Examinons à présent la forme concrète de l’Etat de droit sous la Vème République Française.
Arrêtons nous d’abord sur la place de la jurisprudence dans la hiérarchie des normes. C’est une
question que vous maitrisez parfaitement en tant que juges, mais qui soulève toujours un problème en
démocratie et, plus particulièrement, en France.
En France, la tradition de méfiance à l’égard des juges a commandé que l’on considère que le pouvoir
judiciaire ne doive pas créer mais seulement appliquer le droit. Selon la théorie de la séparation des
pouvoirs, le juge n’est pas à égalité avec le législateur, il lui est soumis. Deux expressions, héritées de
Montesquieu, ont marqué la conception française du rôle du juge. Il parlait du juge comme de « la
bouche de la loi. Cela veut dire qu’à travers le juge la loi s’exprime, qu’il n’est qu’un instrument de la
loi. Il parlait également de la justice comme d’une « puissance nulle et invisible ». La tradition
française, hostile à l’idée que le juge puisse créer des normes, contraste avec celle des pays anglo-
saxons. Dans les pays de common law, ce problème n’existe pas, il est admis que la décision de justice
pose des principes de portée générale. On admet donc que le juge crée du droit, qu’il soit un inventeur
de droit. Si la France a adopté une autre logique, la pratique du droit va rappeler la vérité exprimée par
la common law. Un article du Code civil interdit au juge de poser une règle générale et impersonnelle,
de poser une nouvelle règle. Evidemment, il s’agit d’une position de principe qui ne peut pas être
appliquée car un juge est en permanence obligé d’inventer, d’innover, de créer du droit. En France, de
fait, c’est le juge administratif qui a créé le droit administratif et c’est le juge constitutionnel qui,
progressivement, donne une vraie portée aux normes constitutionnelles. Ces juges sont donc, en dépit
de la théorie, des créateurs de normes. En France, la théorie s’oppose donc à la pratique. La pratique
démontre que les juges créent du droit mais la théorie affirme qu’ils n’en n’ont pas le droit. Ce hiatus
est à l’origine des interrogations tenant à la place du juge constitutionnel vis à vis du peuple.
En France, le pouvoir judiciaire est donc à la fois totalement soumis et insidieusement créateur de
droit ; la jurisprudence fait du droit sous le regard méfiant du peuple. Cette culture politique est
tellement forte qu’il est difficile de faire comprendre aux étudiants que les juges appliquent mais
inventent aussi de nouveaux principes. Aussi, le pouvoir judiciaire est à la fois un plein pouvoir dans
la théorie de la séparation des pouvoirs et symboliquement un pouvoir inférieur vis-à-vis des pouvoirs
exécutif et législatif qui dépendent de l’élection. Toutefois, sous l’effet de l’Etat de droit, parce qu’il a
pour mission de protéger les droits de l’Homme, cette infériorité du pouvoir judiciaire semble
s’amenuiser. Le pouvoir des juges est de mieux en mieux admis par la société. On constate même une
nouvelle représentation du juge dans la société. La magistrature, qui était une caricature de force
conservatrice socialement et politiquement est désormais perçue comme une force de défense des
droits de l’Homme et de la démocratie. En témoigne que le denier Président de la République, Nicolas
Sarkozy, était en guerre ouverte contre les principaux syndicats de la magistrature. Au-delà du
problème de Nicolas Sarkozy, se manifeste une montée du pouvoir judiciaire comme une force de
représentation du peuple à l’instar des parlementaires.
Cette montée du pouvoir des juges pose une autre question en démocratie, celle du gouvernement des
juges. Sans doute connaissez-vous cette notion de gouvernement des juges. Elle repose sur l’idée
qu’en appliquant le droit, les juges le refont, le réinventent et en sont donc les véritables auteurs. La
reconnaissance du pouvoir créateur des juges pose immédiatement celui du gouvernement des juges.
Or, le meilleur moyen d’illustrer ce conflit entre le pouvoir créateur et le gouvernement des juges c’est
d’étudier l’office du juge constitutionnel. C’est pourquoi je voudrais aborder la question de la justice
constitutionnelle en France.