Nicolas Weill-Parot (UPEC/IUF) Moscou, sept. 2011
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Une hypothèse refoulée dans la physique médiévale : l’animation de l’aimant
Nicolas Weill-Parot (UPEC/IUF)
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Dans l’histoire du magnétisme, une oeuvre clef, qui participe de la Révolution
scientifique, a fait date : le De magnete de William Gilbert, publié en 1600. Ce traité est loué
par les historiens des sciences pour sa remarquable précision expérimentale et pour la vérité
scientifique qu’il établit, à savoir que l’aiguille magnétique se tourne vers le nord terrestre, et
non vers le nord de la sphère céleste comme on le pensait alors depuis Pierre de Maricourt au
XIIIe siècle. Pourtant ce traité de Gilbert repose sur une théorie, qui pourrait surprendre une
histoire des sciences progressiste un peu simpliste : cette théorie fait de l’aimant une
substance animée.
Texte 1
C’est pourquoi ce n’est pas sans raison que Thalès (ainsi que le rapporte Aristote dans le livre
De l’âme) a soutenu que l’aimant était une pierre animée, lui qui est une partie et un rejeton choisi de
sa mère animée, la terre.
Gilbert fait reposer la théorie de l’animation de l’aimant sur une conception animiste de
l’univers tout entier, inspirée par des doctrines néoplatonisantes. En citant Thalès il renvoie à
un passage bien connu du De anima, d’Aristote.
Texte 2
Il semble que Thalès lui aussi, d’après ce qu’on rapporte, considérait l’âme comme un principe
moteur : l’aimant, selon lui, possède une âme puisqu’il met le fer en mouvement
Mais Aristote ne reprenait pas à son compte cette doctrine de l’animation de l’aimant,
puisque celle-ci contredisait directement sa propre théorie naturelle qui réservait l’âme aux
végétaux et aux animaux.
À partir des XIIe-XIIIe siècle, lorsqu’Aristote s’affirma comme le maître de la philosophie
naturelle, les auteurs scolastiques eurent à affronter l’épineux problème de l’attraction
magnétique. Or Aristote dans les rares passages de son œuvre il avait évoqué l’aimant,
n’avait pas donné d’explication de l’attraction magnétique en elle-même.
Le problème fut posé et partiellement résolu par Averroès dans son Grand Commentaire
à la Physique un ouvrage daté de 1186 et traduit en latin entre 1224 et 1230. Averroès
formule le problème dans les termes qui vont rester globalement les mêmes tout au long de la
scolastique médiévale. Il part du passage situé au début du livre VII d’Aristote est exposé
un axiome à la base de la physique aristotélicienne : toute chose mue doit être ensemble avec
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son moteur durant tout le mouvement, que ce mouvement soit un mouvement selon le lieu ou
un autre mouvement comme l’altération.
Or, en abordant les mouvements non naturels ou forcés, Aristote a mentionné
l’attraction. Comme le précise Averroès,
Power point (Averroès)
toute attraction est un « tirage », quelque chose tire autre chose et reste en contact
durant tout le mouvement de tirage. C’est alors qu’Averroès se pose la question de l’attraction
magnétique : là, l’aimant qui sert de moteur est immobile, alors que le morceau de fer qui est
attiré se meut vers l’aimant. Averroès inaugure ainsi la question de l’aimant à propos du début
du livre VII. La solution d’Averroès consiste à dire que parler d’attraction à propos de
l’aimant c’est parler improprement. Il s’agit en fait d’un mouvement d’altération : le moteur
n’est pas l’aimant en tant que tel, mais la vertu magnétique à laquelle participe le fer et qui est
unie au fer. Le fer est ensuite localement par la vertu magnétique vers l’aimant. Averroès
résout donc ce qui pourrait être un inacceptable mouvement à distance en dissociant l’aimant
et la vertu magnétique. La vertu magnétique est bien un moteur uni à l’aimant tout le long de
son mouvement local.
Mais la solution d’Averroès était très elliptique, elle ne résolvait que le problème de la
dernière phase, celle la vertu motrice réunie avec le morceau de fer pousse le morceau de
fer vers l’aimant. Comment expliquer la première phase, celle la vertu de l’aimant va de
l’aimant vers le fer ? Les commentateurs latins du XIIIe siècle comme Robert Grosseteste et
Albert le Grand comblèrent assez tôt cette lacune, en explicitant, en réalité, ce qui était latent
chez Averroès lui-même : la vertu modifie l’air intermédiaire de proche en proche jusqu’au
fer ; à chaque moment, vertu et air altéré sont bel et bien en contact.
Power point (Albert le Grand) Deux diapos
Le cadre péripatéticien de l’explication de l’attraction magnétique était donc fixé dans
ses grandes lignes : (1) en une première phase, la vertu magnétique altère la portion d’air
intermédiaire immédiatement contiguë, portion d’air qui devient à son tour le moteur de la
portion d’air voisine et ainsi de proche en proche la vertu se transmet jusqu’à atteindre le fer ;
(2) en une deuxième phase, le fer en contact avec la vertu magnétique qu’il a reçue est mû par
elle jusqu’à l’aimant.
Mais cette tentative d’explication liminaire ne pouvait évidemment résoudre
complètement un problème scientifique qui ne reçut un début de réponse qu’au début du XIXe
siècle avec Hans Christan Oersted. Le phénomène observé semblait à première vue heurter
deux axiomes de base de la philosophie naturelle aristotélicienne :
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POWER POINT (Aristote)
(1) l’impossibilité d’une action à distance, tout moteur devant être en contact avec ce
qu’il meut ;
(2) l’impossibilité d’une animation de l’aimant ou du fer qui tels des animaux se
déplaceraient d’eux-mêmes.
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Les commentateurs latins en tout cas excluent toute forme d’animation des minéraux à
l’instar d’Aristote, ils considèrent que, dans le monde sublunaire, seuls les végétaux, les
animaux et les hommes sont dotés d’âmes : végétative pour les végétaux, végétative et
animale pour les animaux, végétative, animale et intellective pour les hommes.
La première impossibilité l’action à distance fut le problème principal
qu’affrontèrent les penseurs médiévaux en s’inscrivant dans le sillage de la réflexion
d’Averroès. Mais la question de l’animation fut un non-dit qui resurgit chez certains des
auteurs avant d’émerger en plein jour à la Renaissance.
Que l’attraction magnétique soit tenue à l’écart de toute hypothèse d’animation dans la
science médiévale est ce qui apparaît plus ou moins explicitement dans l’un des commentaires
anonymes à la Physique rédigés à Oxford dans les années 1250-1270. Comme les autres
commentaires de ce corpus oxonien, le commentaire du manuscrit Gonville and Caius
509/386, demande si le mouvement magnétique est naturel ou forcé. Conformément aux
règles de la question scolastique, il explore les arguments pour et contre la qualification de
mouvement naturel. Or, parmi les objections, il explique (en suivant en partie un autre
commentateur d’Oxford) qu’un mouvement naturel est :
Texte 3 POWER POINT
(1) soit circulaire, comme celui des sphères célestes or ce n’est pas le cas du
mouvement du fer vers l’aimant ,
(2) soit rectiligne, comme celui des éléments lourds vers le bas ou des éléments légers
vers le haut, c’est-à-dire, par rapport au centre de la terre, centripète ou centrifuge or le
mouvement du fer vers l’aimant dépend de la position de l’aimant par rapport au fer ,
(3) soit progressif, comme le mouvement de progression des animaux
De même, tout mouvement naturel est soit circulaire, soit progressif, soit rectiligne. Le premier
mouvement est celui du ciel ; et le mouvement rectiligne, celui des éléments eux-mêmes. Le deuxième
mouvement est celui seulement de l’animal. C’est pourquoi il est manifeste que le fer n’est pas mû
vers l’aimant naturellement à moins que ce ne soit par un mouvement rectiligne. Mais le mouvement
rectiligne part du centre ou va au centre, or le fer n’est pas mû vers l’aimant toujours de cette manière
parce que parfois il est mû vers le côté, c’est pourquoi etc.
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En réalité, c’est la deuxième objection celle du caractère non uni-directionnel du
mouvement du fer vers l’aimant qui va servir de pivot à l’un des rares arguments médiévaux
mettant en jeu la distinction animé / inanimé à propos de l’aimant. On le voit chez Guillaume
d’Ockham.
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Dans l’Expositio in libros physicorum, écrite peu après 1324, Ockham propose une
analyse relativement singulière de l’attraction magnétique. Comme l’avait relevé André
Goddu il suggère en réalité une solution qui, du point de vue logique, revient à admettre une
action à distance.
POWER POINT
Rejetant l’explication d’Averroès, il fait de l’aimant, et non de la vertu magnétique, la
seule cause du mouvement du fer. Au nom du principe d’économie que lui dicte son
nominalisme le fameux « rasoir d’Ockham » il considère que l’aimant étant ce sans quoi
l’attraction n’a pas lieu, il doit être retenu comme seule cause du mouvement.
Or dans sa démonstration, qui rompt ainsi radicalement avec l’axiome « contiguïste » à
la base de la philosophie naturelle péripatéticienne, il met en jeu dans son argumentation la
distinction entre règne animé ét règne inanimé.
En effet, c’est pour réfuter la thèse averroïste selon laquelle c’est en causant une qualité
dans le fer que l’aimant meut le fer, ce qui en fait un mouvement naturel, que Guillaume
d’Ockham fait l’objection suivante, fondée sur la pluralité des directions du fer attiré par
l’aimant :
Texte 4 POWER POINT
un moteur naturel donné dans les êtres inanimés ne meut pas un même mobile dans des
directions successivement différentes (vers le bas, puis vers le haut). Or, en présence de
l’aimant, le fer est parfois vers le haut et parfois vers le bas suivant les positions de
l’aimant. Donc cela voudrait dire que « ce moteur précisément n’est pas une qualité causée
dans le fer ». Il renforce, du reste, cette objection en disant, que même dans les êtres animés,
c’est non la vertu motrice mais les appétits et les cognitions qui font varier la direction
(texte 4) Car dans les êtres animés la même vertu motrice ne meut le corps de l’être animé vers
différents lieux qu’à cause d’une différence d’appétits et de cognitions, lesques constituent la raison de
l’action. Ainsi, le même moteur dans un être animé à moins que n’intervienne quelque différence du
côté du moteur ne meut pas vers des lieux différents. Donc, à plus forte raison dans les êtres
inanimés, comme l’est le fer, le même moteur, en l’absence de toute différence due à un autre moteur,
ne meut pas vers plusieurs lieux différents.
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Ockham avance un autre argument fondé sur la distinction animé/inanimé. En renvoyant
à la Physique VII.2 [244b 3-15], il écrit que « toute qualité dans ces êtres inanimés est
sensible ». Or « aucune qualité sensible n’est causée dans le fer…ni couleur, ni son, ni odeur,
ni saveur, ni chaleur, ni froid, ni dureté, ni une autre qualité tangible », comme on peut en
faire l’expérience. Mais il convient de relever qu’Ockham termine son analyse avec malice en
disant « Quant à savoir si ces arguments sont concluants ou non, cela apparaîtra plus tard.
Mais pour l’heure ils sont ajoutés pour stimuler l’intelligence des étudiants ».
En somme, Ockham utilise la distinction animé / inanimé pour contester l’explication
d’Averroès qui voudrait qu’une forme ou vertu soit conférée au fer par l’aimant. Mais du
même coup il remet en cause, au moins d’un point de vue logique, l’autre axiome de base de
l’aristotélisme : l’impossibilité d’une action à distance.
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Comment donc réfuter à la fois l’hypothèse inacceptable de l’action à distance et
l’hypothèse inacceptable d’une animation de la matière minérale ? C’est à ce défi que Walter
Burley, lecteur de Guillaume d’Ockham, mais tenant de l’explication d’Averroès, est
confronté dans son ultime commentaire à la Physique, dont les livres VII et VIII furent révisés
entre 1334 et 1337. À propos de l’attraction magnétique, Burley suit de très près, en la copiant
parfois mot à mot, l’Expositio d’Ockham (sans le nommer), mais il s’en sépare radicalement ;
il réaffirme, lui, la thèse averroïste qui fait de la vertu magnétique, et non de l’aimant, la cause
du mouvement du fer, écartant par là l’hypothèse impossible d’une action à distance. Il
affronte donc les deux arguments d’Ockham mettant en jeu la distinction animé / inanimé
mais, il n’en duit pas la solution ockhamiste ; au contraire, il parvient à surmonter ces
objections en rétablissant contre Ockham la solution d’Averroès.
1. D’abord l’argument de la qualité sensible.
Texte 5 POWER POINT
En réponse à l’autre argument, lorsqu’il est dit que toute qualité dans les choses inanimés est
sensible, il faut noter que le Philosophe ne veut pas dire cela, puisqu’il y a de nombreuses qualités de
la deuxième espèce de qualité, qui se trouvent dans les choses inanimées et qui ne sont pas sensibles :
en effet toute qualité n’est pas active ou passive, au sujet de la deuxième espèce de qualité sensible,
cela est manifeste.
Burley rejette cette objection : la qualité dont il est question relève de la « seconde
espèce » de qualité, c’est-à-dire l’aptitude ou l’inaptitude naturelle, laquelle n’est pas
forcément sensible.
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