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compositions écrites, ils sont présentés dans la simplicité d’une succession
linéaire, comme pour une démonstration. On y reconnaît l’imitation,
l’influence, le contraste, la progression vers une tension qui sera
obligatoirement suivie par une détente avant une nouvelle progression...
Tous ces phénomènes existent aussi dans les musiques écrites, mais, à la
différence de ces improvisations, peuvent être insérés dans des formes
temporelles élaborées. Les formes temporelles des musiques totalement
improvisées, bien qu’il s’y produise parfois des réussites sonores
indéniables, sont pareilles à un nuage qui change constamment d’aspect,
dans une pure linéarité, avant de disparaître. La raison en est simplement
qu’un discours musical élaboré est une chose beaucoup trop complexe pour
être inventé et présenté sur le champ. Les phénomènes de mémoire, de
prémonition, la construction de formes hybrides, les stratégies de
préparation et de conclusion, les transitions, les proportions, les courts-
circuits ne peuvent s’improviser. Cela demande une réflexion critique, des
esquisses, des biffures, des recommencements, et je ne pense pas qu’il
existe un seul cerveau humain capable d’organiser toutes ces formes,
parfois simultanément, dans l’instant même où elles sont présentées.
L’ordre dans lequel apparaissent les différents éléments d’une composition
musicale ne respecte pas obligatoirement, peu s’en faut, celui dans lequel
ils sont nés dans l’imagination du compositeur. Une introduction peut très
bien naître d’une transition, comme un motif peut être déduit de ce qui
aura valeur de son propre commentaire. Le «temps réel» de la
composition, qui est le propre de l’improvisation entièrement spontanée,
est impuissant à même imaginer de telles constructions, encore plus à les
mettre en œuvre.
Il faut, à mon sens, qu’il existe une partie du discours musical déjà
déterminée d’une manière ou d’une autre. Et s’il fallait relever encore une
différence fondamentale entre les musiques improvisées et écrites, je dirais
qu’elle se trouve dans le fait de déterminer et de séparer ce qui doit être
fixé, de ce qui ne l’est pas, ou ne peut pas l’être. On peut vouloir concevoir
des musiques de synthèse comme on conçoit des partitions écrites, et
déterminer ce que l’on veut exprimer avec le maximum de précision. Ce
sont là des attitudes artistiques tout à fait respectables. Mais si la partition
instrumentale est un support fixe et non modifiable. la façon dont elle va
être interprétée ne rentre pas dans ces catégories de reproductibilité à
l’identique. L’interprétation, par définition, n’est pas déterministe. On ne
peut raisonnablement pas parler d’interprétation lorsqu’on connaît d’avance
exactement ce qui va se produire. L’interprétation n’est pas, non plus,
totalement aléatoire. Elle se situe dans une région intermédiaire entre les
deux et se produit « en temps réel ». Ces notions de temps réel et de
temps différé ne sont pas une chasse gardée de la technologie
informatique, mais appartiennent aussi à la pratique musicale
traditionnelle. La séparation entre valeurs fixes et variables, déterminées et
indéterminées, constitue sans doute l’élément le plus important de toute
cette problématique. On ne peut pas faire l’économie d’un examen attentif
de cette situation si l’on veut, tout à la fois, sortir définitivement de la
rigidité et du déterminisme hérité de la musique sur bande sans tomber
pour autant dans une pratique qui relèverait de la seule spontanéité. Pour
continuer ce rapprochement entre les musiques instrumentales et
électroniques, il n’y a pas meilleure méthode qu’examiner le contexte
traditionnel de nos partitions musicales.
La partition, son interprétation et les ordinateurs
Une partition fixe des valeurs que l’on pourrait considérer comme «
absolues» car, idéalement, on devrait pouvoir les vérifier lors de chaque
nouvelle interprétation. Ce terme de valeur « absolue» n’a, à bien y
regarder, de réalité que dans le seul cadre d’un écrit. Mais c’est aussi
suivant le degré de mécanicité des instruments que ces valeurs tendront à
devenir absolues. La hauteur et l’évolution dynamique d’un son joué sur un
violon, n’ont évidemment rien d’absolu car elles sont à tout moment
modifiables par le mouvement d’un doigt sur une corde ainsi que par la
variation d’une pression de l’archet. Al’ opposé, sur un orgue, ces
dimensions sont déjà mécanisées et ne dépendent d’aucun geste physique.
Plus on substitue une mécanique au geste physique, plus on limite les
possibilités d’interprétation. Le temps devient alors la seule variable
possible dans un tel système hautement mécanisé. Pour écrire des
partitions, on a créé des symboles comme les notes de la gamme et les
indications de dynamiques et de durées. Ces symboles représentent en fait
plus des champs que des valeurs absolues. On accepte comme un la toute
une bande de fréquences, gravitant autour de 440 Hz. On détermine un
mezzo forte comme un champ d’énergie sonore, encore plus vaste et
imprécis que le précédent, situé entre les champs piano et forte. Les
ambitus de ces champs varient selon le pouvoir discriminateur de l’oreille.
Des oreilles très bien exercées reconnaissent, de façon immédiate et sans
ambiguïté, un la d’un la +1/4de ton, mais divergeront grandement lorsqu’il