réalisation ne sauraient être appréciés que par des personnes qui sont, pour elles-mêmes,
parvenues à un certain niveau de maîtrise de soi.
Le deuxième apport de Lonergan à la constitution d’une vision éthique cohérente concerne sa
conception de la structure à trois niveaux du bien humain. La connaissance éthique du monde
se cristallise en une série d’opérations qui amènent le sujet humain à trois niveaux distincts,
où il agit affectivement, intelligemment et responsablement. Nous expérimentons d’abord le
bien dans nos désirs, nos passions, nos besoins et nos intérêts. Lorsque nous nous situons dans
ce mode, nous voyons se déployer la dynamique du vouloir qui nous porte vers l’objet de nos
désirs et de nos besoins. Si l’enjeu s’arrête là, nous sommes satisfaits quand nous avons atteint
notre objectif. À ce niveau, le langage éthique n’exprime rien de plus que le sentiment ou le
désir.
Or, la plupart du temps, l’enjeu déborde la simple satisfaction d’un besoin. De fait, nous
parvenons rarement à atteindre les objets de nos désirs par nos seuls efforts. Dans nos sociétés
complexes, nous nous groupons en des cercles de collaboration pour réaliser ce qu’aucun
d’entre nous ne saurait réaliser tout seul. Ces concertations exigent de chacun de nous une
participation soutenue à l’effort commun. La compréhension des configurations ainsi créées
donne naissance à une deuxième signification du langage éthique, une signification qui peut
faire appel à nos sentiments, mais ne se réduit pas au seul sentiment. Cette signification
s’enracine dans l’intelligibilité des configurations de collaboration elles-mêmes, et dans les
rôles, les tâches et les obligations qu’elles confèrent aux personnes qui s’y engagent.
Pourtant, cela ne suffit pas à nous conduire à une pleine connaissance éthique du monde. Les
configurations de collaboration constituent peut-être des moyens efficaces et efficients de
réalisation de nos objectifs, mais elles peuvent favoriser le bien-être de certains au détriment
de celui d’autres personnes, ou la concrétisation d’avantages à court terme au prix d’une
dégradation humaine et environnementale à long terme. L’évaluation des configurations de
collaboration elles-mêmes exige une troisième forme d’engagement à l’égard de la
signification éthique, un engagement qui soulève la question décisive du progrès et du déclin
historique. C’est ici que prennent voix les langages des droits de la personne, de la dignité de
l’être humain, de l’égalité des sexes et de la viabilité de l’environnement. La connaissance
éthique, ici, est connaissance des vecteurs à long terme de l’épanouissement humain. La
réflexion et le jugement responsable à ce troisième niveau de la signification éthique nous
ramènent à la vie intérieure des personnes, où nous discernons la norme du dépassement de
soi qui est à la fois le but et la mesure de la vie sociale et politique.
Le troisième apport important de Lonergan à l’éthique, selon moi, tient à sa compréhension
du rôle de la grâce dans la vie morale, dans l’histoire et dans la société. Tout au long de
l’histoire de l’Occident chrétien, des théologiens moraux ont affronté les tensions entre la
connaissance morale naturelle et la révélation divine; entre l’action humaine et la grâce
divine. Lonergan nous permet de penser à la grâce divine, non pas comme à une intrusion
dans la liberté existentielle, non pas comme à un objet de foi aveugle, mais comme à une
rencontre avec l’amour de Dieu qui guérit en restaurant la raison pour qu’elle accomplisse ce
qu’elle est censée accomplir. Il y a là une expérience humaine universelle, et non pas un
simple artefact, une simple construction culturelle. Lorsqu’elles sont comprises dans cette
perspective, les convictions éthiques et religieuses témoignent d’un amour qui se sacrifie et
réhabilite la raison humaine au coeur des ravages du péché et du mal. La vie de la foi
constitue un phare ou une orientation pour la raison humaine. Elle ne remplace pas la raison,
mais l’oriente et l’habilite à réaliser sa finalité. Fondées sur cette expérience de foi, les