LES DANGERS DE L’INFORMATISATION DES DONNEES PERSONNELLES EN PSYCHIATRIE LA GENERALISATION DU CONTRÔLE INFORMATIQUE « L’informatique ne doit porter atteinte, ni à l’identité humaine, ni aux Droits de l’Homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques » (loi Informatique et Libertés, 6 janvier 1978) Le problème de la technique, c’est qu’elle n’a pas de justification par elle-même, qu’elle n’obéit à aucune morale propre : elle risque toujours d’être mise au service d’une cause. En l’occurrence, la nécessité de renforcer le contrôle socio-économique des comportements individuels constitue l’idéologie la plus redoutable de la société néo-libérale, scientiste et utilitariste de ce début de 21ème siècle. La Commission Nationale Informatique et Libertés, et la Ligue des Droits de l’Homme, alertent sur les risques de fichage généralisé des populations, rendu possible par les nouvelles technologies informatiques. « Ces technologies possèdent des caractéristiques qui nous dépassent : accélération constante, globalisation, invisibilité. Face à elles, le droit est toujours en retard ou inadapté » prévient ainsi le président de la CNIL : « dans 15 ans, nous risquons de nous réveiller dans une société où nous aurons consenti des abandons importants de nos droits fondamentaux » (1). Pour la LDH aussi, le constat est accablant : « depuis une dizaine d’années, les fichiers fourre-tout, dont l’utilité immédiate est incertaine, se multiplient et s’entrecroisent au point que les personnes deviennent transparentes aux yeux du pouvoir, virtuellement nues, que la confidentialité prend des allures d’archaïsme et que l’on oublie les conséquences dramatiques que peut provoquer un fichage précis des personnes lorsque le régime politique vient à se durcir » (2). Ainsi le Fichier National des Empreintes Génétiques, initialement réservé aux délinquants sexuels, a été étendu par la Loi du 18 mars 2003 sur la Sécurité Intérieure, à l’ensemble des suspects de tout type de délits (sauf les délits financiers…), soit plus de 400 000 personnes. Le fichier STIC des Infractions Constatées, détenu par la police, répertorie l’ensemble des témoins, victimes et suspects de toutes les infractions commises – soit près de 25 millions de personnes ! -, stigmatisant des milliers de demandeurs d’emploi ne pouvant accéder à certains postes. Le fichier Base-Elèves centralise les données concernant tous les enfants scolarisés, y compris des informations de nature ethnique (pays d’origine, date d’arrivée en France, etc.). La Loi du 5 mars 2007 sur la Prévention de la Délinquance, autorise la transmission au maire et aux services sociaux des données à caractère personnel des enfants coupables d’absentéisme scolaire. Le projet de carte d’identité biométrique rendra techniquement possible le traçage de chaque individu, à chaque instant et où qu’il soit, comme c’est déjà le cas semble t-il en Grande-Bretagne. En attendant, la loi antiterroriste de décembre 2005 « permet aux services de police de consulter sans contrôle par le juge les fichiers des opérateurs de télécommunication et d’accès à internet » (3). En médecine, la Carte Vitale 2 et le Dossier Médical Personnel (DMP) vont généraliser les possibilités de contrôle sur les assurés sociaux (dépenses de santé, arrêts de travail, Affections de Longe Durée, etc.), mais aussi de connexion avec les fichiers des assurances privées et des banques, susceptibles de vérifier la rentabilité du traitement médical 1 et la solvabilité des consommateurs de soins. De nombreux défauts dans la sécurité apportée au respect de la vie privée ont été décelés par la CNIL durant l’expérimentation du DMP, et il n’est pas sûr que le gouvernement suivra sa recommandation portant sur la nécessité d’un chiffrement irréversible du numéro de sécurité sociale identifiant le patient (4). Reconnu chronophage et coûteux, sans accorder de moyens supplémentaires au suivi du parcours de soins et à la prévention, le DMP est en outre manifestement anti-démocratique, puisque les patients qui s’opposeraient à sa mise en oeuvre seront pénalisés financièrement : « le niveau de prise en charge des actes et prestations de soins par l’Assurance Maladie prévu à l’article L.322-2 est subordonné à l’autorisation que donne le patient, à chaque consultation ou hospitalisation, aux professionnels de santé auxquels il a recours, d’accéder à son dossier médical personnel et de le compléter » (5). Finalement, comme le souligne un chercheur en santé environnementale, « l’objectif réel du DMP n’est-il pas un objectif de contrôle social et plus prosaïquement de trouver un nouveau filon pour alimenter l’industrie bio-médicale ? » (6). Concrètement, comme dans les autres domaines de la vie privée soumis à un contrôle informatique de plus en plus envahissant, rien ne garantit vraiment que chacun d’entre nous aura les moyens de protéger l’accès à ses données de santé personnelles, et c’est particulièrement le cas en psychiatrie, comme nous allons le montrer. DOSSIER PATIENT INFORMATISE ET SECRET MEDICAL « Toute personne prise en charge par un professionnel, un établissement, un réseau de santé ou toute autre organisme participant à la prévention et aux soins, a droit au respect de sa vie privée et du secret des informations la concernant » (article L 1110-4 du Code de la Santé Publique) La mise en place d’un dossier patient informatisé (DPI), à l’aide du logiciel cortexte ou autre, sensé remplacer à terme le dossier « papier », est présentée comme un progrès inéluctable. On lui prête une meilleure efficacité, une plus grande fiabilité… Gain de place, certes. Gain de temps ? Cela n’a jamais été démontré (bien au contraire, la plupart des utilisateurs évoquent une perte de temps considérable). Gain économique ? Au premier abord non, puisque l’informatique coûte très cher : dans le Plan Psychiatrie et Santé Mentale, ainsi, 20,5 millions d’euros ont été alloués en 2005 et 2006 pour « généraliser le recueil d’informations médico-économiques », contre 8 millions pour améliorer la prise en charge des populations vulnérables (7) ! Fiabilité ? On ne compte pas les pannes, les oublis, les erreurs… Non, les raisons de l’avènement du DPI, qui n’a jamais fait l’objet d’un débat démocratique, sont à chercher ailleurs. Au niveau macro-économique, bien sûr, quand on réalise que les nouvelles technologies sont le moteur de La Croissance. Au niveau de chaque établissement hospitalier ensuite : s’il permet une meilleure « efficacité » en facilitant la transmission des informations, c’est au risque d’attenter à la vie privée des patients et de renforcer le contrôle pesant sur eux, comme sur les soignants. « Beaucoup ne prennent pas conscience qu’informatisation rime avec changement quantitatif et qualitatif des possibilités de stockage, d’accès aux données et de communication du contenu » (8). En effet, le DPI vise à améliorer le stockage, la traçabilité, l’accessibilité des données personnelles concernant les patients d’une part, et des observations des soignants d’autre part. A travers le DPI, mise en réseau d’un dossier médical techniquement accessible à un grand nombre d’intervenants (il suffit de se connecter), le secret médical s’avère considérablement dilué : on assiste à « une mutation de la notion de secret professionnel dans le sens d’une délégation du secret qui a pour effet une diffraction de la responsabilité individuelle des soignants vis à vis des patients » (9). De ce fait, « l’idée du secret partagé 2 dans le respect de la confidentialité ne cesse de se répandre » (10). Cette nouvelle notion de secret médical partagé, on ne sait pas trop avec qui, « n’a aucune base légale ou réglementaire et s’oppose au caractère général et absolu du secret médical », selon le Conseil de l’Ordre des Médecins lui-même (11). La déontologie médicale fait en effet du secret le socle de la relation de confiance entre un médecin et son patient : « le secret professionnel, institué dans l’intérêt des patients, s’impose à tout médecin » (12). Les inquiétudes de l’Ordre s’avèrent donc légitimes : « les nouveaux modes de communication modernes peuvent susciter de justes craintes pour la préservation de ce secret » (13). Quand à l’argument consistant à prétendre que le dossier informatisé ne remet pas plus en cause le secret médical que ne le faisait le dossier papier, qui pouvait être aussi facilement consulté, il ne résiste pas à l’analyse des finalités mêmes du DPI. Pour tel Directeur d’établissement, par exemple, celui-ci doit rendre effective « la qualité de la traçabilité et de la sécurité des soins par l’actualisation en temps réel et son accessibilité à tous moments à tous les intervenants concernés ». Traçabilité, accessibilité, instantanéïté (donc transmission et vérification généralisées et immédiates) : l’utilité affichée du DPI est bien à l’opposé de la conservation du secret qu’autorisaient la lenteur, la discrétion, la réflexion de l’écriture personnalisée des observations cliniques manuscrites (au sens étymologique du terme, l’outil manuel respectant seul « la prééminence de l’écrit sur l’écran » (14)). Et il est sûr que la facilité de stockage informatique des données personnelles, on le voit avec la multiplication des fichiers de toute sorte, rendrait techniquement aisée leur transmission à des instances de contrôle quelles qu’elles soient (financières, judiciaires, policières, etc.). Qu’adviendrait-il si un pouvoir aux tentations eugéniques se mettait en place (voir le succès actuel des hypothèses génétiques, en psychiatrie comme en politique) ? D’autres arguments sont brandis par les zélateurs de l’informatisation des données médicales personnelles, pour nier le risque d’atteinte à la vie privée : - ainsi, le Service d’Information Médicale (SIM) se pose comme le rempart de la préservation du secret médical : « la sécurité est assurée, puisque le traitement de l’information médicale est confié à un médecin hospitalier, garant de la confidentialité des données qui lui sont transmises et qu’il traite. (Mais) cela ne tient pas compte de l’évolution constante de ces dernières années, où l’extension des fichiers en tout genre, leur interconnexion et leur accessibilité a tendance à augmenter. Le risque éthique nous paraît donc majeur si les accès à de tels fichiers ou leurs connexions s’élargissent » (15). Certes, pour le SIM de tel hôpital, « le patient a un dossier commun à tout l’établissement et les habilitations de chaque utilisateur sont attribuées en fonction de son appartenance à un secteur. Les utilisateurs sont responsables des données qu’ils y incluent et sont tenus au respect du secret professionnel ». Mais comme seule protection contre les dangers de violation de ce secret, il préconise « un contrôle mensuel des dossiers consultés sur 30 professionnels tirés au sort » pour s’assurer qu’on ne puisse « consulter les dossiers dont on n’a pas la charge » (16). On voit bien le caractère dérisoire et aléatoire d’une telle mesure de protection au regard de l’importance de l’enjeu médico-légal ! - par ailleurs, le patient est sensé disposer d’un droit d’accès et de rectification, et même d’opposition au recueil et au traitement des données personnelles le concernant. Mais le consentement du patient, comme le souligne l’association Droits Et Libertés face à l’Informatisation de la Société (DELIS), n’est qu’un leurre : comment un patient hospitalisé en psychiatrie, pour des troubles du raisonnement, de l’humeur ou de la conscience altérant son discernement, peut-il être en capacité de faire valoir ses droits ? Comme l’écrit la CNIL, « l’information délivrée au patient sur ses droits doit être claire et complète quant aux finalités et fonctionnalités du dossier médical (informatisé) » (17). D’après la loi Informatique et Libertés, en effet, « un recueil des données nominatives doit obéir à certaines règles : l’intéressé est informé du nom du responsable du traitement des données, il peut s’y opposer, 3 doit connaître la finalité du recueil » (18). L’information souvent sommaire transmise sur le livret d’accueil remis au patient à son admission (« vous avez le droit de vous opposer, pour des raisons légitimes, au recueil et au traitement de données nominatives vous concernant dans les conditions fixées à l’article 38 de la loi du 6 août 2004 » (19)) ne répond manifestement pas à ces obligations. Mais au vrai, de quoi pourrait-on bien informer le patient, puisque la finalité du recueil informatique, comme nous allons le voir, n’a jamais été explicite ? LA FINALITE ECONOMIQUE ET ANTI-MEDICALE DU RIM-P « L’indépendance professionnelle est le meilleur rempart contre le risque évident d’une dérive gestionnaire de l’acte médical qui aboutira immanquablement soit à des dépenses supplémentaires, soit à une dégradation de la prestation » (Dr B. ODIER, « La tarification à l’activité : choix technique ou choix politique ? », 2007) L’évolution de la réglementation sur « l’information médicale » hospitalière est significative de la dérive idéologique de « l’outil informatique ». En 1989, le Département d’Information Médicale (DIM) « est au service de tous les acteurs hospitaliers » : « le DIM joue le rôle d’un prestataire de service à l’intérieur de l’établissement. Les médecins, notamment, doivent être clairement informés de la nature des informations que le DIM reçoit, traite, restitue et transmet » (20). En 1994, « pour l’analyse de l’activité médicale », est mis en place un traitement informatique de 7 données, figurant dans le dossier médical, mais dont le caractère restrictif est affirmé : « ces données ne peuvent concerner que » des informations n’intéressant pas la vie privée (21). En 1996, l’analyse de l’activité de soins devient « médico-économique », mettant en œuvre « des traitements automatisés des données nominatives » (22). Le diagnostic psychiatrique est demandé. L’arrêté du 29 juin 2006 (qui occulte au passage le droit d’opposition de la loi Informatique et Libertés du 06 janvier 1978), consacre cette finalité économique du Recueil Informatique Médicalisé en Psychiatrie (RIM-P) : 27 données médico-sociales doivent être désormais relevées pour établir « des traitements automatisés de données médicales à caractère personnel » (23) ! Ce recueil obligatoire et pléthorique, prenant un temps précieux à des professionnels qui avaient jusqu’alors une fonction soignante, ne s’embarrasse plus de scrupules éthiques pour embrasser l’ensemble de la vie privée des patients. Parmi ces données sensibles, en effet, figurent le diagnostic établi selon la « Classification Internationale des Troubles Mentaux et des Troubles du Comportement » (CIM 10), le mode légal de séjour en hospitalisation, la « cotation de la dépendance aux activités de la vie quotidienne », etc.. Les médecins inspecteurs de santé publique et les praticiens-conseils des organismes d’assurance maladie ont accès aux fichiers détenus par le SIM. Le patient est identifié par un « numéro d’identification permanent » qui fera l’objet d’une anonymisation a posteriori par le SIM, grâce à un logiciel fourni par le ministère de la santé. Cette « anonymisation irréversible » est obtenue par « hachage » du numéro de sécurité sociale, du sexe et de la date de naissance du patient. Avec le RIM-P, on aboutit en définitive « à la création de grands fichiers nominatifs dans les établissements de santé ayant en charge des services de psychiatrie, fabriquant une traçabilité des personnes suivies qui contrevient au respect de la vie privée et du secret professionnel » (24). D’ailleurs, l’anonymisation par le SIM des données personnelles détaillées qui lui parviennent est-elle réellement irréversible ? Le mélange du numéro de 4 sécurité sociale, du sexe et de la date de naissance, ces deux derniers étant déjà contenus dans le numéro de sécurité sociale, multiplie à l’évidence la probabilité de retrouver les mêmes chiffres : est-il dès lors réellement impossible de retrouver l’identité du patient ? Par la collecte obligatoire des données médico-sociales personnelles concernant l’ensemble des patients, le RIM-P ne contrevient pas seulement à la confidentialité et, partant, aux libertés individuelles. Il remet en cause également l’indépendance des médecins, mis en demeure de souscrire à un projet qui n’a plus rien de scientifique ni de déontologique : « le médecin ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit » (25). Car quelle est la finalité du RIM-P ? Elle est purement économique, de maîtrise comptable des dépenses de santé : il s’agit de la Valorisation de l’Activité en Psychiatrie (VAP), qui comportera quatre compartiments : géo-populationnel, missions d’intérêt général, médicaments coûteux, et enfin tarification à l’activité (T2A) « finançant les activités réalisées en hospitalisation ou en ambulatoire, identifiées par le RIM-P » (26). Mais ce projet reste hypothétique, tant l’informatisation en psychiatrie, spécialité dont l’objet reste par définition (comme on le verra) éminemment subjectif, est vouée à poursuivre perpétuellement « la recherche de facteurs cliniques prédictifs d’une consommation de soins en fonction de caractéristiques médico-sociales du patient » (27). « Le modèle médico-économique destiné à fonder le financement de la psychiatrie n’est pas encore défini » (28), et rien ne dit qu’il pourra l’être un jour ! Projet hypothétique donc d’une folle présomption auquel on prétend obliger médecins et patients de participer : « peu importe que l’on n’ait jamais pu corréler le moindre coût de prise en charge à un diagnostic psychiatrique, peu importe que se constituent et s’enrichissent ainsi des fichiers nominatifs bourrés de données sensibles dans les départements d’Information Médicale des hôpitaux, l’impératif est d’accumuler des données, toujours plus de données, listant des caractéristiques individuelles, le tout exigé en « temps réel » (…). Ainsi adviendra la T2A, calculée à partir d’un empilement insensé de données que l’on décrètera significatives du fait même de leur accumulation » (29). La réforme de la T2A, qui donc selon ses concepteurs « a besoin de l’informatique » (30), constitue sans aucun doute « le moteur d’une réforme d’inspiration néo-libérale visant à introduire la concurrence dans le champ de la santé envisagée comme un marché prometteur » (31). Elle est au service de la réforme de la « nouvelle gouvernance » hospitalière (32) consacrant l’avènement de « l’hôpital-entreprise », dans lequel « les pouvoirs des directeurs déjà tentaculaires deviennent discrétionnaires et quasi totalitaires. Car c’est bien une « idéologie » totalitaire qui se met en place (…). Pourquoi des médecins ont-ils accepté cette compromission inqualifiable ? » (33). Contre cette évolution liberticide conduite à marche forcée, les quatre syndicats de psychiatres d’exercice public ont proposé en septembre 2006 un boycott du RIM-P, cependant peu suivi ; mais un moratoire est toujours exigé par certaines associations et organisations politiques, qui « dénoncent cette absence de visibilité médico-économique qui conduit les professionnels à s’engager dans un recueil d’informations sans finalité clairement déterminée » (34). On a vu que le RIM-P est effectivement par là contraire à la loi : « les données à caractère personnel sont collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes et ne sont pas traitées ultérieurement de manière incompatible avec ces finalités » (35). Le but ultime de la VAP, instrumentalisant « l’outil informatique » au mépris du droit et de l’éthique médicale, est la « marchandisation à l’américaine » de notre organisation sanitaire (36) : c’est que l’utilitarisme anglo-saxon de « l’Evidence Based Medicine », occultant les présupposés sociaux et moraux sur lesquels il se fonde, a remplacé insidieusement la clinique européenne du Sujet, comme on va le voir à présent. 5 L’IDEOLOGIE DU DIAGNOSTIC CIM 10 ET L’ETHIQUE DU SUJET « Le danger qui menace la psychiatrie est dans cette malfaisance insidieuse qui incline au traitement gestionnaire des malades par les calculs statistiques » (P. LE COZ, colloque « Pratiques et Ethique du Soin en Psychiatrie », Assemblée Nationale, 12 mai 2006) A l’instar du DSM IV de l’American Psychiatric Association, la classification internationale CIM 10 de l’OMS, grâce à laquelle le praticien est sensé coder le diagnostic Psychiatrique dans le DPI et le RIM-P, se veut purement descriptive, a-théorique et anhistorique. Elle traduit surtout le primat d’une psychiatrie ethnocentrique scientiste, objectiviste et utilitariste : le trouble mental y est défini comme « une perturbation du fonctionnement personnel » (37), réduisant la psychopathologie au symptôme comportemental, et l’individu à sa fonction sociale et économique. La définition des « troubles de la personnalité et du comportement » (catégories F 60 à F 69), et notamment les personnalités dyssociales et émotionnellement labiles, les troubles des habitudes et des impulsions, de l’identité et de la préférence sexuelles, ainsi que les troubles de l’adaptation (F 43), pour ne citer qu’eux (38), repose forcément à l’analyse sur un présupposé normatif statistique : ce qui est normal, pour cette classification se prétendant mondiale, c’est d’adapter son comportement à la norme commune, puisque seule une minorité vulnérable manifeste des troubles. En réalité, cette pseudo-normalité comportementaliste est contraire à la définition éthique de la santé subjective, comme « liberté » d’agir dans le monde (39), ou encore comme « création de normes nouvelles » (40). Nous avons montré ailleurs comment une psychiatrie humaniste, à l’épistémologie fondée sur la tradition clinique européenne, la philosophie phénoménologique et l’anthropologie (ou la psychanalyse) structuraliste, s’oppose sainement à cette psychiatrie techno-scientiste conquérante qui n’est jamais que l’instrument pernicieux de la mondialisation libérale (41). Pour résumer, « la notion de « classification diagnostique » importée par la culture anglo-saxonne, a imposé insidieusement « l’inadaptation » des comportements comme seul critère objectif des maladies mentales, dans une perspective économique de gestion de la déviance très éloignée du fondement philosophique et éthique de la santé mentale » (42). Au service de la VAP, le diagnostic CIM 10 en effet « a maintenant une valeur marchande » (43), là où en réalité « il n’y a pas de psychiatrie sans théorie du sujet » (44) : il faut considérer le diagnostic « comme une invention construite dans l’interaction avec tel patient à un moment donné, ou encore comme une narration » (45), et c’est ce qui fait que « la problématique du codage en psychiatrie est très subjective » (46), vouant le projet de la VAP à l’échec, car sans fondement épistémologique… En psychiatrie, le seul outil dont on dispose, c’est la parole : le sens ne connaît pas la technique. « Si la psychiatrie déserte l’espace de l’interlocution, la relation intersubjective, elle ne se condamne à n’être plus qu’une technique (47) : l’Ethique psychiatrique, au service du Sujet en souffrance avec le sens de son existence, et la technique informatique, au service de la planification économique des comportements individuels, sont bel et bien antinomiques ! Reste à savoir « pourquoi tant de psychiatres s’accommodent-ils et/ou s’adonnent-ils à cette entreprise qui sous-entend l’adhésion au moins implicite à une théorie causaliste et réductrice qui implique obligatoirement de penser le malade mental comme catégoriellement différent de soi » (48) ? Face à cette dérive de l’éthique et du savoir psychiatriques, cependant, nombre de praticiens refusent de coder le diagnostic CIM 10 dans le RIM-P. Mais cette seule forme de résistance civique ne suffit pas car, on l’a vu, c’est toute une idéologie anti-médicale qui se met en place et qu’il nous faut combattre démocratiquement, pendant qu’il en est encore temps ! 6 QUELS GARDE-FOUS DEMOCRATIQUES AU CONTROLE INFORMATIQUE DE LA PSYCHIATRIE ? « Il est urgent de dévoiler comment une administration qui a elle aussi au ventre la peur de la folie est en train d’écraser cette psychiatrie moderne et humaniste. Cette administration est en proie elle aussi à des peurs sécuritaires et des idées de « management », qui concernent peut-être des usines d’informatique réglées comme des cartes à puce, c’est à dire dans la perfection hors du contrôle de la vue de l’homme, mais qui n’ont rien à voir avec l’homme » (Dr G. BAILLON, « La démocratie, dis-tu ? », mars 2007) Nous avons vu comment la présomption à vouloir établir à tout prix un Dossier Patient Informatisé qui serait paré de toutes les vertus, privilégie la technique sur l’éthique, la transmission des informations personnelles sur la préservation du secret médical. Nous avons vu comment le Recueil Informatique Médicalisé en Psychiatrie, obligatoire, répond à une finalité économique de planification et de rentabilisation déconnectée de toute réalité clinique et thérapeutique. A présent, nous savons que l’informatisation des données personnelles en psychiatrie est susceptible d’attenter aux libertés démocratiques de chacun : - le droit au respect de la vie privée (article 9 du Code Civil) ; - le droit d’accès et de rectification, et surtout d’opposition (loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978 modifiée par la loi du 6 août 2004), qui n’est pas valorisé comme il devrait l’être ; - le secret médical et l’indépendance professionnelle des médecins (articles 4 et 5 du Code de Déontologie inscrit dans le Code de la Santé Publique), fondamentalement remis en cause à travers le caractère obligatoire de l’informatisation, son accessibilité et sa traçabilité ; - enfin le droit à ce que les données à caractère personnel soient collectées pour des finalités déterminées (article 6 de la loi Informatique et Libertés sus-citée) : la finalité hypothétique du RIM-P n’est pas clairement explicitée. Face à cette remise en cause du droit médical que provoque la « mutation en cours d’une psychiatrie du sujet à une psychiatrie de la traçabilité des actes » (49), les soignants peuvent et doivent réagir en accord avec leur déontologie : 1) Affirmer le caractère inaliénable du Secret médical et de l’Indépendance professionnelle des médecins. 2) Informer chaque patient, de façon détaillée et explicite, de la nature et de la finalité de l’informatisation des données personnelles qui le concernent, et de son droit d’opposition. 3) Appliquer eux-mêmes ce droit d’opposition, autrement dit exercer leur travail « sans obligation de codage et saisie exhaustive des données » (50). 4) S’abstenir par conséquent de renseigner les données personnelles les plus sensibles, et notamment le diagnostic CIM 10 dont nous avons rappelé le caractère foncièrement idéologique. 5) Réclamer « l’anonymisation des données à la source » (au sein de chaque Unité Fonctionnelle, c’est à dire en amont du SIM) (51). « L’éthique d’une institution, écrivions-nous lorsque le Comité d’Ethique de notre établissement fut créé en 2003, ce doit être sa capacité à penser son évolution de telle sorte que quand elle se trompe, elle puisse faire machine arrière » (52) : il est urgent de s’engager vers « la promotion et la défense d’une psychiatrie humaniste et du sujet, non inféodée au primat en cours de la médecine d’objet reposant sur le seul critère de l’efficience économique » (53). 7 A l’exemple du corps médical, tous les soignants du Service Public de Psychiatrie, par respect pour eux-mêmes et pour les patients, par souci éthique de la liberté individuelle, doivent revendiquer désormais haut et clair ces différentes orientations. Dr Olivier LABOURET, mai 2007 NOTES – A.TÜRK, interview donnée au journal « Le Monde », le 18 avril 2007 – La lettre LDH Grenoble, n°1, 2007 – H.KEMPF, « Comment les Riches détruisent la Planète », Seuil, 2007 – CNIL, « Conclusions des missions de contrôle relatives à l’expérimentation du DMP », 2007 (5) – Article L.161-36-2 du Code de la Sécurité Sociale, loi du 13 août 2004 (cité par C.LEHMANN, « Les Fossoyeurs », Ed. Privé, 2007) (6) – A.CICOLELLA, « Le Défi des Epidémies Modernes », La Découverte, 2007 (7) – Plan Psychiatrie et Santé Mentale 2005-2008, juin 2006 (8) – Dr C.GEKIERE, O.MORVAN, « Du dossier patient aux « données du patient partagées » : une nouvelle conception de la personne et de la santé » (9) – Article de présentation de l’association DELIS Santé Mentale Rhône-Alpes (10) - Dr C.GEKIERE, O.MORVAN, article cité (11) – Rapport du Conseil National de l’Ordre des Médecins (Dr A.MARCELLI), mai 1998 (12) – Article R.4127-4 du Code de la Santé Publique (13) – Conseil National de l’Ordre des Médecins, rapport cité (14) – P.VIRILIO (15) – Dr C.GEKIERE, lettre ouverte de DELIS Santé Mentale Rhône-Alpes, 31 mars 2007 (16) – Charte d’utilisation Cortexte, C.H. du Gers (17) – CNIL, rapport cité (18) – B.PERCEBOIS, « A propos de l’article 8 de la loi sur la Prévention de la Délinquance », 2007 (19) - Article 38 de la loi Informatique et Libertés du 6 janvier1978 modifiée par la loi du 6 août 2004 (20) – Circulaire 303 du 24 juillet 1989 (21) – Décret du 27 juillet 1994 (22) – Arrêté du 22 juillet 1996 (23) – Arrêté du 29 juin 2006, article 1 (24) – Dr C.GEKIERE, article cité (25) – Article R.4127-5 du Code de la Santé Publique (26) – Circulaire DHOS du 15 mars 2007 relative à l’avancement de la VAP (27) – « Pour en finir avec le malaise en santé mentale face à l’information médicoéconomique », Pluriels, n°63, décembre 2006 (28) – Circulaire DHOS citée (29) – Dr C.GEKIERE, « La passion classificatrice en psychiatrie : une maladie contemporaine ? », La lettre de Psychiatrie Française (LPF), n°164, avril 2007 (1) (2) (3) (4) 8 (30) – Dr F.FRIES, « Impact de la T2A sur les pratiques médicales », « formation » sur les « conséquences de la réforme hospitalière sur le management, les organisations et les pratiques médicales », Toulouse, 14 décembre 2006 (31) – Dr B.ODIER, « La tarification à l’activité : choix technique ou choix politique ? », 2007 (32) – Ordonnance du 2 mai 2005 (33) – Dr A.AMAR, « La « gouvernance », les pôles ou la psychiatrie sans boussole », LPF, n°163, mars 2007 (34) – Syndicat des Psychiatres Hospitaliers, Union Syndicale de la Psychiatrie, Syndicat des Psychiatres d’Exercice Public, Syndicat des Psychiatres de Secteur : communiqué commun du 7 septembre 2006 (35) – loi Informatique et Libertés du 6 janvier 1978 modifiée par la loi du 6 août 2004, article 6 (36) – Dr P.FARAGGI, éditorial, LPF, n°163, mars 2007 (37) – « Classification Internationale des Troubles Mentaux et des Troubles du Comportement », OMS, Masson, 1993 (38) – ouvrage cité (39) – Pr H.EY et coll., « Manuel de Psychiatrie », Masson, 1974. Voir aussi Pr G.LANTERI-LAURA, « Phénoménologie de la Subjectivité », PUF, 1968 ; et Pr E.MINKOWSKI, « Le Temps Vécu », Delachaux et Niestlé, 1968 (40) – G.CANGUILHEM, « Le Normal et le Pathologique », PUF, 1988 (41) – Dr O.LABOURET, « Le Discours Médico-Psychologique dans ses Rapports avec le Contrôle Social », Thèse, 1992 ; «Violences individuelles, violence sociale : un système symbolique », Auch, 14 décembre 2001 ; « La psychiatrie est en train de tomber dans les VAP », éditorial, LPF, n°153, mars 2006 ; « Les limites épistémologiques de la psychiatrie », LPF, n°161, janvier 2007 ; « Souffrance psychique et environnement », Auch, 28 mars 2007 (42) – Dr O.LABOURET, « L’éthique en psychiatrie », octobre 2003 (43) – Dr C.GEKIERE, article cité (44) – Dr M.HAYAT, « Quelles évaluations pour la psychiatrie ? », LPF, n°157, septembre 2006 (45) – Dr C.GEKIERE, article cité (46) – Dr M.BERETTA, « La recherche de formation et d’évaluation : un plaisir longtemps différé », LPF, n°159, novembre 2006 (47) – P.LE COZ, colloque « Pratiques et éthique du soin en psychiatrie », Assemblée Nationale, 12 mai 2006 (48) – Dr C.GEKIERE, article cité (49) – Dr C.GEKIERE, « Du PMSI au RIM-PSY », 30 septembre 2006 (50) – SPH, USP, SPEP, SPS : communiqué cité (51) – Dr C.GEKIERE, lettre ouverte citée (52) – Dr O.LABOURET, article cité (53) – Pr B.GIBELLO, Dr P.STAEL, éditorial, LPF, n°164, avril 2007 Nos remerciements à l’association « Droits Et Libertés face à l’Informatisation de la Société » et à la présidente de sa branche « Santé Mentale Rhône-Alpes », le Docteur Claire GEKIERE. 9