Le patronat français et la Guerre d’Indochine Hugues Tertrais, maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Depuis la fin du XIXe siècle, les milieux d’affaires français manifestent un intérêt conquérant à l’égard de l’Asie orientale, centré sur l’Indochine mais pas seulement : les concessions française en Chine, en particulier celle de Shanghai, y ajoutent leur réseau comme, sur un mode plus traditionnel, les cinq comptoirs conservés en Inde1. Les outils mis en place – la Banque de l’Indochine est fondée à Saigon en 1875 – et les investissements consentis, dans les mines du Tonkin ou la culture de l’hévéa en Cochinchine, illustrent un esprit d’entreprise toujours à l’initiative. Après le second conflit mondial, cependant, de la Guerre d’Indochine ressort un comportement pratiquement inverse de ces mêmes milieux d’affaires. Dans ce nouveau contexte, la problématique est en effet bien différente : l’Indochine ne « rapporte » plus, si tant est qu’elle l’ai jamais fait, mais surtout la guerre menée pour s’y maintenir apparaît vite ruineuse pour l’économie nationale ; à défaut de dominer la situation, le patronat français doit alors se déterminer, voire prôner le désengagement2. Sans doute faut-il d’abord répondre à une question traditionnelle : la guerre d’Indochine s’est-elle déclenchée pour défendre des intérêts économiques ? Ceux-ci n’en sont certes pas absents, en particulier le caoutchouc : au début de la guerre, une certaine dose d’illusion impériale est même entretenue à son propos, et des deux côtés. Le Viet Minh, du moins dans sa propagande, paraît fidèle à l’idée que le profit capitaliste explique l’acharnement français ; un tract distribué dans une plantation de Loc Ninh en juin 1947 l’affirme : « Tant que les plantations d’hévéa existeront la guerre se poursuivra, aussi nous faut-il les détruire. »3 Marius Moutet, ministre de la France d’outre-mer, n’écrit pas autre chose en août de la même année : « La conservation des plantations d’hévéa d’Indochine est primordiale non seulement pour l’économie française mais encore pour l’économie de l’Indochine. »4 François Bloch-Lainé, conseiller financier de l’amiral Thierry d’Argenlieu, premier hautcommissaire français dépêché sur les lieux, s’était d’ailleurs empressé,dès la fin de 1945,de récupérer la production de caoutchouc du temps de guerre, elle-même sécurisée pendant le conflit par le gouverneur général Decoux5. Ces intérêts paraissent être cependant vite passés au second plan : la France est plutôt dans une logique de reconquête et l’esprit économique impérial ne s’y retrouve pas. Le patronat, dont cela pouvait sembler être l’intérêt, a-t-il néanmoins contribué au financement de la guerre ? Pas plus, même si l’idée exista « d’étudier dans quelles conditions les bénéfices réalisés par les Français en Indochine, du fait des circonstances, pourraient concourir au financement de nos dépenses militaires »6 : le financement de la guerre reste principalement budgétaire. Il faudrait mieux, Le Comité de l’Asie française, qui publie un Bulletin du même nom, est fondé en 1901 sous la direction d’Eugène Etienne. 2 Une partie des éléments utilisés dans cet article sont issus de la thèse de l’auteur : Hugues Tertrais, La piastre et le fusil. Le coût de la guerre d’Indochine (1945-1954), Paris, 2002. 3 Traduction d’une lettre remise aux cadres indigènes de Loc Ninh. SHAT, 4 Q114 4 Lettre du 11 août 1947 au président du Conseil. SHAT, 4 Q114 5 François Bloch-Lainé, Profession fonctionnaire, Paris 1976, cité dans Leclerc et l’Indochine, Paris 1992 (annexe 3, p. 370) 6 Rapport Pineau, janvier 1952, Archives de l’Assemblée nationale. 1 2 cependant, parler de l’attitude "des" patronats, tant ce milieu n’est pas monolithique, s’agissant de l’Indochine en particulier, et en distinguer les différentes composantes : le patronat proprement colonial s’emploie à survivre, voire à profiter de la situation et à rapatrier ce qui peut l’être ; le patronat métropolitain directement concerné – par ses exportations – s’accroche ; le nouveau "grand patronat" préfère quant à lui tourner la page – de l’Indochine comme de la guerre elle-même. 1. Le capitalisme colonial en Indochine : un patronat sur la défensive L’emprise du capitalisme français sur l’Indochine reste intacte jusqu’en 1954, mais la situation y est très inégale. Globalement, le contexte est défavorable depuis la fin des années 1930, quand Paul Bernard déplore déjà la raréfaction des investissements7. La Seconde Guerre mondiale perturbe ensuite les circuits d’échanges et intègre l’Indochine dans la « Sphère de co-prospérité » de la « Grande Asie » orientale. Mais les achats japonais ne compensent pas les pertes enregistrées dans la circulation des biens : la Société française des charbonnages du Tonkin, qui exportait avant-guerre 60 % de sa production vers l’Asie, subit une chute d’un quart de celle-ci dans la période de guerre et ne s’en remet pas ensuite ; après 1945, elle doit vendre l’essentiel de sa production en Indochine même8. L’économie coloniale ne se relève pratiquement pas de l’année 1945, qui constitue une rupture forte pour toute l’Indochine. Indépendamment de l’anthracite, dont les principaux gisements se situent à proximité de la baie de Ha Long, la plupart des mines de fer et de non ferreux (étain, tungstène, zinc etc.) sont fixées dans des zones contestées et souvent contraintes à la fermeture. Pour la Société française des charbonnages du Tonkin ellemême, 1945 est l’année zéro, à partir de laquelle tout doit être reconstruit et ne l’est que partiellement. Le secteur des plantations de caoutchouc connaît une situation comparable : dans un cas comme dans l’autre, le niveau de production de 1945 est six à neuf fois inférieur à celui de la période précédente9. Dans une telle situation, l’esprit de protection, voire d’assistance, domine. Les plantations de caoutchouc, symbole du profit colonial, restent apparemment un domaine florissant : au début de la guerre, environ quinze sociétés du secteur restent cotées à la Bourse de Paris. Aussi l’Union des planteurs de caoutchouc fait-elle pression « pour la défense des activités françaises en Indochine » et la sécurisation des lieux de production – ils reçoivent d’ailleurs le soutien du ministre Moutet10 en août 1947. Une volonté publique de protéger la ressource et les planteurs se manifeste : pour compenser le surcoût lié à cette sécurisation (avec l’emploi d’unités militaires ou le recrutement de milices locales), une subvention leur est attribuée en 1949, d’un montant de 30 cents par kilo, tandis que l’accord permet aux entreprises de ne débourser que 136,37 pour un kilo, lui-même payé 141,47 francs aux planteurs. Encore ce caoutchouc subventionné reste-il trop cher dans la région, puisqu’il est disponible à 120,30 francs à Singapour : l’État ne délivre cependant d’autorisation d’achat hors de la zone franc qu’au-delà d’un certain quota d’achats en Indochine. Paul Bernard, Le problème économique indochinois, Paris, 1934 & Paul Bernard, Nouveaux aspects du problème économique indochinois, Paris, 1937. 8 Selon les chiffres de l’Agence économique et financière du 9 novembre 1954, repris dans H. Tertrais, op. cit. p. 378. 9 Regroupement des données du Bulletin statistique de l’Indochine, du Monde et du Conseil économique pour les années 1939 à 1953. 10 Lettre du 11 août 1947 au Président du Conseil. SHAT, 4 Q 114 . 7 3 Mais, après 1950, le caoutchouc naturel perd de son importance et cette éventuelle justification économique à la guerre disparaît par conséquent. La France ne se bat pas non plus pour l’anthracite du Tonkin, seule activité minière maintenue, quoique réorientée sur l’Indochine. Si le produit est de bonne qualité, les quantités extraites paraissent insignifiantes par rapport à la production française puisqu’elles ne pèsent que 2 % de la production nationale au mieux. Les autres sociétés minières quant à elles – Compagnie minière de l’Indochine, Société des mines d’étain du Haut-Tonkin, Étain & Wolfram du Tonkin – ont pour principale activité la récupération et l’emploi des indemnités de guerre prévues par un décret de 1947. L’Indochine n’est cependant pas "finie" pour tout le monde car elle reste aussi ou devient un lieu de profit à court terme, celui qui est lié à la guerre et aux trafics qu’elle génère. La présence d’un corps expéditionnaire qui mobilise jusqu’à 190 000 hommes au début des années 1950 ne passe pas inaperçue dans les comptes de certaines entreprises. Le développement de la consommation de diverses boissons, bière en particulier, dont les Brasseries & glacières de l’Indochine (BGI) ont un quasimonopole, n’a d’égal que celui des cigarettes : après avoir relevé qu’un million de kilos de cigarettes a été consommé en Indochine en 1951, les Manufactures indochinoises de cigarettes sont ainsi autorisée à investir pour développer leur production11. Les modalités de financement de la guerre, par le biais de la surévaluation de la piastre et des transferts piastres/francs, paraissent également juteuses : « La guerre se révèle une très bonne affaire pour la Banque de l’Indochine. De 1948 à 1954, elle trouve dans les circuits de financement du corps expéditionnaire la principale source de son activité et de ses profits. »12 Plus généralement, la tendance est au désinvestissement. Si l’Indochine en guerre est une véritable "pompe à capitaux" pour la Banque de l’Indochine, celle-ci permet aussi la réorganisation de ses actifs. Plutôt qu’elle ne fixe des investissements, l’Indochine en guerre leur fait peur : la fuite des capitaux s’accompagne de leur redéploiement sur le reste de l’Union française. Les transferts d’actifs étant soumis à l’autorisation de la Rue de Rivoli, il est possible d’en suivre le parcours : les BGI obtiennent ainsi en 1951 l’autorisation d’investir l’équivalent d’environ 400 millions de francs en Afrique (Dakar, Tunis, Alger) pour y développer leurs métiers. La Banque de l’Indochine, « trop riche de capitaux qu’elle rapatrie d’Indochine », selon le mot de Marc Meuleau, fait de même : comme son conseil d’administration le note sobrement dès 1947, « un établissement comme le nôtre se doit de savoir s’adapter aux circonstances nouvelles et de s’abstenir de regrets stériles »13. 2. Le lobby colonial : un patronat qui s’accroche à l’Indochine Après la seconde guerre mondiale, il n’y a plus de Comité de l’Asie française, comme Eugène Etienne l’avait constitué au début du siècle. Mais il reste des activistes et Documents du Comité des investissements en Indochine (1952). AEF, Fonds Trésor, B 43908. 12 Marc Meuleau, Des pionniers en Extrême-Orient. Histoire de la Banque de l’Indochine, 1875-1975, Paris 1990. 13 Rapport du conseil d’administration à l’assemblée générale extraordinaire du 26 juin 1950. Cité par Marc Meuleau, op. cit. 11 4 divers métiers continuent, au moins partiellement de vivre de la guerre, sinon d’en profiter. Les derniers activistes, s’il est permis de les appeler ainsi, relèvent de deux générations. La plus ancienne, symbolisée par l’Union des syndicats professionnels indochinois (USPI) et surtout Paul Bernard, toujours entreprenant, se mêle à la nouvelle, qui s’active dans le cadre du plan. Bernard, considéré comme « représentant des intérêts privés en Indochine » par Edgar Faure, qui s’en méfie, a construit sa notoriété dans les années 1930 par la publications de deux ouvrages déjà cités : Le problème économique indochinois (1934) et les Nouveaux aspects du problème économique indochinois (1937). Après 1945, il continue avec d’autres de représenter l’Indochine dans les milieux qui travaillent à la préparation et à la réalisation du Plan Monnet ; une sous-commission de modernisation de l’Indochine y relève de la commission de modernisation des territoires d’outre-mer, que préside René Pleven ; Bernard préside l’une des six sections de cette sous-commission, la section Industrialisation, qui publie son premier rapport en 1948. Certaines des idées de ce plan Indochine, dit plan Bourgoin, manifestent un sursaut de l’esprit économique impérial et sont précisément dues à sa section industrialisation. L’axe de réflexion est lié à la situation d’après-guerre dans le Pacifique : la défaite du Japon, longtemps seule puissance industrielle de la zone, transforme l’environnement économique extérieur de l’Indochine ; à travers cette dernière, pense-t-on, la France a une place à prendre en Extrême-Orient. Plusieurs facteurs internes lui confèrent justement « une vocation industrielle de premier ordre » : d’une part une « main-d’œuvre abondante, habile, industrielle », d’autre part des sources d’énergie (anthracite, hydro-électricité) et la plupart des matières premières « nécessaires à l’installation d’une industrie à grande échelle »14. Le plan prévoit en particulier deux pôles littoraux d’industrialisation : Cam Pha dans le nord, en bordure d’un gisement d’anthracite pratiquement à ciel ouvert ; et Nha Trang dans le centre méridional, débouché facile pour l’énergie hydroélectrique du barrage de Da Nhim, proche de Dalat. Une large palette industrielle est envisagée, comprenant un secteur métallurgique, y compris non ferreux, et de la chimie lourde – visant surtout la production d’engrais. La poursuite de la guerre a eu raison de ce plan et de ses ambitions, car ils ne trouvent pas de financement. Pour autant, Bernard reste constamment actif sur le dossier indochinois – comme un groupe de pression à lui tout seul… Il « bombarde » les administrations concernées de rapports et de propositions jusqu’à la fin du conflit : en 1954, en particulier, il soumet au Conseil économique un épais document sur La conjoncture économique des États associés, qui figure dans de multiples cartons des Archives économiques et financières mais n’aura jamais été adopté Place d’Iéna. Cette importante personnalité paraît cependant assez vite "démonétisée" ; Faure, déjà cité à son propos, estime notamment qu’il «ne tient aucun compte de l’évolution des facteurs politiques du problème »15. Le lobby colonial se compose aussi de tous ceux qui, directement ou non, vivent de la guerre : s’y retrouvent les milieux industriels liés au « marché captif » qu’est l’Indochine en guerre et que la perspective d’un échec rend inquiet. Au début des années 1950, l’Indochine figure en bonne place dans les exportations françaises (la Rapport général de la section Industrialisation, novembre 1947, 53 pp. Archives nationales, 80 AJ 12. 15 Conclusion du rapport Bernard en annexe 21 de H. Tertrais, op. cit. p. 593. 14 5 seconde après l’Algérie en 1952, la quatrième en 1953), alors que la métropole n’en importe que très peu de produits. « L’économie française supporterait difficilement la perte du marché indochinois », note alors la presse spécialisée16. En effet, ce fort courant exportateur est directement lié à la guerre ; le patronat textile paraît le premier concerné : environ 80 % des importations indochinoises de textiles se composent de produits cotonniers et viennent de France ; il faut en particulier vêtir les nouvelles « armées nationales » qui, encore balbutiantes à la fin des années 1940, rassemblent 292 000 hommes17 en 1954. Le spectre d’une fin de la « préférence impériale », que suggèrent les négociations menées en 1954 avec les États associés, mobilise les énergies en métropole. Le Syndicat général de l’industrie cotonnière française monte au créneau, trouvant soutien au sein même de l’administration française. Transmettant l’une de ses notes, le préfet du Haut-Rhin « insiste sur l’importance que revêtiront pour plusieurs branches industrielles françaises les décisions qui seront prises lors des négociations » en question. Les principaux intéressés, souligne-t-il, « sont les dirigeants de l’industrie cotonnière du Haut-Rhin, qui occupe 31 % de la population active non agricole, auxquels il convient d’ajouter les ouvriers des industries mécaniques et chimiques » liées au secteur textile18 ; le Nord et le Nord-Est sont d’une manière générale directement concernés. Le Syndicat général de l’industrie cotonnière française et la presse spécialisée argumentent : « L’Indochine représente cinq semaines de travail pour 15 à 20 000 ouvriers, principalement dans les Vosges (10 000 ouvriers concernés). Les soyeux lyonnais sont eux-mêmes d’autant plus inquiets que le marché indochinois représente 10 % de leur chiffre d’affaires et 25 % de leur activité de fabrication de tissu de soie, soit 10 000 métiers et 10 000 ouvriers. »19 Certaines activités profitent directement de la guerre, notamment chez les compagnies de transport et autres branches en aval. La navigation maritime, soit pour l’essentiel les Chargeurs réunis (du groupe Seydoux) et les Messageries maritimes, assure cent cinquante-trois départs pour l’Indochine en 1953 – le rapport parlementaire Pineau envisage précisément de les taxer cette année-là. Dans le transport aérien, la guerre fait les affaires de la compagnie Aigle Azur qui assure bon nombre des transports militaires ; son patron, Sylvain Floirat, en reconvertit une partie dans la création de la station de radio Europe n°1 et dans celle de la société d’armements Matra. Est-il nécessaire de revenir sur le caractère juteux de la guerre pour la Banque de l’Indochine ? Compte tenu des tendances vichystes de plusieurs de ses dirigeants, la Banque ne devait éprouver aucune compassion particulière pour les difficultés qu’y rencontrait la IVe République : Paul Baudouin, alors son président, fut en 1940 à Bordeaux le premier ministre des Affaires étrangères du maréchal Pétain, qui nomma l’amiral Decoux à la tête du gouvernement général ; plus tard, au début des années La Correspondance économique, 20 avril 1954. AEF, Fonds Trésor, B 33550 La reconnaissance en 1949 des États associés du Vietnam (Bao Dai), du Cambodge et du Laos s’accompagne pour ces derniers de la formation d’« armées nationales » dont les unités combattent avec le corps expéditionnaire français. 18 Lettre du préfet du Haut-Rhin au ministre des Finances, 18 février 1954. AEF Fonds Trésor, B 43912. 19 La Correspondance éconmique, op. cit. 16 17 6 1950, René Bousquet y trouve refuge à Paris et Paul Gannay, inspecteur général de la banque et directeur de la succursale de Saigon de la fin des années 1920 à 1951, est cette année-là « remercié » par le général de Lattre, alors haut-commissaire et commandant en chef en Indochine. Il n’était sans doute pas indifférent, après que le privilège de l’émission monétaire lui ait été retiré, au profit d’un Institut d’émission des États associés, que le président de ce dernier, Gaston Cusin, nommé en décembre 1951, ait d’abord été l’une des principales figures du Comité de libération de Bordeaux. Au final, la Banque de l’Indochine semble avoir joué un rôle passif, voire prédateur, dans le déroulement du conflit. Elle ne fait en particulier rien pour la réussite de la dévaluation de la piastre du 11 mai 1953. Le conseiller financier auprès du hautcommissaire, André Valls, en fait le constat : « La réaction des banques, et plus particulièrement de la Banque de l’Indochine, est violente et presque haineuse. » Cette dévaluation constitue un important tournant dans la gestion de la guerre et préfigure en effet un désengagement français20. L’épilogue pourrait ressortir de cette note gouvernementale de 1954 : « Pour que la guerre s’arrête, il faut d’abord qu’elle cesse d’être une source de profits abusifs. » 3. Les milieux d’affaires "éclairés" : tourner la page indochinoise Au fil des années, cependant, des conditions nouvelles changent la donne et minimisent les humeurs du patronat colonial ou de celui qui est intéressé au maintien des choses en l’état. Au niveau de l’État, le coût de la guerre prend au tournant des années 1950 une telle ampleur qu’il pèse sur le budget et bloque les perspectives. La guerre est déjà, du côté notamment du Parti communiste et de L’Humanité, jugée coupable d’empêcher la reconstruction d’aller à son terme. Dans son discours à l’Assemblée du 19 octobre 1950, consécutif au désastre de Cao Bang, Pierre Mendès France ne dit pas autre chose : « L’effort militaire que nous faisons là-bas, celui, accru, que nous ferons peut-être demain, c’est autant de moins que nous pourrons faire ici. »21 Plus généralement, le conflit pèse sur la conjoncture et freine la croissance. Quelques hauts fonctionnaires et certains hommes d’affaires réfléchissent à ce que Pierre Moussa appelle le « complexe hollandais » : il date le démarrage de l’expansion hollandaise de l’abandon – contraint et forcé – de l’Indonésie par les Pays-Bas22 en 1950. C’est aussi le moment où la France s’implique dans l’OTAN et développe un plan de réarmement plus onéreux encore que la guerre d’Indochine elle-même. Et puis d’autres horizons sollicitent les milieux d’affaires français : la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), dont l’idée est lancée par le plan Schuman en 1950, voire le Plan Marshall, qui offre des "opportunités" sans doute plus intéressante que l’Indochine en guerre. Lettre d’André Valls à la direction du Trésor, 20 mai 1953. AEF, Fonds Trésor, B 43919. Pierre Mendès France, Œuvres complètes, tome II : Une politique de l’économie, 19431954, Paris 1985. 22 La référence en est un article du 1er novembre 1955 de la revue Entreprise intitulé « Une économie prospère sans colonie : les Pays-Bas » et sous-titré : « En définitive, la perte de l’Indonésie n’a-t-elle pas été un facteur favorable à l’expansion ? ». Cité par Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme, histoire d’un divorce, Paris 1986, p. 359. 20 21 7 L’expression politique de ces milieux d’affaires « éclairés » emprunte différents canaux. Mais une bonne partie partage sans nul doute les idées de Jean Monnet et des hauts fonctionnaires sensibles au « complexe hollandais ». Un double impératif de nécessité et de modernité impose bientôt de faire un choix entre l’Indochine et l’Europe, notamment sur le plan stratégique. Rue de Rivoli, la haute administration et le Parti radical, souvent à sa tête, symbolisent assez bien ce cours nouveau, notamment autour des figures de Roger Goetze, longtemps directeur du Budget, et de René Mayer, plusieurs fois ministre. Ce dernier apparaît lui-même si proche des milieux d’affaires que L’Humanité l’accuse en 1949 d’être le « mandataire d’une puissante féodalité cosmopolite », voire d’en être le « cerveau » - en l’occurrence de la maison Rothschild ; et Mayer est aussi membre de divers conseils d’administration. La dévaluation de la piastre en 1953 permet d’évaluer la volonté de ces milieux « éclairés » et de bien distinguer les camps. D’un côté domine donc Mayer, radical et qui peut donc se prévaloir d’une vieille pratique des milieux d’affaires ; il prend des décisions essentielles lors d’un passage éclair à Matignon en janvier-mai 1953 : le 11 mai 1953, il organise la dévaluation de 40 % de la monnaie indochinoise – qui constituait un problème récurrent de la conduite de la guerre depuis 1947 – comme un véritable "coup" ; en diminuant d’autant le coût de la guerre pour le Budget français et en réévaluant symétriquement l’aide américaine, elle inaugure en effet le désengagement français d’Indochine et le passage de relais aux Etats-Unis ; Mayer réorganise parallèlement tout l’organigramme de la direction de la guerre d’Indochine. De l’autre s’affirme le lobby colonial : Jean Letourneau, à la fois ministre des Relations avec les États associés et haut-commissaire en Indochine – donc "patron" de la guerre – est écarté de la décision de dévaluer la piastre. Valls, conseiller financier du haut-commissariat, parle plus tard de « la pression des intérêts privés qui se sont ligués sous la conduite de la Banque de l’Indochine pour obtenir l’adoucissement des mesures rigoureuses » liées à cette dévaluation. Tout l’appareil colonial paraît impliqué : Valls ne considère-t-il pas le commissaire de France au Vietnam, Gauthier, comme « plus préoccupé de la défense des intérêts privés que de la défense de la piastre » ? En 1954, l’attitude des milieux d’affaires concernés est contrastée. Le patronat français d’Indochine est légitimement inquiet : la réunion de vingt-cinq personnes, tenue le 22 juillet Rue de Rivoli autour du directeur des Finances extérieures (FINEX) Sadrin, donne le ton. Douze patrons proprement dits y participent – syndicat d’exportateurs, charbonnages, ciments, électricité, Air liquide23… Le précédent chinois de Shanghai, très récent, puisqu’il date seulement cinq ans, laisse un souvenir amer à L’Air liquide et la Société indochinoise d’électricité, sur lesquelles de fortes pressions avaient été exercées, et ne porte pas à l’optimisme ; de fait, malgré des assurances formelles du chef du gouvernement de Hanoi, Pham Van Dong, les entreprises qui souhaitaient rester au Nord après la partition ont vite rencontré de nombreuses difficultés – mais c’est également le cas au Sud, d’ailleurs, où diverses entreprises peuvent se maintenir24. Liste des participants dans AEF, Fonds Trésor, B 43912, repris en annexe de H. Tertrais, op. cit. p. 610. 24 Hugues Tertrais, « Les intérêts français en Indochine entre 1954 et 1975 », in Pierre Brocheux (dir.), Du conflit d’Indochine aux conflits indochinois, Bruxelles, Complexe, 2000, pp. 37-52. 23 8 Par contre, du nouveau patronat parisien pourrait émerger un nouvel esprit impérial. Toute réflexion sur d’éventuelles délocalisations, en particulier dans le secteur textile, serait prématurée. En dépit de la difficulté du patronat colonial à se maintenir au Nord, de nouveaux regards se portent vers l’Indochine. Le président de la Régie Renault, Pierre Lefaucheux, effectue ainsi en 1955 un voyage au Vietnam, où il affiche l’ambition de mettre en place une chaîne de montage de la « 4 ch » au Sud et des ateliers au Nord : dans sa conférence de presse de janvier 1955, il parle du redressement du Vietnam et s’inspire de l’immensité du marché asiatique pour saluer le rôle de "plaque tournante" qui pourrait être dévolu à l’Indochine. Permanences géopolitiques… Lyautey ne voyait-il pas déjà, en son temps, le Tonkin comme « un affût d’où bondir sur notre part de l’immense fromage » - en l’espèce la Chine ? Conclusion Le patronat français apparaît ainsi un peu à l’image de la nation et de l’empire finissant : les militaires sont eux-mêmes partagés, contraints d’opérer un choix entre l’Indochine et l’OTAN – c’est-à-dire entre l’empire et l’Europe. Certains s’accrochent à ce qui reste d’empire, d’autres s’en détachent. On assiste à une inversion des termes du débat des débuts de la fin du XIXe siècle : dans les années 1870 en effet, les « continentaux », regardant vers la « ligne bleue des Vosges » et soucieux d’une revanche contre l’Allemagne, s’opposaient aux « impérialistes », souhaitant eux regagner par la conquête coloniale la puissance perdue sur le vieux continent. Cette fois, la modernité a changé de camp : sur un autre mode, l’esprit européen reprend le pas sur l’esprit colonial, comme nouveau vecteur de construction de l’avenir.