Le patronat français et la Guerre d’Indochine
Hugues Tertrais, maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Depuis la fin du XIXe siècle, les milieux d’affaires français manifestent un intérêt
conquérant à l’égard de l’Asie orientale, centré sur l’Indochine mais pas seulement :
les concessions française en Chine, en particulier celle de Shanghai, y ajoutent leur
réseau comme, sur un mode plus traditionnel, les cinq comptoirs conservés en Inde
.
Les outils mis en place – la Banque de l’Indochine est fondée à Saigon en 1875 – et les
investissements consentis, dans les mines du Tonkin ou la culture de l’hévéa en
Cochinchine, illustrent un esprit d’entreprise toujours à l’initiative. Après le second
conflit mondial, cependant, de la Guerre d’Indochine ressort un comportement
pratiquement inverse de ces mêmes milieux d’affaires. Dans ce nouveau contexte, la
problématique est en effet bien différente : l’Indochine ne « rapporte » plus, si tant
est qu’elle l’ai jamais fait, mais surtout la guerre menée pour s’y maintenir apparaît
vite ruineuse pour l’économie nationale ; à défaut de dominer la situation, le patronat
français doit alors se déterminer, voire prôner le désengagement
.
Sans doute faut-il d’abord répondre à une question traditionnelle : la guerre
d’Indochine s’est-elle déclenchée pour défendre des intérêts économiques ? Ceux-ci
n’en sont certes pas absents, en particulier le caoutchouc : au début de la guerre, une
certaine dose d’illusion impériale est même entretenue à son propos, et des deux
côtés. Le Viet Minh, du moins dans sa propagande, paraît fidèle à l’idée que le profit
capitaliste explique l’acharnement français ; un tract distribué dans une plantation de
Loc Ninh en juin 1947 l’affirme : « Tant que les plantations d’hévéa existeront la
guerre se poursuivra, aussi nous faut-il les détruire. »
Marius Moutet, ministre de la
France d’outre-mer, n’écrit pas autre chose en août de la même année : « La
conservation des plantations d’hévéa d’Indochine est primordiale non seulement
pour l’économie française mais encore pour l’économie de l’Indochine. »
François
Bloch-Lainé, conseiller financier de l’amiral Thierry d’Argenlieu, premier haut-
commissaire français dépêché sur les lieux, s’était d’ailleurs empressé,dès la fin de
1945,de récupérer la production de caoutchouc du temps de guerre, elle-même
sécurisée pendant le conflit par le gouverneur général Decoux
.
Ces intérêts paraissent être cependant vite passés au second plan : la France est
plutôt dans une logique de reconquête et l’esprit économique impérial ne s’y retrouve
pas. Le patronat, dont cela pouvait sembler être l’intérêt, a-t-il néanmoins contribué
au financement de la guerre ? Pas plus, même si l’idée exista « d’étudier dans quelles
conditions les bénéfices réalisés par les Français en Indochine, du fait des
circonstances, pourraient concourir au financement de nos dépenses militaires »
: le
financement de la guerre reste principalement budgétaire. Il faudrait mieux,
Le Comité de l’Asie française, qui publie un Bulletin du même nom, est fondé en 1901 sous
la direction d’Eugène Etienne.
Une partie des éléments utilisés dans cet article sont issus de la thèse de l’auteur : Hugues
Tertrais, La piastre et le fusil. Le coût de la guerre d’Indochine (1945-1954), Paris, 2002.
Traduction d’une lettre remise aux cadres indigènes de Loc Ninh. SHAT, 4 Q114
Lettre du 11 août 1947 au président du Conseil. SHAT, 4 Q114
François Bloch-Lainé, Profession fonctionnaire, Paris 1976, cité dans Leclerc et l’Indochine,
Paris 1992 (annexe 3, p. 370)
Rapport Pineau, janvier 1952, Archives de l’Assemblée nationale.