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Le réalisme éthique de Lonergan et le défi du pluralisme démocratique
Kenneth R. Melchin
Le thème retenu pour le colloque de cette année concerne les convictions éthiques et les
conflits que ces convictions entraînent. Cette réalité est source de problèmes très complexes,
dans lesquels s’enracinent nos idées sur la démocratie : Comment pouvons-nous édifier une
communauté démocratique ensemble, alors que ce sont nos convictions mêmes qui nous
divisent? Le pluralisme démocratique exige-t-il un abandon de nos convictions ? Notre propos
aujourd’hui est d’examiner l’apport de la pensée de Lonergan à ce type de réflexions.
J’aimerais explorer ce que Lonergan appelle la transition du classicisme à la mentalité
historique. Je crois que l’analyse que Lonergan propose de cette transition peut nous aider à
affronter le défi actuel du réalisme éthique et du pluralisme démocratique.
La transition vers la mentalité historique s’est opérée sur plusieurs siècles, et elle a entraîné un
tournant majeur dans nos conceptions fondamentales du monde. Elle a marqué l’abandon d’un
monde qui se réclamait d’un contexte culturel fixe, et l’accueil d’une diversité de cultures et
de traditions historiques. Cette transition a enrichi notre connaissance de l’histoire et de la
culture humaines, approfondi notre vision de la personne humaine et favorisé une
compréhension démocratique de la vie politique et sociale.
Cette transition a accusé toutefois des effets négatifs. À mon sens, l’incidence la plus
importante a été la rupture de notre lien avec un univers moral objectif. De fait, quiconque
évoque aujourd’hui un « univers moral objectif » éveille des résonances des régimes
totalitaires ou des appareils ecclésiastiques étouffants. Mais, si la critique de l’« objectivité »
éthique cadre bien avec nos sentiments démocratiques, comment devons-nous vivre avec nos
convictions ? Nos convictions traduisent des jugements de réalité, des affirmations concernant
l’existence. Si nous prenons le temps d’examiner notre vie, nous découvrons que nous
sommes capables de formuler des hypothèses au sujet de l’objectivité de nos valeurs et de nos
convictions. Si nous voulons nous engager dans la tâche difficile d’une existence conforme à
une éthique, nous devons respecter nos convictions. Nous devons donc reconnaître que, d’une
certaine façon, nos convictions expriment quelque chose de réel et de vrai à propos du monde.
Or, comment respecter nos convictions sans enfreindre les règles d’une participation à la vie
démocratique?
Quelles sont les incidences de la transition envisagée ? Comment s’est-elle produite dans
l’Occident chrétien et où nous a-t-elle menés? Pour examiner ce qui s’est passé, remontons au
Moyen-Âge et à la tradition de la loi naturelle chère aux catholiques.
Pendant des siècles, la grande figure a été saint Thomas d’Aquin. Son éthique se fonde sur
une théorie normative de la personne et sur une compréhension normative de la vie sociale et
culturelle. S’appuyant sur Aristote, il reconnaît que les choses changent dans nos vies, mais
pose que le changement, loin d’être fortuit, peut dessiner une configuration. Il examine cette
configuration dans la vie des personnes et, recourant à l’analogie de la croissance biologique,
il discerne un parcours de développement de l’enfance à l’âge adulte. Dans la société, cette
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évolution vers la maturité prend la forme d’un ordre social organisé où chaque partie
contribue au bien commun de l’ensemble, et où l’ensemble soutient l’épanouissement des
personnes, leur développement vers leur bien supérieur, l’union suprême avec Dieu. Une fois
comprise cette configuration normative de la croissance personnelle et sociale, toute déviation
par rapport à elle peut être repérée et jugée moralement erronée. Un tel discernement a permis
de produire un système codifié d’actes bons et d’actes mauvais, système qui a trouvé une
matrice toute naturelle dans la formation des prêtres en vue du sacrement de pénitence.
Il s’agissait là, manifestement, d’une grande réalisation. Cette méthode d’élaboration de
l’éthique est encore pratiquée dans un grand nombre de milieux aujourd’hui. Or cette
méthode, comme tous les systèmes culturels, a accusé très tôt des déformations. La plus
dramatique de ces distorsions a vu naître le principe voulant que le respect des codes éthiques
et religieux permettait de « gagner » ou d’« acheter » le salut divin. Les codes moraux des
manuels pénitentiels ont fini par être traités comme une forme de calcul servant à l’acquisition
de la grâce. Une telle déformation débordait évidemment le propos initial des théologiens
médiévaux. Mais elle s’est répandue à tel point qu’elle a suscité les réactions des théologiens
de la Réforme, qui ne voulaient avoir aucune part à un tel calcul.
Certains réformateurs sont même allés jusqu’à répudier toute forme d’éthique codifiée. Mais
ils ont laissé un héritage qui aura une incidence considérable sur l’éthique, un héritage que
Charles Taylor désigne comme un « tournant subjectif global » et que Lonergan appelle le «
passage à l’intériorité ». Désormais, l’axe central était celui de la vie de foi intérieure et la
rencontre personnelle de Dieu dans les Écritures. L’éthique et la théologie allaient être
refondées sur l’intériorité personnelle. Mais une telle évolution s’est accompagnée d’une
méfiance à l’égard de la raison. La raison, aux yeux des tenants de l’intériorité, s’apparentait
essentiellement au calcul visant à acheter la grâce divine, et devait donc être condamnée
comme associée au royaume du péché. En conséquence, il s’est produit un divorce entre la vie
de foi intérieure et la connaissance rationnelle du monde extérieur. Ce qui s’amorçait là,
c’était la dichotomie moderne entre la vie intime et le monde moral objectif.
Une deuxième étape dans cette évolution a été marquée au siècle des Lumières, avec
l’avènement de la démocratie dans la vie sociale et politique. Le système éthique de saint
Thomas d’Aquin présupposait un ordre social objectif qui soit normatif universellement. Or, à
l’époque des grandes explorations, on découvre une diversité de cultures possédant chacune
sa propre forme d’ordre social. Et les philosophes des Lumières établissent que les ordres
sociaux ne sont pas simplement prescrits et mis en place par Dieu. Ils sont au contraire
constitués par la signification humaine et mis en place par des conventions et des contrats
humains. Et s’ils sont l’œuvre des sociétés humaines, ils peuvent bien être défaits et refaits par
les humains. Et les philosophes de la démocratie vont jusqu’à proclamer que l’être humain a
le devoir de refaçonner la vie sociale et politique de sorte à mettre fin à l’oppression des
classes, et à sertir dans les dispositions sociales les valeurs de l’égalité, de la liberté, du
pluralisme et des droits de la personne.
Les bénéfices de telles avancées sont évidents. Mais leur réalisation avait un prix. La société a
sacrifié, pour les acquérir, l’idée de l’objectivité morale. Si les sociétés peuvent être
construites et reconstruites par des arrangements collectifs, si elles peuvent prendre n’importe
quelle forme souhaitée par une collectivité, sur quoi pourrait bien se fonder l’objectivité
éthique? L’éthique devient alors simplement le système culturel ou le style de vie personnel
de notre choix. Par ailleurs, si la démocratie exige une reconnaissance de la légitimité du point
de vue éthique de chacun, la force et la validité de nos convictions s’estompent. Aucune
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conviction ne peut avoir plus de poids qu’une autre. Nous finissons tous par accepter un tel
postulat, et le langage même servant à exprimer l’idée de conviction perd son sens. L’éthique
devient une affaire individuelle, subjective, une simple affaire de préférence privée.
L’histoire contemporaine abonde d’exemples d’une telle contestation de « l’objectivité ». Les
utilitaristes nous incitent à reconnaître que l’éthique tire son origine des désirs humains et de
la quête du bonheur. Or, étant donné la diversité des désirs humains, la société est conçue
comme un milieu où coexistent des intérêts individuels souvent en conflit, ces conflits étant
résolus par recours à un mécanisme tel que le principe de la majorité. Emmanuel Kant, quant
à lui, préside au grand tournant ultime vers la vie intérieure de la raison et à l’universalisation
de l’impératif éthique suprême. Pourtant, seul un saut dans la foi pourrait nous permettre de
déterminer si des actes suscités par une universalisation rationnelle pourront avoir une
incidence réelle dans la société et dans l’histoire. Enfin, avec l’éthique du discours qui prévaut
actuellement, nous assistons à une valorisation des normes et des procédures comme moyens
de soutenir le propos éthique. Cependant, sans une compréhension plus profonde de la façon
dont un discours valable peut nous apporter une connaissance du monde réel, nous nous
trouvons une fois de plus coupés du monde éthique.
Nous sommes donc affrontés à un défi de taille. Ce défi concerne la conviction éthique elle-
même. Nous ne sommes pas en mesure de relier la vie intérieure de la conviction éthique à un
univers moral objectif. Par conséquent, nous ne sommes pas en mesure de prendre nos
convictions au sérieux. J’estime que l’œuvre de Lonergan nous offre des voies pour affronter
ce défi. Pendant le temps qu’il me reste, je veux aborder trois de ces voies.
La première est celle du réalisme critique. La double découverte de l’intériorité et de la
diversité culturelle nous a permis de comprendre que c’est la signification qui constitue la
société et l’histoire, et que la signification a son origine dans la vie intérieure des êtres
humains. Cependant, Lonergan discerne la différence entre le contenu et les opérations de la
signification. Il montre que la diversité des significations culturelles ne saurait être comprise
qu’en fonction d’une entité fondamentale, commune à toutes les cultures, la structure
universelle des opérations de la signification. Ces opérations ne limitent pas, et ne dominent
pas la diversité culturelle. Au contraire, elles constituent l’origine et les fondements de la
diversité elle-même. Les opérations se déploient dans des configurations où se profile une
normativité implicite : une normativité que l’on peut apprendre et maîtriser. C’est-à-dire, la
normativité du dépassement de soi et de l’authenticité. Lorsqu’elle est apprise et maîtrisée
dans une sphère d’existence particulière, cette normativité peut fonder l’assurance d’une
connaissance limitée mais fiable du monde réel.
Ce qui distingue le réalisme critique, à mon sens, c’est l’idée même de connaissance. Une
grande partie de la philosophie des derniers siècles nous a offert un idéal de connaissance
s’appuyant sur la nécessité absolue de la logique. Pour qu’une connaissance soit considérée
comme vraie, elle devait présenter la cuirasse de la logique et afficher des conclusions
évidentes pour tout le monde. Or, Lonergan a découvert que la connaissance empirique n’est
pas de l’ordre de la logique. La logique n’est que l’une des opérations du processus
d’accession à une connaissance vérifiée du monde. La connaissance du réel exige une maîtrise
des habiletés permettant d’obtenir des insights sur nos expériences et de porter des jugements
de vérité empirique probable. Pour accéder à la connaissance empirique, il faut avoir maîtrisé
les habiletés et les vertus nécessaires à l’accomplissement des opérations dans uns sphère
particulière. C’est une telle maîtrise qui assure la subjectivité authentique, essentielle à une
objectivité véritable. Et, contrairement à l’idéal de la logique, les résultats d’une telle
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réalisation ne sauraient être appréciés que par des personnes qui sont, pour elles-mêmes,
parvenues à un certain niveau de maîtrise de soi.
Le deuxième apport de Lonergan à la constitution d’une vision éthique cohérente concerne sa
conception de la structure à trois niveaux du bien humain. La connaissance éthique du monde
se cristallise en une série d’opérations qui amènent le sujet humain à trois niveaux distincts,
où il agit affectivement, intelligemment et responsablement. Nous expérimentons d’abord le
bien dans nos désirs, nos passions, nos besoins et nos intérêts. Lorsque nous nous situons dans
ce mode, nous voyons se déployer la dynamique du vouloir qui nous porte vers l’objet de nos
désirs et de nos besoins. Si l’enjeu s’arrête là, nous sommes satisfaits quand nous avons atteint
notre objectif. À ce niveau, le langage éthique n’exprime rien de plus que le sentiment ou le
désir.
Or, la plupart du temps, l’enjeu déborde la simple satisfaction d’un besoin. De fait, nous
parvenons rarement à atteindre les objets de nos désirs par nos seuls efforts. Dans nos sociétés
complexes, nous nous groupons en des cercles de collaboration pour réaliser ce qu’aucun
d’entre nous ne saurait réaliser tout seul. Ces concertations exigent de chacun de nous une
participation soutenue à l’effort commun. La compréhension des configurations ainsi créées
donne naissance à une deuxième signification du langage éthique, une signification qui peut
faire appel à nos sentiments, mais ne se réduit pas au seul sentiment. Cette signification
s’enracine dans l’intelligibilité des configurations de collaboration elles-mêmes, et dans les
rôles, les tâches et les obligations qu’elles confèrent aux personnes qui s’y engagent.
Pourtant, cela ne suffit pas à nous conduire à une pleine connaissance éthique du monde. Les
configurations de collaboration constituent peut-être des moyens efficaces et efficients de
réalisation de nos objectifs, mais elles peuvent favoriser le bien-être de certains au détriment
de celui d’autres personnes, ou la concrétisation d’avantages à court terme au prix d’une
dégradation humaine et environnementale à long terme. L’évaluation des configurations de
collaboration elles-mêmes exige une troisième forme d’engagement à l’égard de la
signification éthique, un engagement qui soulève la question décisive du progrès et du déclin
historique. C’est ici que prennent voix les langages des droits de la personne, de la dignité de
l’être humain, de l’égalité des sexes et de la viabilité de l’environnement. La connaissance
éthique, ici, est connaissance des vecteurs à long terme de l’épanouissement humain. La
réflexion et le jugement responsable à ce troisième niveau de la signification éthique nous
ramènent à la vie intérieure des personnes, où nous discernons la norme du dépassement de
soi qui est à la fois le but et la mesure de la vie sociale et politique.
Le troisième apport important de Lonergan à l’éthique, selon moi, tient à sa compréhension
du rôle de la grâce dans la vie morale, dans l’histoire et dans la société. Tout au long de
l’histoire de l’Occident chrétien, des théologiens moraux ont affronté les tensions entre la
connaissance morale naturelle et la révélation divine; entre l’action humaine et la grâce
divine. Lonergan nous permet de penser à la grâce divine, non pas comme à une intrusion
dans la liberté existentielle, non pas comme à un objet de foi aveugle, mais comme à une
rencontre avec l’amour de Dieu qui guérit en restaurant la raison pour qu’elle accomplisse ce
qu’elle est censée accomplir. Il y a là une expérience humaine universelle, et non pas un
simple artefact, une simple construction culturelle. Lorsqu’elles sont comprises dans cette
perspective, les convictions éthiques et religieuses témoignent d’un amour qui se sacrifie et
réhabilite la raison humaine au coeur des ravages du péché et du mal. La vie de la foi
constitue un phare ou une orientation pour la raison humaine. Elle ne remplace pas la raison,
mais l’oriente et l’habilite à réaliser sa finalité. Fondées sur cette expérience de foi, les
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convictions ne menacent aucunement la liberté et la diversité, mais forment les assises mêmes
de la liberté et deviennent des forces de créativité et de diversité. Elles posent les véritables
fondements de l’édification d’une communauté qui accueille la diversité et la différence.
Ces réflexions nous ramènent au thème de ce colloque. Les convictions se différencient peut-
être par leur contexte et leur contenu, mais elles sont axées sur une structure fondamentale
d’opérations que déploient tous les humains. C’est cet axe commun qui nous permet de
comprendre la diversité. La compréhension de cette structure normative peut nous aider à
refaçonner les liens entre l’intériorité et un monde éthique objectif. Elle peut nous aider à
comprendre nos convictions de manière inédite, non pas comme des murs, non pas comme
des obstacles à la communauté, mais comme des forces ouvertes de diversité et
d’apprentissage. Le dépassement de soi nous ouvre au monde dans toute sa diversité. C’est
cette ouverture au monde, je pense, qui représente le don le plus précieux offert par Lonergan
à la démocratie.
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