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Droit, laïcité et diversité culturelle
L'État français face au défi du pluralisme
Christoph Eberhard
Mayanthi Fernando
Nawel Gafsia
(à paraître dans Revue Interdisciplinaire d’Études Juridiques 54, 2005)
Le récent débat sur la laïcité en France qui a éclaté suite à de nouvelles « affaires du voile » lors de la
rentrée scolaire 2003/2004 a mené à la promulgation d’une nouvelle loi sur le port de signes religieux à
l’école. En croisant discours, pratiques, logiques et visions du monde des divers acteurs, nous
dégagerons à partir de ce terrain les enjeux fondamentaux auxquels se trouve confrontée aujourd’hui la
conception française du Droit. De façon plus générale, cette étude de cas permettra d’illustrer les
interrogations que soulève la conception moderne du vivre ensemble face aux défis de plus en plus
pressants de l’interculturalisme et du pluralisme.
La France est le pays qui incarne par excellence le mythe de l’État Nation moderne, c’est-à-dire d’un
État qui prétend gérer rationnellement la vie de ses citoyens par la loi, ce qui implique la centralisation
du pouvoir et l’homogénéisation des statuts, non pas uniquement comme gage de l’égalité de tous,
1
mais aussi comme lutte de l’ordre contre l’ambivalence
2
. C’est peut-être en France qu’on peut
retrouver l’exemple le plus explicite de l’organisation du « vivre-ensemble » entre le Léviathan et les
Cet article a été rédigé dans le cadre de la préparation d’un dossier thématique sur le pluralisme juridique dirigé par André
Hoekema et qui paraîtra dans Droit & Société en 2006.
Enseignant / chercheur en anthropologie du Droit, Facultés universitaires Saint Louis, Bruxelles / Laboratoire
d’Anthropologie Juridique de Paris.
Doctorante en anthropologie à l’Université de Chicago qui vient de terminer son terrain en France sur les jeunes
musulmans et le renouveau de l’Islam en France.
Avocate, Docteur en Droit (Université Paris 1 et Tunis III), Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris.
1
Voir Dominique SCHNAPPER, 1994, Communauté de citoyens, sur l’idée moderne de la nation, Paris, Gallimard
2
droits de l’homme : d’un côté, la toute puissance du pouvoir qui énonce les règles de la bonne vie pour
tous et règle par des lois générales et impersonnelles les relations des citoyens et de l’État, ainsi que
celles entre les citoyens entre eux ; de l’autre, les droits de l’homme des individus qui constituent un
ultime bouclier contre tout abus de ce pouvoir exorbitant. On notera que dans cette vision les
communautés, les différents groupes sociaux et culturels sont soit absents soit relégués á la sphère
privée. La vision paraît même quelque peu désincarnée, tant l’individu n’apparaît que comme sujet
autonome, comme volonté désincarnée et l’État comme instrument neutre, voire technique de la
gestion du vivre ensemble. Elle est caractéristique de la conception moderne du monde : rationaliste,
individualiste et légicentrée. La modernité française est en outre marquée par l’héritage de la
Révolution française. La tentative explicite de faire table rase du passé et de reconstruire un nouveau
contrat social sur la base des lumières de la Raison
3
a peut-être contribué à ce que les français, plus que
d’autres, ont tendance à percevoir leurs institutions et leurs manières de faire comme intrinsèquement
universelles. Or ce mythe
4
français ne doit pas faire oublier qu’il s’agit justement d’un mythe
5
, d’un
horizon invisible de sens qui n’est pas partagé par toutes les cultures, et qui, s’il se veut explicitement
rationnel et universel, s’inscrit implicitement dans l’histoire française et dans une conception du Droit
qui s’y est cristallisée au long d’une longue histoire. Pour reprendre la terminologie de Michel Alliot
6
,
le Droit français s’inscrit clairement dans un archétype de soumission conforme au récit de création
que partagent les religions du Livre : le monde a été créé une fois pour toute, par un créateur qui lui est
extérieur. L’harmonie du monde ne peut être maintenue que si tous se soumettent également aux lois
générales et impersonnelles de ce créateur. Outre la projection du centre de la société, voire du monde,
hors de celle-ci et au-dessus de celle-ci, ce qui implique une déresponsabilisation des acteurs,
compensée par le recours au père et à la Loi, cette vision du monde est aussi profondément
uniformisante, les différences y étant surtout perçues comme créatrices de désordre et de chaos. Cet
archétype s'est transformé lors des Lumières avec l’appel à la Raison et l’idéal d’une organisation
2
Voir Zygmunt BAUMAN, 1993 (1991), Modernity and Ambivalence, Great Britain, Polity Press, 285 p.
3
Voir Alain TOURAINE, 1992, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 2e éd., Col. Biblio Essais, 510 p
4
Au sens d’horizon invisible dans lequel s’inscrit toute réflexion, de supposés implicites auxquels nous croyons tellement
que nous ne croyons pas que nous y croyons et qui ne peuvent être dévoilés que dans la rencontre avec des personnes
inscrites dans un mythe différent. Voir : Raimon PANIKKAR, 1979, Myth, Faith and Hermeneutics - Cross-cultural
studies, USA, Paulist Press, 500 p ; Robert VACHON, 1997, « Le mythe émergent du pluralisme et de l’interculturalisme
de la réalité », Conférence donnée au séminaire Pluralisme et Société, Discours alternatifs à la culture dominante, organisé
par l’Institut Interculturel de Montréal, le 15 Février 1997, 34 p, consultable sur http://www.dhdi.org.
5
Relativement à la mythologie du droit moderne voir Peter FITZPATRICK, 1992, The Mythology of Modern Law, London,
Routledge, Sociology of Law & Crime, 235 p et LENOBLE Jacques, OST François, 1980a, Droit, mythe et raison. Essai
sur la dérive mytho-logique de la rationalité juridique, Bruxelles, Facultés Universiatires Saint Louis, 590 p
6
Voir Michel ALLIOT, 2003, « Anthropologie et juristique. Sur les conditions de l’élaboration d’une science du droit », in
Le droit et le service public au miroir de l’anthropologie, (textes choisis et édités par Camille Kuyu), Paris, Karthala, 400 p
(283-305)
3
rationnelle de la société. L’État moderne a en quelque sorte remplacé Dieu comme responsable du
maintien de l’ordre et de la garantie d’une bonne vie pour tous. Le caractère explicitement laïc du Droit
français moderne ne peut faire illusion quant à ses racines religieuses et à sa sacralité
7
. L’analyse de
notre terrain contribuera à dévoiler cette dernière ainsi que l’un de ses impensés, voire impensables,
majeurs : un ritable tabou de l’altérité et du pluralisme. Révéler ce tabou sous-jacent dans toute la
« problématique du voile » et en prendre conscience permettra peut-être de faire avancer les termes du
« débat sur la laïcité ». Car la problématique n’est pas nouvelle. Bien que dans un contexte différent, un
débat sur le voile s’était déjà tenu dans pratiquement les mêmes termes il y a dix ans, et il ne serait pas
étonnant de le revoir apparaître dans le futur. Ces débats reflètent à notre sens des enjeux de
refondation symbolique d’un lien social dans une France qui devient de plus en plus multiculturelle.
Nous sommes confortés dans cette hypothèse par l’incompréhension assez généralisée que suscite dans
pratiquement le monde entier ce débat « franco-français », mais qui de la perspective française se
présente comme une problématique universelle.
La France reste peut-être encore fortement enracinée dans le mythe du droit moderne qui est entre autre
caractérisée par la centralité qu’y occupe l’État et une vision universaliste / uniformisante de
l’organisation sociale. La centralité de l’appel à la raison, à des valeurs universelles a peut-être
tendance à exclure, avec parfois la meilleure volonté du monde et sans forcément sans rendre compte,
d’autres visions du monde et de manières d’aborder le vivre-ensemble. Le concept de laïcité négateur
des appartenances culturelles des citoyens qui est au cœur du débat et qui apparaît pour les français
comme le fondement même de tout vivre ensemble
8
- et qui est tout à fait compréhensible replacé dans
le contexte spécifique de l'histoire française très violente de la séparation de l'Église et de l’État - n’a ni
la même signification ni la même portée dans les autres pays du monde, même européens : loin d’être
un acquis, voire même un requis universel sans lequel les humains devraient sombrer dans le chaos, ce
n’est qu’une modalité parmi d’autres pour organiser le vivre ensemble et peut-être qu’aujourd’hui le
temps est venu de chercher à le réinterpréter pour tenir compte des évolutions contemporaines de la
société française.
7
Voir aussi Gérard TIMSIT, 1997, « La loi : à la recherche du paradigme perdu », Archipel de la norme, Paris, PUF, Les
voies du droit, 257 p (9-42) TIMSIT Gérard, 1997, « La loi : à la recherche du paradigme perdu », Archipel de la norme,
Paris, PUF, Les voies du droit, 257 p (9-42)
8
Voir SCHNAPPER, op. cit. Voir aussi Henri PENA-RUIZ 2003, Qu’est-ce que la laïcité, Paris, Gallimard ; Emile
POULAT 2003, Notre laïcité publique, Paris, Berg International.
4
Aujourd’hui l’État français se trouve de plus en plus confronté aux défis de la décentralisation, du
pluralisme juridique et culturel, ce qui implique de revoir les bases de son contrat social, et donc sa
conception de la laïcité. S’intéresser à ces défis permet non seulement d’expliciter le « cas français »,
mais permet aussi d’en apprendre beaucoup sur les défis que posent l’interculturalisme et le pluralisme
aux visions modernes du monde et du Droit
9
qui continuent à fortement imprégner les théories et
pratiques occidentales du Droit
10
.
Le pari de cet article est donc de révéler certains impensés à travers l’exemple de la France confrontée
à la diversité culturelle dans ses écoles. Ceci permettra d’ouvrir des pistes de réflexion par rapport à la
question de la restructuration des champs socio-juridiques contemporains dans une période de
globalisation ou émerge de plus en plus le défi du pluralisme : comment nos États, nos théories du droit
pourront-elles accomoder le pluralisme culturel grandissant au sein de nos sociétés européennes ?
Seront-elles capables pour aborder le pluralisme de s’orienter vers des approches plus pragmatiques et
moins idéalistes, sans renier leurs racines dont font partie la tradition qui nous semble importante et
précieuse des droits de l’homme
11
?
Nous commencerons par nous intéresser au traitement jurisprudentiel de la question du voile jusqu’en
2004. Nous nous tournerons ensuite vers la genèse de la loi, ce qui nous mènera à nous interroger sur
ses contradictions internes par rapport à son objectif affiché, et à son adéquation par rapport au terrain.
Ceci nous mènera enfin à dégager quelques enjeux pour l’horizon d’une société pluraliste qui reconnaît
l’importance du dialogue interculturel dans l’organisation de son vivre-ensemble.
L’article peut paraître un peu sévère par rapport à l’État français. Il est clair que particulièrement
sensibles aux problématiques du pluralisme et de l’interculturalisme, nous avons surtout essa de
pointer les problèmes qui émergent à partir de ce point de vue. Mais justement, par ce même souci de
pluralisme, nous espérons que cet article ne sera pas compris comme une attaque « dialectique » il
9
Voir Christoph EBERHARD, 2003, « Prérequis épistémologiques pour une approche interculturelle du Droit. Le défi de
l’altérité », Droit et Cultures, n°46 2003/2, p 9-27
10
De manière générale pour les défis que rencontre le droit moderne à l’époque contemporaine voir : André-Jean Arnaud,
2004, Entre modernité et mondialisation. Leçons d'histoire de la philosophie du droit et de l'Etat, 2e édition, Paris, L.G.D.J.,
2004de SOUSA SANTOS Boaventura, 1995, Toward a New Commnon Sense - Law, Science and Politics in the
Paradigmatic Transition, New York-London, Routledge, After the Law Series, 614 p
11
L’ouvrage d’André-Jean Arnaud, 1991, Pour une pensée juridique européenne, Vendôme, PUF, Col. Les Voies du Droit,
304 p nous semble déjà proposer es pistes intéressantes dans ce sens.
5
s’agirait d’imposer notre point de vue, mais bien comme une invitation au débat et à un « dialogue
dialogal » de dévoilement mutuel de nos présupposés respectifs
12
.
1. 1989 à 2003 : un traitement jurisprudentiel du voile
La première « affaire du foulard islamique » a débuté en octobre 1989 à Creil (Val d’Oise), lorsque
trois collégiennes d’origine marocaine ont refusé d’enlever leur foulard islamique en classe et se sont
faites exclure, provoquant ainsi un débat national
13
. La presse et une grande partie des intellectuels et
des politiques réagirent vigoureusement à ce qu’ils percevaient comme une menace à la laïcité et à
l’espace « sacrée » de l’école républicaine. Après avoir été saisi par le chef d’établissement du collège
à Creil, le ministre de l’Éducation Nationale saisit à son tour le Conseil d’État pour consultation. Celui-
ci rendit son avis le 27 novembre 1989, indiquant, que les élèves ont le droit d’exprimer et de
manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires s’ils ne portent pas
atteinte au bon déroulement des activités scolaires et si l’expression ne revêt pas de caractère
ostentatoire ou prosélyte. Les quinze années suivantes virent un certain nombre d’affaires similaires du
foulard. Des lycéennes et des collégiennes voilées sont exclues. En appel, le Conseil d’État a souvent
rendu des arrêts qui annulaient les exclusions et permettaient de réintégrer les filles dans leur
établissement scolaire. La jurisprudence du Conseil d’État sur le port de signes religieux à l’école peut
ainsi être qualifié de « corpus juridique » évoluant et complexe.
Dans son avis du 27 novembre 1989 le Conseil d’État cite dans un premier temps les textes de
référence
14
pour poser par la suite des principes fondamentaux et une méthode d’appréciation au cas
par cas, qui seront régulièrement avancés dans la jurisprudence administrative ultérieure
15
. L’avis du
Conseil d’État rappelle la définition de la laïcité à l’école en ce qu’elle garantit aux élèves un
12
Sur cette distinction entre dialogue dialectique et dialogal et ses implications voir Christoph EBERHARD, 2002, Droits
de l’homme et dialogue interculturel, Paris, Éditions des Écrivains, 398 p (100-128) ; PANIKKAR Raimon, 1984c, « The
Dialogical Dialogue », WHALING F. (éd.), The World’s Religious Traditions, Edinburgh, T. & T. Clark, 311 p (201-221)
13
Dans cet article nous nous concentrons sur la jurisprudence relative au port du voile. Mais il est intéressant de noter que le
14 avril 1995 le Conseil d’État s’est prononcé sur deux requêtes q’il a rejeté relatives à une demande de dispense générale
de présence le samedi matin dans deux établissement d’enseignement du second degré à l’occasion de la fête hebdomadaire
de shabbat. Voir : Conseil d’État n° 125148 et 157653 tous deux publié sau Recueil Lebon.
14
Dont par exemple la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, la Constitution du 27 octobre 1946,
la Constitution du 4 octobre 1958 ; la convention européenne de sauvegarde des Droits de l'homme et des libertés
fondamentales du 4 novembre 1950 etc.
15
C.E., Kherouaa, 2 novembre 1992. C.E., époux Aoukili, 10 mars 1995. C.E., Ministère de l’Education nationale c/ Khalid
et Mme Sefiani, 27 novembre 1996. Enseignement, Questions générales concernant les élèves, Recueil Lebon, 1999, p. 810.
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