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sociales inédites ont émergé de l'usage de ces « nouvelles » technologies. Selon moi, deux éléments
majeurs ont été transformés: nos modes d'acquisition et de production des connaissances et nos
modes d'organisation et d'intervention dans l'espace social.
Concernant nos modes d'acquisition et de production des connaissances, à savoir nos modes
de cognition, c'est vers une légitimation de la pensée collective que semble tendre les recherches
contemporaines. La recherche en sciences sociales et en sciences cognitives a tout particulièrement
investi la dimension sociale de la cognition depuis une vingtaine d'années (Lave et Wenger, 1991,
Hutchins, 1995, Conein, 2004, 2006, Bouvier et Conein, 2007). Certains auteurs ont cherché à
démontrer que la cognition était naturellement sociale, voir distribuée entre des agents qui se
complètent pour accomplir une action (Lave, 1988, Lave et Wenger, 1991, Hutchins, 1995). Mais il
est clair que les technologies liées à internet et donc organisées en réseaux ont permis de révéler,
favoriser voire encourager une certaine socialisation de la cognition (Conein, 2004, Stiegler 2005).
Les études portant sur la pensée collective semblent également envisagées sous un nouveau jour
depuis le siècle dernier. À la suite d'une littérature critique portant sur « l'infériorité mentale des
foules » (Lebon, 1905, p1) ou encore l'immédiateté non réflexive du sens commun (Bourdieu, 1976,
2001), il semble émerger un courant de recherche enthousiaste devant l'intelligence collective
(Lévy, 1994, Butler et al. 2002, Stalder et Hirsh, 2002), venant parfois précisément réfuter ces
approches critiques comme l'a fait Surowiecki (2004) qui répondait à Lebon (1905) par un traité sur
la sagesse des foules. La question de la sagesse ou d'intelligence des masses, des foules et du sens
commun est cependant loin de faire consensus. D'un côté, des technophiles humanistes célèbrent
avec enthousiasme les perspectives d'un renouveau humaniste, pour une société mondiale connectée
à elle-même comme un réseau de neurone. De l'autre, l'érudition prudente ne cesse de montrer du
doigt les leurres de la révolution numérique. Cependant lorsque ces deux extrêmes acceptent le
débat, celui-ci a pour intérêt de questionner les conditions de cette intelligence du nombre.
L'introduction des technologies dans nos modes d'organisation et d'intervention dans
l'espace social, a quant à elle déplacé et renouvelé les formes de pouvoir, de décision, et
d'orientation. En particulier, les technologies cognitives qui supportent la production, la gestion, la
mémorisation et la diffusion de l'information jouent un rôle très important dans notre rapport au
savoir. Une certaine forme de politisation critique a émergé au milieu du 20ème siècle, prévenant
d'une perte de contrôle dûe à l'emprise de technologies, et cette approche critique a continué avec la
diffusion des technologies cognitives. Pourtant, nous verrons que les praticiens ont eux aussi
développé un savoir-faire critique.
Ainsi si l'usage de ces technologies a certainement favorisé des formes de cognition plus
collectivisées, l'intelligence et la légitimité des savoirs issues de ces pratiques ne sont pas seulement
questionnées par les penseurs critiques, mais aussi par les contributeurs eux-même: beaucoup de
projets collaboratifs rendent compte de débats qui trament leurs évolutions, éclairant le fait que la
cognition collective ne se fait pas dans un consensus mou et fluide mais plutôt via des interventions
dynamiques et parfois particulièrement rugueuses. Dans un espace invitant à une communication
argumentative, la pratique d'une cognition collective est liée à un savoir faire tant technique que
politique. Dans leur Histoire des théories de l'argumentation, Philippe Breton et Gilles Gauthier
(2000) établissent un lien entre l'émergence de théories de l'argumentation, la pratique d'un discours
critique et la naissance d'un espace démocratique (l'agora grecque). Aux interstices d'une société
marquée par la communication de masse, voit-on réapparaître des espaces de délibération politisés?
Certains acteurs ont investi les technologies liées à internet pour développer des espaces de
collaboration souvent sous-divisés en espaces de construction et de délibération. Sur quelles bases
s'effectue cette délibération? Que révèle-t-elle des modes de légitimation dans les communautés qui