La notion de démocratie et le pouvoir judiciaire Vincent VALENTIN

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La notion de démocratie et le pouvoir judiciaire
Vincent VALENTIN
Professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Rennes
Je suis honoré de m’adresser à un public aussi compétent. J’avais déjà eu l’occasion de m’exprimer
dans le cadre de cet échange et je reconnais parmi vous certains visages que je suis heureux de
retrouver. Je vais faire une conférence, mais, il serait intéressant que des échanges ponctuent le cours
de mon exposé. Je vous laisserai également du temps à la fin pour que vous puissiez poser vos
questions.
Le programme, tel que défini par le Professeur Norbert Foulquier, m’invite à traiter des rapports entre
la démocratie et le pouvoir judiciaire ce qui sous-tend immédiatement qu’il peut exister un problème
entre ces deux notions. C’est un sujet très classique que celui du rapport entre le droit et la politique
mais j’espère ici pouvoir vous donner des clés que vous ne connaitriez pas déjà.
Derrière la réalité du droit, se trouvent des principes philosophiques. Je vais vous présenter comment
les rapports entre démocratie et pouvoir judiciaire ont été pensés dans le cadre de la démocratie
libérale née à la suite de la Révolution française. Ma conférence se divisera en deux points. Je parlerai
d’abord de la nature du problème entre démocratie et pouvoir judiciaire (I) puis, dans un second
temps, j’exposerai comment en France, une solution a été donnée à ce problème (II).
I. La nature du problème entre démocratie et pouvoir judiciaire
On peut distinguer deux aspects de cette tension, du conflit qui existe entre droit et politique. Il y a
d’abord un aspect philosophique qui renvoie à la philosophie des droits de l’Homme (A) puis un
aspect institutionnel qui renvoie à la question de l’indépendance de la justice (B).
A. L’origine philosophique de la tension entre démocratie et pouvoir judiciaire
La tension entre démocratie et pouvoir judiciaire reproduit la contradiction que porte en elle la
philosophie dite de la modernité ou philosophie de la Révolution française. En effet, elle porte les
deux projets suivants. Le premier est de libérer l’individu de la tutelle du pouvoir collectif. Ce premier
mouvement débouche sur la reconnaissance de droits de l’Homme qui sont des droits de l’individu
contre l’Etat. Ce qui est fondamental c’est alors de permettre à l’individu de vivre à l’abri du pouvoir
de la collectivité. Le deuxième mouvement, également porté par la Révolution Française, souhaite
améliorer l’humanité, la société, par le libre exercice du pouvoir collectif par les individus. C’est un
mouvement différent puisqu’ici, il s’agit non pas de libérer l’individu mais de créer un nouveau
pouvoir collectif. S’exprime alors le principe de la démocratie, celui de la souveraineté du peuple. Ces
deux idées, aussi légitimes l’une que l’autre, constituent la base de l’organisation du droit. Elles
expriment le conflit originel entre démocratie et droits de l’Homme porté par la philosophie de la
Révolution.
Il est important de bien comprendre l’importance de la philosophie des droits de l’Homme à l’origine
du droit français, et, plus largement, du droit occidental. Elle s’exprime dans un texte fondamental, la
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 qui, en son article 2, affirme que « le but de
tout association politique est la conservation des droits naturels de l’Homme ». Le but même du
pouvoir politique est de servir et de garantir les droits de l’Homme. La démocratie elle-même est donc
limitée par le respect et par la nécessité de servir les droits de l’Homme. C’est d’ailleurs ce que
reprochera Marx à la Révolution ; pour le philosophe, l’impossibilité de la révolution est déterminée
par l’obligation de respecter le droit de propriété.
Cette opposition fondamentale entre liberté collective et liberté individuelle va déboucher sur la
recherche d’un équilibre entre la reconnaissance de la souveraineté du peuple et celle des droits de
l’Homme. Dans l’esprit de cette pensée, les droits de l’Homme relèvent du droit naturel, ils sont donc
au-dessus de l’ordre politique. L’organisation d’une justice constitutionnelle dans les démocraties
modernes constituera la réponse que le XXème siècle apportera à une question soulevée au XVIIIème
siècle.
Vous pourriez penser que ce que je dis reste éloigné du sujet. En fait, ce n’est pas le cas car
l’organisation du pouvoir judiciaire a toujours été rattachée à ce projet philosophique contradictoire.
B. L’institutionnalisation du pouvoir judiciaire dans le cadre de la philosophie de la
Révolution
Il existe une expression immédiate de l’opposition entre droit et politique, c’est celle qui
oppose les pouvoirs législatif et exécutif au pouvoir des juges. Cette opposition reproduit le même
mouvement que celui précédemment évoqué : il confronte, d’un côté, le pouvoir de gouvernement de
la société et, de l’autre, le pouvoir d’application du droit, de défense du droit. Cette opposition est
telle que, sous la Révolution française, est prise une décision « bizarre » toujours en vigueur
aujourd’hui. Cette décision est d’interdire au pouvoir judicaire de juger les actes de l’administration,
les actes du gouvernement. Le droit ne doit pas gêner le nouveau pouvoir de la Révolution. Cette
interdiction s’est traduite en France par la création de deux ordres juridictionnels composés d’une part
des juridictions privées et d’autre part des juridictions administratives.
Une autre expression de cette tension s’exprime dans le débat relatif au détachement ou au
rattachement de l’institution judiciaire au pouvoir politique. Les deux solutions sont légitimes ; d’un
côté, l’indépendance de la justice garantit l’indépendance du politique et donc des décisions qui ne
soient pas arbitraires ; de l’autre, le rattachement du pouvoir judiciaire aux institutions politiques
permettrait aux représentants du peuple de contrôler le pouvoir judiciaire et donc de vérifier qu’il
s’exerce conformément à la volonté du peuple. La France tente de maintenir un équilibre entre ces
deux solutions : la justice est indépendante et son indépendance est garantie par la Constitution mais
une partie des magistrats représente le ministère public et demeure liée au ministère de la justice. Par
exemple, le gouvernement peut donner des consignes en matière de politique pénale, il peut demander
qu’il soit jugé dans telle ou telle direction. Le système français exprime alors un paradoxe : d’un côté,
le pouvoir judiciaire est rendu au nom du peuple, de l’autre, il doit être protégé des représentants du
peuple. Pour le dire autrement, le droit ne peut pas être dépendant de la politique mais il ne peut pas
être, non plus, indépendant de la politique.
Ce que je vous dis est somme toute assez classique et trouve une solution dans la théorie de la
séparation des pouvoirs. Je voudrais ici insister sur le point de l’indissociabilité entre la conception du
pouvoir judiciaire et une certaine philosophie des droits de l’Homme.
La philosophie de la justice détermine la compétence première du pouvoir judiciaire de protéger les
droits de l’Homme. Un autre article de la Déclaration des droits de l’Homme révèle ce lien entre
pouvoir judiciaire et droit de l’homme puisque « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est
pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n’à point de Constitution ». Depuis la Révolution
française, la démocratie a donc deux objectifs qui constituent aussi ses deux limites, les droits de
l’Homme et l’indépendance judiciaire. Cette indépendance est au service des droits de l’Homme et,
c’est pourquoi, dans la tradition française, le juge judiciaire est le gardien de la liberté individuelle.
Globalement, tout l’enjeu de l’organisation de la démocratie et du droit est de rendre ces principes
compatibles alors qu’ils sont contradictoires. Leur confrontation exprime deux problèmes,
l’indépendance de l’individu vis à vis du pouvoir collectif d’une part et l’indépendance de l’institution
judiciaire d’autre part.
J’ajoute que, dans la tradition française, il existe une grande méfiance vis-à-vis du pouvoir judiciaire.
Elle provient du souvenir de la monarchie, dans laquelle, les juges étaient perçus comme une force
sociale conservatrice. Le pouvoir conservateur de la justice est d’ailleurs à la fois ce qui protège les
droits de l’Homme mais aussi ce qui empêche les représentants du peuple d’opérer des transformations
sociales. C’est pourquoi les rapports entre la démocratie et les droits de l’Homme, entre la démocratie
et le pouvoir judiciaire, ne sont ni harmonieux ni évidents. Il suffit de penser à votre propre conception
de la politique pour comprendre le problème : on veut tous vivre librement et jouir de la liberté de la
vie privée et en même temps on voudrait tous avoir une influence sur la définition des lois et sur le
fonctionnement de la société. La contradiction du projet politique et juridique français réside donc en
chaque citoyen. Or, cette matrice philosophique est à l’origine de l’organisation de la justice.
II. L’organisation du pouvoir judiciaire, la recherche d’un équilibre entre la protection de la
démocratie et des droits de l’Homme
Les solutions juridiques apportées à cette question n’ont été inventées que récemment, au XXème
siècle et se sont diffusées dans le monde occidental. Ces deux réponses ont été le fait de deux théories,
celle de l’Etat de droit (A) et celle de la justice constitutionnelle (B).
A. La théorie de l’Etat de droit
Quand j’étais étudiant, je ne comprenais pas l’intérêt de cette théorie. Ce n’est que plus tard que j’ai
compris qu’il y a avait une façon de l’expliquer qui en révélait le sens. Cette théorie, qui peut paraitre
technique, mécanique est au service du projet politique et juridique que j’ai défini plus haut. J’insiste,
le pouvoir judicaire est le résultat progressif de la concrétisation de la théorie de l’Etat de droit.
L’Etat de droit, vous le savez, est un concept allemand qui était précédé par une autre théorie dite
l’Etat de Police. Arrêtons-nous un moment sur le concept de l’Etat de police, car, c’est en réaction à
cette conception de l’Etat, que le droit est aujourd’hui organisé.
L’Etat de police est un Etat dans lequel le gouvernement peut faire tout ce qu’il veut pour le bien de
son peuple. La définition que l’on trouve de la police dans les écrits du XVIIIème siècle est la
suivante. Il s’agit de la science de gouverner les hommes et de leur faire du Bien. Dans cette
conception de l’Etat, le pouvoir du gouvernement n’a donc aucune limite ; il doit faire le Bien mais
définit lui-même ce qu’est le Bien et utilise n’importe quels moyens à cette fin. L’on a qualifié de
despotisme éclairé la conception de la monarchie qui en découlait. Cette conception de la monarchie a
prévalu en Europe jusqu’au XVIIIème siècle. Dans ce cadre, le pouvoir judiciaire n’est pas
indépendant et le droit n’est pas indépendant de la politique.
L’Etat de droit a été pensé contre cette conception de l’Etat. En effet, le cœur de l’Etat de droit, ce
système qui prévaut en France et en Europe, c’est, comme le dit KANT de poser que le but de l’Etat
ne doit être ni le Bien, ni le bonheur du citoyen mais seulement la garantie de ses droits. Le
comprendre est fondamental ; dans le cadre de l’Etat de droit le Bien et le bonheur doivent être des
affaires privées, et le droit ne doit plus s’en mêler. Cette nouvelle conception des rapports du droit et
de la politique détermine l’invention d’une nouvelle forme juridique destinée à encadrer l’exercice du
gouvernement par le droit. L’Etat de droit, qui se développe alors, a une double nature ; le droit se
présente à la fois comme la limite du pouvoir et la forme d’action du pouvoir. Autrement dit, l’Etat de
droit c’est d’abord l’Etat qui agit au moyen du droit et c’est en même temps un Etat qui est soumis au
droit. Le rôle du juge dans l’Etat de droit est déterminant ; il doit contrôler que les moyens du droit
sont utilisés conformément à la Constitution mais il doit aussi de défendre les droits de l’Homme. Il
impose donc une limite à l’action du gouvernement. Cette théorie allemande va progressivement être
importée en France à la fin du XIX siècle. En France, l’acceptation de l’Etat de droit a été difficile car
elle se confrontait à la théorie rousseauiste de la volonté générale. L’histoire du pouvoir judiciaire
témoigne de cette confrontation, de ce combat entre la volonté générale et la Déclaration des droits de
l’Homme et du citoyen.
Arrêtons-nous à présent sur la mise en œuvre concrète de l’Etat de droit
Le but de l’Etat de droit est de construire un droit qui soit maitrisé, rationalisé au service de certaines
fins. Il s’agit de maitriser la formation du droit afin de permettre de modifier la société et de protéger
les droits de l’Homme. L’organisation retenue est celle proposée par le théoricien allemand Hans
Kelsen. Chez Kelsen, le pivot de l’Etat de droit, c’est le juge. En fait, l’Etat de droit doit être un Etat
qui remet aux juges la fonction de faire respecter la hiérarchie des normes, le droit. Vous êtes, les
juges, responsables du respect de la volonté du peuple et de la protection des droits. La question qui se
pose alors est de savoir comment les juges soient à la fois les garants de la justice et de l’effectivité de
la démocratie ? La solution qu’Hans Kelsen apporte à cette question est d’organiser le droit comme
une hiérarchie de normes, une pyramide de normes. Le droit est construit comme un échelonnage de
normes et, à chaque échelon, le juge contrôle la mise en œuvre du droit. La hiérarchie posée se joue à
la fois est entre les normes - la Constitution, loi et acte administratif - et, entre les autorités habilitées
à produire ces normes, le peuple, le législateur et le gouvernement. C’est aussi la hiérarchie entre le
pouvoir constituant, législatif et exécutif. A chaque échelon, le pouvoir judiciaire va vérifier le respect
de cette hiérarchie. Ce contrôle va être mis en œuvre par des juges spéciaux - les juges constitutionnels
- mais aussi par les juges ordinaires, de l’ordre juridictionnel judiciaire et administratif.
Se révèle alors la double nature libérale et démocratique de l’Etat de droit. Libéral, il l’est évidemment
puisque l’activité de l’Etat est contrôlée et soumise à la nécessité - pour le dire vite - de respecter la
liberté individuelle. L’Etat de droit est plus qu’un projet formel, il est une organisation au service d’un
certain projet politique. Sa finalité politique est que l’Etat ne s’immisce jamais dans la vie privée des
individus. Bien sûr, la définition de la vie privée est complexe et évolutive, mais elle demeure la raison
d’être de l’organisation de l’Etat de droit. Démocratique, il l’est également quoique cette dimension
soit souvent oubliée. Cela repose sur le fait que les juges sont au service du peuple. Pourquoi peut-on
donc dire que l’Etat de droit est démocratique ? Tout simplement car il est le moyen, l’organisation la
plus efficace pour donner une portée à la volonté du peuple. Il faut, à l’instar de Kelsen, que le droit
exprime la volonté juridique du Peuple. Parce que le droit est une règle rendue obligatoire par l’Etat,
ou autrement dit par la volonté du Peuple, l’efficacité du droit est une question démocratique. Or, si on
se représente la volonté du peuple selon la forme de l’Etat de droit alors la volonté du peuple sera
respectée.
Ces deux dimensions de l’Etat permettent de mieux comprendre le rôle du pouvoir judiciaire à savoir
garantir la pureté de l’application de la volonté du peuple et la protection des droits de l’Homme.
Examinons à présent la forme concrète de l’Etat de droit sous la Vème République Française.
Arrêtons nous d’abord sur la place de la jurisprudence dans la hiérarchie des normes. C’est une
question que vous maitrisez parfaitement en tant que juges, mais qui soulève toujours un problème en
démocratie et, plus particulièrement, en France.
En France, la tradition de méfiance à l’égard des juges a commandé que l’on considère que le pouvoir
judiciaire ne doive pas créer mais seulement appliquer le droit. Selon la théorie de la séparation des
pouvoirs, le juge n’est pas à égalité avec le législateur, il lui est soumis. Deux expressions, héritées de
Montesquieu, ont marqué la conception française du rôle du juge. Il parlait du juge comme de « la
bouche de la loi. Cela veut dire qu’à travers le juge la loi s’exprime, qu’il n’est qu’un instrument de la
loi. Il parlait également de la justice comme d’une « puissance nulle et invisible ». La tradition
française, hostile à l’idée que le juge puisse créer des normes, contraste avec celle des pays anglosaxons. Dans les pays de common law, ce problème n’existe pas, il est admis que la décision de justice
pose des principes de portée générale. On admet donc que le juge crée du droit, qu’il soit un inventeur
de droit. Si la France a adopté une autre logique, la pratique du droit va rappeler la vérité exprimée par
la common law. Un article du Code civil interdit au juge de poser une règle générale et impersonnelle,
de poser une nouvelle règle. Evidemment, il s’agit d’une position de principe qui ne peut pas être
appliquée car un juge est en permanence obligé d’inventer, d’innover, de créer du droit. En France, de
fait, c’est le juge administratif qui a créé le droit administratif et c’est le juge constitutionnel qui,
progressivement, donne une vraie portée aux normes constitutionnelles. Ces juges sont donc, en dépit
de la théorie, des créateurs de normes. En France, la théorie s’oppose donc à la pratique. La pratique
démontre que les juges créent du droit mais la théorie affirme qu’ils n’en n’ont pas le droit. Ce hiatus
est à l’origine des interrogations tenant à la place du juge constitutionnel vis à vis du peuple.
En France, le pouvoir judiciaire est donc à la fois totalement soumis et insidieusement créateur de
droit ; la jurisprudence fait du droit sous le regard méfiant du peuple. Cette culture politique est
tellement forte qu’il est difficile de faire comprendre aux étudiants que les juges appliquent mais
inventent aussi de nouveaux principes. Aussi, le pouvoir judiciaire est à la fois un plein pouvoir dans
la théorie de la séparation des pouvoirs et symboliquement un pouvoir inférieur vis-à-vis des pouvoirs
exécutif et législatif qui dépendent de l’élection. Toutefois, sous l’effet de l’Etat de droit, parce qu’il a
pour mission de protéger les droits de l’Homme, cette infériorité du pouvoir judiciaire semble
s’amenuiser. Le pouvoir des juges est de mieux en mieux admis par la société. On constate même une
nouvelle représentation du juge dans la société. La magistrature, qui était une caricature de force
conservatrice socialement et politiquement est désormais perçue comme une force de défense des
droits de l’Homme et de la démocratie. En témoigne que le denier Président de la République, Nicolas
Sarkozy, était en guerre ouverte contre les principaux syndicats de la magistrature. Au-delà du
problème de Nicolas Sarkozy, se manifeste une montée du pouvoir judiciaire comme une force de
représentation du peuple à l’instar des parlementaires.
Cette montée du pouvoir des juges pose une autre question en démocratie, celle du gouvernement des
juges. Sans doute connaissez-vous cette notion de gouvernement des juges. Elle repose sur l’idée
qu’en appliquant le droit, les juges le refont, le réinventent et en sont donc les véritables auteurs. La
reconnaissance du pouvoir créateur des juges pose immédiatement celui du gouvernement des juges.
Or, le meilleur moyen d’illustrer ce conflit entre le pouvoir créateur et le gouvernement des juges c’est
d’étudier l’office du juge constitutionnel. C’est pourquoi je voudrais aborder la question de la justice
constitutionnelle en France.
B. La légitimité démocratique du Conseil Constitutionnel
Je laisserai de côté les aspects techniques du contentieux mais je pourrai répondre aux
questions que vous vous poseriez. Le Conseil Constitutionnel comme juge de la loi dispose d’une
existence assez récente. Le contrôle du contenu de la loi n’était pas prévu à la naissance de la
Constitution, il s’est développé dans les années 1970. Aussi, la légitimité du Conseil Constitutionnel
n’est admise que depuis peu de temps et repose sur la légitimité du juge constitutionnel à censurer
l’expression de la volonté des représentants du peuple. Pour rendre compte de ce débat, je vous
propose d’abord d’exposer les arguments soulignant la carence démocratique de l’office du juge
constitutionnel (A) avant d’évoquer les solutions qui peuvent tous les écarter (B).
A. Les arguments questionnant la légitimité du Conseil Constitutionnel
La critique dont le Conseil Constitutionnel est l’objet est double, elle est politique et juridique. Ici, je
ne reviens pas sur le fait qu’il s’oppose aux représentants du peuple. Ce qu’on lui reproche, c’est
plutôt le mode de nomination de ses membres. Le Conseil Constitutionnel se compose de neuf
membres tous discrétionnairement nommés par des autorités politiques, trois par le Président de la
République, trois le Président de l’Assemblée Nationale, trois par le Président du Sénat. Aucune
condition n’encadre le pouvoir de nomination, aucun vote du Parlement n’est requis et aucune
compétence juridique n’est imposée. Pour le dire autrement, les autorités de nomination peuvent
nommer qui elles veulent. Factuellement toutefois, ce sont souvent d’anciens magistrats qui sont
nommés, mais cet état de fait ne découle d’aucune prescription juridique. Aussi, certains se
demandent de quel droit, ces neuf personnes sans compétence, sans légitimité politique, peuvent
s’opposer à la loi. Une autre critique, plus juridique, s’appuie sur le fait que les normes
constitutionnelles sont tellement imprécises, contradictoires, que le travail du juge ne peut qu’être
insatisfaisant, qu’il comporte nécessairement une part d’arbitraire.
B. La légitimité démocratique révélée du Conseil Constitutionnel
Trois arguments peuvent être mobilisés en défense de la légitimité démocratique du Conseil
Constitutionnel.
Tout d’abord, même s’ils ne sont pas élus, les membres du Conseil sont nommés par des élus du
Peuple. C’est sans doute insuffisant mais ils ne sont pas de simples technocrates. Ils sont tous rattachés
même indirectement à la démocratie représentative.
Un autre argument s’appuie sur le fait que le juge constitutionnel n’a jamais le dernier mot. Cette idée
est portée par une théorie dite de l’aiguillage. Au terme de cette théorie, le Conseil Constitutionnel
n’est qu’un aiguilleur. Lorsqu’il examine un projet de loi, si cette loi est conforme à la Constitution, il
la valide et elle est adoptée en tant que loi ordinaire. S’il pense qu’il y a un problème de non
conformité à la Constitution, cette loi peut exister mais sous la forme d’une loi constitutionnelle. Le
juge n’a donc pas le dernier mot puisque le Peuple ou ses Représentants pourront toujours adopter une
loi constitutionnelle si la loi ordinaire est impossible. Cette théorie rappelle donc, qu’en démocratie, il
existe des procédures de révision de la Constitution qui permettent de changer de Constitution et qui
empêchent le gouvernement des juges. Ce sont donc toujours les représentants du peuple qui ont le
dernier mot.
Enfin, un troisième argument peut être avancé au soutien de la légitimité démocratique du Conseil
Constitutionnel. Il s’agit de l’argument le plus fort. On peut considérer que le Conseil Constitutionnel
même s’il n’est pas élu est un représentant du Peuple car il est le garant d’une norme qui a été adoptée
par le Peuple par la voie du référendum en 1958. La Constitution ayant été adoptée par le peuple, elle
exprime la volonté du peuple. Dès lors, par le contrôle de constitutionalité de la loi, il défend la
volonté du peuple constituant contre celle des représentants du peuple. La fonction de représentation
dépasse finalement l’absence d’élection des juges par le peuple. Cette théorie est très importante car
elle défend l’idée que le Conseil Constitutionnel est non pas un censeur mais le premier défenseur du
peuple d’autant que la constitution défend les droits de l’Homme et les valeurs fondamentales de la
République. Finalement, le juge constitutionnel est le véritable garant de la volonté du peuple et des
droits individuels.
Progressivement, la classe politique a accepté le rôle du Conseil Constitutionnel. Cette acceptation
n’est possible que parce qu’il y a un consensus sur le contenu de la Constitution ; autrement dit, le
contenu des normes constitutionnelles ne fait pas l’objet d’un débat : toute la classe politique française
admet le principe des droits de l’Homme ainsi que les valeurs de la République. Je pense que c’est une
condition indispensable de légitimité d’une juridiction constitutionnelle, elle n’est acceptée que
lorsqu’elle défend des normes qui sont acceptées par l’ensemble des citoyens. Si la Constitution est
conforme à la volonté du Peuple, alors l’organe qui défend cette Constitution est accepté par le jeu
politique. C’est pourquoi, aujourd’hui, il n’y a pas de remise en cause du rôle du Conseil
Constitutionnel qui, au contraire, est de mieux en mieux accepté. Cette acceptation repose également
sur deux réformes qui ont permis à l’opposition parlementaire puis, à tout citoyen, à l’occasion d’un
procès ordinaire, de le saisir. Le pouvoir judiciaire constitutionnel trouve donc globalement sa place
dans la démocratie française.
Reste le deuxième problème tenant à la qualité des décisions du Conseil Constitutionnel. Ce problème
est de nature différente. La critique ne porte plus sur le droit à juger la loi mais sur la manière dont il
juge la loi. Certains observateurs, des professeurs notamment, considèrent que les décisions du Conseil
Constitutionnel, contiennent une forme d’arbitraire parce qu’elles interprètent trop librement les
normes de la Constitution. Il faut dire que, dans la Constitution, il y a des normes et des principes dont
la valeur politique est très différente. Schématiquement, il y a des principes libéraux et des principes
socialistes et, de fait, le Conseil Constitutionnel dispose d’une liberté d’interprétation des principes
posés dans la Constitution. C’est cette liberté d’interprétation qui suscite les plus vives critiques.
Pour illustrer le positionnement politique du Conseil Constitutionnel, je vais exposer une décision
importante du Conseil Constitutionnel qui marque la volonté du juge de trouver un équilibre politique
afin de ne pas appliquer le droit de manière aveugle.
Il s’agit d’une décision du 16 janvier 1982 relative aux lois de nationalisation. En 1982, la gauche
vient d’arriver au pouvoir après vingt-trois années ininterrompues de gouvernement de droite. La
gauche, élue sur un programme « très à gauche », lance ses réformes. Le Conseil Constitutionnel, alors
exclusivement composé de personnes nommées par la droite, est saisi d’une des lois emblématique du
nouveau gouvernement gauche portant sur la nationalisation de certaines entreprises. Le moment était
donc politiquement tendu. Juridiquement, le débat portait sur la contradiction de deux normes
constitutionnelles. La première norme est celle de la propriété privée remise en cause par la seconde
posant la possibilité des nationalisations. En effet, alors que le droit de propriété est considéré comme
« sacré » par la Déclaration de 1789, le préambule de la Constitution de 1946 pose le principe de la
nationalisation de certains groupes qui relèvent de l’intérêt général. Ces deux normes sont donc
contradictoires puisque l’on ne peut nationaliser sans porter atteinte à la propriété.
Comment raisonne alors le Conseil Constitutionnel ? Son raisonnement est tout à la fois juridique et
politique. Sa solution sera de dire que les nationalisations sont constitutionnelles mais que les
indemnités versées aux propriétaires sont insuffisantes. Son raisonnement s’articule sur deux points.
Tout d’abord, il affirme que les deux normes ont la même valeur constitutionnelle, puisqu’elles ont été
toutes deux adoptées par le peuple lors du referendum de 1958 ; ensuite, il affirme que le droit de
propriété a, depuis 1789, subi des évolutions qui déterminent que l’on puisse lui porter atteinte dans un
but d’intérêt général. Dans cette décision, le Conseil fait donc du droit mais aussi de la politique. Il a
compris que, dans sa position, il ne pouvait pas censurer la loi de la nouvelle majorité politique ; il
opte donc pour une solution de compromis politique qui s’appuie sur un raisonnement juridique.
Il fait ainsi la démonstration de ce que le pouvoir judiciaire en démocratie est toujours obligé de
trouver un équilibre entre la souveraineté du peuple et les droits de l’Homme ; le juge ne mène jamais
de raisonnement purement juridique parce qu’il raisonne toujours dans un contexte politique. Ainsi, le
pouvoir du juge en démocratie n’est jamais exclusivement juridique, il est l’expression d’un
compromis politique si bien que le Conseil Constitutionnel est le lieu dans lequel la société pense sa
propre évolution.
Le juge est donc un véritable créateur de normes constitutionnelles ; il n’est limité que par la prise en
compte du contexte politique puisqu’aucune autorité ne peut contester ses propres décisions. Pour
conclure, le pouvoir judiciaire est donc à la fois un organe du droit et de la politique, un organe de
l’Etat de droit et de la démocratie.
Je vous remercie de votre attention et suis prêt à répondre à vos questions.
Question 1 : Il y a t-il une différence entre les notions de citoyen et de peuple ? Entre celle de juge et
de magistrat ?
Non le peuple est l’ensemble des citoyens. En France, il y a un mot pour désigner juridiquement le
peuple, c’est la Nation. Dans la tradition de la République Française, il y a un corps unique et
indivisible. D’un côté, se trouve la Nation, de l’autre les citoyens et il ne peut y avoir de corps
intermédiaire. En revanche, nous distinguons les droits de l’homme de ceux du citoyen. Les droits de
l’homme renvoient aux droits de l’homme dans sa vie privée, et ceux du citoyen renvoient aux droits
politiques.
Il n’y a pas de différence entre le juge et le magistrat. En revanche, la question de la définition de la
qualité de juge pose question en France, car certains considèrent que le Conseil Constitutionnel, du
fait de sa composition, de ses règles de procédure n’est pas un « vrai » juge. Dans mon intervention, je
considère le pouvoir judiciaire de façon très large comme le pouvoir de juger, le pouvoir de l’ensemble
des juridictions. En France, on distingue, plus précisément, les juges administratif, judiciaire et
constitutionnel. Mais dans le cadre de ce propos qui est de montrer la place de la fonction de juger en
démocratie ces distinctions sont inutiles, car tous ces juges sont au cœur de la tension que j’évoquais
avec vous entre démocratie et protection des droits de l’Homme.
Question : La société civile est-elle représentée au Conseil supérieur de la magistrature ?
Réponse : Le Conseil Supérieur de la Magistrature se compose de magistrats et de personnalités
qualifiées. En France, ce n’est pas tant la composition du Conseil Supérieur de la Magistrature que le
rattachement de la magistrature aux institutions politiques qui pose problème. Ce qu’a révélé la
Présidence Sarkozy c’est la crainte que les magistrats constituent un contre pouvoir dans l’Etat parce
qu’ils seraient indépendants du pouvoir politique.
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