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Nazim FATES
DEA Histoire et Philosophie des Sciences - Paris I Sorbonne.
Mars 2000
Compte-rendu de lecture
Ernst Cassirer
La théorie de la relativité d’Einstein – Eléments
pour une théorie de la connaissance
Editions du Cerf Paris 2000
1. Introduction
La théorie de la relativité d’Einstein
1
Eléments pour une théorie de la connaissance
est paru en 1921 à Berlin. Cassirer rédige cet ouvrage après avoir publié des études sur
Hölderlin, Kant, Goethe, et Kleist entre 1917 et 1919 et après avoir achevé le troisième
volume du Problème de la connaissance dans la philosophie et la science des temps
modernes en 1920. Ce philosophe suit donc une trajectoire qui va des ‘humanités’ à la
science et dans cet ouvrage, écrit quinze ans après les premières publications d’Einstein sur la
relativité, il nous donne une interprétation de la théorie de la relativité qui se pose en défense
de son école de pensée, le néokantisme. Ce livre peut être divisé en deux grandes parties : la
première partie (chap. 1 à 3) examine la théorie de la relativité, produit de l’activité
scientifique, d’un point de vue philosophique ; la seconde partie (chap. 4 à 6) traite des
concepts spécifiques de la théorie de la relativité (espace, temps, matière, éther, etc.) et
permet de renforcer les thèses développées dans la première partie. Enfin, le dernier chapitre
est une conclusion qui porte sur la question de la définition de ce que l’on peut appeler
‘réalité’. Dans son avant-propos, Cassirer explique son dessein :
« Cet ouvrage aurait atteint son but s’il parvenait à ouvrir la voie à une
compréhension mutuelle entre les philosophes et les physiciens sur des
questions au sujet desquelles leurs jugements demeurent encore profondément
divergents. »
Son ambition est donc de bâtir un pont entre deux rivages : celui de la philosophie et celui de
la science moderne. Nous examinerons ce livre à la lumière de cette question : l’auteur
parvient-il à montrer la pertinence de sa théorie sur la connaissance en servant de la théorie
scientifique d’Einstein? Et si tel est le cas, peut-on dire que la lecture de la théorie de la
relativité que nous propose l’auteur permet effectivement de rapprocher scientifiques et
philosophes ?
1
Le titre original est: Zur Einsteinschen Relativitätstheorie. Erkenntnistheoretische Betrachtungen
publié par les Yale University Press. Les références seront données par rapport à l’ouvrage traduit (Tr.) aux
éditions du Cerf et par rapport à l’original (Or.)
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2. Le néokantisme
Dans le premier chapitre de l’ouvrage, intitulé Concept de mesure et concept de chose
Cassirer énonce clairement son orientation épistémologique : nombre de savants, philosophes
ou physiciens, ont prétendu que la théorie de la relativité d’Einstein contredisait les thèses de
la philosophie transcendantale développée par Kant dans la Critique de la Raison Pure et cela
est éminemment erroné. S’il est indéniable que la philosophie transcendantale de Kant se
trouve ‘dépassée’ par les progrès récents de la science, elle n’est pas pour autant à mettre
dans les placards de l’histoire. Cassirer voudrait en quelque sorte faire de son ouvrage une
réfutation de la réfutation de la méthode transcendantale, et redonner à cette dernière la place
qu’elle mérite :
« S’il apparaissait que les nouvelles conceptions physiques de l’espace et du
temps ont fini par conduire aussi loin de Kant que de Newton, alors serait venu
pour nous le moment d’aller au-delà de Kant en nous fondant sur les
présuppositions kantiennes. En effet, ce à quoi aspirait la Critique de la raison
pure, ce n’était pas « de fonder la connaissance philosophique une fois pour
toutes sur un système de concepts figé et dogmatique, mais d’ouvrir « la voie
continue d’une science » dans laquelle il ne peut y avoir ni pause, ni halte
absolue, mais seulement des étapes toujours relatives
2
. »
Le premier point qui va être examiné est le rôle des arguments métaphysiques
3
, dans
la construction de théories physiques. Il est clair que les savants du passé, dans la tradition
aristotélicienne ont tous fondés leur description du monde sur des visions métaphysiques du
monde; Cassirer souligne que cela reste vrai pour la physique dite ‘classique’ : Galilée,
Kepler, Helmholtz, Hertz ont chacun utilisé des tels arguments dans leurs constructions
théoriques. Si l’on reconnaît que la métaphysique occupe effectivement une place dans
l’avancée de la physique, on doit alors examiner les sciences non seulement d’un point de
vue technique mais aussi en s’attachant aux postulats qui leur ont donné naissance, plus
particulièrement aux objets qu’elles extraient de la « masse uniforme du donné. » Par
conséquent, nous ne pourrons construire une théorie de la connaissance pertinente, nous dit
Cassirer, en nous contentant de la formule de Planck « n’existe que ce que l’on peut
mesurer », si judicieuse soit-elle. En effet, il n’existe pas de mesure sans présupposition
théorique. L’auteur peut alors énoncer le principe de la primauté de la pensée, que l’on
retrouvera au cœur de son argumentation tout au long du livre:
« Aucune constante, quelle qu’en puisse être les propriétés particulières, n’est
donnée immédiatement, mais toutes doivent être préalablement pensées et
recherchées avant que l’on puisse les découvrir dans l’expérience.
4
»
5
Par ailleurs, ces constantes ne résident pas dans ce qui est mesuré, encore moins dans
ce qui mesure mais « dans la forme de leur connexion réciproque », aussi est-ce
« l’oscillation constante entre l’expérience et le concept » qui règle les mouvements de la
pensée et ces deux directions sont entièrement interdépendantes. Cassirer alors donne un
exemple probant pour confirmer cette thèse:
« Pour saisir le sens du principe d’inertie, nous avons besoin du concept de
« temps égaux » - mais d’autre part, on ne peut acquérir une mesure physique
2
Tr. p.35 / Or. p.8
3
Par ‘argument métaphysique’ on entend ici ‘assertion qui n’est pas fondée sur l’expérience’.
4
Tr. p.39 / Or. p.39
5
Nous utiliserons des caractères en gras pour souligner les mots que nous jugeons importants dans les
citations (déjà en italiques).
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des temps égaux qui soit utilisable, que si l’on présuppose que le principe
d’inertie est déjà donné dans son contenu et sa validité.
6
»
L’auteur aboutit à la conclusion que le progrès dans la connaissance est structuré selon un
mouvement d’oscillation (on pourrait presque parler de vibration) entre deux aptitudes : la
formation d’un concept et l’application du concept à l’expérience, ce dernier mouvement
appelant le premier; dans d’autres contextes on parlerait de dialectique
7
.
3. Relations entre connaissance et expérience
Cassirer va s’intéresser plus particulièrement aux relations entre connaissance et
expérience, dans ce second chapitre : Les fondements empiriques et conceptuels de la théorie
de la relativité. Il reconnaît clairement que toute connaissance commence avec l’expérience,
mais, dit-il, que veut dire au juste ‘expérience’ ? Est-ce une somme d’observations, en tant
que simples constats ou n’y a-t-il pas plutôt dans l’expérience une valeur intellectuelle
ajoutée ? Cassirer pose une question que l’on rapporterait de nos jours au domaine des
sciences cognitives :
« La question [...] consiste à savoir si la pensée se réduit à un simple
enregistrement des faits, ou bien si elle révèle ses force et fonction particulières
dans la constatation, dans la découverte et dans l’interprétation d’un « fait
particulier. »
8
»
Dans cet examen des relations entre connaissance et expérience, l’auteur commence
par recherche une définition de la connaissance. De nos jours, les sciences cognitives nous
apprennent à distinguer entre une donnée (ou une information) et une connaissance. La
première est un simple enregistrement d’un fait à l’issu d’une expérience. La seconde est
aussi un enregistrement, mais organisée dans un système plus complexe, capable d’utiliser
d’autres données pertinentes pour produire une réponse aux questions qu’on pose au
système.
9
D’un point de vue purement physique, nous pouvons nous contenter de distinguer
les faits et les principes.
10
Par quels mécanismes les faits peuvent-ils faire émerger de nouveaux principes ?
Cassirer nous rappelle les enseignements de Platon, selon lequel les objets qui invitent à la
pensée sont ceux qui donnent lieu simultanément à deux sensations contraires
11
. Dans le cas
de la théorie de la relativité, la situation de contradiction venait du désaccord de l’expérience
de Fizeau et celle de Michelson, avec l’existence physique d’un éther. Or selon l’auteur, cette
crise d’interprétation de résultats expérimentaux (de faits) assurés portait en germe une crise
de principes. Il explique alors le mérite d’Einstein par ce mot de Goethe : « Le plus grand art
dans la vie mondaine et dans l’étude consiste à retourner le problème en postulat, c’est ainsi
que l’on parvient au succès. » La théorie de la relativité n’est donc pas née à partir de
l’observation d’un certain nombre de faits mais elle a été le produit d’un changement radical
6
Tr. p.43 / Or. p.17
7
Cf. par exemple l’idée de « cercle de cercles » chez Hegel ou les travaux plus récents de J.Piaget : Les
formes élémentaires de la dialectique, J.Piaget, Gallimard, 1980.
8
Tr p.47 / Or. p.21
9
Daniel Kayser, La représentation des connaissances, Paris, Hermès, 1997, Chap 2.3 Connaissance et
information.
10
Peut-être y a-t-il une analogie à examiner entre les définitions de la connaissance en physique et en
sciences cognitives : celle qui fait correspondre les « faits » aux « données » et « les principes » aux « systèmes
cognitifs »
11
Platon, La République, 523-524
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de point de vue, d’ « une réforme critique du système des concepts physiques
fondamentaux ». A ce niveau, nous pouvons résumer la position de Cassirer ainsi :
l’acquisition du savoir ne s’appuie pas seulement sur l’expérience mais aussi sur des
innovations intellectuelles qui sont les purs produits de la pensée.
On peut alors s’interroger sur les motivations du physicien lorsqu’il produit de telles
innovations. Cassirer reprend le mot de Poincaré, et atteste que « le véritable but de la
science, ce n’est pas le mécanisme mais c’est l’unité. » Aussi la pensée physique avance-t-
elle en visant l’unité, c’est-à-dire le dépassement des contradictions et il ajoute : « Or, à
propos de cette unité, le physicien n’a pas à se demander si elle existe mais comment elle
existe. » On reconnaît un trait caractéristique de la méthode transcendantale. Pour bien
saisir l’importance de ce point, examinons la phrase suivante :
« On atteint et on connaît l’objet, non pas parce que nous partons des déterminations
empiriques pour nous élever vers ce qui n’est plus empirique, vers ce qui est absolu et
transcendant, mais parce que nous unifions la totalité des observations et des déterminations
métriques données dans l’expérience en un seul tout, clos sur soi-même. »
12
L’expression « clos sur soi-même » est indispensable pour montrer le rôle essentiel de la
pensée pure dans l’évolution scientifique. La relativité n’a pu être conçue à partir de la seule
interprétation des expériences dans un cadre classique : il a fallu inventer de nouveaux
postulats pour pouvoir seulement rendre possible l’unité entre des résultats expérimentaux
confirmés mais jusque-jugés contradictoires. On retrouve donc l’idée veloppée dans le
premier chapitre selon laquelle le but de la science n’est pas de découvrir des objets
préformés et invariants, car si c’était le cas les principes et les postulats n’auraient pas autant
d’importance dans le chemin qui mène à la connaissance.
« Ce ne sont jamais des choses qui sont vraiment invariantes, mais toujours
seulement certaines relations fondamentales et certaines dépendances
fonctionnelles que nous établissons dans le langage symbolique
13
»
L’auteur aurait certainement été conforté de voir que la physique moderne n’a pas contredit
cette perspective, au contraire, on peut dire qu’elle lui a donné plus de consistance à travers le
développement des principes d’invariance par symétrie.
14
4. La relativité de la connaissance et le concept de vérité
La place de la pensée pure étant faite dans la théorie de la connaissance que
développe l’auteur, il convient dès lors de s’intéresser aux conséquences que cela entraîne
dans la définition du concept philosophique de vérité (titre du chap. 3). Remontant aux
sources, Cassirer nous rappelle que les sceptiques antiques ont formulé le problème de la
relativité de la connaissance sous un angle négatif : tout désir de connaissance se heurte à une
borne qui l’empêche d’atteindre l’absolu. Dans la vision moderne, le scepticisme reste
présent, mais sous une forme modifiée : nous ne devons pas examiner le problème en termes
d’actions mais plutôt en termes d’interactions. Helmholtz l’a formulé ainsi : « partout nous
avons affaire à des relations réciproques que différents corps entretiennent les uns avec les
autres, à des effets réciproques qui dépendent des forces que différents corps exercent les uns
sur les autres. »
15
12
Tr p.60 / Or. p.36
13
Tr p.58 / Or. p.34
14
Bas Van Fraassen, Lois et symétries, Paris, Vrin, 1994.
15
Citation de Helmoltz, Handbuch der physiologischen Optik, Tr. p.68 / Or. p.44
5/9
Il s’ensuit que la notion même de propriété ne peut désigner une chose en soi mais
seulement des relations à des seconds objets
16
. Cassirer rejette le scepticisme antique en
déclarant qu’il n’y a pas de choses absolues et rejette également le scepticisme humien en
déclarant qu’il n’y a pas de sensations absolues :
« A l’objection des sceptiques suivant laquelle nous ne pouvons jamais
connaître les propriétés absolues des choses, la science répond désormais
ainsi : elle définit le concept de propriété de telle façon que ce dernier
contienne en soi le concept de relation. »
17
Le scepticisme doit donc être écarté, non pas parce que nous pouvons réfuter ses
thèses mais parce que nous pouvons montrer que ses exigences ne sont pas fondées. Cassirer
arrive alors au point essentiel de sa démonstration : seul l’idéalisme critique peut nous
permettre de dépasser « la doctrine qui fait de la connaissance une copie soit des choses
absolues, soit des « impressions » immédiatement données »
18
.
Dans cette première partie de l’ouvrage, une partie du travail a été accomplie :
montrer que la philosophie transcendantale, comme fondement de la théorie de la
connaissance, garde toute sa pertinence sous réserve qu’elle soit judicieusement comprise.
S’estimant en quelque sorte libéré du poids des objections potentielles des doctrines réalistes
ou idéalistes, Cassirer va maintenant effectuer un examen plus approfondi des concepts
spécifiques de la théorie de la relativité.
5. Les concepts de la physique
Dans le quatrième chapitre, intitulé Matière, Ether, Espace, Cassirer part d’un
constat : en sciences physiques, les seuls concepts qui jouissent d’un consensus sont ceux
d’espace et de temps ; en ce qui concerne les autres concepts, ils peuvent tous être déduits les
uns des autres, voire effacés de la théorie. Descartes semble avoir été un précurseur en
affirmant que « la substance d’un corps se réduit à ses déterminations spatiales et
géométriques » et qu’il ouvrit ainsi la voie à une géométrisation du concept de matière. Il est
regrettable, d’après Cassirer que cette voie n’ait pas aboutit, et qu’elle tomba dans un
discrédit total après le développement de la physique newtonienne. Le lecteur ne manquera
pas de remarquer que cette vision de l’histoire des sciences est surprenante : on attribue
généralement le génie de Newton au fait qu’il ait réfuté les thèses de Descartes qui tentaient
de réduire la mécanique à la cinématique. Or là, Cassirer nous dit que « Newton écarta du
même coup la perspective nouvelle qu’elle [la métaphysique cartésienne] contenait. »
19
Dans
la vision de l’histoire sciences qui se développe, nous pouvons noter que la métaphysique,
loin d’être rejetée est perçue comme une source potentiellement féconde.
Quant à la physique moderne, si elle se défait des concepts métaphysiques, elle
apporte d’un autre côté un nouveau concept qui assure la médiation entre la « matière » et
l’ « espace vide » : le concept de champ. Avec cet outil, il devient possible de construire
« une pure physique du champ » en abandonnant l’idée d’un espace pré-constitué qui
accueillerait ensuite la matière en son sein. La théorie de la relativité est l’illustre pleinement
16
Ce type de problème se pose inexorablement pour l’analyse des phénomènes quantiques ; dans le cas
de la relativité il faut entendre par seconds objets, horloges et règles de référence.
17
Tr. p.68 / Or. p.44
18
Tr. p.71 / Or. p.48
19
Tr. p.77 / Or. p.53
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