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L'ESPAGNE EN AMÉRIQUE
De l'Empire à la Communauté Ibéro-américaine de Nations.
Sadi LAKHDARI
Professeur à l'Université de Paris IV-Sorbonne
1.
Traditionnellement l'Espagne oriente sa politique étrangère dans trois directions
principales qui dépendent de déterminations géopolitiques. Située à l'extrême sud-ouest de
l'Europe, possédant deux façades maritimes, atlantique et méditerranéenne, l'Espagne
considère évidemment l'Europe comme une des priorités de cette politique, mais aussi les
pays méditerranéens du Maghreb et du Moyen Orient. La Couronne d'Aragon (Aragon,
Catalogne et Royaume de Valence) développa une ambitieuse politique d'expansion en
Méditerranée, dont l'apogée se situe au XIVème siècle, alors que la politique d'expansion en
direction de l'Amérique devint l'apanage de la Castille à partir de la fin du XVème siècle.
Cette répartition ne disparaît qu'au XVIIIème siècle, avec l'unification totale des deux
royaumes par les Bourbons qui castellanisent l'ensemble de la péninsule à l'exception du
Portugal qui avait retrouvé son indépendnce en 1668. Ils reprennent à leur compte les
anciennes orientations de politique internationale qui s'imposent de façon logique.
Depuis, les liens qui unissent l'Espagne avec ses anciennes colonies d'Amérique sont restés
très vivaces comme on peut le constater aujourd'hui. Le récent sommet de La Havane
(novembre 1999) a mis en évidence les nombreux points que l'Espagne et les États
d'Amérique d'origine ibérique ont en commun, qu'ils soient d'ordre politique, économique,
culturel, ou même affectif, ainsi que leur intention de maintenir ces liens face à l'influence des
États-Unis dans tout le continent. La situation n'est pas nouvelle, mais il semble que ce n'est
que récemment, et tout particulièrement depuis le rétablissement de la démocratie après la
mort du général Franco en 1975, que l'Espagne ait la possibilité de développer une nouvelle
politique américaine grâce à l'abandon des restes d'une idéologie impérialiste, à usage surtout
interne, et à un renforcement de sa position économique et de son influence internationale qui
est aujourd'hui à son plus haut niveau depuis le début du XIXème siècle. A
l'incompréhension, à la méfiance, au manque d'intérêt relatif qui ont caractérisé les relations
entre l'ancienne métropole et ses colonies pendant une grande partie du XIXème siècle, ont
succédé des politiques ambitieuses parfois, mais inefficaces par manque de moyens et souvent
fondées sur une idéologie coupée des réalités politiques et économiques. Les concepts de
raza, d'imperio, d'hispanidad même se sont révélés dérisoires, ambigus, voire dangereux,
susceptibles de multiples récupérations suscitant des réactions complexes, souvent négatives
dans les républiques américaines. Si ces conceptions ont joué un rôle non négligeable dans la
façon d'envisager les relations des deux côtés de l'Atlantique, elles étaient trop souvent le fruit
d'une interprétation partisane de l'histoire, fondée sur des arguments philosophiques, religieux
ou politiques qui faisaient l'impasse sur la nature concrète des liens existants ou souhaitables
entre l'ancienne métropole et ses ex-colonies. Avec le recul du temps, il apparaît clairement
que les relations entre l'Espagne et les républiques américaines se sont toujours améliorées
dans les périodes les plus prospères, les plus libérales et souvent les plus progressistes.
A l'heure actuelle, l'Espagne a la force suffisante de se "projeter1" à l'extérieur. Elle
bénéficie d'atouts importants qu'elle utilise avec discernement, le prestige de la Couronne
1.
Ce terme qui traduit littéralement "proyectar" est plus fort que notre "rayonnement" qui lui
correspond. Le rapport envisagé implique que le pays sort de lui-même, exporte une
substance intérieure de façon plus nette que "rayonnement" qui concerne la lumière et
l'énergie.
2
totalement restauré étant un des facteurs essentiels de la nouvelle politique. Elle met en place
une ambitieuse politique culturelle de diffusion de l'hispanisme et de l'enseignement de
l'espagnol dans le monde. Elle renforce ses liens économiques avec l'Amérique et réalise
enfin d'une façon moins rhétorique mais plus efficace, parce que plus ciblée et mieux définie,
des aspirations qui n'étaient qu'ébauchées autrefois de façon confuse. Avant d'envisager ces
nouvelles orientations en matière géopolitique, et de tenter de définir en quoi consiste le lien
qui unit l'Espagne et les pays latino-américains, il convient de préciser sommairement les
grandes déterminations qui ont marqué l'histoire mouvementée des relations ibéroaméricaines et de définir les concepts qui ont été utilisés pour en rendre compte.
2. L'Espagne qui est avec le Portugal la plus ancienne puissance coloniale européenne, s'est
vu contestée dès le XVIème siècle par les Hollandais, les Français et les Anglais la possession
de l'immense empire qu'elle avait découvert puis conquis à partir de 1492. Les Anglais
devinrent rapidement les principaux rivaux de la grande puissance maritime qu'était alors
l'Espagne ; ils recherchèrent systématiquement à étendre leur maîtrise des mers et à supplanter
les Français, éliminés définitivement d'Amérique du Nord en 1763. Les Espagnols, désormais
seuls face aux britanniques, se voient alors contraints, malgré une politique très prudente, à la
guerre et à la rénovation de l'alliance française dans le cadre des Pactes de Famille. Les
Espagnols alliés aux Français réussissent à vaincre le Royaume-Uni, victoire entérinée en
1783 par le traité de Versailles, permettant ainsi l'indépendance des treize colonies
britanniques. Mais le précédent fait tache d'huile dans les possessions espagnoles où les
criollos (blancs d'origine espagnole) écartés du pouvoir désirent secouer le joug de la
métropole. Les États-Unis et l'Angleterre les aident activement, et la sécession est inéluctable
à la suite du désastre de Trafalgar où les flottes espagnole et française sont défaites en 1805
par Nelson. Le blocus continental décidé par Napoléon, l'invasion consécutive du Portugal et
de l'Espagne par les armées impériales, la Guerre de l'Indépendance qui dure de 1808 à 1814,
les destructions provoquées à cette occasion et le marasme économique qui caractérise le
règne réactionnaire de Ferdinand VII(1814-1833), expliquent l'impossibilité de conserver les
colonies américaines qui deviennent indépendantes de fait. Sans flotte et sans argent,
l'Espagne est incapable de s'opposer aux mouvements des libertadores.
Contrairement à la Grande Bretagne qui avait rapidement reconnu l'indépendance des
États-Unis, l'Espagne ne se résout pas à renoncer à la reconquête de ses anciennes colonies
dont elle ne conserve que Cuba et Porto Rico en Amérique. Ce n'est qu'après la mort de
Ferdinand VII en 1833 que les premiers pas sont effectués en 1834, par Martínez de la Rosa,
Premier Ministre de l'époque. Libéral modéré, il prend l'initiative de consultations aboutissant
en 1836 à l'établissement d'un cadre légal qui permettra la reconnaissance des républiques
hispano-américaines. Celle-ci sera longue et laborieuse et se fera grâce à l'établissement de
traités de reconnaissance, paix et amitié. Le premier pays reconnu est le Mexique en 1836,
suivi par l'Équateur en 1841, le Venezuela en 1846, la Bolivie dont le traité ne sera ratifié
qu'en 1861, le Costa Rica en 1850 et le Nicaragua en 1851. Ce processus extrêmement lent au
départ s'accélère légèrement à partir de 1855 jusqu'à 1875, date du début de la Restauration
des Bourbons. Des relations sont établies avec la République Dominicaine en 1855,
l'Argentine en 1859 seulement, le Guatemala en 1863, le Salvador en 1865, le Pérou en 1879.
Le processus s'achève à la fin du siècle avec la reconnaissance du Paraguay en 1880, celle de
l'Uruguay en 1882 et de la Colombie en 1881. Le Honduras quant à lui n'est reconnu qu'en
1896. Quinze États américains entretiennent alors des relations diplomatiques avec l'Espagne,
sans compter le Brésil à partir de 1863. La reconnaissance de Cuba suit de très près la perte de
cette colonie en 1898, puisqu'elle a lieu dès 19032. Le Panama détaché de la Colombie en
2.
Pour plus de détails voir l'article de Carlos PEREIRA CASTAÑARES, in Portugal, España
y América. Pasado y presente de un proyecto (S. XIX-XX), Hipólito de la Torre Coord.,
3
novembre 1903 est reconnu dès mai 1904. Ces dernières reconnaissances consacrent la
prépondérance nord-américaine, devenue depuis 1894 la première puissance industrielle
mondiale. Au moment où les grands empires coloniaux occidentaux se constituent, l'Espagne
perd presque toutes ses dernière colonies à la suite d'une guerre qu'elle n'avait pas voulue
contre les États-Unis dont la menace était évidente dès le début du XIXème siècle, clairement
exprimée dans la célèbre doctrine de Monroe en 1823, réinterprétée ensuite à plusieurs
reprises par des présidents des USA. Le danger américain supplante alors la menace
britannique.
La perte d'une grande partie du territoire mexicain en 1848, puis celle de Cuba et de Porto
Rico devait logiquement entraîner un rapprochement entre l'Amérique latine et l'Espagne,
rapprochement extrêmement difficile à réaliser dans les faits pour de nombreuses raisons
principalement historiques et idéologiques qu'il faut tenter d'élucider pour mieux comprendre
le tournant radical qui a été pris récemment.
Une première longue période s'étend de l'indépendance des États américains à 1898, date à
laquelle l'Espagne perd son statut de puissance coloniale en Amérique. L'histoire chaotique de
l'établissement des relations diplomatiques est révélatrice des difficultés que l'ancienne
métropole a connues au XIXème siècle. L'instabilité politique de l'Espagne et de la plupart
des pays latino-américains est en partie responsable de cette lenteur ; le problème des dettes
des nouveaux États, des indemnisations réclamées par l'Espagne pour les sujets dont les biens
avaient été confisqués, les problèmes frontaliers entre États américains aggravent la situation.
Par ailleurs la nostalgie de la grandeur passée persiste dans l'esprit des dirigeants espagnols,
surtout les plus conservateurs. Elle culmine dans la guerre du Pacifique (1863-66) où
l'Espagne affronte le Pérou et le Chili, ainsi que dans l'aide initiale apportée au projet français
d'imposer une monarchie européenne au Mexique. Cette aide très brève était destinée à
récupérer des dettes espagnoles. Dès que le général Prim se rendit compte de la nature exacte
des ambitions françaises, il décida de rembarquer ses troupes.
Ces épisodes militairement peu importants sont révélateurs d'une absence de politique
cohérente et déterminée vis à vis de l'Amérique. L'Espagne se contente d'essayer de conserver
ses anciennes colonies, Porto Rico et surtout Cuba, où des soulèvements importants
encouragés par les États-Unis entraînent une guerre coûteuse de 1868 à 1878, puis en 1883 et
à partir de 1892-1895 à 1898. Jusqu'à 200.000 hommes furent engagés pour conserver la Perle
des Antilles dont la perte était en fait inéluctable, tant à cause de l'isolement diplomatique de
l'Espagne à cette époque que de la faiblesse de plus en plus importante de ses relations
économiques avec l'île. Aux problèmes de droits de douane insolubles alors, il faut ajouter
l'importance de plus en plus grande des relations économiques entre les États-Unis et Cuba
qui fournirent jusqu'aux deux tiers des besoins en sucre de canne de leur puissant voisin.
Comme dans les anciennes colonies américaines, la bourgeoisie créole de Cuba, désirait
s'émanciper de la tutelle espagnole pour se tourner plus exclusivement vers les États-Unis
dont l'énorme puissance économique était déjà une évidence. Dès avant la guerre de
Sécession de nombreux points communs étaient apparus entre les planteurs de Cuba et ceux
des États du Sud des États-Unis, dont la défense de l'esclavagisme. Par la suite, ce sont
principalement des considérations économiques plus générales et un désir de liberté par
rapport à la tutelle de la métropole qui n'avait pas réussi à moderniser ses conceptions
coloniales qui ont fait pencher la balance vers un désir d'indépendance et, pour certains,
d'entrée dans les États-Unis.
Bien qu'il n'en soit pas souvent question dans les textes des penseurs, idéologues,
intellectuels de toute sorte qui se sont intéressés aux relations hispano-américaines à la fin du
XIXème et au début du XXème siècle, il convient de préciser que les relations commerciales
Mérida, Universidad Nacional a Distancia, Centro Regional de Extremadura, 1993, p.129166.
4
avec Cuba et Porto Rico étaient relativement déclinantes, mais très supérieures à celles
entretenues par l'Espagne avec les républiques indépendantes. Ce commerce représentait à la
fin du siècle un chiffre assez faible d'après le numéro de janvier 1895 de La Unión
Iberoamericana .
Cuba et Porto Rico
(Exportations)
États indépendants
296.414.306 (importations en ptas)
119.817.119
586.072.806
173.141.6413
Ces chiffres peu fiables donnent un ordre de grandeur approximatif. Les chiffres globaux
du commerce extérieur espagnol au XIXème siècle, moins discutables, montrent que le
commerce colonial dans son ensemble représentait 11,9% du commerce total en 1891, 27,3%
en 1897 et seulement 0,45% en 19004. Si l'on considère que la guerre coloniale à Cuba a
développé le commerce avec l'île, on peut considérer que ces chiffres sont relativement peu
importants, et qu'ils sont surtout très faibles dans le cas des nombreuses républiques
américaines. Le commerce extérieur espagnol s'effectue dans sa majorité avec la France et le
Royaume-Uni qui sont par ailleurs avec les États-Unis les principaux partenaires des
républiques latino-américaines, avant que l'Allemagne tente à son tour de s'imposer dans la
région.
L'action diplomatique n'a pas eu tendance à améliorer cette situation. Si elle existe, elle est
souvent embryonnaire. L'État consacre peu de crédits à des fonctionnaires très peu nombreux,
en poste dans des légations et des consulats. Il n'existe pas d'ambassades ; la première, celle
de Buenos Aires date seulement de 1917. Il n'existe pas d'attaché commercial et les
diplomates espagnols semblent souvent peu qualifiés, peu au fait des réalités économiques.
L'émigration considérable n'est ni encadrée, ni protégée. L'action officielle est des plus
limitées et c'est l'initiative privée qui effectue le travail le plus important à cette époque, c'est
elle qui est à l'origine de nombreuses conceptions et théories qui prendront par la suite une
grande importance.
La deuxième moitié du XIXème siècle voit en effet fleurir un très grande nombre de revues
et d'associations visant à resserrer les liens avec les anciennes colonies américaines. Ces
créations sont le fait de la bourgeoisie espagnole qui se développe vigoureusement après
1850. Les progrès économiques du début du règne d'Isabelle II laissent penser que l'Espagne
va pouvoir rattraper son retard par rapport aux grands pays occidentaux. L'optimisme qui se
révèle à ce moment est à l'origine de multiples travaux et revues consacrés aux questions
économiques et financières. Parmi les plus prestigieuses, on compte des revues prétendant
resserrer les liens commerciaux et culturels des deux côtés de l'Atlantique. Peu d'études leur
ont été consacrées à cause du manque relatif d'intérêt suscité par les courants libéraux
progressistes chez les historiens espagnols jusqu'à une date récente. Le faible développement
de l'américanisme espagnol est une autre explication apportée par Leoncio López-Ocón
Cabrera dans un très intéressant article qui retrace l'évolution et l'action d'un des plus brillants
périodiques libéraux avancés de l'époque : América, Crónica Hispanoamericana .
Cette revue fait partie d'un groupe de publications libérales parmi lesquelles on compte la
Revista Española de Ambos Mundos (1853-1855), El Museo Universal (1857-1869), Revista
3.
Ils sont tirés de l'article de Cesilda MARTIN MONTALVO, María Rosa MARTIN DE
VEGA et María Teresa SOLANO SOBRADO, "El hispanoamericanismo, 1880-1930", in
Quinto Centenario, Departamento de Historia de América, Universidad Complutense, n°8,
1985, p.156.
4. Voir à ce sujet le tableau du commerce extérieur total espagnol de 1850 à 1914 dans le
tome VIII de Historia de España, Revolución burguesa oligarquía y constitucionalismo
(1823-1923), dirigé par M. TUÑON DE LARA, Barcelona, Labor, p.90.
5
Hispano-americana (1864-1867), La Ilustración Española y Americana (1868-1921), El
Correo de España (1870-1872), Revista Hispanoamericana (1881-1882), La Unión
Iberoamercicana (1886-1926), El Centenario (1892-1894). Ces revues qui sont parmi les plus
importantes de l'époque en Espagne, présentent les travaux de grands intellectuels, parfois de
grands écrivains, qui ont tous une orientation libérale plus ou moins progressiste, radicale ou
démocratique suivant les cas. Certaines que l'on peut aujourd'hui considérer comme
relativement modérées sont nées après l'échec du bienio liberal de 1854-56, dans un souci de
combattre la réaction, ce qui est le cas également de La América, Crónica Hispanoamericana
.
Son action s'oppose totalement à la stratégie de refus du nouvel ordre résultant de
l'émancipation des républiques hispano-américaines. Les élites politiques espagnoles
souffrant du "syndrome d'Ayacucho" défendaient une politique de reconquête militaire
utopique ou élaboraient des plans de "monarchisation" de l'Amérique. La bourgeoisie
commerciale et les forces progressistes du libéralisme s'efforcèrent au contraire d'encourager
et de mettre en œuvre
une politique qui prenne en compte la nouvelle réalité américaine. Les efforts de la
bourgeoisie commerciale dans un premier temps s'orientèrent vers la création d'un état
d'esprit favorable à la reconnaissance de l'émancipation américaine. Jerónimo Bécker a
souligné le rôle joué dans ce processus par les Juntas de Comercio, désireuses dans leur
majorité de rétablir des relations commerciales avec les nouveaux États hispanoaméricains(52). Dans une seconde phase, dans la décade des années 50, la stratégie
d'approche se renforce. Les actions visant à mieux appréhender la nouvelle réalité
américaine, timides dans un premier temps, se transforment en une offensive en règle.
La bourgeoisie commerciale encourage, impulse et stimule en ces années la création en
Espagne de diverses revues américanistes et universalistes qui jouent un rôle
fondamental dans cette stratégie d'approche5.
La América, Crónica hispanoamericana est une revue bien documentée qui comptera
jusqu'à 400 correspondants réguliers ; elle se fixe des buts ambitieux. Dans un article
programmatique de 1857, le directeur propriétaire explique ses objectifs.
En ce qui concerne l'Archipel des Philippines et les Antilles, notre pensée ne peut être
que d'aider à ce que ces provinces convoitées continuent à faire partie de la Mère
Patrie.[...] en encourageant leur progrès, en veillant à leur administration et en
protégeant tout ce qui tendra à développer leurs immenses promesses de richesse. En ce
qui concerne les républiques hispano-américaines, réactiver, encourager et défendre les
éléments moraux et matériels de notre race dans ces régions, en resserrant les liens de
fraternité et les liens reposant sur l'intérêt commun qui nous unissent à elles6.
Il s'agit de faire connaître aux républiques hispano-américaines, mais aussi au Brésil et aux
États-Unis, les compagnies de crédit et les autres entreprises qui se développent en Espagne et
pourraient recevoir une puissante impulsion d'outre-mer. Il faudrait favoriser les transactions
5.
Leoncio LOPEZ-OCON CABRERA, "La América, Crónica Hispanoamericana, Génesis y
significación de una empresa americanista del liberalismo democrático español", Quinto
Centenario, Departamento de Historia de América, Universidad Complutense, n°4, 1982,
p.157. La note (52) de la citation renvoie à un ouvrage important sur le sujet : Jerónimo
Bécker, La independencia de América. Su reconocimiento por España, 1922, p.136-138.
6. Eduardo ASQUERINO, "Nuestro pensamiento", in La América, 24 mars 1857, vol.1, p.1,
col.1., in Op.cit. note 4, p.140.
6
sur une grande échelle en faisant sauter toutes les entraves existantes, et en développant le
mouvement des connaissances techniques, les instruments d'analyse statistiques ainsi que la
publicité. La revue a une approche pragmatique, libre-échangiste, qui n'empêche pas des
positions humanitaires, internationalistes et des opinions en relation avec les courants athées.
Elle préconise la création d'agences gratuites pour faciliter les formalités administratives,
procurer une assistance juridique, renseigner sur la fiabilité des sociétés opérant des deux
côtés de l'Atlantique. Ces projets, dont on ne sait pas très bien dans quelle mesure ils ont été
réalisés, démontrent une sensibilité capitaliste susceptible d'attirer de nouveaux souscripteurs.
Cette bourgeoisie cosmopolite et très entreprenante qui profite dans les années 50 d'un
commerce encore parfois important entre l'Amérique et l'Espagne, bien que très difficile à
évaluer7, adopte des attitudes idéologiques fréquemment répandues en Europe à cette époque.
Elle essaie de revaloriser le passé de l'Espagne impériale qui justifierait une politique active
de civilisation à vocation internationale. Les progrès des communications et des techniques
rendent la bourgeoisie avide d'information sur le monde ; le lecteur de ces revues, qui ont eu
une très vaste diffusion, désire participer à l'entreprise d'unification du monde.
Les barrières qui séparaient autrefois les nations sont tombées désormais afin de
permettre la participation des affaires, de l'industrie et du commerce ; dans ces
circonstances, tout le monde est intéressé par des nouvelles portant sur tous les sujets8.
Opposées à l'Espagne d'hier, ces revues prétendent s'appuyer non sur la tradition, mais sur
une action actuelle, à la fois sur le plan politique, matériel, moral et littéraire. La lutte
idéologique est résumée par celle du thé et du chocolat, "c'est à dire, la civilisation et
l'obscurantisme, la liberté et la tyrannie, la souveraineté nationale et le pouvoir absolu9." Il
s'agit aussi bien de défendre des théories libre-échangistes que le libéralisme politique, en
Espagne comme en Amérique. La revue réunit un large échantillon de la génération
démocratique de 1868, mais elle permet aussi le lien entre cette génération et la génération
romantique précédente de Alcalá Galiano et José Joaquín de Mora, et, dans sa dernière étape,
avec une troisième génération représentée par Clarín, Miguel Moya, Antonio Machado y
Álvarez et José Martí.
Si les commerçants forment l'avant garde de l'offensive américaniste des années 50, ce sont
des intellectuels et des diplomates qui participent à une "croisade culturelle" suivant le terme
de Van Aken, croisade caractérisée par l'élaboration de la doctrine du panhispanisme et de
projets diplomatiques nébuleux visant à créer une Union Hispanique10. D'après Van Aken,
La América joua un rôle moteur dans cette offensive culturelle sous l'habile direction
d'Eduardo Asquerino. De nombreux articles tentent de définir et d'élaborer l'idéologie du
mouvement de l'union hispanique qui structure en partie la politique de l'Union Libérale de
O'Donnel. Face aux tendances expansionnistes des États-Unis, beaucoup d'espagnols et
d'hispano-américains assumèrent les idées romantico-racistes de Gobineau dans son Essai sur
7.
D'après Leoncio LOPEZ-OCON CABRERA, il y aurait eu des échanges plus importants
entre l'Espagne et l'Amérique entre 1850 et 1860, bien qu'il admette également que le
développement fut surtout européen. Il donne l'exemple du cacao équatorien et du guano
péruvien importé majoritairement par l'Espagne. C'est la perception de l'importance du
développement commercial qui aurait entraîné l'éloge du commerce comme moyen de
faciliter le progrès et de resserrer les liens entre les peuples. Voir Op. cit., p.159-160.
8. "Comunicado a nuestros suscriptores", Crónica de Ambos Mundos, revista universal, 4-11862, año IV, n°71, p.1. Op. cit., p.147.
9. Antonio FLORES, "Cuadro. El té y el chocolate", La América, 27 décembre 1862, VI, 20,
p.16, in Op. cit., p.150.
10. Mark VAN AKEN, Pan-hispanism, Its Origin and Development to 1886, Berkeley, 1959.
7
l'inégalité des races humaines publié en 1853-55. La race anglo-saxonne s'opposerait à la race
latine dans le Nouveau Monde. "Pour les panhispanistes, seul le retour à la solidarité
hispanique pourrait prévenir l'anéantissement de la race espagnole par les déprédateurs anglosaxons11". Le concept d'hispanité commence à être développé, sorte de corps mystique dont
l'Espagne était la tête visible d'après Durán de la Rúa12. Le dominicain Francisco Muñoz del
Monte, publie en 1853 dans la Revista Española de Ambos Mundos une série d'articles
reproduits dans La América en 1857 qui constitue la première élaboration systématique de la
pensée panhispaniste. Certains publicistes défendent des théories peu réalistes visant à créer
une alliance militaire ou une Ligue de nations hispaniques, ou encore un gouvernement
international voire un super État où tous les peuples hispaniques fusionneraient dans une
seule nation, afin de se défendre contre la menace provenant d'Amérique du Nord. Ces
intellectuels entreprennent également de combattre la Leyenda Negra, et de promouvoir une
politique coloniale progressiste en ouvrant les frontière cubaines aux produits des États-Unis.
Ils partagent nombre de positions avec certains créoles cubains de par leur programme de
libéralisation politique.
Les positions pratiques de ces libéraux se heurteront aux intérêts des céréaliers castillans et
de tous les protectionnistes, en particulier des industriels basques et des fabricants de textiles
catalans, qui empêcheront une libéralisation du commerce et les réformes dans les colonies
auxquelles les grands exportateurs de vins andalous et les commerçants madrilènes étaient
favorables. Le bilan que dresse Leoncio López-Ocón Cabrera est nuancé. D'un côté il montre
que ce sont les libre-échangistes qui ont maintenu les relations les plus étroites avec
l'Amérique, même parmi les plus conservateurs d'entre eux. Mais la dimension utilitaire n'a
pas empêché l'élaboration de théories présentant l'Amérique comme la terre de la liberté,
comme l'écrivait Castelar le 8 mars 1858 dans La América.
L'Amérique est l'espace de la nouvelle idée, le temple de l'homme émancipé, le monde
pur, innocent, qui naissait, nouvel Éden, pour habiter la liberté13.
Ils ont souvent lié la liberté commerciale aux libertés politiques, et à la liberté du travail, ils sont en général abolitionnistes-, et sont très influencés par l'exemple anglais, d'où le nom
de "canadiens" qui a été attribué à certains intellectuels madrilènes dans les années 60. On
remarque que l'exaltation du passé historique justifie la mission civilisatrice ou le rôle moteur
qu'ils entendent conférer à l'Espagne, mais qu'ils désirent prendre modèle aussi sur les
expériences américaines, en particulier celles du Mexique de Juárez. Si les notions
d'hispanité, et même de ligue hispanique, sont déjà en place, elles ont un caractère souvent
utopique, mais elles ne sont jamais liées à des conceptions religieuses. La menace représentée
par l'impérialisme américain naissant est très tôt repérée, l'énorme amputation du territoire
mexicain en étant la manifestation la plus spectaculaire, mais les milieux bourgeois espagnols
n'ont jamais eu l'intention de s'y opposer autrement que par des concessions commerciales et
une action culturelle. En 1855, le vénézuélien naturalisé espagnol Rafael María Baralt écrivait
:
Cuba ne peut être sauvée que par ceux qui veulent la perdre : par ses enfants, ennemis
aujourd'hui de la tutelle espagnole, et par les nord-américains, qui s'acharnent à nous
l'enlever. Mais comment convertir en amis nos plus implacables adversaires? En
11.
Leoncio LOPEZ-OCON CABRERA, Op. cit, p.163.
Nelson DE LA RUA, La Unión Liberal y la modernización de la España isabelina. Una
convivencia frustrada, 1854-1868, Madrid, 1979, p.169.
13. Leoncio LOPEZ-OCON CABRERA, Op. cit, p.171.
12.
8
ouvrant largement les portes du commerce de l'île aux uns, en ouvrant largement les
portes de la liberté aux autres. Le reste est illusion et démence14.
Si l'on veut dresser un tableau, sinon complet du moins pas trop lacunaire, de l'évolution du
XIXème siècle, il convient de mettre en valeur l'action d'une très importante association qui
prolonge les politiques dont nous venons de parler et qui est à l'origine d'innovations promises
à un brillant avenir. Il s'agit de la Unión Iberoamericana crée en 1885 à la suite d'un banquet
organisé le 12 octobre 1883 en l'honneur de la découverte de l'Amérique par Christophe
Colomb. L'association et sa revue fut un des principaux organes d'expression du sentiment
hispano-américain. Elle fut déclarée d'utilité publique en 1890 pour préparer la
commémoration du IVème centenaire de la découverte de l'Amérique. La Unión
Iberoamericana prétendait être "une association internationale ayant pour objet le
resserrement des liens sociaux, économiques, artistiques et politique de l'Espagne et du
Portugal avec les Nations américaines, en essayant de susciter un climat d'entente cordiale
entre ces peuples frères15." L'association était une entreprise non partisane qui de fait
réunissait des intellectuels et des hommes politiques d'opinions différentes. L'union des
intérêts de la "race" ibéro-américaine devait avoir un effet régénérateur pour l'Espagne et les
lointaines républiques. L'aspiration "nationale" était cependant teintée de pacifisme. Des buts
économiques étaient revendiqués, l'Amérique étant considérée comme un "marché naturel" de
l'Espagne ; l'association entendait développer les liens commerciaux, le crédit, le travail et la
production capitaliste. Elle reposait "sur la défense de la propriété et s'opposait à la déraison
incompréhensible du droit d'association et de la presse liberticide16". L'association prétendait
également développer les liens culturels pour que "la race espagnole" puisse accomplir "sa
mission civilisatrice". Elle désirait défendre les échanges scientifiques, intensifier
l'enseignement et signer des traités défendant la propriété littéraire. Elle suscita la naissance
de recherches historiques et géographiques ibéro-américaines qui aboutit à la création d'une
chaire d'Histoire d'Amérique à Madrid. C'est à son instigation que fut institué "el día de la
raza" fêté le 12 octobre à partir de 1907 de façon officieuse. Ses activités furent très variées et
impossibles à énumérer dans le cadre de cet article17.
D'autres sociétés parfois subventionnées par l'État travaillèrent dans le même sens, ainsi
que de nombreux intellectuels qui dès avant 1898 s'inscrivent dans la problématique
"regeneracionista". Une bonne idée de la façon dont la question se pose à la fin du siècle nous
est fournit par deux articles très synthétiques du grand romancier Benito Pérez Galdós18.
14.
Rafael María BARALT, "Revista política", Revista Española de Ambos Mundos, III,
p.692.
15. Cesilda MARTIN MONTALVO, María Rosa MARTIN DE VEGA et María Teresa
SOLANO SOBRADO, "El hispanoamericanismo, 1880-1930", in Quinto Centenario,
Departamento de Historia de América, Universidad Complutense, n°8, 1985, p.163.
16. Ibid.
17. Pour plus de détails, voir l'article de Cecilia MARTIN MONTALVO Et col. mentionné en
note 15.
18Peu
connu en France, Galdós (1846-1920) est à la fois un des plus grands romanciers naturalistesréalistes du XIXème siècle et l'auteur d'une série qui l'a rendu très populaire, les Episodios
nacionales, sorte de romans historiques qui donnent forme à un nationalisme progressiste,
d'inspiration libérale et démocratique. Député libéral du parti de Sagasta de 1886 à 1890, représentant
Porto-Rico, Galdós, d'origine canarienne, est très intéressé par les problèmes posés par les relations
entre l'Ancien et le Nouveau monde, plusieurs membres de sa famille ayant émigré ou ayant été
nommés dans les Antilles. Élu au suffrage restreint, d'une façon assez scandaleuse qu'il fut le premier
à critiquer, Pérez Galdós est partisan du suffrage universel que son parti impose en 1890 ; il est libre-
9
Pendant de très nombreuses années il a écrit des articles de synthèse réguliers pour des
journaux argentins, La Nación tout d'abord puis La Prensa. Ces articles destinés en partie aux
nombreux émigrés espagnols montrent l'importance des liens maintenus entre la "Mère patrie"
et les républiques américaines, même lorsque les relations officielles étaient faibles.
En octobre 1886, Galdós écrit un article intitulé "Union ibéro-américaine", un an après la
création de l'association du même nom dont nous avons parlé peu avant19. Le séjour de
Castelar, ténor du républicanisme modéré, à Paris à cette époque avait encouragé la reprise de
débats concernant l'Union Latine. Galdós montre que ces théories sont purement utopiques,
que certes il s'agit d'une idée généreuse que de resserrer des liens politiques, économiques et
culturels entres des pays qui se réclament d'une même origine, à tort ou à raison ajoute-t-il
prudemment. Mais les réalités historiques montrent que les pays limitrophes ont peu de
chance de s'entendre et que c'est chez eux que l'on trouve les rivalités les plus acharnées. La
France est désireuse de trouver des alliances contre l'Allemagne dans un désir de revanche ;
c'est vers la Russie qu'elle se tourne, de la façon la plus réaliste et la moins logique
apparemment, puisque les deux pays ont peu de choses en commun d'après l'auteur. Galdós
explique que la parenté entre peuples est largement imaginaire.
Nous voyons le lien philologique, mais ici le lien de la langue est comme une douteuse
consanguinité de ces familles dont les individus après d'infinis croisements conservent
seulement le nom et aucun des traits physionomiques du tronc primitif. Nous avons
beau chercher, il n'est pas facile de trouver des rapports entre le Français de Lille et
l'Italien de Calabre ou de Sicile. Le Français des bords de la Moselle ou de la Meuse a
plus d'affinités avec l'Allemand, son voisin, qu'avec le Flamand ou l'Espagnol. Certes
entre le Normand et nos races cantabriques on observe certaines ressemblances dans les
coutumes. Mais qu'a de commun le fils d'Amérique et l'habitant de Malaga qui démontre
son origine arabe dans ses yeux, dans son indolence et la vivacité de son imagination20?
Après avoir montré qu'il en va de même pour toute la péninsule ibérique, il explique que la
langue n'est pas un lien suffisant pour fonder une parenté ni un gage d'amitié. Il en déduit que
l'Union Latine est un songe généreux mais utopique qui peut fournir le thème d'un article de
journal ou d'un toast dans un banquet ; c'est le genre de chose dont on parle sans "que
personne n'y croit".
Beaucoup plus raisonnable est l'union ou l'amitié ibéro-américaine qui repose sur une
conjonction d'intérêts réels. L'Espagne n'aspire plus à posséder aucun territoire en Amérique à
part Cuba et Porto Rico. "Tout se réduit à un accord commercial et à constituer une force
capable de résister aux ambitions de l'Amérique anglo-saxonne". La distance qui sépare les
pays intéressés favorise paradoxalement les rapprochements, ce qui a déjà été démontré a
contrario dans le cas de l'Europe précédemment évoqué. La différence entre les produits
échangés est également un facteur favorable. La conclusion est claire .
Abandonnons le songe de l'Union latine, et croyons, sinon dans la possibilité prochaine,
du moins dans la possibilité de l'établissement d'une confédération ibéro-américaine qui
répondra à des buts immédiats et à des intérêts positifs21.
échangiste, patriote, mais progressiste et résolument athée, bien qu'ennemi du fanatisme sous toutes
ses formes.
19.
Benito PEREZ GALDOS, "Unión ibero-americana", in Política española, tomo I, Obras
inéditas, tomo III, p. 255-262.
20. Op. cit., p. 258.
21. Op. cit., p. 262.
10
Le deuxième article daté de mars 1890 se présente comme une réaction aux offensive
panaméricaines de Washington. Galdós explique que l'Amérique ne pourra pas se suffire à
elle-même. La mère Europe a besoin de l'aide des peuples plus jeunes pour survivre ;
l'Espagne, comparée à une mère épuisée par les nombreux enfantements qui l'ont rendue
anémique, a un besoin vital des États américains pour "revigorer son organisme et
reconstituer son pécule22". Les USA, malgré leurs richesses naturelles et leur industrie
puissante, en est arrivée à se faire
"une idée hyperbolique de son propre pouvoir, et rêve d'absorber moralement, (puisque
c'est impossible matériellement) la race ibérique qui peuple l'Amérique centrale et
méridionale, en s'érigeant en tuteur et en pourvoyeur de ces jeunes États. Le dynamisme
des républiques ibériques, les signes qui révèlent chez elles un sang vigoureux et une
extraordinaire énergie vitale, sont la garantie qu'elles resteront toujours autonomes, non
seulement sur le plan politique, mais aussi économique. La race ibérique, la plus
puissante et répandue dans le monde, après l'anglaise, sera maîtresse de la majeure
partie du continent découvert par Colomb, sans que rien ni personne puisse empêcher
dans le cours des siècles la langue castillane de régner là où elle règne actuellement,
contre toutes les tentatives de l'orgueil yankee23.
L'auteur précise que l'antagonisme entre les deux "races" sera éternel et fructueux. Il lui
semble évident que l'émigration renforce les liens déjà existant entre l'Amérique et l'Europe.
Les deux grands courants d'émigration confirment l'opposition entre les États anglo-saxons et
les États ibériques, puisque chacun va dans le pays où il a déjà des attaches et où l'on parle sa
langue. L'Espagne a donc intérêt à développer "toutes les relations morales et commerciales
possibles. Sa diplomatie, l'émigration, le trafic, les relations littéraires et académiques, tout
doit concourir à la même fin24." L'industrie vinicole, l'industrie textile catalane, les
conserveries galiciennes, les publications, ont besoin des débouchés américains. L'auteur
reconnaît que pour l'instant les relations sont embryonaires et que l'Espagne ne peut rivaliser
avec le Royaume-Uni, la France ou l'Italie, mais des efforts sont engagés, en particulier pour
établir des communications régulières avec l'Argentine grâce aux paquebots de la Compañía
Trasatlántica, ce domaine étant le seul où les espagnols puissent rivaliser avec l'étranger.
Galdós conclut son article par une défense en règle de la propriété littéraire, ce qui prouve
bien l'importance des publications reproduisant des textes espagnols en Amérique. Dans le
cas de notre auteur, le dommage semble avoir été conséquent, étant donnée sa grande
popularité en Argentine en particulier.
Jusqu'en 1898, les courants panhispaniques ou favorables à une Union ibérique sont,
comme nous l'avons vu, plutôt d'inspiration libérale, avec toute une gamme d'opinions plus ou
moins progressistes ou démocrates. Le nationalisme modéré de Galdós, par exemple, fondé
sur des observations réalistes, défend des positions visant à renforcer une collaboration entre
des États ayant des origines semblables, une langue et une culture communes. Aucune
référence à la religion catholique, les liens culturels, historiques et économiques, les
considérations de géopolitique dirions-nous aujourd'hui jouant un rôle fondamental. Ses
positions se veulent pragmatiques et réalistes, même si elles ne négligent pas les aspects
culturels. On aura remarqué que Galdós emploie le terme d'union ibéro-américaine, et non pas
hispanique, ce qui nuance énormément son approche et la modère par rapport à des discours
plus conservateurs. La politique actuelle, nous le verrons, renoue avec cette terminologie. Par
22.
"Las dos razas del nuevo continente", in Política española, tome II, Obras inéditas, vol.
IV, Madrid, Renacimiento, 1923, p.246 et 249-250.
23. Op. cit., p.247.
24. Op. cit., p.249.
11
contre il emploie le mot "race" dans un sens culturel, suivant en cela la tradition des libéraux
influencés par Gobineau. Il précise bien dans ses articles qu'il ne s'agit pas d'une race à
proprement parlé, mais on a l'impression qu'un terme manque. On ne peut parler de "nation"
hispanique et encore moins ibérique. Par ailleurs la diversité des traits identitaires évoqués
interdit de se cantonner à la langue ou même à une histoire qui n'est pas tout à fait commune.
Cet emploi de raza dans un sens non raciste sera une des grandes caractéristiques des courants
de pensée hispaniques, ibériques ou panhispaniques jusqu'à ce que le racisme nazi fondé sur
des conceptions totalement différentes en rende l'utilisation impossible.]
(fin de la coupure)
passage proposé pout raccord[En octobre 1886, dans un article intitulé "Unión iberoamericana", Galdós dénonce le caractère généreux mais utopique de l'Union latine qu'un
récent voyage de Castelar25 avait relancé. Si le romancier ne mentionne pas la méfiance des
espagnols face à ce projet soupçonné de permettre à la France de s'implanter en Amérique, il
n'en souligne pas moins son caractère irréaliste et lui oppose une Confédération ibéroaméricaine qui devait freiner les ambitions des USA. C'est d'ailleurs la Conférence de
Washington de 1889 où les États-Unis avait tenté de relancer le panaméricanisme qui pousse
sans doute Pérez Galdós à écrire un deuxième article en mars 1890. L'Espagne devait
renforcer les relations morales et commerciales avec l'Amérique. "Sa diplomatie,
l'immigration, le trafic, les relations littéraires et académiques, tout doit concourir aux mêmes
fins" écrit-il.
Jusqu'en 1898, les courants panhispanistes sont donc plutôt d'inspiration libérale. Le
nationalisme modéré de Galdós défend des positions visant à renforcer une collaboration
entre des États ayant des visions semblables, une langue et une culture commune. Aucune
référence à la religion ,à la différence des conservateurs. Le mot race est cependant employé
dans un sens culturel.] (fin du raccord)
De très grands changements ont lieu après 1898. La perte définitive des colonies
américaines mettait en évidence ce que tout le monde redoutait depuis longtemps, c'est à dire
une offensive des USA s'appuyant sur une doctrine de Monroe revue dans un sens plus
impérialiste. La politique américaine, et celle du président Mac Kingley en particulier, se
caractérise par un expansionnisme agressif, à peine nuancé par des déclarations visant à
établir la légitimité de toute intervention des USA seuls habilités à rétablir l'ordre sur le
continent américain. Si les États-Unis n'annexent aucun territoire après les conquêtes de 1848
sur le Mexique et l'achat de l'Alaska en 1867, ils tentent néanmoins de réunir les États
américains dans une vaste entité qui se heurte à la méfiance des républiques latinoaméricaines en 1889 lors de la conférence de Washington. Ces derniers n'acceptent que la
création d'un Bureau commercial des Républiques américaines, simple organe de liaison et
d'information. Malgré l'anticolonialisme historique des USA, première colonie à s'être
émancipée, malgré les valeurs démocratiques et libérales qu'ils sont censés véhiculer, les États
latino-américains se méfient à juste titre d'une domination même dépourvue de visées
annexionnistes. Les États-Unis prétendent en effet à un véritable protectorat, avec le droit
d'exercer un pouvoir de police internationale comme l'explique déjà Roosevelt en 1904.
Si un Etat américain se trouve dans un état de désordre chronique ou d'impuissance, il
est nécessaire qu'une puissance civilisée rétablisse l'ordre sur son territoire. La
déclaration de Monroe s'opposant à l'intervention d'une puissance européenne, les ÉtatsUnis ont seuls le droit d'intervenir. La doctrine de Monroe peut obliger les États-Unis à
25.
Emilio Castelar (1832-1899). Républicain modéré, président de la Ière République en
1873, plus ou moins acquis à l'idée d'une monarchie constitutionnelle à cette époque. Un des
plus grands orateur de son temps;
12
leur grand regret, à exercer dans les cas flagrants de désordre et d'impuissance un
pouvoir de police international26.
La conclusion d'Ambrosi et Tacel, que l'on peut difficilement taxer d'antiaméricains, au
chapitre IV de l'Histoire économique des grandes puissances à l'époque contemporaine est
claire et sans appel.
Les méthodes d'intervention ne varient guère : Washington soutient les gouvernements
dociles et ses financiers leur avancent des capitaux ; un gouvernement résiste-t-il, les
agents yankees déclenchent contre lui une révolution, le gouvernement des États-Unis
reconnaît les insurgés, les arme et leur donne la victoire. Ainsi Panama est détaché de la
Colombie qui refusait aux États-Unis le droit d'occuper le futur canal (1903). La
République Dominicaine doit accepter le contrôle de ses douanes. Le président
récalcitrant du Nicaragua, Zelaya, est remplacé par Díaz, qui accorde des bases navales.
Le Mexique, sous le régime de Porfirio Díaz depuis 1877, se laisse complaisamment
piller par les hommes d'affaires américains, du moins jusqu'à la révolution de 1911, qui
ne doit qu'à la guerre mondiale d'échapper aux représailles américaines. Les Antilles
danoises sont achetées. A peu près sans annexion, les États-Unis avaient fait de la zone
des Caraïbes un empire colonial qui n'avoue pas son nom.
La guerre allait les débarrasser en Amérique du Sud de la concurrence commerciale
britannique et allemande, et le canal de Panama permet à partir de 1914 à la flotte
américaine de surgir partout où sa présence est nécessaire27.
Malgré cette situation, la période qui s'étend de 1898 à 1975 ne voit pas le développement
spectaculaire des liens entre l'Espagne et ses anciennes colonies. La méfiance concernant
l'ancienne métropole a certes disparu, la nécessité politique et commerciale de relations plus
étroites apparaît de plus en plus clairement et les contacts intellectuels, les voyages de
professeurs et d'écrivains sont plus fréquents, mais les conditions sont globalement
défavorables. L'idée de communauté se développe considérablement avec l'émigration
espagnole qui dépasse les deux millions et demi de personnes à cette époque, mais les
conditions économiques sont en général médiocres. La perte de Cuba et de Porto Rico a
provoqué un effondrement des exportations espagnoles vers ces destinations. Elles ne sont
pas compensées rapidement dans les années suivantes, d'où l'idée de développer le commerce
avec le reste de l'Amérique. En 1903 le commerce avec l'Amérique représentait 40% de celui
de 1897. Entre 1908 et 1913 le développement est lent. Juan Carlos Pereira Castañares
considère que les échanges commerciaux auraient augmenté entre 1916 et 1920 mais qu'ils ne
représenteraient que 15,4% des importations espagnols et 14,4% des exportations, chiffres
très en dessous de ceux du commerce français et britannique à la même époque28. La première
guerre mondiale a en effet orienté les exportations espagnoles vers les alliés, la France et
l'Angleterre principalement ; par la suite la grande crise, la guerre civile la seconde guerre
mondiale et la période de marasme que traverse l'Espagne jusqu'au développement
économique des années 60 expliquent que le pays ne puisse être le protagoniste de l'ambitieux
projet économique que d'importants secteurs de la bourgeoisie rêvent de réaliser. Cesilda
26.
AMBROSI C. et TACEL M., Histoire économique des grandes puissances à l'époque
contemporaine , Paris Delagrave, 1963, p.368.
27. Op. cit., p.368-369.
28. Carlos PEREIRA CASTAÑARES, "España e iberoamérica: programas, políticas y
resultados (1892-1992)", in Portugal, España y América. Pasado y presente de un proyecto
(S.XIX-XX), Hipólito de la Torre Coord., Mérida, Universidad Nacional a Distancia, Centro
Regional de Extremadura, 1993, p.146.
13
Martin Montalvo et ses collaborateurs estiment que 4 à 5% des importations espagnoles
provenaient d'Amérique latine entre 1920 et 1929, les exportations constituant 1 à 2% du total
des exportations29. La faiblesse de la flotte marchande et l'absence de politique en ce domaine
aggravent la situation.
Sur des bases économiques aussi faibles, l'Espagne est incapable de mettre en œuvre une
ambitieuse politique hispano-américaine. L'aspect idéologique devient prépondérant, comme
par une sorte de compensation, et plus les luttes sociales et politiques espagnoles se
radicalisent au cours du XXème siècle, plus les notions de raza et d'hispanidad, glissent à
droite, jusqu'à être totalement confisquées par les partis d'extrême droite.
La période se caractérise par des efforts institutionnels réels mais limités par manque de
moyens, par une poursuite des actions privées et par un développement d'idéologies
réactionnaires élaborées par des intellectuels célèbres.
Sur le plan institutionnel, on relève une volonté évidente d'aider au développement de
toutes les formes de relations entre l'Espagne et l'Amérique. Des subventions sont accordées à
des institutions privées, les crédits alloués aux relations extérieures sont en augmentation avec
un accroissement très net du nombre des ambassades (Argentine, Chili, Cuba) et du personnel
diplomatique lors de la dictature du général Primo de Rivera (1923-1930). Ces efforts
débouchent sur quelques résultats, comme sur le plan financier avec la création du Banco
Exterior de España (1928), ou encore l'officialisation en 1918 du día de la raza créé en 1907
par la Unión Iberoamericana. Une Junta de relaciones culturales est créée en 1926, des
missions militaires espagnoles sont envoyées en Amérique. Les relations commerciales
s'améliorent un peu et en 1929 a lieu l'importante Exposition Ibéro-américaine de Séville.
Ces initiatives sont cependant limitées par le panaméricanisme des USA qui intensifie une
politique de plus en plus impérialiste à laquelle l'Espagne ne peut évidemment s'opposer.
Cette dernière tente d'agir dans le cadre de la Société des Nations où elle cherche à obtenir un
poste permanent dans le Conseil. Elle se présente comme le porte parole d'un bloc d'États
hispano-américains, ce qui justifierait son entrée au Conseil. Ce leadership revendiqué n'est
cependant pas accepté par tous les États américains qui constatent qu'elle n'a pas réussi à faire
admettre l'espagnol comme langue officielle à Genève.
C'est toujours au niveau des organismes privés que s'effectue le plus important travail de
resserrement des liens avec l'Amérique. Sur le plan économique, un hispano-américanisme
pratique continue à se développer grâce à des individus souvent liés à des revues
commerciales comme Mercurio de Barcelone, à la Sociedad Libre de Estudios Americanistas,
toujours de Barcelone, créée autour d'un groupe d'hommes d'affaire catalans à la recherche de
débouchés pour leurs produits. Ces efforts aboutirent à la création de la Casa de América en
1911 et en 1916 à la création d'une importante revue la Unión Hispano-americana. Si les
résultats commerciaux semblent avoir été limités mais réels, les résultats financiers par contre
furent très appréciables. Le rapatriement de capitaux coloniaux après 1898 avait donné
naissance à de grandes banques comme le Banco Hispano Americano, le Banco Central, le
Banco de Vizcaya et le Banco Español de Crédito, par exemple, qui permirent un fort
accroissement des investissements espagnols en Amérique.
Les relations culturelles eurent aussi un aspect pratique et se développèrent à partir
d'initiatives universitaires ou privées très variées. En 1900 l'Université d'Oviedo se lança dans
un programme de relations académiques avec les États américains afin d'envoyer des
conférenciers ou des professeurs qui présenteraient une image de l'Espagne plus conforme à la
29.
Cesilda MARTIN MONTALVO, María Rosa MARTIN DE VEGA et María Teresa
SOLANO SOBRADO, "El hispanoamericanismo, 1880-1930", in Quinto Centenario,
Departamento de Historia de América, Universidad Complutense, n°8, 1985, p.157. Voir
également pour plus de détails le chapitre 10 de l'ouvrage de Frederick B. SPIKE,
Hispanismo, 1898-1936, London, University of Notre Dame Press, Indiana, 1971
14
réalité qu'à la leyenda negra. Aramburu, Posada, Clarín, Melquíades Álvarez et Altamira
firent partie du groupe qui œuvra pour resserrer les liens établis sur la communauté de "race".
Les missions de Altamira et Posada constituèrent un précédent relayé par l'action de
nombreux intellectuels, des acteurs et des troupes de théâtre, comme María Guerrero, des
journalistes comme Ortega Munillo ou Ortega y Gasset, des écrivains comme Blasco Ibañez,
Unamuno, Torres Quevedo, Valle Inclán.
Ces interventions font partie de l'action de l'hispano-américanisme progressiste qui
prolonge les politiques déjà évoquée du XIXème siècle. Ces courants évoluent vers une
conception moins paternaliste des rapports avec les "jeunes" républiques américaines.
L'accent n'est pas mis à cette époque sur la religion ou le legs historique mais sur la langue, le
droit et la philosophie. Bien qu'ils s'opposent aux États-Unis comme les conservateurs, les
progressistes pensent que le capitalisme américain peut être un aiguillon pour les républiques
retardées ; ils vont même jusqu'à envisager comme Altamira un partage de l'influence sur
l'Amérique latine ; les États-Unis se réserveraient les aspects politiques et économiques,
l'Espagne œuvrerait sur le plan culturel et spirituel. Ce partage des influences va en fait
s'imposer, même sous la dictature de Primo de Rivera, non pour des raisons idéologiques
mais parce qu'il était impossible de faire autrement.
La Seconde République va mener à partir de 1931 une politique qui prolonge celle
proposée par les libéraux et les démocrates auparavant. Les circonstances économiques
désastreuses30 résultant de la grande crise empêchent de développer les relations
diplomatiques qui sont réduites pour des raisons budgétaires. La transformation de la légation
mexicaine en ambassade en 1931, de la légation brésilienne en 1933 est significative des
orientations politiques internationales de la République, de même que son intérêt prédominant
pour le développement des relations culturelles qui devaient peremettre de renforcer la
démocratie et seraient source de progrès pour les hommes et les nations. Il s'agit de faire
fructifier un trésor commun, d'enrichir la culture scientifique, littéraire morale et intellectuelle
pour qu'en union avec les autres cultures il y ait une contribution au développement du
progrès général. Une illustration pratique de ces conceptions nous est fournie par les tournées
organisées par Lorca comme conférencier ou comme auteur dramatique à Cuba et en
Argentine où il rencontra un très vif succès.
La République était mieux acceptée que la monarchie liée à des conceptions plus
conservatrices. Elle faisait elle aussi partie des Républiques hispaniques et montrait une
ouverture inusitée en déclarant la double nationalité dans la constitution. La communauté des
peuples hispaniques se fondait sur la langue, la culture mais aussi "la justice universelle à
laquelle aspire l'humanité"31 .Ces conceptions ne vont cependant pas s'imposer à la suite des
affrontements idéologiques de plus en plus violents qui finissent par creuser un fossé
infranchissable entre la droite et la gauche jusqu'à l'embrasement de la guerre civile.
La séparation entre un courant de droite et un courant de gauche est inévitablement
schématique et réductrice. Des organismes comme la Unión Iberoamericana par exemple,
pour citer une des institutions privées les plus importantes, est de plus en plus conservatrice.
Elle a compté parmi les membres de son conseil Ramiro de Maetzu et s'est choisie comme
président en 1932 un antirépublicain notoire en la personne de Antonio Goicoechea, ce qui
30.
Voir, Op.cit. note précédente, p. 304. Le chiffre global du commerce extérieur avec les
républiques latino-américaines tombe de 534 millions de pesetas en 1929, c'est à dire un peu
plus qu'en 1897 (432,3 millions de pesetas), à seulement 169,3 millions en 1932 et 109,6
millions en 1934.
31. Discours de l'argentin Pedro Enriquez UREÑA du 12 octobre 1933 prononcé à l'Université
de La Plata, cité par José Luis ABELLÁN, "Una manifestación del modernismo : la acepción
española de "raza"", Cuadernos hispano-americanos, n°553-554, julio-agosto 1996, Madrid,
p.212.
15
entraîna une diminution des subventions officielles. La subvention de la Casa de América de
Barcelone en 1935 est totalement supprimée pour les mêmes raisons. En fait on assiste à un
glissement de l'hispanismo ou de la hispanidad vers la droite, glissement consommé à la fin
de la dictature de Primo de Rivera.
Le désastre de 1898 avait plongé nombre d'intellectuels dans le doute ou même le
désespoir et entraîna des révisions souvent déchirantes. L'Espagne pouvait apparaître comme
totalement décadente, incapable d'entrer en compétition avec la "race anglo-saxonne", de par
son appartenance à la "race latine" supposée inférieure comme le démontrait l'actualité
récente. La seule solution raisonnable pour beaucoup de penseurs conservateurs, voire
réactionnaires, exposée dès 1896 dans Idearium español d'Angel Ganivet par exemple (1865 1898), était le repliement sur soi, le développement des valeurs qui avaient fait la grandeur de
l'Espagne, aujourd'hui contaminée par le matérialisme, le libéralisme, la démocratie
inorganique dont les États-Unis, colosse ennemi, était le représentant le plus dangereux. La
tentation était forte d'attribuer la défaite au régime monarchique gangrené par les combines
politiques, au système parlementaire inefficace et artificiellement greffé sur un corps
invertébré dont la décomposition finale ne faisait pas de doute pour certains esprits
pessimistes.
Le rejet du libéralisme, du capitalisme, du matérialisme, du positivisme et de tout une
longue série de mots en isme aussi bien à droite qu'à gauche, entraîna conjointement avec les
bouleversements économiques et sociaux que connut l'Espagne depuis la fin du XIXème
siècle une radicalisation des positions idéologiques. La création des grands syndicats et partis
de gauche à partir de 1886, rendus possibles par les lois libérales de la Restauration, allait
radicaliser les positions, de même que la révolution soviétique. La faillite du système
capitaliste et du libéralisme semblera encore plus évidente après la grande crise et lors de la
montée des totalitarismes. Si certains prônent encore l'imitation des grandes nations
capitalistes, une européisation de l'Espagne, de façon parfois ambiguë d'ailleurs, d'autres
favorisent un repliement orgueilleux qui va évoluer vers des conceptions nationalistescatholiques, voire fascisantes qui fourniront les soubassements idéologiques du franquisme.
L'Amérique joue dans ces conceptions un rôle fondamental.
Au XIXème siècle nombreux sont les auteurs qui parlent de "race hispanique ou ibérique"
sans que l'on puisse déceler de connotation raciste au sens actuel du mot. C'est, nous l'avons
vu, le cas de Galdós, c'est aussi le cas de nombreux américains comme l'uruguayen José
Enrique Rodó qui en 1900 oppose le génie personnel des peuples à leur dénaturation par
imitation de modèles, en l'occurrence anglo-saxons. Il manque chez les peuples hispaniques
écrit-il une personnalité définie," mais en l'absence de cette caractéristique parfaitement
différenciée et autonome, nous avons -les latino-américains- un héritage provenant de la race,
une grande tradition ethnique qu'il faut maintenir, un lien sacré qui nous unit à d'immortelles
pages de l'histoire." Il faut donc "défendre la force directrice structurante avec laquelle le
génie de la race doit s'imposer dans la fusion des éléments qui constitueront l'américain
définitif du futur32. "
Le terme est largement utilisé par d'autres auteurs américains, en particulier le mexicain
Vasconcelos en 1925 dans Raza cósmica où il expose la théorie d'une unité entre les peuples
américains et espagnols, résultat d'un profond métissage favorisé par le climat tropical selon
une conception un peu fantaisiste. L'union entre les caractères espagnols et américains
entraîne les auteurs modernistes à parler parfois indistinctement d'Amérique espagnole ou
d'Amérique hispanique. José Enriquez Rodó écrit :
32.
Op. cit., p.205.
16
La patrie est pour les hispano-américains l'Amérique espagnole. Dans le sentiment de
patrie sont contenus le sentiment d'adhésion, non moins naturel ou indestructible, à la
province, à la région ou au terroir ; et les provinces, régions, terroirs de cette grande
patrie qui est la nôtre sont les nations dont elle se compose politiquement. L'unité
politique qui formaliserait et incarnerait cette unité morale -le rêve de Bolivar- est un
rêve, dont les générations actuelles ne verront peut-être jamais la réalisations33.
C'est ainsi que l'on peut comprendre que ce concept de race ait été utilisé à la fois en
Espagne et en Amérique latine. Il s'agissait de trouver quelque chose de commun qui
transcende les découpages politiques sans les remettre en cause. En 1901 le mexicain I.
García expliquait que le terme ne renvoyait pas à une origine ethnique commune mais à une
"certaine identité psychologique qui consciemment ou inconsciemment pousse une ou
plusieurs collectivités à réaliser des but semblables34."
Le terme allait cependant être connoté de plus en plus à droite. C'est semble-t-il sous
l'impulsion de Cánovas, le chef du parti conservateur espagnol, qu'est apparue l'idée de
célébrer un jour de fête hispanique. l'Eglise encouragea cette initiative en préconisant en 1899
de célébrer le jour de la découverte de l'Amérique. Elle le liait à celui de la fête de la Virgen
del Pilar de Saragosse, patronne de l'Espagne, qui coïncide avec ce dernier, ce qui était
considéré comme providentiel et permettait de confondre très étroitement le sentiment
religieux au sentiment national espagnol par le biais de la découverte de l'Amérique. La fiesta
ou el día de la raza prenait le sens d'une fraternité religieuse de toutes les nations ibériques.
Seule la religion pouvait resserrer les liens entre la "Mère Patrie et ses enfants d'Amérique".
Le terme de race longtemps compris dans un sens lâche comme lien commun spirituel ou
culturel fut critiqué pour son ambiguïté par ceux-là mêmes qui le trouvaient préférables à
celui de culture pour des raisons d'efficacité, car il avait plus d'impact et était mieux compris
par la majorité. On aboutit dans ces conditions à l'officialisation du jour en 1918 en Espagne
sous le gouvernement du conservateur Antonio Maura. Dans les années suivantes la fête fut
adoptée au Chili et en Argentine. Elle était déjà célébrée depuis 1912 dans la République
dominicaine ou en Uruguay. Un drapeau sera même créé en 1932 par le capitaine uruguayen
Angel Camblor, hissé en 1933 simultanément à Madrid, Buenos Aires, Lima et Santiago du
Chili.
Unamuno critiqua dès 1909 le terme de race qu'il jugeait inadéquat pour le remplacer par
celui d'hispanidad. Il désigne comme celui d'Argentinidad duquel il est rapproché dans
l'article sur "La argentinidad", "les qualités spirituelles, cet aspect moral- mental, éthique,
esthétique et religieux- qui fait de l'américain un américain et de l'argentin un argentin35."
Unamuno emploie à nouveau le terme en 1927 sans le définir de façon très précise. On relève
une grande insistance sur la signification historique et donc, dit-il, spirituelle du terme qui
englobe la langue et la culture en tant que résultat des contradictions qui ont fait l'Espagne. Il
précise qu'il emploie hispanidad et non españolidad afin d'inclure tous les peuples de la
péninsule, tous les "lignages, toutes les races spirituelles." C'est pour cette raison qu'il récuse
le terme de día de la raza.
La Fiesta de la raza spirituelle espagnole ne doit pas, ne peut pas avoir un sens
raciste matériel, -de matérialisme de race-, ni non plus un sens ecclésiastique -d'une
Église quelconque-, et encore moins un sens politique. Il faut éloigner de cette fête tout
impérialisme qui ne soit pas celui de la race spirituelle incarnée dans le langage.
Langage de blancs, d'indiens, de noirs et de métis, de mulâtres ; langage de chrétiens
33.
Op. cit., p.209.
Isidro SEPÚLVEDA MUÑOZ, Op. cit., p.112.
35. José Luis ABELLÁN, Op.cit., p.206.
34.
17
catholiques et non catholiques, d'athées ; langage d'hommes qui vivent sous les plus
divers régimes politiques36.
Cette conception universaliste laïque s'accompagne d'un rejet du discours paternaliste qui
se réfère continuellement à la "Mère Patrie". Ce terme employé ironiquement comme nous
l'avons déjà vu par Galdós et que Valle-Inclán ridiculise plus tard dans son roman Tirano
Banderas (1926), lui semble mal choisi ; il parle pour sa part d'une fraternité linguistique qui
devrait écarter toute idée de purisme imposé par l'Espagne. Cette position est commune à de
nombreux intellectuels libéraux ou progressistes aboutissant dans le cas de Valle Inclán à une
langue qui inclut, dans le roman précédemment cité, des caractéristiques des langues parlées
dans tous les pays hispaniques.
Mais la conception du terme qui va s'imposer est celle des courants traditionalistes.
Certains ecclésiastiques avaient critiqué la notion de raza comme étant contraire à l'esprit
universaliste de la religion catholique. Ce fut le cas dès 1918 du prêtre José María González
qui proposa de baptiser la fête : "jour de Colomb et de la paix". Par la suite Ramiro de Maetzu
s'empare du concept dont il attribue la paternité au prêtre espagnol émigré en Argentine
Zacarías de Vizcarra qui lui fournit le titre d'un de ses ouvrages majeurs La defensa de la
Hispanidad.
La première édition d'avril 1934 est dédicacée au directeur du journal conservateur ABC,
Ignacio Luca de Tena. La deuxième édition de décembre 1934 est dédicacée à Isidro Gomá
Tomás, archevêque de Tolède et Primat d'Espagne, connu pour ses positions
ultraconservatrices. Le discours prononcé par le prélat le 12 octobre 1934 au Teatro Colón de
Buenos Aires est reproduit dans les œuvres complètes de Maetzu à la suite de son propre
ouvrage sur la hispanidad. Il énonce la thèse commune aux deux hommes et à tous les
penseurs de droite qui vont leur succéder pendant une quarantaine d'années :
L'Amérique est l'œuvre de l'Espagne. Cette œuvre de l'Espagne est essentiellement celle
du catholicisme. Donc il y a une relation d'égalité entre l'hispanité et le catholicisme, et
toute tentative d'hispanisation qui le répudie est une folie37.
L'introduction de l'ouvrage de Maetzu avait déjà été publiée dans Acción Española,
équivalent de l'Action Française, en décembre 1931. Elle énonçait que le libéralisme avait
fait faillite et que le libéralisme espagnol était particulièrement déficient sur le plan
intellectuel au contraire des courants traditionalistes. L'essence de l'Espagne est constituée par
son catholicisme combattant et missionnaire forgé lors des guerres de Reconquête contre les
Maures et les Juifs. l'Espagne est donc investie d'une mission divine qui consiste à sauver le
monde par la diffusions de la religion catholique seule véritablement universaliste et seule
apte à unifier les différentes nations américaines et même mondiales de par sa théorie de la
grâce associée aux œuvres qui s'oppose à celle de la Prédestination des peuples anglo-saxons.
Maetzu estime que la colonisation espagnole décriée par la leyenda negra est la seule à ne
pas être raciste, la seule à promettre un avenir aux peuples "arriérés", qui sont assimilés à des
frères cadets protégés par le frère aîné qui est l'Espagne. La cristiandad correspond à la
totalité des peuples chrétiens, la hispanidad à la totalité des peuples hispaniques. Cette unité
est fondée, non sur la race, ou la géographie, mais sur la langue et un credo commun. Cette
communauté permanente n'est pas un produit naturel mais un résultat de la solidarité qui
consiste en une adhésion permanente reposant sur un principe transcendant, qui est la foi
chrétienne. La décadence, la désunion, proviennent de l'imitation de modèles étrangers en
particulier au XVIIIème siècle, sous l'influence délétère des philosophes français. L'abandon
36.
37.
Ibidem, p.207.
R. de MAETZU, Obras, Madrid, Editorial Nacional, 1974, p. 1040.
18
de la notion de monarchie catholique illustrée par l'expulsion des Jésuites décidée par la
monarchie étrangère des Bourbons est responsable de l'indépendance des États américains.
Sauver l'Espagne et les États d'Amérique désunis revient donc à militer pour l'Action
Espagnole en s'opposant aux deux modèles pernicieux contemporains représentés par l'Union
Soviétique qui oriente vers le culte de la révolution stérile, puisqu'incapable de produire des
changements bénéfiques, et par les États-Unis, adorateurs des gratte-ciel. L'utopie
communiste et le matérialisme étroit des anglo-saxons sont en crise, annonçant un
effondrement futur inéluctable. Les visions cataclysmiques favorisées par la grande crise et
auparavant par les destructions de la Première Guerre Mondiale sont prédominantes dans
cette pensée obsédée par la désagrégation, la perte de l'unité nationale et religieuse,
l'invertébration de Ortega y Gasset. L'Espagne doit donc revenir aux vraies valeurs fondées
sur la prééminence de l'esprit sur la matière, c'est à dire sur la religion. Ce retour doit
s'accompagner d'une réhabilitation de l'œuvre accomplie par les Habsbourgs en matière
religieuse et coloniale, réhabilitation qui doit se traduire par une défense de l'esthétique
baroque et des trésors injustement méprisés de la littérature, des textes religieux et juridiques
espagnols des XVIème et XVIIème siècles.
La pensée de Maetzu s'inscrit dans le courant regeneracionista infléchi dans un sens
réactionnaire. Elle tente de définir l'essence de ce qui est hispanique en réduisant cette notion
à une signification religieuse qui serait à l'origine d'une mission civilisatrice confiée par Dieu
à l'Espagne. Il est au fond très peu question de relations concrètes entre l'Amérique et
l'Espagne, l'ouvrage de l'auteur débouchant sur une réflexion portant sur la nation ou plutôt la
patrie espagnole. On ne peut définir la nation comme une volonté commune consciente et
libre des citoyens de vivre ensemble et de former une communauté politique comme l'affirme
Renan. On ne peut adopter les conceptions, confuses d'après Maetzu, de Max Sheler sur le
mysticisme collectif. Le patriotisme reposant sur une terre commune est insuffisant, il faut
donc lui opposer un lien communautaire spirituel qui soit en même temps une valeur de
l'histoire universelle.
La réflexion sur la hispanidad récuse toute théorie raciste, elle est universaliste et prétend
résoudre tous les problèmes internes des différents pays de langue espagnole par un retour aux
valeurs traditionnelles qui informent un humanisme religieux où tous les hommes sont égaux.
Ces conceptions s'opposeraient au "racisme juif" et à l'idée de peuple élu que Maetzu
rapproche des conceptions de la prédestination jugées aristocratiques des puritains.
L'humanisme religieux qui s'oppose à l'humanisme orgueilleux de la Renaissance matérialiste
devra être propagé par la monarchie espagnole et par l'élite. Car si Maetzu estime que la
devise de la révolution française, liberté, égalité, fraternité, peut être revendiquée par les
courants traditionalistes, il pense en même temps qu'il n'y a pas d'égalité absolue et qu'il faut
reconstituer l'ordre social par le rétablissement du respect de la hiérarchie. C'est la foi dans
une liberté spirituelle, seule vraie liberté, qui doit écarter les masses de la révolution dans une
visée de perfectionnement infini. Ceux qui sont gouvernés n'ont pas les moyens de juger le
pouvoir, ils doivent obéir aux ordres.
La hispanidad devient donc une doctrine de combat orientée vers le rétablissement de
l'ordre dans un discours très répétitif qui sera repris à satiété par les idéologues de la période
suivante. Il y a deux aspects du patriotisme. L'un repose sur des éléments passionnels et
irrationnels : la terre, les coutumes, les différentes expressions culturelles, y compris la
nourriture. L'autre sur l'amour des valeurs spirituelles qui lui est supérieur. Plus la culture d'un
homme est intense, plus l'esprit national est développé, et "dans l'amour de cet esprit national
nous aimons l'Esprit qui est Dieu38".
Eugenio d'Ors, Pemartín, Giménez Caballero développent pendant la dictature de Primo de
Rivera des conceptions semblables reprises en Amérique par les milieux conservateurs. Cette
38.
Op. cit., p.999.
19
interprétation conservatrice et même réactionnaire de l'hispano-américanisme finit par aboutir
à une appropriation du concept de hispanidad par la droite et par des ruptures importantes
accentuées lors guerre civile et dans la période qui a suivi. A tel point qu'aujourd'hui on
attribue généralement à Ramiro de Maetzu la paternité du mot ou du moins sa réactualisation
comme le fait le dictionnaire d'Amado Alonso de 1982. Tous les auteurs utilisant le terme se
réfèrent à Maetzu, à Marcelino Menéndez Pelayo. Manuel García Morente dans son Idea de
la Hispanidad de 1939 est très proche de Maetzu. Rafael Gil Serrano également dans son
ouvrage, Nueva visión de la hispanidad publié à Madrid en 1938, où ses affirmations
didactiques exprimées dans une sorte de catéchisme ont un aspect souvent ridicule et
grandiloquent. Le début du chapitre XVII intitulé "Résumé hispanique national ; Dieu et
l'Espagne" nous en donne un aperçu.
DIEU est l'AUTEUR SUPRÊME DE L'HISPANITÉ NATIONALE ET UNIVERSELLE.
Dieu a indiqué à l'Espagne son DESTIN de CREER UNE FRATERNITE CHRETIENNE
DE TOUS LES PEUPLES DE LA TERRE POUR LES ELEVER JUSQU'A LUI.
POUR QUE L'ESPAGNE PUISSE REALISER SON DESTIN UNIVERSEL, LE
CREATEUR LUI DONNA UN TERRITOIRE, UN PEUPLE ET UN ESPRIT, en accord
avec une si haute entreprise39.
Le père Monsegú dans El occidente y la hispanidad de 1949 défend également le même
type de thèses qui exaltent un passé glorieux et fondent la hispanidad sur la religion. Tous ces
ouvrages ont en commun une tendance à dévier vers une psychologie des peuples
évidemment très sommaire et très discutable, fondamentalement essentialiste, qui dégage des
soi-disant caractères hispaniques, comme le désintéressement, la noblesse d'esprit, le désir de
privilégier des valeurs spirituelles au détriment d'un grossier matérialisme, valeurs incarnées
dans le chevalier espagnol dont le modèle nous est fourni par don Quichotte. Ces
élucubrations aboutissent parfois à des typologies complexes et fantaisistes comme chez
Rafael Gil Serrano où le facteur racial (entendu comme une fusion de trois groupes de races,
ibère, indo-européenne et sémitique qui exclut bizarrement les juifs) et le facteur rationnel
contribuent à créer une façon d'être espagnole, les défauts correspondant d'une manière
systématique aux qualités. L'auteur distingue un homme hispanoïdique d'un homme
hispanique suivant la domination relative du tempérament sur le caractère ou l'inverse.
Dans sa première période, le franquisme s'appuie sur ces théories et sur celles de la
Phalange de José Antonio Primo de Rivera. Le leader fascisant énonce en effet la vocation
impériale de l'Espagne dans les 26 points de la Phalange : "Nous avons une volonté impériale,
nous affirmons que la plénitude historique de l'Espagne se réalise dans l'Empire.[...]. En ce
qui concerne les pays hispano-américains, nous tendons vers une unification de la culture, des
intérêts économiques et de pouvoir. L'Espagne avance son titre d'axe spirituel du monde
hispanique comme titre de prééminence dans les entreprises universelles". Bien qu'il
développe également des thèmes communs avec le reste de la droite (mission universaliste de
l'Espagne catholique, antiracisme, etc ), l'insistance sur l'Empire et l'emploi fréquent du terme
de raza résonne de façon inquiétante pour l'Amérique latine, certains décelant une menace
potentielle dans le discours prétendument amical et dépourvu de visées expansionniste de la
droite phalangiste. Ce discours est en effet ambigu, car il prétend parfois ne pas s'en tenir aux
aspects culturels et spirituels de la hispanidad, mais être à l'origine d'un sursaut collectif des
États américains contre l'impérialisme nord-américain et européen. L'Espagne doit avoir un
39.
Rafael GIL SERRANO, Nueva visión de la hispanidad, Madrid, Año Santo Compostelano,
1970, p.267.
20
empire réel pour certains, elle doit également se développer sur le plan économique pour
pouvoir avoir une action internationale digne de ce nom.
Ces discours sont cependant très rhétoriques et fleurissent surtout dans un contexte
critique, lorsque l'Espagne de Franco se trouve particulièrement isolée et menacée, comme au
moment de la destruction de la flotte française de Mers-el-Kebir ou lors de la bataille de
Stalingrad. La faiblesse économique de l'Espagne qui voit son commerce avec l'Amérique
réduit pratiquement à néant et se trouve dans l'impossibilité d'intervenir nulle part, trouve
dans la notion d'hispanidad liée à l'empire une compensation idéologique qui entretient la
fiction d'un rayonnement international. Un net clivage parmi les espagnols émigrés en
Amérique latine apparaît alors, aiguisé par l'arrivé des républicains exilés. Cette cassure
idéologique se double d'une opposition de certains États pro-républicains comme le Mexique
qui ne reconnaîtra jamais l'Espagne de Franco et n'établira de relations diplomatiques avec
l'Espagne qu'en 1977. D'autres États ne reconnaissent tout d'abord que la République, mais
progressivement ils acceptent de reconnaître l'Espagne franquiste de 1939 à 1954. Franco, qui
incarne au début l'Empire et la raza 40est à l'origine de profondes divisions en Amérique où il
est loin de faire l'unanimité non seulement au Mexique, traditionnellement opposé à tout
gouvernement de droite espagnol, mais dans la majorité des pays d'Amérique latine.
A part l'Argentine de Perón dans une faible mesure-, l'ère franquiste est sans doute celle
qui a établi ou maintenu le moins de liens avec le monde hispanique jusque dans les années
60. Un Consejo de la Hispanidad avait certes été créé en 1940, mais son action fut
pratiquement nulle et il se réduisit à un Instituto de Cultura Hispánica créé en 1945. Des
cérémonies, des commémorations, des discours suivis de peu d'effets sont les seules
manifestations tangibles de l'hispano-américanisme de la période franquiste jusque dans les
années 60 et de ses ronflantes déclarations qui sont surtout destinées à un usage interne.
Dès la fin de la seconde Guerre Mondiale, la politique franquiste change, abandonnant de
plus en plus les références à la race et à l'Empire ; la métaphore de la Mère Patrie tend à être
substituée par celle de la fraternité hispanique, et la prééminence revendiquée pour l'Espagne
se transforme en communauté. Désireuse de briser son isolement diplomatique, l'Espagne de
Franco se présente alors surtout comme anticommuniste et met une sourdine à l'antiaméricanisme d'avant guerre. Le concordat, l'entrée dans l'ONU, les pactes avec les USA
inaugurent une ère nouvelle où le régime plus stable va se consacrer au développement
économique avec l'aide des techniciens de l'Opus Dei.
Se présentant comme la championne de la défense des valeurs occidentales, ce qui justifie
a posteriori la guerre civile, l'Espagne veut jouer le rôle de tête de pont de l'Europe en
Amérique. Apparaît alors le terme de Communauté Hispanique de Nations dont les
conceptions sont développées dans divers ouvrages. En 1951 Carlos Hamilton écrit
Comunidad de pueblos hispánicos publié aux éditions Cultura Hispánica. Le livre reprend les
références conservatrices catholiques, s'oppose à la leyenda negra, mais aussi à tout racisme
et tend à se démarquer nettement du nazisme en même temps qu'il évoque la nécessité d'une
alliance avec les yankees. L'hispanité ne doit pas être rêvée comme un retour à "l'hégémonie
politique de l'ancien empire colonial41", mais "comme une union spirituelle des peuples
40.
Le film de Saénz de HEREDIA, Raza, sorti en 1942 a été élaboré d'après un texte littéraire
homonyme de Jaime de ANDRADE, qui est un pseudonyme de FRANCO. La deuxième
version censurée par le régime dans un sens moins fascisant destinée à l'Amérique latine sort
en 1951. Voir à ce sujet la thèse de Nancy BERTHIER, Le franquisme et son image,
Toulouse, PUM, 1998.
41. Carlos HAMILTON, Comunidad de pueblos hispánicos, Madrid, Ed. Cultura hispánica,
1951, p.110.
21
hispano-américains pour couronner l'œuvre des siècles d'Or42." L'auteur se réfère alors à
Maetzu mais aussi à Unamuno et à Antonio Machado, ce qui montre une évolution évidente
par rapport à la période antérieure. Il affirme que l'Espagne est européenne et que l'union
ibéro-américaine, le terme réapparaît significativement, est l'œuvre de l'Espagne, parce que
l'hispanique est ce qui est commun aux peuples américains, l'indigène ce qui les différencie.
L'auteur applaudit le changement de nom de la fiesta de la raza qui est alors devenue fiesta de
la hispanidad et il insiste longuement sur le caractère culturel des liens qui unissent l'Espagne
et les pays latino-américains, ciment de la future Communauté des peuples hispaniques.
Ces thèmes sont repris dans un livre de Mario Amadeo de 1956, intitulé significativement
Por una convivencia internacional. Bases para una comunidad hispánica de naciones
toujours publié par les éditions Cultura hispánica. L'auteur est argentin, spécialiste de droit
international, diplomate. Il prononce le 12 octobre 1954 un discours à Saragosse qui a une
portée officielle avant de développer ses thèses dans l'ouvrage mentionné. Conservateur,
chrétien, antimarxiste, mais soucieux de limiter les mouvements revendicatifs par des
mesures de justice sociale, il propose un idéal d'union avec les États-Unis et l'Europe,
l'Espagne se présentant comme le bastion européen d'une grande communauté transnationale.
Il ne propose pas un super-État, mais une communauté qui résoudrait les grands problèmes
contemporains, en particulier celui des régionalismes. Cette communauté permettrait une
coopération culturelle, mais aussi économique effective. Des tribunaux d'arbitrage seraient
créés pour établir une pax hispánica , seul reste d'une référence à José Antonio Primo de
Rivera.
Ces théories sont également développées par le ministre des Affaires étrangères Martín
Artajo dans Hacia la Comunidad Hispánica de Naciones publié à Madrid en 195643. Cet
ouvrage nous présente un bon résumé de la politique officielle qui se trouve également
exposée dans les discours de Franco.
L'autre grand pilier est la Communauté Hispanique de Nations, une entité qui n'a pas de
base juridique et contractuelle, mais spirituelle, et qui est formé par l'ensemble de
peuples nés de l'œuvre de repeuplement et de civilisation de l'Espagne en Asie et en
Amérique auxquels l'unissent une fraternité raciale, une histoire parallèle et une
commune conception chrétienne du monde. [...]
La fraternité hispanique n'est pas seulement un des points cardinaux de la politique
extérieure espagnole du dernier quart de siècle, mais elle est, en outre, une des plus
fermes exigences spirituelles et géopolitiques de la vie des nations qui se sont
développées sur la route colonisatrice des Habsbourgs espagnols. Et toute l'action
diplomatique de l'Espagne est initialement déterminée par sa condition particulière
d'être le seul État européen de la Communauté Hispanique de Nations, fait qui n'a de
parallèle qu'avec l'Angleterre en relation avec le Commonwealth44.
Le modèle est clairement désigné, le Commonwealth, ainsi que les principes généraux de
la nature de la coopération qui sont en pleine mutation. Il reste quelques références aux
théories antérieures, au catholicisme, à la race, mais il est question de fraternité et le terme de
géopolitique est accolé aux exigences spirituelles, signe d'une vision moins unilatéralement
idéologique et plus réaliste. Cette conception est la première tentative cohérente d'un projet
articulé en direction de l'Amérique latine. Des moyens importants par rapport au passé sont
42.
Op. cit., p.118-119.
Voir à ce sujet C. del ARENAL, España e Iberoamérica. De la Hispanidad a la
Comunidad Iberoamericana de Naciones, Madrid, 1989 et l'article de Juan Carlos PEREIRA
CASTAñARES déjà cité.
44. Cité dans l'article de J.C. PEREIRA CASTAñARES, p.157.
43.
22
mis en place avec une réorganisation des services du Ministère des Affaires Étrangères. Tous
les ministres des Affaires Étrangères espagnols de cette époque manifestent un grand intérêt
pour la région qu'ils visitent à plusieurs reprise. Ils entretiennent des rapports étroits avec les
États américains y compris avec le Mexique d'une façon officieuse, et les relations avec Cuba
sont maintenues même après l'arrivée de Fidel Castro au pouvoir en 1959. On s'occupe alors
davantage des émigrants et surtout on tente de développer les échanges culturels et
commerciaux, ce qui commence à porter des fruits jusqu'à la crise de 1973, pendant laquelle
on observe un nouveau ralentissement en ce domaine.
Ces conceptions sont exposées peu après dans les discours de Franco à partir de 1964. On
mesure le pragmatisme du caudillo et le chemin parcouru depuis 1936 à la lecture du discours
de décembre 1964.
En ce qui concerne la politique générale des nations, il ne faut pas seulement considérer
ce qui convient au bien commun intérieur,,malgré sa très grande importance, mais il est
chaque jour plus nécessaire de tenir compte des mouvements et des tendances
internationales. Les altérations du monde sont devenues si intenses qu'il ne convient pas,
comme hier, d'adopter face à elles une attitude isolationniste ; les mouvements prennent
un caractère universel qui ne reconnaissent plus de frontières, et tôt ou tard ils finissent
par nous affecter [...]. L'Espagne peut beaucoup apporter à ce qui est en train
d'apparaître.
On peut lire dans le discours de l'année suivante que l'Espagne est satisfaite de collaborer
matériellement au développement des peuples frères, ce qui rend service à la communauté à
laquelle elle appartient, et ce qui est un puissant stimulant à l'activité économique du pays en
Amérique hispanique. Il insiste beaucoup sur le développement réciproque et le caractère
mutuel des relations. On voit donc que le discours s'est considérablement modifié : il n'est
plus question d'isolationnisme. L'Espagne entend jouer un rôle dans ce que nous appellerions
aujourd'hui la mondialisation. Les peuples encore appelés hispano-américains sont des frères
avec lesquels on coopère sur un pied d'égalité, les relations économiques jouant un rôle
prépondérant.
Cette évolution du régime franquiste permet de mieux comprendre la rapidité avec laquelle
le nouveau régime, la monarchie constitutionnelle, va réussir à opérer une transition
proprement fulgurante. Si le régime franquiste finissant n'a pas réussi à rétablir totalement la
confiance des pays latino-américains à cause du lourd passif qu'il traîne, de la crise
économique et du manque de réformes politiques, il n'en a pas moins tracé la voie à la
Couronne qui va jouer à partir de 1975 un rôle essentiel dans le développement des relations
avec l'Amérique latine.
Juan Carlos I fait dès mai-juin 1976 un voyage en Amérique latine où il prononce une série
de discours qui seront déterminants pour l'avenir. Il est le premier chef d'État espagnol à se
rendre en Amérique latine et, dès le 31 mai 1976, il suggère que la Couronne espagnole doit
se fixer comme tâche de favoriser la voix de la culture qui aujourd'hui constitue le seul
message de paix et le seul message universel. Il propose donc d'organiser à Séville en 1992
une Troisième Exposition Internationale Ibéro-américaine, se présentant comme le
continuateur d'Alphonse XIII dans ce domaine. Il ajoute :
Pour moi, personnellement, rien ne sera plus encourageant que de commencer mon
règne avec cette entreprise, de soutenir vos efforts et d'être le porte-parole de votre
esprit45.
45.
Ibid., p.161.
23
Le Roi se présente d'emblée comme un médiateur, un sponsor (le terme patrocinador est
employé qui a ce sens) et un porte parole et non comme un leader. Il se situe dans une
tradition familiale, spécifiquement culturelle, et il emploie le terme ibéro-américain qui était
utilisé par les secteurs progressistes au XIXème siècle comme nous l'avons vu. Il évite ainsi
tout paternalisme apparent et définit sa fonction comme essentiellement symbolique, ce qui ne
signifie pas qu'elle soit purement décorative. Il se présente comme la voix, l'incarnation de
l'unité ibéro-américaine comme il l'est de l'unité du royaume.
Une intervention aussi rapide et aussi sûre est sans doute la preuve d'une réflexion
antérieure poussée quant au rôle de la monarchie dans un État moderne ; qu'elle soit
personnelle ou due à des conseillers, ou les deux, n'ayant en l'occurrence aucune espèce
d'importance. Les facteurs qui ont permis enfin le développement d'une politique ibéroaméricaine sont en effet de deux ordres. Le premier est économique, le second institutionnel
et lié à la monarchie constitutionnelle.
Sur le plan économique, il est évident que l'Espagne, bien que puissance moyenne, s'est
considérablement développée depuis les années soixante, ce qui lui donne les moyens d'une
action diplomatique plus ambitieuse et d'une action culturelle plus étendue. D'après les
derniers chiffres dont nous disposons, l'Espagne a aujourd'hui 39,4 millions d'habitants, ce qui
correspond au 28ème rang dans le monde. Mais elle se situe au dixième rang quant à son
Produit National Brut avec 571 millions de dollars (chiffres de 1997), juste après la Chine, le
Brésil et le Canada, avant la Corée du Sud, les Pays Bas et la Russie. Son PNB/ha (14 490$)
est un peu inférieur à la moyenne de la Communauté européenne, mais il est élevé à l'échelle
mondiale. Par rapport aux pays d'Amérique latine, il est plus élevé que celui de l'Argentine (8
950$), du Brésil (4 790$) et du Mexique (3 700$)46. Ses prétentions à un rayonnement
international n'ont donc rien d'irréaliste.
Sur le plan diplomatique, la démocratisation rapide de l'Espagne lui a permis d'intégrer la
Communauté Européenne et de jouer un rôle de premier plan dans les grandes institutions
internationales, ainsi que dans le cadre de l'OTAN ou de l'Alliance Atlantique. La
récupération de son prestige politique et économique est évidemment la condition d'une
action efficace en direction de l'Amérique latine où elle joue sur plusieurs tableaux : la
coopération économique et l'aide à des pays souvent beaucoup moins développés, une intense
action culturelle et enfin un début d'institutionnalisation des rapports avec les États
américains dans le cadre des Sommets Ibéro-américains depuis 1991.
La grande nouveauté est en effet que la politique ibéro-américaine n'est plus le fait
principalement du secteur privé mais qu'elle est impulsée et mise en œuvre par les institutions
politiques, les gouvernements et les ministres des affaires étrangères socialistes, comme
Fernando Morán et Fernández Ordóñez, qui ont obtenu des résultats concrets, et qu'un rôle
essentiel est dévolu à la Couronne. Le concept central est celui de Communauté Ibéroaméricaine de Nations, calqué sur celui de Communauté Hispano-américaine de Nations dont
il se démarque néanmoins de façon très nette par un adjectif qui a une connotation non
nationaliste. L'abandon de tous les termes utilisés par la droite auparavant est lié au désir de
faire oublier les projets de ligue, d'intégration, d'empire où l'Espagne se réservait un rôle
inquiétant bien que purement rhétorique. L'exercice est en soi difficile, car la droite s'était
appropriée une série de concepts et de symboles unificateurs, utilisant l'histoire de façon très
partisane avec pour résultat de rendre presque impossible toute référence aux Rois
Catholiques, aux Habsbourgs, et même à des termes en soi peu connotés politiquement
46.
Ces chiffres proviennent du bulletin de l'INED, Population et Sociétés (n°348 juillet-août
1999). Ils reprennent des données qui sont fournis tous les deux ans par la World Population
Data Sheet publiées par le Population Reference Bureau, synthétisant lui-même de
nombreuses données statistiques économiques et démographique du monde entier.
24
comme hispanidad. Plus grave, le terme même de nation et de national, a été connoté à droite.
L'Anti-Espagne était exclue de la Nation, les Nationaux étant les franquistes par opposition
aux Républicains assimilés aux rouges. Les tendances centrifuges accentuées par la répression
de la dictature ont rendu les problèmes des autonomies extrêmement délicats mettant en crise
la notion même de Nation. La célébration de la fête nationale le 12 octobre dernier illustre
bien le genre de problèmes qui se posent.
El País couvre l'événement de façon très discrète en 28ème page, en lui consacrant une
petite photo où l'on aperçoit les souverains, le premier ministre, les chefs des principales
armes ainsi que d'autres personnalités politiques. Sept lignes les énumèrent sans aucun
commentaire, précisant qu'une réception est organisée au Palais Royal à la suite du
traditionnel défilé militaire. Le malaise suscité par toute commémoration nationale où les
forces armées défilent est évident. Une place plus importante est accordée à une manifestation
d'extrême droite dirigée par Ricardo Sánz de Ynestrillas qui entend célébrer la fiesta de la
Hispanidad sur la Plaza de los Països catalans. Elle revendique un retour au régime
franquiste et attaque les libertés démocratiques, ce qui a été considéré comme une
provocation par l'extrême gauche et a entraîné une contre-manifestation qui a plongé le centre
de Barcelone dans le chaos (El País, 13 octobre 1999). Une telle discrétion et de tels
affrontements seraient impensables en France où les medias accordent une place beaucoup
plus importante au 14 juillet, symbole de l'unité nationale.
Il est intéressant de remarquer que le jour choisi pour la fête nationale espagnole est le 12
octobre, renvoyant à un événement qui ne devrait pas théoriquement provoquer de conflits. Sa
confiscation par la droite, qui était allée sous le franquisme jusqu'à prétendre que Christophe
Colomb était un marin galicien pour pouvoir établir une comparaison avec Franco, a entraîné
malgré l'abandon du terme hispanidad une grande difficulté à en faire un symbole unificateur.
S'il a été choisi malgré tout, c'est sans doute parce qu'on n'en trouvait pas de meilleur. Le 2
mai 1808, correspondant au soulèvement des madrilènes contre l'invasion napoléonienne, date
plus évidente de la naissance du sentiment national espagnol moderne, a dû sembler peu
populaire et assez fâcheux au moment où l'Espagne entrait dans le Marché Commun. Le 12
octobre a l'avantage de renvoyer au début d'une épopée bien connue, même si le héros n'était
pas espagnol et même si ce n'était que la Castille qui avait commandité l'expédition. Mais par
le biais de la Virgen del Pilar, on pouvait raccrocher la célébration à la naissance du sentiment
national moderne, puisque Saragosse, capitale de l'Aragon, a eu un rôle héroïque dans la lutte
contre les troupes napoléoniennes. Il n'en reste pas moins que c'est dans l'expansion hors du
territoire national qu'est trouvée une unité nationale éminemment problématique, au point que
certains vont jusqu'à affirmer qu'il y a bien un État mais pas une nation espagnole.
Dans ces conditions, la monarchie est appelée à jouer un rôle fondamental et un travail
important a été consacré à récupérer les symboles monopolisés par la réaction comme l'a dit
Fernando Morán, ancien ministre des Affaires Étrangères socialiste. Une vaste entreprise
historiographique fondée sur la participation de grands historiens espagnols tels que Mario
Hernández Sánchez-Barba, Jaime Delgado Martín, Gonzalo Anes, José María Jover Zamora,
Julián Marías etc.et d'un français, Georges Baudot, s'est proposée en 1988 de constituer une
collection consacrée à "La Couronne et les peuples américains". Elle avait pour but explicite
selon son directeur, Mario Hernández Sánchez-Barba de fournir des arguments "pour la
grande entreprise de notre temps, favorisée par S.M. le Roi D. Juan Carlos I, qui s'appelle la
Communauté Hispano-américaine de Nations". L'adjectif de la période franquiste est ici
encore utilisé, mais les recherches entendent effacer les effets des propagandes antérieures par
un abandon des préjugés idéologiques. Il s'agit de montrer quel a été le rôle et la fonction de
la Couronne dans la grande entreprise de la découverte et de la colonisation, quel rôle elle a
joué dans la configuration d'un État extra-territorialisé, comment elle a été le moteur de la
création des nouvelles institutions, sociétés et économies créés en Amérique. La Couronne
occupe donc une position centrale institutionnellement entre les XVIème et XVIIème siècles
25
pendant lesquels le monarque se situe à mi chemin entre le féodalisme et l'État moderne dans
le cadre d'une monarchie limitée.
Il s'agit de la relation Roi-Royaume qui a accordé des caractéristiques particulières à
la Monarchie espagnole et s'est exprimée de façon radicale dans l'entreprise américaine,
à travers la fabrication de ce que j'ai appelé un destin historique commun. Du point de
vue du Droit, le grand spécialiste de droit politique, Ambrosetti, est d'accord avec cette
idée lorsqu'il affirme que la Monarchie est le produit typique de la rationalisation
moderne, à laquelle correspond l'unité et la continuité comme suprême expression
d'efficacité. Le royaume- dans ce cas les royaumes américains- sont un produit de la
monarchie, en tant que synthèse féconde de représentation, tandis que le Roi assume la
fonction morale d'être le garant des droits et des libertés des sujets. Tout ceci structure
une relation historique, d'où surgit un destin communautaire : la Monarchie espagnole
d'Amérique47.
Le projet de la collection est aujourd'hui presque réalisé et doit avoir comme suite une
autre série intitulée España y los pueblos americanos. On voit que le propos laisse ici
totalement de côté l'aspect religieux de la monarchie de droit divin (bien qu'il soit présent
dans la collection avec le tome consacré à la Monarchie et à l'Église en Amérique) et qu'elle
insiste sur tous les aspects qui se présentent comme une préfiguration de la monarchie
constitutionnelle moderne. Le Roi est le garant de l'unité du royaume qu'il symbolise ; il
bénéficie de la continuité, puisqu'il exerce ses fonction sur le long terme, le caractère
héréditaire de la transmission accentuant cet aspect. Il représente l'État et garantit les droits et
les libertés de ses sujets. Tout ceci est évidemment vrai aussi bien à l'intérieur où le monarque
est, dans le cas espagnol, un des piliers essentiels de l'unité d'un royaume constitué de régions
autonomes, qu'à l'extérieur. Par rapport aux pays latino-américains, il est probable que cette
fonction est facilement extensible à l'ensemble des territoires de langue espagnole, et qu'elle
se trouve renforcée par la présence d'un important contingent d'immigrés ou de citoyens
d'origine espagnole. Le nombre de plus en plus important d'imigrés d'origine latinoaméricaine en Espagne n'est pas non plus à négliger.La notion d'un État exterritorialisé vient à
point nommé pour réunir un grand nombre d'hispanophones éparpillés sur tout les territoires
américains y compris les USA où ils sont à peu près 30 millions aujourd'hui mais que les
projections chiffrent à 100 millions en 2050.
L'aspect symbolique est également renforcé par le fait que le monarque préside ou est en
rapport étroit avec un grande nombre d'institutions liées à la langue et à son enseignement
comme El Instituto Cervantes ou l'Académie Royale Espagnole (RAE) créée par les Bourbons
au XVIIIème siècle sur le modèle français et que les États américains ont ensuite imitée). Son
action est beaucoup plus importante que celle de l'Académie Française puisqu'elle publie un
dictionnaire qui est à la base de presque tous les dictionnaires de la langue existant
actuellement ainsi que d'une grammaire régulièrement réactualisée et qu'elle collabore avec
ses homologues américaines.
La continuité à laquelle l'historien fait allusion est un des atouts majeurs de la monarchie
constitutionnelle. La politique ibéro-américaine de la Couronne mûrie longtemps à l'avance,
préparée par les innovation de la fin du franquisme peut être menée sur le long terme. Les
liens tissés depuis 1976 par le souverain sont beaucoup plus serrés et entretenus que dans le
cas d'un président élu qui changerait tous les quatre, cinq ou sept ans. Ces liens sont
personnels avec les chefs d'État, mais aussi globaux et d'ordre affectif avec les peuples qu'il
visite fréquemment ainsi que son fils le prince des Asturies, Felipe. Ce dernier qui a 32 ans
47.
Mario HERNANDEZ SANCHEZ BARBA, "La Corona y los pueblos americanos", Quinto
Centenario, n°16, 1990, p. 10.
26
aujourd'hui déclare travailler pour améliorer l'implantation et la connaissance de l'Espagne
dans le monde. La politique étrangère étant un des domaines traditionnels des chefs d'État, le
prince héritier s'est spécialisé "dans ce que seront les trois axes de son travail diplomatique :
l'Amérique latine, l'Afrique du nord et le Moyen Orient. Aujourd'hui ses connaissances et ses
contacts dans ces zones sont enviables. Il a une information privilégiée due à une amitié
personnelle avec les monarques de ces régions. Étant donné qu'il assiste à l'intronisation des
chefs d'État américains, il tisse un réseau dont peu d'hommes politiques peuvent se vanter48".
On peut constater qu'il vient de visiter le Nicaragua et le Costa Rica, qu'il s'est rendu au
Venezuela à l'occasion des récentes inondations et que partout il semble avoir été reçu d'une
façon privilégiée tout comme le Roi. Ce facteur de continuité et la formation qu'il a reçue, à la
fois théorique à Madrid et sur le terrain, constituent forcément un atout essentiel. En ce qui
concerne le Roi, il est un des rares chefs d'État ayant assisté à tous les sommets ibéroaméricains depuis la création de l'institution en 1991. Le dernier sommet de La Havane en
novembre dernier met en évidence d'autres caractéristiques.
Ce IXème sommet fait suite à une série de réunions qui visent à institutionnaliser les liens
unissant les différents pays ibéro-américains. Ils réunissent les chefs d'État et de
gouvernement successivement dans chaque capitale des pays membres et bien qu'ils aient
suscité un certain scepticisme de la part d'observateurs et d'historiens, ils n'en constituent pas
moins un énorme progrès par rapport aux déclarations platoniques antérieures. Les États
membres se retrouvent sur un pied d'égalité, au moins théorique, suivant un principe de non
discrimination politique, l'ingérence étant proscrite. La critique exposée par l'historien Isidro
Sepúlveda Muñoz en 1993 montre à quel point en fait cet organisme relativement léger sur le
plan bureaucratique est efficace, dans la mesure où on se demande si le gouverneur de Porto
Rico peut ou doit assister aux Sommets, en quelle qualité, avec ou sans droit de vote, chacune
de ces solution s'étant déjà présentée49. Sa simple assistance même épisodique prouve que le
problème des relations avec les États-Unis est par ailleurs complètement réglé pour l'instant.
La critique concernant l'aspect de coopération qui substituerait une impossible intégration
économique ou une utopique union politique n'est pas non plus pertinente, car il est bien
évident que l'Espagne s'intègre de plus en plus dans la communauté européenne et que les
États américains sont de leur côté engagés dans des politiques d'union économique. Les
résultats montrent cependant que cette politique est moins idéaliste et plus efficace qu'il n'y
paraît, puisque l'Espagne est actuellement le premier investisseur étranger en Amérique latine.
Ce terme d'Amérique-latine couramment employé désormais par la presse espagnole est le
signe d'une disparition de certains complexes d'infériorité et de méfiance, visant la France en
particulier, accusée autrefois de vouloir s'introduire en Amérique sous le prétexte d'une
pseudo-parenté des différents peuples d'origine romaine. Les chiffres du commerce extérieur
des pays latino-américains font apparaître que l'Espagne occupe une position à peu près
équivalente à celle des grands pays européens. En ce qui concerne l'Argentine par exemple,
11% des exportations de ce pays se faisaient selon des statistiques du FMI de 1999 en
direction de l'Europe, contre 7,8% en direction des États-Unis et 30,5% en direction du Brésil.
La répartition entre les pays européens étant la suivante : France, 1,2%, Allemagne 2%,
Espagne 2,5%, Italie 2,9%, Pays Bas 3,5%. Les principaux fournisseurs à l'importation étaient
le Brésil (22,5%,) les USA, (20%,) L'Europe (23,4% dont Espagne 4,1%, France 4,5%,
Allemagne 5,5%, Italie 5,7%). Les chiffres du commerce extérieur avec le Brésil sont moins
importants en pourcentage, mais l'Espagne entretient des relations commerciales comparables
à celles des autres pays européens avec le Chili, la Colombie, le Mexique dont le principal
partenaire est de très loin les USA, avec le Pérou dont l'Espagne est le principal fournisseur.
48.
49.
El País, Internet, janvier 2000.
Isidro SEPULVEDA MUÑOZ, Op. cit., p.122.
27
A l'occasion du IXème Sommet, il faut insister sur les liens très étroits qui existent encore
entre Cuba et l'Espagne. On a vu que le régime franquiste n'avait pas voulu rompre les
relations diplomatiques avec Cuba malgré le caractère très différent du régime castriste.
L'Espagne était un des seuls pays à maintenir une ligne aérienne régulière avec la Havane.
Aujourd'hui les relations sont problématiques mais réelles. Le Roi désirait depuis longtemps
effectuer une visite à La Havane où son père et sa mère avaient séjourné en 1948. Son oncle
s'était marié par deux fois avec une cubaine. Les premiers ministres s'étaient apparemment
toujours opposés à une visite officielle. Mais un compromis vient d'être trouvé, face à une
demande de Cuba. Il est probable que des raisons affectives aient aussi joué dans le cas du
premier ministre. Le grand père de José María Aznar, actuel chef de l'exécutif espagnol, qui
était journaliste, vivait à Cuba où il dirigeait deux importants journaux (El País, El Diario de
la Marina ). Son père a été élève du même collège de Jésuites que Fidel Castro. Malgré cela,
il a été estimé que les conditions n'étaient pas remplies pour une visite officielle. A l'occasion
du sommet, le Roi viendrait dans l'île, ce qui constituait la première visite d'un souverain
espagnol à Cuba, et il procéderait à une visite privée.
A la suite de la visite certains journaux espagnols ont souligné le côté peu enthousiaste de
la population, qui n'aurait pas été encouragée officiellement à manifester sa sympathie à
l'égard des souverains. L'entrevue accordée par l'ambassadeur de Cuba à Madrid, qui avait été
auparavant vice-ministre des Affaires Etrangères, montre le souci de se concilier l'appui de
l'Espagne.
Nous aimons le Roi et Fidel l'a dit à de nombreuses occasions. Nous savons ce qu'il
signifie pour les relations entre Cuba et l'Espagne. Nous sommes loin de vouloir faire
quoique ce soit qui soit interprété comme une intention de manipulation. Le Roi sera le
bienvenu à Cuba quand il lui sera possible de voyager. Nous n'avons fait et nous ne
ferons rien que l'on puisse interpréter comme une utilisation de sa personne.
Le gouvernement cubain comprend pourquoi l'Exécutif espagnol continue à dire que les
conditions ne sont pas remplies pour la visite officielle du Roi [...]. La relation avec les
Souverains est plus importante qu'une simple visite. Qu'ils viennent ou non à La
Havane, nous continuerons à estimer le Roi et la Reine et à apprécier ce qu'ils signifient
pour l'Espagne50.
Au delà de ce qui peut apparaître comme une "rhétorique de l'affect", le désir de maintenir
de bonnes relations avec l'Espagne est très intense. El País du 15 novembre déclare : "Le
voyage a une puissante charge sentimentale et politique". Fidel Castro s'est d'ailleurs fait
photographier avec le portrait de la mère du Roi, doña Mercedes, qu'il a offert au souverain.
Les avantages obtenus de part et d'autre, bien que modestes encore, sont significatifs.
L'Espagne a obtenu le droit de discuter avec des dissidents cubains, et a également inauguré
un Centre Culturel espagnol avec une très large ouverture sur le monde par le moyen d'une
libre consultation de la presse, et d'internet. De con côté, Cuba a obtenu une condamnation du
blocus de Cuba au moins dans les déclarations de José María Aznar à la presse. Ce dernier
estime qu'il n'y a pas de raison pour que le Roi n'aille pas à Cuba dans le cadre du Sommet,
puisque Cuba fait partie de la communauté" ibéro-américaine, mais que "Cuba n'avait rien fait
sur le plan politique pour mériter la visite" (El País, 15-11-99). On voit que dans cette
déclaration, la visite officielle royale doit se "mériter", l'Espagne octroyant ainsi une sorte de
certificat de bonne conduite démocratique. Le principe proclamé de la non ingérence est
d'ailleurs en contradiction avec un des principe énoncé lors du premier Sommet de
Guadalajara de 1991 dans un document qui sert de charte à la Communauté.
50.
ABC, 31-12-99.
28
Nous reconnaissons que ce désir de convergence repose non seulement sur un capital
culturel commun, mais, également, sur la démocratie, le respect des droits de l'homme et
les libertés fondamentales. C'est dans ce cadre, que l'on réaffirme les principes de
souveraineté et de non intervention et que l'on reconnaît à chaque peuple le droit de
construire librement dans la paix, la stabilité et la justice son système politique et ses
institutions.
L'exercice d'équilibre est périlleux, les récents événements concernant les poursuites
engagées par les juges espagnols à l'encontre du général Pinochet et des généraux argentins
restant en toile de fond du Sommet. Le Chili en particulier condamnait dans le brouillon de la
déclaration finale l'intervention du juge Garzón. La presse espagnole de son côté critiquait les
entorses aux libertés à Cuba, au Mexique, en Colombie et au Pérou. L'embarras causé par
l'affaire Pinochet est très perceptible. Après avoir engagé des poursuites par l'intermédiaire du
juge Garzón, l'Espagne hésite à s'engager à fond dans son action de défense des droits de
l'homme, et de ses ressortissants. Le ministre des Affaires Étrangères du gouvernement Aznar,
Abel Matutes, a déclaré le 21 janvier que l'Espagne n'engagerait pas de recours contre la
décision du ministre britannique de l'intérieur, Jack Straw. Il estime que la décision revient au
gouvernement britannique. Un éventuel recours aurait peu de chances d'aboutir et il
détériorerait les relations avec le Chili. Ce serait au gouvernement chilien de procéder à des
poursuites éventuellement. Entre les considérations politiques réalistes et les grands principes,
le choix semble difficile. Le 22 janvier dernier, on apprenait que l'avocat de la Couronne
choisi pour défendre l'Espagne, Alun Jones, conseillait désormais de faire un recours contre la
libération de Pinochet avec une chance d'aboutir. Début février, il semble que l'Espagne
renonce à ce recours51.
On voit que l'Espagne a acquis dans ce contexte le rôle de garant des libertés et des droits
de l'homme partout en Amérique Latine, ce qui lui donne une sorte de droit moral et de
légitimité qui ne dépend plus de la religion, mais de principes découlants des déclaration des
droits de l'homme du XVIIIème siècle. Des résultats non négligeables ont été obtenus en ce
domaine. A la suite de l'affaire Pinochet, les dénonciations pour violation des droits de
l'homme se sont multipliées dans les républiques latino américaines. D'importants secteurs
"juridiques et de la société civile de la région progressent dans leur effort pour faire
triompher un nouveau concept du droit international en accord avec l'époque de la
mondialisation. L'opposition de ces deux mondes est devenue manifeste la semaine
passée lors de la célébration du IXème Sommet Ibéro-américain. A La Havane, les
présidents et les chanceliers essayaient, sans trop de succès, de s'opposer à des
initiatives contre les dictatures argentines et chiliennes, comme celles du juge Garzón,
tandis que dans d'autres capitales latino-américaines prolifèrent des actions qui
permettent de.garder toute leur actualité aux pages les plus noires de l'histoire
récente52."
En Argentine, au Chili, au Paraguay et en Uruguay, la mobilisation est importante. Elle a
abouti en Argentine à des enquêtes sur le plan Condor. Une centaine de militaires ont été mis
en cause dont les ex-généraux Videla et Gualtieri. L'Espagne se présente vraiment comme
l'incarnation des principes dominants en Europe de l'Ouest et aux USA, ce qui lui permet de
51.
Depuis la rédactton de cet article le dénouement de l'affaire Pinochet a mis à jour les
contractions de la position espagnoleoù les juges étaient opposés au gouvernement Aznar
semble-t-il.
52. El País, 30-12-1999.
29
peser sur les relations entre les États membres, et même d'une certaine façon sur la politique
intérieure de ces États, sans que les États-Unis puissent y trouver à redire. Les realtions avec
le Mexique semblent également excelentes ; le Président Zedillo vient d'effectuer une visite
officielle en Espagne et deux terroristes d'ETA viennent d'être extradés pour être livrés à la
jjustice espagnole, événement impensable il y a 25 ans.
L'anti-américanisme de larges secteurs en Amérique latine conforte bien sûr la position
espagnole. Le 22 janvier dernier, on apprenait qu'une forte résistance à la "dollarisation" de
l'économie équatorienne par l'adoption du dollar comme monnaie officielle, sans doute à la
suite d'une initiative des États-Unis, entraînait, après le départ du Président de la République,
Jamil Mahuad, la nomination du vice-Président, soutenu par les forces armées qui approuvent
dans leur ensemble les mouvements indigénistes de rébellion. Les politiques de stabilisation
des économies inspirées des théories ultralibérales ont suscité de vastes mouvements de
protestation accentués par la corruption dénoncée, corruption qui concerne les financements
des partis politiques en échange de services rendus aux multinationales souvent nordaméricaines. L'impopularité des États-Unis dans de larges secteur des sociétés latinoaméricaines renforce forcément l'image de l'Espagne attachée à la défense des droits des
citoyens au delà d'un simple expansionisme économique.
Ce droit de fait d'intervenir sur le plan des grands principes est incarné par l'action
symbolique du Roi. Il est rattaché par les historiens espagnols à une action traditionnelle de la
Couronne en faveur des indiens depuis le XVIème siècle. Celle-ci est aussi considérée comme
annonçant une nouvelle conception de la Nation, dont la Couronne représente la clef de voûte
symbolique, grâce à la modernisation de son image reposant sur une transformation de l'idée
de sa fonction. L'historien Charles T. Powel écrit dans l'édition internet de El País du mois de
janvier :
Il n'y a pas de raison de penser qu'à court ou moyen terme, ce que nous pouvons appeler
la fonction exportatrice de la Couronne qui a contribué de façon si importante à la
reconnaissance et au prestige de l'Espagne à l'extérieur, et très spécialement en
Amérique latine puisse subir de grands changements.
Le potentiel intégrateur de la Couronne n'a pas de raison de se limiter au cadre
territorial. Les tendances migratoires actuelles permettent de supposer que, dans peu de
temps, la société espagnole sera notablement plus hétérogène d'un point de vue ethnique
et culturel.
C'est dans cette optique que les relations culturelles ne jouent plus le rôle d'une politique de
substitution mais occupent un rôle central, non seulement à cause des retombées
commerciales tout à fait concrètes qu'elle induit, dans l'audiovisuel, internet, l'édition, la
musique par exemple, ce que souligne El País, mais aussi pour ce rôle unificateur que seul
l'espagnol et la culture hispanique de langue espagnole peut jouer. On conçoit bien
l'importance de ce rôle dans le maintien de l'unité espagnole, puisque ni le catalan, ni le
galicien, ni le basque ne peuvent occuper la même place sur ce plan, d'où la priorité donnée à
l'action culturelle dont on attend par ailleurs les retombées économiques mentionnées.
Il est très significatif à cet égard que la place accordée par El País à la réunion annuelle du
conseil d'administration de El Instituto Cervantes du 13 octobre 1999 soit infiniment plus
importante que celle qu'il accorde à la couverture de la Fête Nationale qui avait lieu la veille.
Le numéro du 14 octobre 1999 lui consacre presque une page avec une très grande photo du
Roi et de la Reine assis en compagnie du Président du Gouvernement et de grands écrivains
espagnols et latino-américains, Camilo José Cela, José Angel Valente, et Mario Vargas Llosa,
qui a acquis récemment la nationalité espagnole. L'article souligne l'importance de
l'accroissement du nombre des hispanophones aux États-Unis et salue la décision du Sénat
brésilien de rendre obligatoire l'espagnol comme langue vivante dans le secondaire. Un
30
Institut Cervantes est crée à cette occasion à Sao Paolo, c'est le premier au Brésil ; il se charge
de participer à la formation de 200.000 professeurs d'espagnol. Le Roi félicite l'Institut de
privilégier son action auprès des pays ibéro-américains et donne comme exemple modèle de
coopération la collaboration de la Real Academia Española de la Lengua avec les académies
américaines.
El Instituto Cervantes a été inauguré très significativement en 1991, date de la création des
sommets ibéro-américains. Il regroupe des moyens existant auparavant afin de promouvoir
efficacement l'enseignement de l'espagnol et la formation d'enseignants, ainsi que la diffusion
des cultures hispaniques par les moyens classiques mais aussi sur le Web, servant de "plateforme" pour les industries culturelles. Des moyens très importants lui sont alloués, puisque le
budget est en augmentation constante, (+18,8% en 1999 par rapport à 1998 ; il a presque
doublé depuis 1993), et que les implantations se multiplient en particulier dans toute
l'Amérique, aux USA mais aussi en Argentine et au Mexique où des accords ont été signés. Le
personnel fixe est passé de 359 personnes en 1993 à plus de 900 en 1999.
Les résultats obtenus ne sont pas négligeables puisque les inscriptions d'élèves ont
augmenté de 14% en un an. ll est à noter que des cours de catalan, galicien et basque sont
aussi dispensés dans ces instituts. Le site internet est un des plus fréquenté parmi les sites de
langue espagnole. Le but est que l'espagnol et la culture hispanique jouent un rôle
international, ce qui est déjà le cas.
Le développement de l'Institut Cervantes s'inscrit dans une politique culturelle globale qui
prétend rattraper le retard par rapport à d'autres pays étrangers, comme la France, le RoyaumeUni ou les États-Unis. Elle doit contribuer à "la consolidation d'un espace ibéro-américain" où
la coopération de toute nature, économique, éducative et culturelle joue un rôle fondamental,
comme l'écrit José María Pons Irazabal, Directeur des relations internationale du Cabinet de la
Présidence du Gouvernement dans l'Anuario del Instituto Cervantes de 199653.On peut
remarquer qu'un lien étroit est établi dans cet article entre les Sommets ibéro-américains, la
coopération et l'action culturelle. De nombreux autres articles vont dans le même sens en
soulignant les priorité de la politique culturelle : l'Europe, l'Amérique et le reste du monde
dans l'ordre. Cette coopération multiforme semble évidente pour des raisons linguistiques,
historiques et culturelle. Elle doit s'opérer sur la base d'une égalité absolue de toutes les
cultures, ce qui est effectivement possible aujourd'hui grâce au développement récent des
littératures latino-américaines. L'interpénétration est telle actuellement que la distinction entre
littérature espagnole et latino-américaine a beaucoup perdu de sa pertinence, l'Espagne étant
un des principaux débouchés des romanciers latino-américains dont le "boom" est bien connu
.
On remarque donc que la nature des liens qui ont toujours existé entre l'Espagne et
l'Amérique-latine a profondément évolué grâce à la démocratisation de celle que l'on ne
désigne plus sous le terme de Madre Patria. Des principes d'égalité, d'union et d'efficacité ont
été proclamés et en partie atteints. Il est évident que l'Espagne ne peut occuper la même place
que les autres pays ibéro-américains, malgré les affirmations officielles. Elle se situe en
position axiale, même si elle ne prétend plus être à la tête d'une mouvement hispanoaméricain, terme rejeté définitivement. Il n'en reste pas moins que l'espagnol joue un rôle de
plus en plus important dans le processus d'unification qui ne prétend à aucune intégration
mais vise à une unité extra-territoriale. La référence constante à Cervantes, aussi bien dans les
discours que dans la désignation officielle de l'Institut homonyme, marque le désir de fonder
la communauté sur la langue et la culture en se référant à un idéal humaniste à vocation
universelle. Il est fait référence par exemple dans le discours du Roi prononcé à l'occasion de
la réunion du conseil d'Administration de l'Instituto Cervantes à "la future expansion
démographique de la langue fondatrice du roman moderne au XXIème siècle". Le recours à
53.
Anuario del Instituto Cervantes, Madrid, 1996, p.214.
31
Cervantes et le rôle symbolique du Roi se superposent et confèrent à l'Espagne une nouvelle
espèce de prééminence morale
Il est très difficile de prévoir les évolutions futures dans un contexte en pleine évolution. Il
est manifeste que la politique culturelle espagnole est couronnée de succès ainsi que sa
politique économique internationale. Ce succès lui-même peut être un facteur d'évolution
imprévisible, comme l'illustrent les récents poblèmes découlant du développement de
Telefónica qui est actuellement une entreprise privée. La remarquable expansion du groupe a
eu pour conséquence une augmentation substantielle de son activité en Amérique. 50% de son
cash-flow est actuellement généré hors d'Espagne et la compagnie opère dans 19 pays. Le
président argentin de La Rúa a proposé de transférer à Buenos Aires, complètement ou
partiellement, les activités de recherche du groupe. Il a en outre été question de transférer le
siège de Telefónica à Miami, éventualité durement critiquée par le noyau dur des actionnaires
et par certaines autorités espagnoles, tel le porte-parole du gouvernement, car l'entreprise
perdrait alors son "españolidad", terme qui resurgit de façon inattendue et dans un contexte
économique. La polémique est importante, les détracteurs d'un éventuel déménagement du
siège prétendant que l'opération poserait de sérieux problème avec Bruxelles. Le noyau dur
des actionnaires estime lui que les activités de téléphonie fixe, qui dépendent de Telefónica
española, sont encore trop importantes pour justifier une telle opération. Mais El País
souligne également que Telefónica Internacional de Medios y Contenidos a déjà son siège à
Miami où le président espagnol du groupe réside souvent. Cette filiale est chargée de l'achat
de programmes audiovisuels pour Antena 3 et Vía Digital. C'est également à Miami qu'est
localisé le siège de Atento qui regroupe les service après-vente des filiales américaines. C'est
là que la Data Corp gère le cable sous marin panaméricain et que se trouve le siège de
Telefónica-USA qui essaie de s'implanter sur le marché hispanophone des États-Unis. On
s'aperçoit que les résultats et les problèmes économiques sont totalement parallèles aux
développements de la politique culturelle. Sans établir de connexion mécanique primaire entre
l'économique et les superstructures de type idéologique, on ne peut cependant que constater
que les deux domaines fonctionnent en étroite union et que la politique de rayonnement
culturel précède de très près la pénétration des marchés américains aussi bien du Centre que
du Sud ou encore du Nord, en relation avec la forte communauté hispanophone des USA.
La question qui se pose actuellement est évidemment celle du maintien de relations de plus
en plus intenses avec l'Amérique latine et même avec les USA alors que l'Espagne se trouve
de plus en plus intégrée dans la Communauté Européenne. Le second problème qui va peutêtre se poser est celui du poids économique et politique croissant du Brésil qui est
actuellement une puissance en pleine expansion malgré des difficultés bien connues. Le Brésil
occupe en effet selon les chiffres de 1997 la huitième place mondiale quant à son PNB qui est
le double de celui de la Russie et dépasse désormais celui de l'Espagne. L'évolution de la
mondialisation économique et des réaménagements qu'elle entraînera atténuera sans doute
certains antagonismes par le jeu des fusions-acquisitions frénétiques actuelles. On ne peut
prévoir leurs conséquences sur les économies nationales, sur les conceptions de la Nation ni
même sur la forme que prendront les grandes puissances économiques ou politiques actuelles
: USA, Japon, Communauté Européenne, ex-Empire soviétique, ainsi que l'avenir réservé aux
diverses tentatives de créer des zones importantes de libre-échange et de coopération
économiques en Amérique latine en particulier, comme l'Alena. La politique ibéro-américaine
espagnole constitue peut-être une réponse originale aux phénomènes concomitants de
régionalisation et de mondialisation, en établissant des liens divers, linguistiques, culturels,
économiques mais aussi politiques, qui ont trouvé un début de traduction institutionnelle,
détachés du cadre territorial de la Nation.
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