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Entreprise et démocratie économique
Par Daniel Bachet
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Les salariés et les citoyens constatent tous les jours que les entreprises peuvent produire de
nouveaux biens et services sur la base d’innovations permanentes qui incorporent de
l’intelligence et des compétences et simultanément engendrer des conséquences hautement
nuisibles pour les systèmes sociaux : restructurations destructrices d’emplois, licenciements
boursiers, délocalisations abusives, falsifications des comptes, atteintes à l’environnement,
etc. Sachant que les modes de fonctionnement des grands groupes industriels ne sont pas
assimilables à la gestion des PME, comment appréhender ces dynamiques contradictoires et
trouver des explications satisfaisantes ?
Quelle est la finalité de l’entreprise : l’enrichissement des actionnaires de contrôle et des
propriétaires, la production de richesses (biens et/ou services), la minimisation des « coûts de
transaction » c’est-à-dire des coûts qui découlent du fonctionnement des marchés, l’emploi, la
construction de liens sociaux ou encore à tous ces objectifs à la fois ?
Dans les manuels de droit des sociétés, le mot « société » possède deux sens. Il désigne le
« contrat » par lequel deux ou plusieurs personnes décident de mettre quelque chose en
commun en vue de se partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ;
c’est l’acte constitutif de la société. Il désigne également la « personne juridique », dite
personne morale, à laquelle est affectée la « chose » mise en commun, et qui est investie de la
capacité juridique d’agir en son nom et dans l’intérêt de la collectivité (c’est-à-dire les
associés et les actionnaires selon le statut juridique de la société).
Dans le langage des affaires, le terme de société vise essentiellement la personne morale
tandis que l’acte de constitution est appelé contrat de société ou plus volontiers encore,
statuts.
Précisons que la « chose » comprend des biens et éventuellement l’industrie mis en commun.
Par biens, il faut entendre les apports en numéraire (c’est-dire en argent) et les apports en
nature (c’est-à-dire autres que de l’argent, tels immeubles, machines, fonds de commerce,
marque, etc.). Les apports en industrie désignent les engagements que prend un associé de
mettre à la disposition de la société ses capacités de travail, sa notoriété, son savoir faire, voire
son crédit. Il serait trop long de décrire ici les nombreux types de sociétés existantes. Nous en
distinguerons au moins deux : les sociétés de personnes et les sociétés de capitaux.
On qualifie de « société de personnes » les sociétés dans lesquelles les associés se regroupent
en considération de leur personnalité (« intuitu personnae »). Dans ces sociétés, les associés
doivent agréer tout nouvel associé. Les sociétés en nom collectif et les sociétés en
commandite simple se rangent dans cette catégorie.
On qualifie de « sociétés de capitaux » les sociétés dont le régime n’est pas fondé sur la
personnalité des associés. Ceux-ci ne se connaissent généralement pas et peuvent céder
librement leurs actions. Se rangent dans cette catégorie les sociétés anonymes et les sociétés
en commandite par action.
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Maître de Conférences à l’Université d’Evry, chercheur au Centre Pierre Naville.
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Entre les sociétés de personnes et les sociétés de capitaux se trouvent les « sociétés à
responsabilité limitée » dont les traits caractéristiques sont empruntés tantôt aux unes tantôt
aux autres.
Les « personnes qui conviennent de mettre quelque chose en commun » sont, selon les types
de société, dénommées « associés » ou « actionnaires ». Les associés et les actionnaires sont
usuellement qualifiés de « propriétaires ». En fait, ils ne sont propriétaires que de leurs
« parts sociales » ou de leurs « actions ». C’est la société qui est propriétaire au moins en
partie, de ses actifs.
Les associés et les actionnaires sont aussi qualifiés de « preneurs de risques » en raison du fait
que ce sont eux qui assument, s’il y a lieu, les pertes de la société. Le bénéfice qu’ils espèrent
se partager est donc justifié à la fois par leurs apports et par le risque qu’ils encourent.
Il est intéressant de noter que « l’objet de la société », qui doit figurer dans les statuts, n’a pas
de définition légale. On s’accorde néanmoins unanimement à considérer que l’objet de la
société, ou « objet social », est « le genre d’activité que la société se propose d’exercer pour
obtenir les bénéfices escomptés : fabrication et vente de tel ou tel produit, négoce, prestations
de services, etc. ». Il y a déjà là, à l’évidence, confusion entre la « société » et
l’ « entreprise », entre l’entité juridique et la structure productive.
La société finance l’entreprise. Elle réunit à cette fin des capitaux propres et des capitaux
empruntés et son objectif est le profit.
Les raisons et les conséquences d’une confusion
Si en France, les termes d’entreprise et de société sont couramment employés sans distinction
de contenu et de finalité, celui de « corporation » ou de « firme » est le plus souvent utilisé
dans le monde anglo-saxon. Le terme « corporation » désigne en général les grandes sociétés
anglo-américaines cotées en bourse qui se trouvent pour l’essentiel aux États-Unis.
La notion de « firme » est une catégorie plus générique et plus « neutre » qui pourrait
caractériser une entreprise moyenne ou grande sans distinguer a priori la structure productive
de la forme sociétaire adoptée.
La confusion entre l’ « entreprise » au sens de structure productive dont l’objectif est de créer
des biens et/ou des services et la « société » au sens juridique dont la finaliest le profit n’a
pas été maintenue et entretenue par hasard. Elle est le résultat d’un rapport de force favorable
aux détenteurs de capitaux qui ont traduit celui-ci en un « rapport de sens ».
Nous proposons donc une refondation de l’entreprise que l’on distinguera de la « société » au
sens juridique, entité derrière laquelle opèrent les propriétaires, les actionnaires de contrôle et
les dirigeants-managers.
L’objectif est bien de transformer le regard qui a été imposé sur l’état de la réalité
économique et sociale pour tenter de changer cette réalité. Pour changer le monde écrivait
Pierre Bourdieu, il faut changer les manières de faire le monde.
Il s’agit d’un enjeu qui est indissociablement cognitif et politique et qui se décline dans toute
une série de propositions concrètes concernant aussi bien les « outils de gestion », la
conception de l’efficacité ou encore les rapports de pouvoir dans l’entreprise.
La perspective de « refonder » l’entreprise telle qu’elle est proposée ici tente de prendre en
compte un certain nombre de réalités économiques qui apparaissent déjà comme
incontournables. Certes, les économies de demain s’appuieront sur le savoir, l’information et
la connaissance. L’investissement dans la recherche et dans la formation jouera un rôle de
plus en plus considérable pour le développement économique et social et pour l’amélioration
du niveau de vie des populations. L’industrie sera remodelée par l’économie des services et le
cycle du processus industriel (conception, innovation, production, distribution, vente et après
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vente) se tournera vers des marchés plus diversifiés, plus segmentés et plus versatiles. Mais la
plupart des analyses qui valorisent le thème de « l’économie du savoir » ne nous apprennent
pas grand-chose sur les formes d’efficacité économique qui devront être construites
collectivement. Or, il semble que cette économie du savoir et cette « révolution de
l’intelligence » restent pour le moment immergées dans le cadre de rapports de concurrence
dominés par la seule rentabilité financière ou bien par un certain type de compétitivité fondé
sur la réduction permanente des coûts, en particulier du coût du travail. Cette conception de
« l’efficacité » relève d’une imposition par les détenteurs de l’autorité légitime d’une vision
politique et intéressée du monde économique.
Pourtant les conceptions de l’efficacité économique sont plurielles et que les notions de
« compétitivité » ou de « productivité » doivent être arrachées à une vison présentée comme
absolue et universelle car elle n’est en fait que le produit d’un point de vue particulier sur
l’espace social.
L’entreprise et la société au miroir de l’histoire
Il est indispensable de présenter l’entreprise dans une perspective historique afin d’indiquer
précisément comment a pu émerger la société (de personnes et de capitaux) au XIXe siècle en
recouvrant aussitôt l’unité de production qu’est l’entreprise. Il faut signaler que cette
imposition exclusive de droits de propriété est bien antérieure au XIXe siècle dans la mesure
le point de vue et les intérêts des propriétaires ont toujours primé dans l’histoire sur celui
des autres agents. Le crédit commercial et bancaire et la dissémination des créances entre les
mains d’opérateurs privés sont attestés à Assur, capitale de l’Assyrie dès le deuxième
millénaire. Tacite se moque des Germains qui ne savent pas encore qu’on peut prêter contre
intérêt. Mais lui le sait, et avec lui la société romaine depuis au moins cinq siècles. Les mines
d’argent de l’Attique employaient en permanence vingt mille esclaves exploités par des
opérateurs privés recevant concessions de l’État athénien. Même remarque pour les mines et
les chantiers romains financés par d’authentiques capitalistes comme le célèbre orateur
Cratius. Ainsi, la délégation de pouvoir vers des « managers » existe déjà à Rome les
banquiers gestionnaires sont souvent des esclaves de haut niveau.
Pourtant, l’émergence de la grande société anonyme est l’élément décisif propre au
capitalisme industriel et financier qui permet de comprendre comment, par le biais de la
délégation de pouvoir vers des managers, une certaine représentation de la production des
richesses va s’instaurer et s’incarner dans des outils de gestion et de pilotage servant
directement les intérêts d’une communauté de propriétaires, d’actionnaires de contrôle et de
dirigeants. L’avènement depuis plus de deux décennies du capitalisme patrimonial ou
actionnarial constitue la suite logique qui marque le retour très significatif du pouvoir de la
finance.
La modernité libérale qui apparaît après la volution française et qui « libère » le travail des
corporations voit rapidement l’usine se transformer en une nouvelle féodalité. La libération du
salariat prend alors la forme d’un « contrat de subordination » à l’égard de la « société » des
propriétaires. La liberté des uns sera en mesure d’acheter la liberté des autres c’est-à-dire d’en
disposer et de la soumettre à la nécessité du nouvel ordre productif. Le droit considère
l’entreprise comme un objet, une « chose » ou un « bien » appartenant à ses propriétaires alors
que fondamentalement personne ne peut être juridiquement propriétaire d’une entité qui
n’existe pas légalement. Différentes conceptions juridiques de l’entreprise s’affrontent, de la
théorie individualiste fondée sur le « contrat » à la théorie institutionnelle qui fait de
l’entreprise un groupement organisé en fonction d’une fin commune, l’entrepreneur ayant
pour mission d’assurer le bien commun de tous les membres.
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D’où la nécessité de sortir de la confusion qu’entretiennent le droit et l’entreprise et de
clarifier les termes d’un raisonnement qui, a priori, accorde abusivement l’essentiel des
pouvoirs à la seule propriété des capitaux.
L’actuelle mondialisation est le point d’aboutissement de la prééminence de la « société » et
des critères de rentabilité financière sur l’entreprise.
Un constat s’impose assez clairement : l’entreprise n’est conçue aujourd’hui que comme un
actif de plus en plus liquide que l’on peut vendre par compartiment voire « désosser » pour
augmenter le cours de l’action. Les nouvelles normes comptables appuient cette conception
qui est aussi une vision politique légitimant la domination des intérêts de catégories bien
particulières au détriment des autres parties prenantes. Or, du point de vue des salariés et des
entrepreneurs, l’entreprise est avant tout une entité qui agence des capitaux physiques,
humains et immatériels dans le cadre d’un temps long de l’exploitation propre à l’activité
productive. Le fait de ne pas avoir pris en compte cette vérité élémentaire conduit à toutes les
dérives actuelles du capitalisme financier : délocalisations systématiques, lancement d’offres
publiques d’achat (OPA) servant à réaliser une plus-value financière rapidement,
restructurations destructrices d’emplois etc. Ainsi, la refondation des droits de propriété
s’impose à la fois pour faire baisser les niveaux d’exigence de rentabilité et pour réorienter la
croissance en valorisant l’entreprise et le travail au bénéfice de l’intérêt général.
L’entreprise démocratique à venir
Refonder l’entreprise pour construire une véritable démocratie économique suppose comme
préalable de distinguer les finalités de l’entreprise et de la société puis d’en tirer toutes les
leçons en terme d’organisation des pouvoirs et de nouvelle efficacité économique et sociale.
Si l’on veut bien admettre que l’entreprise n’appartient pas aux seuls propriétaires, il faut
reposer la question des sources du pouvoir et faire en sorte que le conseil d’administration et
le comité d’entreprise reflètent mieux l’apport de tous ceux qui valorisent l’entreprise. Mais
ce nouveau partage des pouvoirs ne pourra pas être mis en œuvre à l’aide des seuls outils de
gestion existants sous peine de graves déconvenues.
Il sera indispensable en effet d’évaluer les insuffisances de ces outils qui privilégient les
catégories économiques propres aux détenteurs de capitaux (optimisation financière) et qui
sont aveugles à toute autre considération : mesure inappropriée de la notion de
« productivité » et de « compétitivité », ratios de rentabilité de l’entreprise ou des produits
non fondés logiquement, construction artificielle de la notion de « marge », etc. Ensuite, il
sera cessaire de construire des comptes spécifique pour l’entreprise. Cela permettra de ne
plus appréhender le travail comme un coût car celui-ci est également une source de valeur et
de développement.
La finalité de l’entreprise est de produire des biens et des services dont la contrepartie
économique se mesure par la « valeur ajoutée ». Qu’est-ce que la valeur ajoutée ? C’est pour
faire simple, la différence entre le chiffre d’affaires et les achats de l’entreprise. Elle est
répartie par la société entre les parties prenantes que sont les banques, l’État, le personnel, les
dirigeants, les actionnaires et la société elle-même. Comment atteindre l’objectif voulu de
valeur ajoutée, celui qui satisferait l’ensemble des parties prenantes ? En mobilisant toutes les
énergies sur cet objectif commun. En utilisant les nouveaux comptes d’entreprise (comptes de
valeur ajoutée) comme aide à la décision permettant de modéliser, de simuler et d’optimiser.
On découvre alors qu’une multitude de potentialités individuelles, collectives, systémiques,
constituent un « gisement » jusqu’alors ignoré, donc inexploité.
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Les comptes de valeur ajoutée devraient donner ainsi de nouvelles possibilités pour favoriser
la création de richesses et construire les ponts entre le niveau micro-économique de
l’entreprise et le niveau plus large du système productif.
Il en va du rythme, du contenu qualitatif de la croissance et de sa répartition si l’on veut
promouvoir un autre mode de développement, plus soutenable écologiquement pour la planète
et plus respectueux de la justice sociale pour les hommes et les femmes sans pour autant
sacrifier l’efficacité.
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