Une réponse à un texte paru sur le site des Atterrés : « Question sur le monopole de la monnaie », 7 avril 2012 (http://atterres.org/article/question-sur-le-monopole-de-la-monnaie ) Jérôme Blanc1 et Bruno Théret2 Ayant signé le manifeste des Economistes Atterrés en 2010, nous ne nous retrouvons absolument pas dans l’un des articles postés sur le site de l’association et portant sur le monopole bancaire de création monétaire. Ce n’est pas l’existence de dissensus qui pose problème, mais ici la mobilisation d’arguments d’autorité et largement biaisés pour répondre à une question profane (mais informée). Cet article appelle trois types de remarques : en terme théorique, en terme empirique, et en terme de posture ; et c’est l’occasion de faire avancer le débat en sortant d’une vision dogmatique de la monnaie et de la banque. Un problème théorique et empirique D’un point de vue théorique, le fond de cet article repose sur un dogme appuyé sur une myopie historique et économiciste. La monnaie, y lit-on en substance, ne saurait être émise autrement que par les banques, et les banques doivent conserver leur monopole de création monétaire. A croire que le crédit bancaire fonctionne parfaitement (le postkeynésianisme proposerait-il pour contre-utopie de la théorie des marchés efficients une utopie de l’efficience des banques ?) et que toute autre manière de créer de la monnaie et de fournir du crédit (puisque c’est la même chose) est impossible ou insensée. Or, d’un point de vue historique, et jusqu’à aujourd'hui bien que de manière très atténuée, la monnaie a toujours été produite par différents acteurs : des institutions souveraines, des banques commerciales, d’autres firmes recherchant par la création monétaire l’accumulation du profit et des groupes associatifs localisés visant un objectif spécifique d’intérêt collectif. On ne saurait oublier que si la monnaie actuelle, tout au moins dans l’Europe de Maastricht et de la globalisation financière, n’est plus pour l’essentiel que le produit des banques commerciales, c’est notamment en raison de la répression monétaire exercée par des gouvernements d’obédience néolibérale qui ont d’une part privé les puissances publiques de tout pouvoir d’émission monétaire en organisant le démantèlement des circuits du Trésor, d’autre part réduit les Banques centrales à des chambres de compensation interbancaires – rôle dont la crise les a certes fait sortir. Il est quelque peu atterrant de voir l’article entériner cette « répression monétaire » typiquement néolibérale ; n’a-t-elle pas été de pair avec la mise au rebut de toute « répression financière » et n’est-elle pas à l’origine de la montée de l’endettement public visà-vis des marchés financiers globalisés et donc de la crise actuelle. Il ne faudrait pas, par myopie historique, dénier la diversité des formes de la monnaie et des modes de leur émission et croire, ou laisser croire, que la situation actuelle est le résultat admirable d’un inéluctable 1 Maître de conférences HDR, UMR Triangle / Université Lumière Lyon 2. 2 Directeur de recherche émérite, UMR IRISSO / Université Paris Dauphine. 2 progrès en matière d’organisation monétaire, le présent étant le couronnement d’une histoire de quelques milliers d’années. La crise majeure que nous traversons devrait suffire à refuser une telle vue mêlant évolutionnisme et déterminisme historique ! Dire que l’organisation monétaire actuelle est perfectible par plus de contrôle et le retour d’un secteur public ne suffit pas : l’histoire peut réserver des bifurcations inattendues. Des travaux de plus en plus nombreux resituent ainsi l’organisation monétaire actuelle dans un cadre historique et anthropologique plus large qui conduit à la relativiser3. Cette position théorique dogmatique se double d’une position intenable d’un point de vue empirique. L’article fait comme si des expériences comme la micro finance et son application au crédit, le microcrédit, n’existaient pas ou ne portaient aucune leçon ; et sa vision de ce qui est dénoncé pourtant sous le terme de « alter monnaies » est à la fois réductrice et erronée. Microcrédit et monnaies citoyennes cherchent à améliorer la circulation monétaire Dans la majorité écrasante des cas, le microcrédit est développé par des organisations non bancaires et non lucratives. Il est vrai qu’il n’y a pas là de création monétaire, mais il y a crédit. Surtout, l’existence d’un microcrédit non bancaire, qui a connu une extension formidable depuis les années 1990 (on passe ici sur ses crises, qui appellent d’autres réflexions), montre tout simplement que les banques ne font pas un travail parfait en matière d’allocation du crédit puisqu’elles ne vont pas jusqu’à proposer du crédit à des populations considérées comme insolvables (trop cher à mettre en œuvre, trop risqué) qui pourtant garantissent en général des taux d’impayés très faibles. Le travail de création monétaire par les banques est donc réorienté et amélioré par ces organismes de microcrédit. On peut ajouter à cela le rôle de la finance solidaire, dont les montants ne sont pas forcément faibles, et qui s’orientent vers le financement de projets « solidaires » au sens où leur valeur ajoutée, avant de promettre un rendement financier important sur les fonds investis, est d’abord sociale ou environnementale. La finance solidaire soutient des activités que les banques commerciales ne soutiennent pas ou très peu, alors même qu’elles ont un impact potentiellement élevé. Elle a notamment un rôle de défrichage d’activités innovantes mais dont la rentabilité est trop incertaine pour attirer le capital sur des critères classiques de valorisation. Cette absence des banques là où socialement le crédit a potentiellement le plus d’impact pose question, par extension, sur les absences de la monnaie là où elle a aussi potentiellement le plus d’impact. La distribution de l’argent dans la société, on le sait, est loin d’être équitable. Beaucoup d’expériences de monnaies citoyennes ont pour arrière-plan une recherche d’équité. Beaucoup ont aussi, et simultanément, pour arrière-plan une recherche de plus grande efficacité économique à une échelle locale, que le fonctionnement du crédit 3 Voir par exemple les travaux de Keith Hart (Money in an unequal world, New York, London: Texere, 2000), de Benjamin Cohen (The Future of Money, Princeton : Princeton University Press, 2004) ou les textes assemblés dans La monnaie dévoilée par ses crises (Bruno Théret, dir., La monnaie dévoilée par ses crises. Crises monétaire d'hier et d'aujourd'hui, 2 volumes, Paris : Editions de l'EHESS, 2007) 3 bancaire ne permet pas : discriminations territoriales et discriminations sociales se combinent pour rendre les individus très inégaux face à l’accès aux services bancaires, au crédit et à la monnaie4. Si l’on peut souhaiter que les banques, par l’infinie bonté et la philanthropie qui caractérisent sans doute des entreprises dont les hauts dirigeants s’octroient bien souvent des « rémunérations obscènes », corrigent ces défauts, il n’est pas interdit d’en douter et, en plus de les contraindre davantage, de rechercher d’autres voies d’amélioration dans la fourniture de monnaie aux agents économiques. C’est au fond tout le pari des monnaies citoyennes, émises par des collectifs associatifs qui, de plus en plus, cherchent et obtiennent des soutiens de collectivités territoriales, en France, en Allemagne, au Brésil ou ailleurs ; et qui de plus en plus travaillent en collaboration avec des caisses d’épargne et de crédit coopératives 5. L’article repose sur une vision étique de ces dispositifs monétaires (appelés monnaies sociales, locales ou complémentaires), qui ont émergé depuis une trentaine d’années dans le monde. Il les ramène à deux choses : d’une part, des SEL, dont on peut se demander d’où viennent les informations sur leur fonctionnement (l’accusation de fuite fiscale est absurde ; un procès intenté en 1997-98 à Foix contre des « sélistes » pour travail dissimulé les a relaxés tout en délimitant ces transactions à des échanges non professionnels et non réguliers), et d’autre part l’idée vague selon laquelle cela conduirait tout un chacun à émettre sa propre monnaie6. Les expériences existantes renvoient en fait à une diversité de configurations, que l’on peut résumer en deux grandes catégories. La première est constituée de systèmes scripturaux de crédit mutuel ou réciproque dans lesquels on trouve les SEL (systèmes d’échange local, adaptation française des LETS, local exchange and trading systems) et des « banques de temps ». Dans les deux cas, les adhérents d’une association se voient ouvrir un compte avec solde nul ; les transactions réalisées mouvementent ces comptes en débit et en crédit, dont la somme reste donc toujours égale à zéro. Cela ressemble par certains aspects au Bancor de Keynes ! Dans le cas des banques de temps, l’unité de compte interne est ancrée sur le temps de réalisation d’un service ; dans le cas des SEL, ce principe est appliqué partiellement et d’autres critères interviennent pour fixer le prix des transactions. Dans aucun des cas, contrairement à ce que laisse croire l’exemple imaginaire mentionné dans l’article, la relation de transaction est bilatérale : au contraire, la monnaie gagnée par une transaction peut être employée auprès de tous les adhérents de l’association. Surtout, la valeur de la monnaie est subordonnée, comme le dit l’article pour la monnaie standard, à la création de valeur par le travail. Mais elle l’est davantage que la monnaie standard car ici il n’y a débit que s’il y a échange, ce qui suppose qu’une valeur produite est transférée. Ajoutons que la spécificité de 4 Voir Georges Gloukoviezoff, L'exclusion bancaire. Le lien social à l'épreuve de la rentabilité, Paris : PUF, 2010. 5 Voir par exemple Jérôme Blanc, dir., Exclusion et liens financiers : Monnaies sociales, rapport 2005-2006, Paris : Economica, 2006. 6 Pour se faire une idée plus fine de ces systèmes, voir deux ouvrages qui analysent en profondeur les SEL : Jean-Michel Servet, dir., Une économie sans argent : les systèmes d’échange local, Paris : Le Seuil, 1999. Smaïn Laacher, Les SEL. Une utopie anticapitaliste en pratique, Paris : La Dispute, 2003. 4 ce type de dispositifs est que la production n’est quasiment pas une production marchande. Ils ne sauraient donc remplacer l’activité productive salariale ou entrepreneuriale classique, et ils ne sauraient se substituer aux monnaies nationales. Ils apportent en revanche quelque chose de plus par rapport à la monnaie standard : ils valorisent des formes sociales d’échange qui, par leur nature non marchande, sont hélas assez peu (re)connues par les économistes, fussentils atterrés. La seconde catégorie de monnaies citoyennes existantes est constituée par des dispositifs monétaires locaux dont la monnaie est à parité avec l’euro (pour les pays de la zone) et convertible, utilisables dans un réseau de prestataires. Ceux-ci ne fraudent pas le fisc, ou pas plus que d’autres : ils déclarent leurs revenus obtenus en monnaie nationale comme ceux obtenus en monnaie locale et paient en monnaie nationale les impôts et taxes afférents. Contrairement au premier cas, il s’agit de monnaies qui privilégient l’échange marchand et ont pour spécificité de localiser le pouvoir d’achat dans un espace restreint et donc de stimuler les activités économiques sur ce territoire. Là encore, la contrainte de rapport à une valeur issue d’une production que mentionne l’article s’exerce bel et bien : le rapport à la production est essentiel pour la confiance dans cette monnaie – tout autant que pour la monnaie standard. Mais la convertibilité de ces monnaies citoyennes (assurée par une réserve équivalente en euros) est un facteur central aussi de cette confiance. La création monétaire fonctionne sur le principe de réserves équivalentes en euros, vieille antienne du 100% monnaie que l’on retrouve par ailleurs remise au goût du jour dans certaines propositions d’économistes atterrés. L’avantage de principe de cette création monétaire localisée est qu’elle vise à stimuler l’économie d’un territoire restreint, souvent soumis à des dynamiques centrifuges et à une déprise industrielle ou agricole. En la matière, on peut y voir une tentative de corriger une activité bancaire insuffisamment en prise avec les enjeux de terrain : une banque aujourd'hui ne mène pas une politique économique, elle travaille pour son propre intérêt ! Le cas des dizaines de banques communautaires brésiliennes émettant leur propre monnaie dans des quartiers pauvres est à ce titre exemplaire : d’abord menacées pour activité bancaire illégale puis pour émission monétaire illégale, leur activité a été reconnue, au point que les politiques nationales de développement du microcrédit et de lutte contre la pauvreté ont conduit à soutenir leur développement. L’activité bancaire classique est ici reconnue moins efficace pour lutter contre la pauvreté qu’une combinaison de microcrédit et de monnaie locale menée par des structures associatives qui n’ont de banque que le nom. Deux impensés : souveraineté et concurrence En définitive, l’argumentation de l’article paraît faussée par la manière dont sont abordés deux éléments centraux de toute construction monétaire : la confiance d’une part, l’articulation entre monnaies d’autre part. La confiance est abordée frontalement par l’article. Elle est cependant mobilisée un peu rapidement : certes, « toute monnaie est fondée essentiellement sur la confiance » ; mais la seconde partie de la phrase est mal interprétée par son auteur : « cette confiance vient notamment du fait qu’elle est acceptée par tous comme un équivalent général ». Ici les 5 problèmes sont multiples. Nous passerons sur les sociétés où les monnaies peuvent ne pas être des équivalents généraux mais des « special purpose money », comme le formule Karl Polanyi. Passons aussi sur la conception de la confiance qui suit, lorsqu’on nous dit que la confiance dans la monnaie vient de l’obligation qu’il y a de l’utiliser ! Une monnaie de nécessité émise vers 1917-1924 en Russie portait la mention : « ce billet est garanti par la tête de celui qui le refusera » ; cette obligation impérieuse garantissait-elle la confiance ? Le problème principal, cependant, est que l’acceptation « par tous » renvoie à un espace social qu’il faudrait délimiter. La monnaie de Singapour serait-elle moins monnaie que celle de la grande Chine, parce que l’espace social d’acceptation est réduit ? Il n’y a pas d’autre manière d’entendre cet argument que de la façon suivante : la monnaie vaut car elle est acceptée par tous dans l’espace pertinent de son usage. La taille de cet espace pertinent n’est pas importante. Si l’on crée une monnaie pour une communauté de 200 personnes et que toutes l’acceptent et l’utilisent, en quoi ne serait-elle pas monnaie ? C’est qu’il y a ici un impensé non identifié dans l’article : la souveraineté. Derrière l’argumentation de la nécessité du monopole bancaire sur la monnaie se cache une conception de la souveraineté politique restreinte à son principal pouvoir d’exécution, l’Etat, qui définit les conditions d’organisation de la monnaie et en particulier l’unité de compte. Or, à nouveau, l’histoire et l’anthropologie conduisent à considérer que la monnaie n’est ni la créature exclusive du marché ni celle de l’Etat7, Son acceptation par l’ensemble d’une société, la légitimité du régime et de la politique monétaire requièrent une confiance d’ordre éthique qui renvoie à la conformité des règles d’émission, de répartition de l’accès à la monnaie et de stabilisation de sa valeur avec l’imaginaire institué et les valeurs de justice qui fondent la société comme autorité symbolique et groupe d’appartenance et d’identification. L’histoire et l’anthropologie alertent également sur la nécessité de bien distinguer dans l’analyse de la confiance qu’elle inspire la monnaie en tant qu’elle est unité de compte et la monnaie en tant qu’elle est un ensemble pluriel de moyens de paiement. Le refus de ce premier impensé conduit à en identifier un second, relatif aux conditions d’articulation des monnaies. Discutant des « alter monnaies », l’article renvoie certes à une vision faussée des SEL, mais aussi et surtout à Hayek et Thatcher pour disqualifier ce type d’initiatives. Rien de plus éloigné pourtant. Ce que méconnaît cette argumentation est que la concurrence n’est pas le seul mode d’articulation des monnaies. Le terme souvent employé de « monnaies complémentaires » veut illustrer précisément ce point : il est possible de penser des systèmes monétaires articulant plusieurs monnaies non pas en relation de concurrence mais en relation de complémentarité8. Au fond, c’est déjà le cas dans nos systèmes monétaires : nous articulons plusieurs formes monétaires (pièces, billets, monnaies scripturales émises par différentes banques) pour employer la même monnaie, mais la qualité de l’organisation monétaire et bancaire les rend parfaitement convertibles les unes 7 Sur ce point, voir par exemple Michel Aglietta et André Orléan, La monnaie entre violence et confiance, Paris, Odile Jacob, 2002. 8 Voir notamment sur ce point les travaux menés sous l’impulsion de l’historien japonais Akinobu Kuroda (n° spécial « Complementarity among monies » de la Financial History Review, 2005, vol. 12, n° 1). 6 dans les autres. Les situations de crise aident à se rappeler que ce n’est pourtant pas évident mais que cela résulte d’une savante construction, potentiellement fragile : car alors la défiance sur l’un des émetteurs ou sur l’une de ces formes brise les mécanismes de conversion entre formes différentes. Un positionnement et une posture discutables Enfin, on peut souligner que la question posée qui a motivé la réponse interpelle le « paradigme » économique actuel et demande si « la remise en question du monopole bancaire sur la création monétaire est […] à l'ordre du jour ». Une réponse autour de l’adaptation du paradigme actuel via les réformes proposées de la régulation bancaire ou leur propriété publique aurait été plus pertinente sans doute. En outre, une réflexion sur les innovations financières qui, depuis plus de trente ans, n’ont cessé de bouleverser l’activité bancaire (et par conséquent les fondements mêmes de la monnaie) aurait été bienvenue : car enfin, l’existence de dispositifs extra-bancaires comme paypal par exemple, ou l’interaction entre banques commerciales et banques d’affaires (notamment via le shadow banking) dans la titrisation des dettes et la grave crise actuelle renvoient bel et bien à ce questionnement sur le monopole bancaire et le problème de sa régulation. La cible de l’auteur ne semble donc pas particulièrement bien choisie : il tire sur la souris d’innovations intéressantes mais, jusqu’ici, largement d’origine citoyenne, déconnectées d’esprit de lucre, cherchant des solutions empiriques à des problèmes économiques, sociaux et environnementaux avérés, et très marginales ; et il laisse passer l’éléphant des innovations financières dont le danger a été révélé depuis plusieurs années déjà et dont les conséquences ne sont pas encore pleinement réalisées. 7 avril 2012