I. La pondération des circonstances chez Port-Royal

1
Résumé :
Mon but est d’analyser un aspect de l’originalité dont se targue Hume dans la section X de l’Enquête.
Pour ce faire je compare l’approche humienne avec celle que développent les Messieurs de Port-Royal
dans la Quatrième Partie de la Logique sur la question de la croyance testimoniale, non seulement à
propos de leurs intentions (apologétique pour l’une, critique pour l’autre), mais aussi quant à leurs
conceptions respectives d’une pondération et des degrés de croyances qui en résultent. Par là, je
souhaite discuter la thèse selon laquelle a/ Arnauld distinguerait l’évidence exclusivement physique du
fait et l’évidence de ce fait sur la base du seul témoignage, et b/ dans une perspective apologétique, il
élaborerait une pondération par laquelle le témoignage honnête devrait être reçu même pour les
événements les plus improbables, c/ l’originalité humienne ne consistant alors qu’à retourner
l’argument arnaldien en arguant qu’aucun témoignage ne peut être assez évident pour rendre ces
événements crédibles. Il me semble 1/ que la logique du probable proposée par Arnauld ne consiste
pas simplement à mettre en balance le témoignage d’un côté et la probabilité inhérente à l’événement
de l’autre, 2/ que chez Hume la pondération ne se réduit pas davantage à ce schéma, et 3/ que
l’originalité de Hume à propos de la croyance au miracle sur la base du témoignage réside par
conséquent ailleurs.
Abstract :
My aim is to examine one aspect of the originality on which Hume prides himself in section X of the
Enquiry. To this end, I compare Hume’s views with those developed by Port-Royal in the Fourth Part
of Logic on the matter of testimonial belief, not only with regard to their purposes (apologetic or
critic), but also with regard to their respective conceptions of weighting and degrees of belief. Thus, I
would like to discuss the thesis according to which a/ Arnauld distinguishes between solely physical
evidence and evidence on the sole basis of testimony, b/ from Arnauld’s apologetic perspective,
weighting evidence should lead to receive honest testimony even for most improbable events, c/
Hume’s originality only consists in reversing that argument by defending the view that no testimony is
sufficiently evident to make them credible. It seems to me that 1/ Arnauld’s Logic on the probable does
not simply consist in balancing testimony against the inherent probability of an event, 2/ for Hume, the
evidence weighting implied by testimonial belief is not reduced to this schema, 3/ consequently,
Hume’s originality about testimonial belief in miracle lies elsewhere.
2
La croyance testimoniale et l’originalité du raisonnement humien sur les miracles.
Une comparaison avec Port-Royal.
A shortened version without any Appendix nor endnotes would be read at the conference.
A propos du raisonnement sur les miracles de la section X de l’Enquête
1
, Hume ne cachait pas sa fierté
d’avoir trouvé un argument selon lui original
2
. Récemment, plusieurs travaux se sont attachés à mettre
en évidence le contexte intellectuel, les sources possibles et les arguments auxquels le raisonnement
humien semble faire écho. D. Wootton, ainsi, défendit la nécessité d’en chercher les sources françaises
et d’assigner au manuel de Port-Royal, la Logique ou l’Art de Penser (1662), l’origine de certaines de
ses catégories fondamentales, telle la distinction entre les « circonstances internes » et les
« circonstances externes »
3
. M. A. Stewart, bien qu’accordant importance au texte janséniste, a pour sa
part insisté sur l’inspiration lockienne, selon lui primordiale dans l’Essai sur les miracles
4
. D’autres
cadres conceptuels en référence auxquels le raisonnement humien fut écrit, ou tout au moins lu, ont
par ailleurs été largement mis en lumière
5
.
En outre, des recherches en histoire des sciences ont entrepris de resituer l’Essai sur les miracles au
sein d’une histoire de la probabilité
6
. I. Hacking, dans L’émergence de la probabilité a ainsi soutenu
que Hume y utilisait et bouleversait le schème conceptuel probabiliste qui émergea avec Arnauld,
l’auteur présumé des chapitres 12 à 16 de la Quatrième Partie du manuel de Port-Royal traitant de la
probabilité
7
. Les historiens de la philosophie accordent généralement que la Logique marque un
tournant dans l’histoire de la probabilité, en ouvrant la voie à une quantification et une
mathématisation de la probabilité
8
plus tard mises en œuvre par des mathématiciens et des philosophes
dont on peut supposer qu’ils auront sur Hume une influence directe ou indirecte
9
.
Dans les pages qui suivent, je souhaiterais mesurer la distance entre le traitement humien de la
croyance testimoniale dans la section X et la conception de Port-Royal avec lequel ces études le
mettent en regard. Par là, je cherche à appréhender un aspect de l’originalité dont se targue Hume.
Pour le théologien français du XVIIe siècle comme pour l’historien écossais du XVIIIe siècle, la
problématique de la croyance testimoniale s’inscrit en amont dans la réflexion sur la croyance au
probable, et s’applique en aval à la question de la croyance au miracle sur la base du témoignage. Dans
cette perspective, les deux approches seront confrontées non seulement à propos de leurs intentions
(apologétique pour l’une, critique pour l’autre), mais aussi quant à leurs conceptions respectives d’une
pondération et des degrés de croyances qui en résultent. Par là, je souhaite discuter la thèse selon
laquelle a/ Arnauld distinguerait une évidence interne et une évidence externe, et b/ il élaborerait une
pondération originale qui lui permet de défendre l’existence de miracles sur lesquels se fonde le
3
catholicisme ; dès lors c/ l’originalité humienne consisterait tout bonnement à retourner l’argument
arnaldien :
Where Arnauld had argued that honest testimony could be accepted even for the most improbable of
events, Hume argued that certain events were so improbable that no testimony could be strong enough to
make them credible [D. Wootton, Op. Cit., p.197]
10
Mais il se pourrait 1/ que la logique du probable proposée par Arnauld ne consiste pas à opposer et
mettre en balance le témoignage d’un côté et la probabilité inhérente à l’événement de l’autre, 2/ que
chez Hume la pondération ne se réduise pas davantage à ce schéma, et 3/ que l’originalité de ce dernier
réside par conséquent ailleurs.
I. La pondération des circonstances chez Port-Royal
Lorsqu’à la fin de la Quatrième partie du manuel de Logique, Arnauld envisage les règles pour bien
conduire sa raison dans la croyance des faits, il cherche à repérer les bornes d’une croyance prudente
sur la base de l’autorité
11
. Ces bornes signalent l’exercice « ordinaire » du bon sens
12
, qui doit être
réglé pour éviter les égarements d’une crédulité ou d’une incrédulité excessives. Parce que la raison,
chez Arnauld, n’est pas solipsiste, et parce qu’il est nécessaire de se fier à l’autorité d’un autre (autrui
ou le Grand Autre)
13
, la croyance testimoniale est un objet digne de logique
14
.
Les deux règles qui permettront de bien conduire sa raison dans les croyances des faits et d’éviter les
égarements
15
sont développées dans les chapitres 13 et 15. A propos des événements humains
contingents, la simple non-impossibilité ou concevabilité de la chose n’est pas une raison suffisante
d’y croire
16
. La maxime est alors la suivante :
Pour juger de la vérité d’un événement et me déterminer à le croire ou à ne pas le croire, il ne faut pas le
considérer nûment en lui-même, comme on ferait une proposition de géométrie ; mais il faut prendre
garde à toutes les circonstances qui l’accompagnent, tant intérieures qu’extérieures. J’appelle
circonstances intérieures celles qui appartiennent au fait me, et extérieures celles qui regardent les
personnes par le moignage desquelles nous sommes portés à le croire. Cela étant fait, si toutes les
circonstances sont telles qu’il n’arrive jamais, ou fort rarement, que de pareilles circonstances soient
accompagnées de fausseté, notre esprit se porte naturellement à croire que cela est vrai, et il a raison de le
faire, surtout dans la conduite de la vie, qui ne demande pas une plus grande certitude que cette certitude
morale, et qui doit même se contenter en plusieurs rencontres de la plus grande probabilité.
Que si, au contraire, ces circonstances ne sont pas telles qu’elles ne se trouvent fort souvent avec la
fausseté, la raison veut ou que nous demeurions en suspens, ou que nous tenions pour faux ce qu’on nous
dit, quand nous ne voyons aucune apparence que cela soit vrai, encore que nous n’y voyons pas une
entière impossibilité [pp. 319-20 ; je souligne « fort rarement »]
Qu’est-ce qu’une « circonstance » ? M. Pécharman rapproche la notion du mode ou de l’accident. Les
circonstances sont, dit-elle, comme des « accidents survenant à ce sujet, lui-même accidentel, en quoi
consiste un fait contingent »
17
. Ce peut être un aspect des faits relatés, voire une partie de ces faits : ce
sont les circonstances intérieures. Les circonstances extérieures quant à elles regardent autant l’éthique
ou le savoir des personnes qui nous les relatent, que leurs propres sources, éventuellement
testimoniales.
Ce qui est ici frappant pour un lecteur qui s’attend à ce que ce texte, souvent cité par les
commentateurs et historiens de la philosophie, annonce un argument futur sur la pondération entre
4
évidence interne et évidence externe, c’est précisément l’absence de toute exigence de pondération !
Nulle comparaison, nulle opposition entre les différentes circonstances (et les croyances auxquelles
elles donnent lieu) n’est explicitement mentionnée dans cette première règle. Bien que plusieurs
circonstances soient à considérer, il ne s’agit pas encore de les pondérer l’une par l’autre. On les
considère « toutes » et si cet ensemble est souvent faux, alors la croyance est proscrite. On peut penser
que la moindre fausseté qui entrerait dans cet ensemble de circonstances suffirait à le rendre faux. Cela
ne suffirait néanmoins pas à interdire la croyance, si cette fausseté globale n’est pas fréquemment
constatée.
Force est d’admettre que si l’on s’en tient à cette seule règle, le schéma paraît simpliste. C’est
pourquoi la règle va être amendée à la fin du chapitre 13, puis compliquée par une seconde règle au
chapitre 15.
Arnauld présente l’amendement comme une « exception à la règle » : lorsque les principales
circonstances d’un fait sont suffisamment établies, on peut se dispenser de considérer toutes les
circonstances qui y concourent et des témoignages différents (voire apparemment contraires) à ce
qu’on nous rapporte peuvent ne pas lui être contradictoires
18
. Pour que cet amendement soit une
exception, il faudrait que la première maxime demande de comparer différents témoignages et qu’une
dissension soit marque de fausseté. A supposer que cette confrontation entre moignages afférents
soit implicitement requise, la maxime ne dit pas sous quelles conditions l’envisager. Quelles
circonstances comparer et comment pondérer les témoignages ? Sur ce point, Arnauld donne peu
d’indications. Sans doute admet-il qu’une telle pondération est ce que l’esprit fait « ordinairement ».
Mais il ne l’intègre pas dans son modèle épistémologique et logique : il n’envisage pas que l’esprit
doive comparer différents témoignages ni les normes de cette comparaison.
La seconde règle vient alors compliquer la première. D’après la première règle, il semblait que le
critère déterminant soit la fréquence de « la faussequi accompagne une circonstance ». Admettons
alors que le témoin soit souvent menteur, nous avons une raison de suspendre notre jugement ou de
croire que ce qu’il dit est faux. Mais alors faut-il se défier de lui quoi qu’il dise, même s’il nous
prévient d’une chose aussi triviale que la présence d’une pierre sur le chemin, ou que notre lacet est
défait alors qu’il n’a aucun intérêt à mentir en cette sorte de sujet ? La seconde règle permet de
répondre : la circonstance particulière qu’ici le menteur n’a aucun intérêt à mentir nous permet de le
croire. Ainsi, parmi les circonstances internes et externes, elle demande cette fois de distinguer entre
les circonstances communes et les circonstances particulières. Il faut ensuite considérer deux cas. S’il
n’y a pas de circonstance particulière contraire aux circonstances communes, on a raison de croire ce
qui est probable d’après les circonstances communes ; et la pondération n’a même pas besoin de
s’exercer puisqu’il n’y a pas de contrariété. Si des « circonstances particulières » sont contraires aux
circonstances communes ou si les « circonstances communes » sont souvent accompagnées de
fausseté, alors le poids des circonstances communes est faible. Voilà le seul cas de pondération
envisagé par Arnauld.
5
Dans la perspective d’une comparaison avec la pensée humienne, deux points retiennent notre
attention. Tout d’abord, on note qu’il n’est pas fait explicitement mention d’un conflit possible entre
les circonstances intérieures et les circonstances extérieures en tant que telles. Par ailleurs, comment
déterminer le poids que doivent avoir les unes et les autres si ce n’est plus par la fréquence ? Les
détails (notamment quantitatifs) de la pondération font défaut
19
.
Selon M. charman, la logique du contingent de Port Royal repose précisément sur la pondération
mutuelle de toutes les circonstances qui constituent en propre un fait contingent. Ce n’est pas en
considérant les circonstances séparément et ensuite en comparant leurs poids à l’aune d’un critère
absolu que nous devons déterminer notre croyance
20
. Il faut évaluer la probabilité des circonstances
communes « selon d’autres circonstances » (IV, 14). En somme, d’après M. Pécharman, il semble
qu’il y ait bien des critères de pondération, mais ce sont des critères conjoncturels : c’est la
« conjonction des circonstances », par quoi il faut entendre selon la commentatrice « la composition de
celles qui sont communes avec celles qui sont particulières », qui est la loi fondamentale de la logique
du contingent d’après Port-Royal
21
. Pourtant il se pourrait que la question ne soit pas si tranchée dans
ce passage de la Logique. Certes les règles que prétend donner Arnauld ne sont que palliatives et il ne
s’agit pas de donner une méthode déterminant a priori la vérité du contingent. Mais Arnauld ne dit pas
explicitement que le poids d’une circonstance est mesuré selon les autres circonstances. Il dit
seulement que la vérité du fait doit être établie en confrontant les probabilités des circonstances entre
elles. Il se peut que chaque circonstance ait un poids propre qui pèse plus ou moins lourd dans la
probabilité du fait. Or, pour des circonstances A et B, il est différent de dire que (1) la probabilité du
fait résulte du poids de B en fonction de A et du poids de A en fonction de B ; et de dire que (2) la
probabilité du fait résulte du poids de A et du poids de B. L’assertion (1) donne lieu à une
interprétation « conjoncturelle » de la circonstance, la thèse (2) à une interprétation de la circonstance
que par la suite je nommerai « monolithique ». Si l’esprit de la Logique est conjoncturel, il me semble
que la lettre du texte est plus ambiguë
22
.
Finalement le lecteur est autorisé à se demander si le critère des circonstances intérieures / extérieures,
même amendé et compliqué, n’est pas une exigence rationnelle déraisonnable puisqu’il faudrait
pouvoir juger de la vérité et de la fausseté de toutes les circonstances. N’est-il pas mal défini : qu’est-
ce qui délimite une circonstance ? Comment déterminer la vérité ou la fausseté d’une circonstance
sans être renvoyé à une régression à l’infini (juger des circonstances dans lesquelles la vérité de telle
circonstance apparaît) ? Qu’est-ce qui détermine le poids qu’une circonstance doit avoir si ce n’est pas
seulement la fréquence de sa vérité ou fausseté (comme l’indique le chapitre 15) ? Et surtout de quel
droit laisser au « bon sens » le soin de répondre à ces questions ? On pourrait craindre d’être renvoyé à
la lumière naturelle comme à une puissance occulte. En réalité Arnauld ne nie pas que l’esprit pondère
différents témoignages (c’est le sens de l’exception du chapitre 13) ou différentes circonstances
(chapitre 15), mais il n’en donne aucune norme logique.
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