Point de vue Cuba entre parti et "débrouille", par Vincent Bloch LE MONDE | 28.02.08 | 13h59 • Mis à jour le 28.02.08 | 13h59 De nombreux observateurs s'étaient empressés d'annoncer une ère nouvelle, voire l'éventualité d'un soulèvement populaire, sitôt les fonctions du dirigeant historique de la révolution déléguées "temporairement" aux mains d'une direction collégiale, le 31 juillet 2006. Contraints par la suite d'expliquer l'immobilisme du régime, ils avaient eu recours à des arguments tout aussi spéculatifs : Fidel Castro n'était que malade, il continuait à "tirer les ficelles", et la menace de son "retour" avait dissuadé les "réformistes" de monter au créneau. En renonçant à ses fonctions de commandant en chef et de président du Conseil d'Etat, Fidel Castro lèverait donc aujourd'hui le principal obstacle au "changement". De telles analyses suggèrent que le régime cubain tient à l'autorité et au pouvoir d'un seul homme, et qu'une lecture de la réalité cubaine cantonnée aux hautes sphères de l'Etat suffit à elle seule à éclairer le cours des choses. Certes, il est possible que la cristallisation du pouvoir à l'intérieur d'institutions et aux mains de groupes stables permette une meilleure lecture du jeu pour tous. Et favorise donc, au sein des élites, l'émergence d'initiatives stratégiques libérées de la mise en mouvement permanente qui caractérisait l'administration du pouvoir propre à Fidel Castro. Mais le problème est d'autant plus complexe qu'il impliquerait un point de rencontre entre l'élan réformiste d'une partie des élites et le rasle-bol de la société. Or la référence imposée à la "révolution" autant que le cadre d'un régime autoritaire ne s'y prêtent pas. Depuis le mois de septembre 2007, Raul Castro a impulsé un processus critique qui fait suite à ceux de 1962, 1965, 1968, 1970, 1986 ou 1991. Depuis cinquante ans, ce recours récurrent à "l'autocritique révolutionnaire" permet en effet au pouvoir de mettre en scène les inflexions politiques décidées depuis le sommet. Ainsi les revendications matérielles des Cubains et la demande d'accès à l'initiative économique privée font-elles cette fois écho aux "changements structurels et de concepts qui s'avéreront nécessaires", évoqués par Raul Castro dans son discours du 26 juillet 2007. Mais, quoi qu'il en soit, aucune "voix critique" ne déroge à l'impératif d'unanimité : toute opinion s'exprime en vue de pérenniser "la Révolution", de bâtir le socialisme et de maintenir l'ordre face aux menaces de déstabilisation ourdies depuis l'étranger. Le ras-le-bol de la population ne doit, quant à lui, pas être trop rapidement apparenté à une forme d'opposition ou à une volonté de rupture. Les niveaux records atteints en 2007 par l'émigration légale et illégale montrent que la "libération de la parole", dans une société à ce point atomisée, ne débouche guère sur des formes de mobilisation collective. Outre la dépolitisation de la société, c'est surtout la façon même dont les uns et les autres s'affairent à résoudre leurs problèmes quotidiens qui contribue par ses effets pervers à perpétuer les modes de domination du régime. L'explosion des petits trafics, du marché noir, des vols au sein des entreprises, des activités privées sans licence ou de la prostitution ne peut pas être ramenée à une forme de résistance ou de contestation rampante qui sape l'autorité du régime. Cette lucha - la débrouille - à laquelle toute la population est réduite à une échelle ou à une autre, participe autant d'un contournement des normes présent dès les années 1960 qu'elle s'insère dans une administration du pouvoir dont les dirigeants ont conservé le contrôle. Dès l'introduction du système de rationnement, l'irrationalité de l'allocation des ressources, conjuguée aux pénuries, avait induit des domaines de coopération entre voisins. Les uns et les autres accordaient leurs préférences en pratiquant échanges et arrangements financiers. En outre, le dérèglement des systèmes de comptabilité à tous les échelons du système économique avait favorisé les détournements au sein des entreprises, tout en alimentant les circuits du marché noir. Se trouvant en situation de risque, puisqu'ils enfreignaient la loi et s'exposaient à des sanctions, les uns et les autres avaient pris l'habitude de manier les faux semblants et les doubles registres en cherchant à satisfaire d'une manière ou d'une autre les normes d'adhésion publique au régime. Depuis la crise économique consécutive au tarissement de l'aide soviétique, cette dimension de l'expérience sociale est devenue prépondérante. D'une part, l'impossibilité de respecter les lois (restrictions sur l'activité économique privée, insuffisance des salaires, réglementations drastiques concernant le logement, les transports, etc.) oblige à un viol systématique de la légalité socialiste, et la marge est devenue la norme. D'autre part, les autorités ont dû se résoudre tacitement à accorder davantage de marge de manoeuvre aux jeux stratégiques des individus, et le laisser-faire est beaucoup plus important depuis le début des années 1990. De cette manière, la lucha a aussi fini par perpétuer une mobilité sociale, en permettant tantôt de "joindre les deux bouts", tantôt de "faire un coup", voire de gravir l'échelle sociale et de trouver une "niche" ou la possibilité de quitter le territoire. Mais en étant contraintes au laisser-faire, les autorités ont pu intensifier la tactique des vagues répressives ciblées, déjà familières aux Cubains depuis le début des années 1960. Comme tous se savent "marqués" d'une façon ou d'une autre du fait des innombrables entorses à la légalité qu'ils ne peuvent s'empêcher de commettre, une véritable concurrence à la conformité, censée contrebalancer les activités relevant de la lucha, vient donner consistance à la fiction officielle. On vote, on manifeste, on paie sa cotisation au comité de défense de la révolution ou au syndicat. Prise dans la perversité de la débrouille, la population perçoit confusément les enjeux d'une alternative et s'accroche par défaut au fantasme de l'ordre, dont le régime se veut le garant. Au-delà du retrait de Fidel Castro, le fonctionnement social au quotidien ne peut se départir d'un ensemble de règles et de normes qui donnent à la société révolutionnaire les signes de son existence. Ce "bouclage du social sur lui-même", pour reprendre l'expression de Claude Lefort, est assuré par le Parti communiste, qui chapeaute toutes les autres institutions. Le parti est donc l'institution la plus importante du régime, celle qui fait prévaloir l'impératif d'unanimité et assure l'efficacité symbolique du régime. Fidel Castro n'aura peut-être plus de rôle formel au sein du Conseil d'Etat, mais il n'est pas anodin qu'il n'ait pas renoncé à ses fonctions de premier secrétaire du Parti. L'"un" révolutionnaire est indivisible, et le désormais "camarade Fidel" ne peut pas plus s'en exclure que la société cubaine ne peut s'y soustraire. Aussi longtemps, en tout cas, que les principes de la division et du conflit ne seront pas reconnus. Vincent Bloch, sociologue