86
On peut lire dans des attendus d’arrêt des constatations comme : « Attendu qu’il n’y a pas en effet en l’espèce, conflit
entre les lois de deux puissances étrangères, qu’il y a ici d’une part une puissance souveraine la France, et un pays annexé,
83
30
provenait d’une civilisation supérieure. Le parallélisme avec la rentrée scolaire de septembre 2004 est
frappant. Les jeunes filles portant le voile sont dorénavant supposées accepter la loi n°2004-228 du 15
mars 2004 car l’interdiction qui leur est faite d’arborer un signe religieux vise à l’amélioration de leur
condition sociale. Le législateur prétend ainsi « libérer » la jeune fille menacée par un modèle étranger.
A l’instar du droit français qui pouvait légitimement se substituer aux coutumes dès lors que l’intention
était « naturellement » humanitaire aux yeux des colons, la loi sur le voile tire une partie de sa
légitimité du fait qu’elle prétend défendre les intérêts des jeunes filles « soumises à des logiques
avilissantes ». Dans ce discours, peu importe que le port du voile relève d’un choix individuel ou non.
L’option pour cette manifestation religieuse est perçue comme étant en inadéquation avec les visées de
« l’école républicaine et laïque » qui se doit d’ « ouvrir les esprits » et de faire valoir le principe de
l’égalité entre l’homme et la femme que le port du voile mettrait en danger. Cette « atteinte » aux
valeurs républicaines et aux droits de l’homme semble mettre en cause le processus civilisateur dans
lequel l’État français s’est engagé depuis la période coloniale. Le port du voile est vécu comme une
sorte de « retour en arrière » insupportable, une régression, une mise en échec de la mission
civilisatrice de l’État. Pour y remédier une codification et une redéfinition des comportements semblent
nécessaires afin de pouvoir les encadrer et de les repérer en vue de les homogénéiser, à l’instar de la
même manière dont l’État français a procédé pendant la période coloniale à la codification de la Shar’ia
et des coutumes afin de contrôler les pratiques et le Droit des « indigènes ».
Qu’on ne s’y méprenne pas : que dans certains contextes le voile soit utilisé comme moyen
d’oppression nous ne le nions pas. C’est la généralisation « voile = pratique rétrograde = barbarie »,
son absolutisation et le fait de prôner le modèle français comme celui qui aurait naturellement vocation
à l’universel qui est génante.
A partir d’une argumentation culturaliste relative au « statut inférieur de la femme musulmane », selon
une rhétorique qu’on a pu observé régulièrement dans les politiques législatives, administratives et
dans les pratiques judiciaires coloniales en Algérie et en Tunisie, le législateur s’estime être investi
d’un devoir de libération de la gente féminine musulmane particulièrement opprimée par leurs
l’Algérie…Attendu d’autre part qu’en matière de conflit d’annexion il y a conflit entre deux civilisations inégales ; que ceci
doit se traduire par la prédominance de la législation la plus civilisée et constituera une raison de préférence en faveur de
cette loi… » Tribunal de Sidi-Bel-Abbes, 14 février 1933, Revue Algérienne, 1941, p. 15 et s.
31
coreligionnaires de sexe masculin. La femme occidentale serait mieux protégée et il conviendrait de
relever la femme musulmane à son niveau en la lui rendant semblable87.
Sous l’invocation de valeurs universelles telles que reflétées dans les droits de l’homme, l’État français
impose un principe d’unité/uniformité nationale à une nouvelle diversité culturelle qui le caractérise de
plus en plus, reproduisant ainsi, peut-être inconsciemment, le schéma des acteurs de la colonisation. Sa
focalisation sur la création du lien social par une uniformisation de la société révèle son incapacité à
penser la société comme lieu de partage des diversités dans une complémentarité des différences qui
n’exclue pas l’existence et l’acceptation de quelques règles du jeu communes. La bienveillance
affichée et probablement sincère envers les autres cultures, masque la substitution des repères de
l’Autre par un modèle de conduite considéré supérieur et bien sûr plus favorable pour ses destinataires.
Du point de vue des français originaires des anciennes colonies, il peut sembler que l’objectif implicite
de la loi sur les signes religieux et la politique coloniale menée en Algérie et en Tunisie à l’encontre
des règles de la Shari’a perçues comme étant discriminatoires à l’égard des femmes sont animés par un
même esprit : libérer la femme musulmane en l’occidentalisant sans regard quant au choix des
personnes concernées et quant à leurs cadres de vie et représentations.
Le grand défi aujourd’hui pour la France (et peut-être de la forme moderne de l’État-Nation) est de
s’émanciper petit à petit du mythe de l’unitarisme pour s’orienter vers une vision plus pluraliste de la
réalité et de la société. Ceci implique autant un changement de vision du monde, qu’un changement
dans la manière d’instituer le social donc de penser et de pratiquer le Droit 88. Les exigences de
« clarification » à travers la loi pour se débarrasser d’un flou vécu comme insupportable, semble
renvoyer à l’incapacité d’accepter le pluralisme et de rester inscrit dans une vision du monde
Une recherche sur la Justice des mineurs mené par la Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris a fait clairement
apparaître un tabou de l’altérité dans la Justice française : l’horizon reste toujours celui de l’assimilation de l’autre à soi. La
différence, dans le meilleur des cas, ne pas être pensée autrement qu’une simple étape qui doit être dépassée pour que
l’autre accède à une manière d’être perçue comme universelle et reflétant la « civilisation ». Voir Laboratoire
d’Anthropologie Juridique de Paris (sous la direction d’Étienne Le Roy) La différence culturelle, argument devant la
juridiction des mineurs, défi à la société française., Rapport d’une recherche contractuelle réalisée pour le compte du
Ministère de la Justice. Paris : LAJP, 1989.
88
Christoph EBERHARD, 2003, « Penser le pluralisme juridique de manière pluraliste. Défi pour une théorie interculturelle
du Droit », Cahiers d’Anthropologie du Droit, n°2, Paris, Karthala, p 51-63 ; Raimon PANIKKAR, 1990, « The Pluralism
of Truth », Harry James Carger (éd.), Invisible Harmony. Essays on Contemplation and Responsibility, USA, Fortress Press,
210 p (92-101) ; Robert VACHON, 1990, « L’étude du pluralisme juridique - une approche diatopique et dialogale »,
Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, n° 29, p 163-173 ; Robert VACHON, 1997, « Le mythe émergent du
pluralisme et de l’interculturalisme de la réalité », Conférence donnée au séminaire Pluralisme et Société, Discours
alternatifs à la culture dominante, organisé par l’Institut Interculturel de Montréal, le 15 Février 1997, 34 p consultable sur
http://www.dhdi.org; Jacques VANDERLINDEN, 1993, « Vers une nouvelle conception du pluralisme juridique », Revue
de la Recherche Juridique - Droit prospectif, XVIII, 2, p 573-583
87
32
logocentrée, où le monde apparaît comme au fond transparent (du moins peut-il être rendu transparent
par les Lumières de la Raison) et où la Loi par sa rationalité et son uniformité peut donc recréer l’ordre
face au chaos en rendant le flou transparent. Dans le rejet du « flou », qu’illustrerait pour notre propos
la jurisprudence du Conseil d’État pour les tenants de la loi du 15 mars 2004, et dans la quête de l’ordre
se cache ainsi bien l’enjeu plus profond de visions du monde et du Droit.
Si la France illustre particulièrement bien les enjeux et les défis d’une émancipation du cadre moderne
pour repenser des situations contemporaines marquées de plus en plus fortement et de manière de plus
en plus explicite par l’interculturalité et le pluralisme, ceux-ci se retrouvent posés de manière générale,
bien que sous des formes diverses, à tous les États Nations modernes qui devront laisser une plus
grande marge de manœuvre à leurs « sociétés civiles ». Et ceci même pour des pays champions du
pluralisme tel que l’Inde. Ashis Nandy pointe vers une des voies à explorer pour relever les défis d’un
véritable sécularisme, l’équivalent indien de la laïcité française en Inde qui met l’accent non sur le rejet
du religieux de la sphère publique, mais soumet l’État à un devoir d’impartialité envers toutes les
communautés : au lieu de bâtir sur la conscience ou la bonne foi d’une élite occidentalisée et de ses
représentations et de vouloir y convertir tous les indiens, il serait plus sérieux d’explorer les
philosophies, symbolismes et univers mentaux des hindous, musulmans, sikhs, bouddhistes etc. de tous
les jours et de reconnaître que la tolérance ne devrait pas se limiter à une tolérance entre religions qui
devrait avoir une base laïque ou séculaire, mais devrait aussi pouvoir laisser place à des visions
religieuses de la tolérance89. C’est sur le partage de certaines valeurs à partir d’enracinements divers
que peut émerger une véritable culture de l’échange, du dialogue, du partage et du respect mutuel.
Plus près de nous et en partant de l’expérience québécoise, elle aussi bien plus pluraliste que la
situation française mais partageant les mêmes enjeux et blocages fondamentaux, Robert Vachon90,
nous permettra de conclure, ou d’ouvrir, nos réflexions :
« En règle générale, toute société devrait être aussi pluraliste qu’elle peut se l’autoriser. Toute société,
comme tout groupe et toute personne, a ses limites et son propre coefficient de cohérence et
d’harmonie dans la différence. Toutes ne sont pas appelées aux mêmes intimités interculturelles.
89
Ashis NANDY, « The Politics of Secularism and the Recovery of Religious Tolerance », Time Warps, Delhi, Permanent
Black, 2001, 244 p (61-128), p 81 & 128.
90
Robert Vachon estcofondateur/directeur de l’Institut Interculturel de Montréal qui a maintenant plus de quarante ans et
directeur de la revue Interculture qui va vers sa quarantaine. Il a dédié toute sa vie à la recherche / action dans le domaine
de l’interculturel. Voir le Cahier spécial n°135 d’Interculture qui retrace le parcours de l’Institut et de la revue.
33
Parfois il faut même prendre de la distance de l’autre. Ces tensions créatrices entre différents pôles de
la réalité socio-politique constituent les douleurs de l’enfantement du mythe grandissant du pluralisme
culturel et religieux et du dynamisme de la création. Il est évident que le passage d’un Québec
intégrationniste à un Québec interculturel est un sacré défi. Il ne peut être prédéfini, imposé ou
légiféré. J’étais obligé de présenter une vision plutôt qu’un projet. (…) Une vision, il me semble très
réaliste, qui demande de nombreux projets de sensibilisation, d’éducation et de recherche. »91
Nous espérons avoir à travers cet article, contribué à dégager quelques pistes de réflexions pour nous
orienter petit à petit vers un tel horizon pluraliste et interculturel où inscrire notre vivre ensemble
contemporain.
91
Robert VACHON, From an Integrational to a Cross-Cultural Québec, Interculture , n° 73, 1981, 36 p. Citation traduite
en français par les auteurs de cet article.
34
Bibliographie complémentaire
BOUZAR Dounia, 2001, L’islam des banlieues, Paris, La Découverte et Syros
BOUZAR Sounia et KADA Saida, 2003, L’une voilée, l’autre pas, Paris, Albin Michel
EBERHARD Christoph, 2002, Droits de l’homme et dialogue interculturel, Paris, Éditions des
Écrivains, 398 p.
GUENIF SOUILAMAS Nacira, 2000, Des « Beurettes » aux descendantes d’immigrants nordafricains, Paris, Grasset.
NANDY Ashis, 2001, « The Politics of Secularism and the Recovery of Religious Tolerance », in Time
Warps, Delhi, Permanent Black, 244 p (61-88)
NORDMANN Charlotte (sous la direction de), 2004, Le Foulard islamique en questions, Paris,
Editions Amsterdam
PANIKKAR Raimundo, 1982, « Alternatives à la culture moderne », Interculture, Vol. XV, n° 4,
Cahier 77, p 5-16
ROULAND Norbert, 1994, « La tradition juridique française et la diversité culturelle », Droit et
Société, n° 27, p 381-419
ROY Olivier, 1998, « Naissance d’un islam européen », Esprit, n° 239, p 10-35
VACHON Robert, 1998, « L’Institut Interculturel de Montréal et sa revue : Une alternative
interculturelle et un interculturel alternatif », Interculture, n° 135, p 4-75
35
VENEL, Nancy, 2004, Musulmans et citoyens, Paris, PUF.
36
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