Cet aveuglement des années 1950-1970 peut s’expliquer aussi par un défaut
plus général qui pèse sur les mentalités patronales bordelaises, l’isolement par
rapport aux courants de l’innovation. On est frappé par l’aspect pionnier des
innovateurs qui contribuent à l’histoire économique girondine, dans la conserve, la
construction navale, la petite mécanique ; l’Association des propriétaires d’appareils à
vapeur du Sud-Ouest, créée en 1879 sur le modèle des APAVE montés dans tout le
pays, n’a pas à rougir devant ses homologues ; mais Bordeaux ne dispose pas d’écoles
d’ingénieurs (avant l’ENSERB, dans les années 1950), d’instituts polytechniques
comme dans les régions industrielles ; ni l’Etat ni les institutions représentant le
capitalisme n’ont cherché à briser ce carcan – et la Chambre de commerce s’est
contentée de lancer Sup de Co, longtemps cantonnée dans des techniques
commerciales élémentaires. Dès lors, aucune culture de l’innovation, aucune culture
industrielle, aucune culture de l’ouverture aux mutations des techniques de vente
(marketing, etc.) ne semble s’être enracinée en profondeur sur les rives de la
Garonne… Les pôles d’innovation que la puissance publique et des firmes insérées
dans l’économie mixte (comme Dassault) ont montés à partir des années 1940-1950
sont restés des enclaves, souvent perdus dans la forêt des Landes girondines, en
grande banlieue… Seule la pharmacie de l’Université et celle de l’industrie ont pu
converger de ci de là, mais le capitalisme pharmaceutique girondin s’est vite étiolé
dans les années 1960 et les usines ont dépendu de groupes transnationaux. Cela a pu
expliquer, nous semble-t-il, ces ‘retards au démarrage’ qu’on a constatés notamment
dans le troisième quart du 20e siècle.
Or un défaut a pu enrayer le rattrapage nécessaire, en de multiples occasions :
l’esprit d’entreprise s’est heurté à l’esprit de fief et à l’esprit de clocher. En effet, P.
Butel a bien montré dans ses études historiques combien chaque famille était fière de
son ascension, de son assise dynastique, du lien entre son renom et le nom de son
enseigne, de ses étiquettes (sur les bouteilles), de ses marques, voire de son pavillon
puisque Maurel & Prom avait ses propres navires – et le goût des descendants actuels
pour les livres de généalogie et de chronique prouve cette attention à entretenir le
‘monument aux Girondins patrons’. Pourtant, l’on peut penser que le ‘splendide
isolement’ de chaque famille a pu entraver les mutations du capitalisme bordelais.
Certes, ces patrons se côtoyaient sur la place, dans les affaires, dans les clubs, au
sport, à la Chambre, voire organisaient des mariages interfamiliaux ; mais, au-delà de
cette sociabilité, prévalait l’esprit de compétition et de fief : c’était chacun pour soi,
chacun de son côté. Rares étaient les initiatives d’association, même si Schröder &
Schyler ou Barton & Guestier ont été le fruit d’alliances. Du coup, chacun a dispersé
ses investissements, ses chais, ses réseaux de vente surtout, et l’époque actuelle a
montré quel était le rôle clé mais coûteux joué par ces réseaux, par exemple dans
l’essor de Pernod-Ricard et de LVMH. Les firmes et les familles du négoce de l’outre-
mer, du négoce des vins, de l’industrie mécanique, ont préféré mourir (presque
toutes) seules que s’unir… Nul regroupement n’est intervenu sous l’égide d’un
capitaine d’industrie (comme l’union entre les Dolffus-Mieg et les Thiriez pour le
textile de l’Est et du Nord dans les années 1960) ou d’un maître du négoce. Si les
familles de Pernod et de Ricard se marient dans les années 1970, les grands noms du
vin bordelais spéculent chacun de son côté et périssent ensemble…
Ce foisonnement du patronat bordelais est donc ambigu : d’un côté, c’est le
signe de l’esprit d’entreprise (voire d’aventure, dans les outre-mers exotiques) et de la
mobilité capitaliste ; de l’autre, cela débouche parfois sur des comportements