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droits de l’homme : d’un côté, la toute puissance du pouvoir qui énonce les règles de la bonne vie pour
tous et règle par des lois générales et impersonnelles les relations des citoyens et de l’État, ainsi que
celles entre les citoyens entre eux ; de l’autre, les droits de l’homme des individus qui constituent un
ultime bouclier contre tout abus de ce pouvoir exorbitant. On notera que dans cette vision les
communautés, les différents groupes sociaux et culturels sont soit absents soit relégués á la sphère
privée. La vision paraît même quelque peu désincarnée, tant l’individu n’apparaît que comme sujet
autonome, comme volonté désincarnée et l’État comme instrument neutre, voire technique de la
gestion du vivre ensemble. Elle est caractéristique de la conception moderne du monde : rationaliste,
individualiste et légicentrée. La modernité française est en outre marquée par l’héritage de la
Révolution française. La tentative explicite de faire table rase du passé et de reconstruire un nouveau
contrat social sur la base des lumières de la Raison
a peut-être contribué à ce que les français, plus que
d’autres, ont tendance à percevoir leurs institutions et leurs manières de faire comme intrinsèquement
universelles. Or ce mythe
français ne doit pas faire oublier qu’il s’agit justement d’un mythe
, d’un
horizon invisible de sens qui n’est pas partagé par toutes les cultures, et qui, s’il se veut explicitement
rationnel et universel, s’inscrit implicitement dans l’histoire française et dans une conception du Droit
qui s’y est cristallisée au long d’une longue histoire. Pour reprendre la terminologie de Michel Alliot
,
le Droit français s’inscrit clairement dans un archétype de soumission conforme au récit de création
que partagent les religions du Livre : le monde a été créé une fois pour toute, par un créateur qui lui est
extérieur. L’harmonie du monde ne peut être maintenue que si tous se soumettent également aux lois
générales et impersonnelles de ce créateur. Outre la projection du centre de la société, voire du monde,
hors de celle-ci et au-dessus de celle-ci, ce qui implique une déresponsabilisation des acteurs,
compensée par le recours au père et à la Loi, cette vision du monde est aussi profondément
uniformisante, les différences y étant surtout perçues comme créatrices de désordre et de chaos. Cet
archétype s'est transformé lors des Lumières avec l’appel à la Raison et l’idéal d’une organisation
Voir Zygmunt BAUMAN, 1993 (1991), Modernity and Ambivalence, Great Britain, Polity Press, 285 p.
Voir Alain TOURAINE, 1992, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 2e éd., Col. Biblio Essais, 510 p
Au sens d’horizon invisible dans lequel s’inscrit toute réflexion, de supposés implicites auxquels nous croyons tellement
que nous ne croyons pas que nous y croyons et qui ne peuvent être dévoilés que dans la rencontre avec des personnes
inscrites dans un mythe différent. Voir : Raimon PANIKKAR, 1979, Myth, Faith and Hermeneutics - Cross-cultural
studies, USA, Paulist Press, 500 p ; Robert VACHON, 1997, « Le mythe émergent du pluralisme et de l’interculturalisme
de la réalité », Conférence donnée au séminaire Pluralisme et Société, Discours alternatifs à la culture dominante, organisé
par l’Institut Interculturel de Montréal, le 15 Février 1997, 34 p, consultable sur http://www.dhdi.org.
Relativement à la mythologie du droit moderne voir Peter FITZPATRICK, 1992, The Mythology of Modern Law, London,
Routledge, Sociology of Law & Crime, 235 p et LENOBLE Jacques, OST François, 1980a, Droit, mythe et raison. Essai
sur la dérive mytho-logique de la rationalité juridique, Bruxelles, Facultés Universiatires Saint Louis, 590 p
Voir Michel ALLIOT, 2003, « Anthropologie et juristique. Sur les conditions de l’élaboration d’une science du droit », in
Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, (textes choisis et édités par Camille Kuyu), Paris, Karthala, 400 p
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