La France entre réaction et liberté

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La France, pays du conservatisme impossible ?
En France, on a pas de pétrole, mais on a des idées. Ceux qui n’en sont pas encore
convaincu peuvent toujours se pencher sur le dernier essai de François Huguenin, « Le
conservatisme impossible, libéraux et réactionnaires en France depuis 1789 », qui tend à
démontrer, s’il le fallait encore, que le débat existe encore en dehors des sentiers battus. La
question que se pose Huguenin est au cœur de l’actualité : comment se fait-il que,
contrairement au reste du monde, il n’y ait jamais eu de conservatisme en France ? Les
relations entre libéraux et conservateurs, dans le monde anglo-saxon, bien que parfois
conflictuelles, sont étroites et fructueuses. Le mouvement conservateur anglais bénéficie
d’une tradition intellectuelle forte, de Hume à Burke en passant par Coleridge et Oakeshott,
qui s’est traduite dans la sphère politique par des personnalités aussi variée que Disraeli,
Churchill ou plus récemment Thatcher. Aux Etats-Unis, ce n’est qu’à partir des années 50 que
naît un mouvement d’idées qui tente de se construire une identité propre à partir des écrits de
penseurs aussi différents que Hayek, Tocqueville, Burke ou Strauss. Politiquement, de Barry
Goldwater jusqu’à l’élection de Ronald Reagan, elle est passée du petit cénacle d’initiés à un
mouvement respecté au sein du parti républicain.
Révolution et Contre-Révolution
L’étude de Huguenin, subtile et intelligente, fait remonter la spécificité française à
l’expérience de la révolution, qui a inauguré le divorce entre libéraux et réactionnaires. A
l’image de Benjamin Constant et Alexis de Tocqueville, qui distinguent entre les principes de
la révolution porteurs des exigences de liberté et d’égalité et sa pratique oppressive,
belliqueuse et potentiellement totalitaire, répond une tradition réactionnaire, de Joseph de
Maistre à Charles Maurras, qui prend la révolution comme un bloc, et condamne ses principes
au nom de sa pratique. De là s’est dessinée une opposition irréductible entre un courant libéral
attaché au primat de l’individu sur les communautés dans lesquelles il s’enchâsse, et celui
réactionnaire qui défendra jusqu’à l’hystérie les communautés au détriment de la liberté des
hommes. Toutefois, dès l’origine, certains intellectuels libéraux brouillent les pistes en
condamnant avec force une révolution qui aboutit à la dictature de salut public, au césarisme
puis aux pathologies centralistes du jacobinisme. L’anglais Edmund Burke dans ses
Réflexions sur la révolution de France, Benjamin Constant dans ses Principes de politique
n’embrassent l’héritage révolutionnaire qu’au conditionnel. La critique de la passion de
l’égalité, de la religion de la volonté générale se retrouvera dans les écrits et des libéraux, et
des réactionnaires durant tout le XIXème siècle, et les mises en gardes tocquevilliennes contre
les excès de la dynamique démocratique n’ont rien à envier à celles des Maistre, Bonald,
Veuillot ou autres Donoso Cortès. On regrettera simplement que sur ce point précis, Huguenin
parle, même en prenant beaucoup de précautions oratoires, de « libéraux contrerévolutionnaires ». Peut-être eût-il fallu parler plutôt de libéraux anti-révolutionnaires : la
révolution comme moyen politique, quelle que soit la finalité, se traduit par une suspension de
l’état légal existant, l’utilisation de moyens violents par une minorité pour imposer un ordre
politique nouveau à la majorité. En cela, elle s’oppose à tout ce qu’un libéral peut souhaiter.
Adhérer au constitutionnalisme, à un état de droit consenti et protecteur de droits, c’est
adhérer à un système de règlement de conflits pacifiques. Il nous semble que l’évolution de
Donoso Cortès, ambassadeur d’Espagne en France sous la restauration puis le second empire,
ami à la fois du libéral Guizot et du réactionnaire Veuillot, illustre la différence entre
l’hostilité à la « révolution comme moyen » des libéraux et la révolution comme « porteuse
d’un message universel » des contre-révolutionnaires. Dans sa jeunesse très proche des idées
des Lumières, Cortès bascule dans le camp de la réaction devant le spectacle de la dynamique
révolutionnaire commune aux révolutions de 1789, 1830 et 1848. La révolution devient,
comme pour Bonald et Maistre, une manifestation autonome de ses acteurs, qui n’a plus
d’autres finalités en dehors d’elle-même.
L’avenir du conservatisme
Tout en soulignant les divergences radicales entre libéraux et réactionnaires sur des
questions aussi essentielles que le consentement aux institutions, la protection des libertés
publiques ou l’attitude à adopter face à l’autorité politique, il nous semble que François
Huguenin pose les jalons d’un dialogue possible entre deux familles politiques, ce qui
pourrait, à terme, aboutir à la formulation d’un conservatisme français intelligent. Après tout,
c’est à la lecture de Burke, Bonald, Tocqueville et Calhoun que d’anciens libertariens
américains se lanceront dans l’aventure de ce qui deviendra plus tard l’American
Conservative Movement. Les libéraux ont tout intérêt à porter leur regard d’une école contrerévolutionnaire lestée de ses pathologies antilibérale, revancharde et antisémite dans sa portée
critique. Elle peut les prévenir contre leur penchant « déontique », leur propension à réduire la
politique à de la morale, à un idéalisme centré sur l’autonomie de l’individu abstrait de la
communauté politique dans laquelle il vit. Les questions de l’autorité, de la souveraineté, de la
puissance de l’Etat sont paradoxalement des questions modernes assez bien cernées par les
réactionnaires, assez bien pour que des libéraux comme Raymond Aron ou Julien Freund s’y
intéressent. Contrairement à ce qu’écrit Huguenin, suivant en cela Maritain, qui semble faire
de l’élimination du problème politique de la souveraineté la condition d’un dialogue
fructueux, nous aurions plutôt tendance à en faire le point d’achoppement des deux courants.
Dans un ouvrage qui n’a pas eu toute la publicité qu’il méritait de ce côté-ci de
l’Atlantique, Harvey C. Mansfield Jr brossait le portrait du constitutionnalisme libéral
moderne comme celui de la montée en puissance et de l’intégration dans la science politique
de la question de l’effectuation du droit1. Le déplacement de la problématique de la
délibération vers l’exécution du droit s’est traduite par la découverte du pouvoir exécutif
comme nécessaire au maintien d’une république libre, ce qui n’allait pas de soi, tant l’idée
paraissait attachée à la monarchie. Il a fallu toute l’obstination des pères fondateurs de la
constitution américaine, particulièrement de Madison et Hamilton, pour convaincre les
républicains que le pouvoir politique pouvait aussi servir pour garantir les libertés, et pas
seulement pour les asservir. C’est aussi pour cette raison que nous restons libéraux, malgré les
efforts déployés par Huguenin pour nous rendre acceptables, voire aimables certaines figures
de la Contre Révolution. L’école libérale nous paraît plus capable d’intégration d’éléments
exogènes que ne le fut l’école contre-révolutionnaire, Action Française comprise, qui
d’ailleurs ne survit plus guère que dans les livres d’histoire. Il est plus facile pour un libéral de
reconnaître l’autonomie du Politique que pour le réactionnaire l’exigence morale de liberté.
Le dernier intellectuel réactionnaire, dont Huguenin fait à raison grand cas, fut Pierre
Boutang. Disciple de Maurras, mais ami proche de George Steiner, professeur de
métaphysique à la Sorbonne, mais militant royaliste enragé, fin lecteur de Platon et d’Aristote,
mais figure léonine du quartier latin réputé pour ses colères homériques, il nous paraît
difficile, au même titre que Maritain, Aron et Jouvenel, d’en faire un point de rencontre entre
tradition réactionnaire et libérale. En effet, son illibéralisme viscéral ne l’a-t-il pas conduit à
rédiger un pamphlet contre Giscard, et à appeler à voter Mitterrand contre celui qu’il
surnommait Foutriquet ? Comme nous le voyons, l’entreprise de François Huguenin,
1
Mansfield (Harvey C., Jr), Taming the Prince, The Ambivalence of Modern Executive Power, Baltimore, Johns
Hopkins Univ., 1989 traduit par P-E Dauzat Le Prince apprivoisé. De l’ambivalence du pouvoir, Paris, Fayard,
1994.
passionnante du début jusqu’à la fin plutôt que de clore le débat sur le conservatisme, ouvre
des perspectives que les libéraux feraient bien de considérer avec attention. La réaction étant
en France politiquement et intellectuellement pratiquement morte, c’est peut-être parmi eux
que se formera les premiers penseurs du conservatisme français.
Frédéric Morgan (doctorant en philosophie politique à Paris IV Sorbonne)
François Huguenin, Le conservatisme impossible. Libéraux et Réactionnaires en France
depuis 1789, Paris, La Table Ronde, 2006, 395 pages, 21, 50 euros.
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