doc - Olivier Abel

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Cours de Philosophie - Licence 1
La question et la réponse
Une introduction aux gestes
et méthodes élémentaires du questionnement philosophique
Auto-parcours ou promenades à deux
en 12 leçons progressives agrémentées d’exercices,
de 50 textes, et d’un index de 150 auteurs
Avertissement, exercices, et validation
Premiers éléments. Enfances de l'interrogation
1) La simplicité des principes du questionnement
page 5
2) Archipel de remarques dérivées de ces principes
page 11
Exercices : conseils pour prise de note, lecture et audition
3) Y a-t-il de simples questions? Des questions pour rien?
page 19
Seconds éléments. Le langage de la question
4) La pluralité pragmatique du langage ordinaire, et de ses fonctions
page 25
5) Rhétorique et éthique de la communication
page 31
Exercices : conseils pour commentaires de textes,
et sujets de dissertation
Troisièmes éléments. S'orienter dans l'interprétation
6) Gadamer et la primauté herméneutique de la question
7) Ricoeur: Herméneutique et poétique, le monde du texte
page 37
page 43
Quatrièmes éléments. La question de la méthode et l’horizon
philosophique
8) Kant et la critique des régimes de discours
page 50
9) Hegel et la dialectique ; Tillich et la corrélation
page 56
Exercices : conseils pour la dissertation,
autres sujets de dissertation
Cinquièmes éléments. Poétique de l'interrogation
10) Rhétorique, herméneutique, poétique: le travail de la métaphore
11) Socrate et Jésus selon Kierkegaard
12) La passion du questionnement et l'enfantement du monde
1
page 67
page 69
page 73
Avertissement
Vous avez entre les mains le cours par correspondance en Philosophie sur « La question
et la réponse ». Il est conçu comme une introduction à la philosophie par le biais d'un
exercice des formes élémentaires du questionnement, et d'une histoire de quelques-unes
des grandes figures de l'interrogation philosophique, de Platon à Wittgenstein.
Vous ne savez cependant pas très bien comment vous y prendre, vos souvenirs de la
philosophie ne sont pas toujours très encourageants, et cette masse de lectures
apparemment ardues tend à vous tomber des mains ! Rassurez-vous… D’abord ce
parcours a été conçu pour être divisé en autant de parties qu’il le faut pour être
« digéré » lentement. Ensuite il ne s’agit pas de les faire tous, d’étudier les cinquante
textes donnés en appui, ni de rédiger tous les exercices proposés. Ce sont là plutôt des
matériaux pour des libres-parcours que vous pouvez choisir selon vos inclinations
propres pour les thèmes ou auteurs rencontrés.
Ce cours a une brève histoire, puisqu’il est la reprise d'un polycopié de 1986 puis de
1994 à l'intention des étudiants en première année. En m'arrêtant à cette version–là du
cours, j’ai renoncé à y intégrer toutes les remarques bourgeonnées en marge depuis, et
que l’on trouve bien plus développées dans mon livre sur L'éthique interrogative (Paris:
PUF, 2000), qui est le complément de ce manuel, même s’il comporte aussi une visée
d’introduction à l’éthique.
En effet, en rapprochant la pragmatique du questionnement ordinaire (par laquelle les
contemporains mesurent avec passion leurs accords et leurs désaccords), et
l'herméneutique interrogative (par laquelle les générations successives entrent dans la
conversation humaine et la réinterprètent tour à tour), j'ai voulu y proposer une éthique
de notre condition langagière. Cette éthique d'interrogativité, contrepoint nécessaire à
toutes les formes de la responsabilité, jette les bases d'une philosophie du droit et de la
civilité. Il s'agit de penser ensemble la ressemblance et la différence d'humains d'autant
plus heureux de se distinguer qu'ils s'effacent les uns devant les autres. Et l'interrogation
n'ouvre la question de savoir "qui" nous sommes qu'en nous retournant vers un monde
commun.
Dans le polycopié, il s'agit surtout de donner aux étudiants un équipement commun dans
le maniement des questions rencontrées, et une sorte d’ « entrée » méthodologique:
pour les disciplines de la pratique et de l'éthique en les axant sur le partage de la parole
et la pragmatique, pour les disciplines bibliques et historiques en les axant sur la lecture
et l’herméneutique, pour les disciplines philosophiques et de théologie générale
(dogmatique) en les axant sur la dissertation ou la méditation écrite. Cette entrée
méthodologique est double : "On ne peut comprendre une proposition que si on la
comprend comme une réponse à une question", disait Gadamer. Meyer ajoute: "la
question à laquelle la réponse renvoie diffère de celle qu'elle résout".
Ces deux citations énoncent à leur manière deux principes de méthode, des gestes
simples pour aborder un problème (1ers éléments), une intelligence de la conversation
ordinaire (2nds éléments), mais aussi des règles de lecture pour des textes dont on ne
sait plus à quelles questions ils répondaient (3èmes éléments) et une oscillation
2
profonde dans l'histoire des idées entre un principe plus critique et un principe plus
dialectique (4èmes éléments). Finalement elles désignent ces lisières où nous ne savons
plus si nous interrogeons ou si nous répondons, et sur lesquelles Kierkegaard avait osé
un rapprochement entre Socrate et Jésus (5èmes éléments).
Entre la pragmatique (2nds éléments) et l’herméneutique (3èmes éléments)
l’interrogation est aujourd'hui au carrefour de traditions hétérogènes (anglo-saxonnes
pour la première et plus continentales pour la seconde). Il ne s’agira pas de proposer un
impossible synthèse entre ces traditions mais de faire valoir leur complémentarité. Et
d’élargir les usages de ce que nous croyons être la philosophie —on peut se reporter au
petit plaidoyer que je propose à la fin de la leçon 9 pour l’indulgence aux examens de
philosophie !
La philosophie est-elle ce que l'on fait au café de la République1, en cherchant à parler
de la même chose, sachant que ce n'est pas forcément le cas, et interdisant à l'un de nous
de dire que sa question ou sa problématique est la seule ? Est-elle ce que l'on fait dans
son atelier, avec un outillage et un soin d'artisan très spécialisé, en s'attachant sans
polémique à contribuer modestement aux communes connaissances ? Est-elle ce que
l'on fait en conversant avec un enfant, lorsqu'une petite question ébranle le monde et le
remet en jeu ? C'est un peu tout cela, mais de toute façon c’est d’abord un exercice
élémentaire de l'interrogativité.
Exercices et textes :
Accompagné de "Travaux Pratiques" sur des textes, ce cours peut être lu et pratiqué
comme n'importe quel "Manuel" (j’ai mis en italique ce qui en relevait directement,
mais tout en relève, car ne compte ici que l’exercice), au sens exact où il est proposé
aux étudiants de faire l'équivalent manuel du travail intellectuel, par une série de
petites opérations (souligner ce qu'on lit, le recopier ailleurs en le distribuant
autrement, couper aux ciseaux, monter, coller les idées comme des figures de couleur,
essayer plusieurs plans, plusieurs configurations avant d'arrêter la ligne du
Commentaire ou de la Dissertation, etc).
Les exercices sont regroupés à la fin de chaque leçon, accompagnés généralement de
textes choisis soit pour leur rapport au développement de la réflexion sur la question et
la réponse, soit pour leur importance dans l’histoire de la philosophie. Cela fait une
cinquantaine en tout, sans compter la trentaine de textes que l’on trouve cités à
l’intérieur du cours2. Ces textes ayant été le plus souvent scannés pour ce polycopié, ils
peuvent comporter des fautes qui n’ont pas encore été repérées : je vous serais très
reconnaissant de bien vouloir les signaler
Le banquet de Platon (et son fameux éloge du vin dans les Lois), et la "campagne des banquets" qui
ébranla la monarchie de Juillet, en sont des variantes.
1
Pour la prochaine édition je prépare des textes de Lévinas, StThomas, Bataille, Mauss, Calvin, Bergson,
Freud, Spinoza, Hobbes, Machiavel, Luther, Epicure, Marc-Aurèle, et Husserl.
2
3
Auteurs des textes donnés en TD : 1 : Merleau-Ponty . 2 : R. Rorty. 3 et 4 :
Platon. 5 : M. Meyer. 6 : Platon. 7 : Aristote. 8 : Descartes. 9 : Kant. 10 : S.
Kierkegaard. 11 : Merleau–Ponty. 12 : E. Jabès. 13 : J. L. Austin. 14 : GW
Leibniz. 15 : N. Frye. 16 : Wittgenstein. 17 : J.P Vernant. 18 : Augustin. 19 :
Schopenhauer. 20 : R.G. Collingwood. 21 : HG Gadamer. 22 : Heidegger. 23:
P. Ricoeur. 24 : Gadamer. 25 : W. Benjamin. 26 : RW Emerson. 27 :
Nietzsche. 28 : H. Arendt. 29 et 30 : P. Ricoeur. 31 et 32: Kant. 33 :
Wittgenstein. 34 : P Bayle. 35 : Leibniz. 36 : Kant. 37 et 38: Rousseau. 39 :
Karl Marx. 40, 41 et 42 : Hegel. 43, 44 et 45 : Nietzsche. 46: P.Tillich. 47 :
M. Serres. Sans parler donc des textes donnés à même les leçons, comme ceux de
Kierkegaard et de Arendt dans la dernière.
En annexe j’ai placé un Index des auteurs, philosophes et autres, que vous rencontrerez
le plus fréquemment au cours de vos études. On utilisera plus aisément ce manuel en le
pratiquant à deux ou trois, comme une suite de promenades sur des parcours plus ou
moins difficiles. Bonnes promenades.
4
Premiers éléments.
Enfances de l'interrogation
L'interrogation est d'abord une "méthode", une technique pour se comporter
devant un discours ou une situation : en effet savoir interroger, c'est percevoir
l'invisible, les questions auxquelles les faits, les paroles et les comportements répondent
; c'est comprendre que ces questions ne sont pas forcément les nôtres. Et c'est
comprendre que ces réponses peuvent ouvrir de nouvelles questions, auxquelles elles ne
répondent pas. L'apprentissage de l'interrogation est aussi une intelligence: l'intégration
progressive des questions d'autrui et des autres points de vue à notre perception et à
notre conception du monde.
Leçon 1
La simplicité des principes du questionnement
Nous allons examiner le langage de la question et de la réponse à partir de deux
principes, auxquels tous les autres peuvent plus ou moins se ramener. La philosophie ici
ne suppose pas des connaissances préalables: c'est un double–geste à attraper. Comme
on va le voir, le "principe de question implicite" permet de distinguer le sens des
réponses (« on ne peut comprendre une proposition que si on la comprend comme une
réponse à une question » Gadamer3), et le "principe de différence problématologique"
permet de distinguer celui des questions (« la question à laquelle la réponse renvoie
diffère de celle qu'elle résout » Meyer4).
1.1) Principe de question implicite
Exemple 1: Se reporter à la planche de Tintin à la page suivante (Les bijoux de la Castafiore): « bonjour,
Professeur... », jusqu’à « plus un mot sur ce chapître ». Dans ce cas, le malentendu vient de ce que les
mêmes énoncés (dans les images 6 à 10 de la page) répondent implicitement à des questions différentes.
Les présuppositions des journalistes (le mariage Haddock–Castafiore) et celles de Tournesol (sa nouvelle
rose) ne sont pas les mêmes. Le phénomène est évidemment théatralisé par la surdité du professeur, mais
les journalistes, jusqu'au bout, ne se rendront pas compte qu'ils n'étaient pas sur la même longueur d'onde
que lui. Le malentendu est évidemment comique, mais pour le lecteur seulement, et on imagine sur le
mode shakespearien le comique que doit représenter pour Dieu le monde humain (par exemple les
théologiens). Antisthène, un philosophe de l'Antiquité, disait que les gens discutent de toutes façons pour
rien, parce qu'en fait on ne parle jamais de la même chose; il exagérait probablement un peu.
Cf. Tintin, Les bijoux de la Castafiore, p.23
la-question-et-la-reponse-1.jpg
Hans Georg Gadamer dans "itinéraire de Hegel", Critique n.413, oct.8l, p.888 (texte allemand paru à
Frankfurt: Suhrkamp, 1979).
3
4
Michel Meyer dans Logique langage et argumentation, Paris : Hachette, 1982, p.125.
5
Exemple 2: Dans une conversation apparaît l'énoncé "il fait bien gris". Selon le contexte
d'interlocution, qui détermine ce qui est implicitement en question, cet énoncé peut vouloir dire : "il faut
prendre un parapluie"; ou bien : "bonjour"; ou bien : "changeons de sujet de conversation"; ou bien "tu
devrais allumer le plafonnier, on n'y voit plus rien". Dans le contexte, le sens se comprend tout de suite,
même si ce dont il est question reste implicite. Dans la mesure où le contexte est équivoque ou bien a
disparu (c'est le cas avec les textes), il faut expliciter ce dont il est question pour comprendre le sens de
l'énoncé. L'énoncé "je crois en Dieu" est susceptible du même traitement, et n'a pas le même sens dans la
bouche de Voltaire et dans celle de Calvin.
Exemple 3: On parle souvent, en histoire de la philosophie et de la théologie, de "dualisme". On en parle
pour Platon, pour Plotin et toutes les synthèses médiévales, pour Descartes..etc. Mais quand bien même
l'énoncé de la doctrine serait le même (ce n'est pas vraiment le cas), elle ne répond pas aux mêmes
questions. Chez Descartes la séparation du corps (qui est géométrie) et de la pensée (qui est volonté) sert
à fonder la science. Chez Plotin et les néo–platoniciens, le dualisme de l'esprit et de la matière sert à ne
pas compromettre Dieu avec le mal. Chez Platon enfin les dualités servent à ne pas effacer le multiple
dans l'Un. La même doctrine ainsi, que nous interprétons tout naïvement par rapport aux questions
implicites que nous lui posons, a répondu historiquement à des questions très différentes ; et donc pris des
sens très différents.
Enoncé du principe de question implicite :
Le sens d'une proposition est fonction de la question implicite à laquelle elle répond.
Q1
Q2
Q3
3
R
2
1
1.2) Principe de différence problématologique
Exemple 1 : Se reporter à la planche de Tintin (L'affaire Tournesol, p.8 images 6 à 12): "Où se
trouve la victime? –C'est moi, Monsieur le Gendarme..." Dans ce cas, on s'aperçoit que chaque énoncé
(ici il s'agit des réponses de Séraphin Lampion et du Capitaine Haddock) répond à une question mais
permet d'en poser une autre, possibilité que le gendarme semble exploiter au maximum, sous l'oeil
perspicace de son adjoint. Le quiproquo vient de ce qu'à chaque réponse on espère avec le Capitaine
Haddock commencer à progresser vers les conclusions à tirer de la situation, alors que la question
suivante nous fait régresser vers des choses que l'on savait déjà, des "réponses antérieures". Les questions
deviennent alors une forme d'obstruction, elles renvoient en arrière au lieu de faire avancer le débat :
l'enquête policière remonte jusqu'à la définition de chaque terme ! On perçoit combien cette manière de
briser le fil du récit (qui permettrait d'en venir au fait) peut être odieuse : Socrate particulièrement fut
détesté pour cette pratique de la question. On perçoit également ce qu'il y a de comique dans cette volonté
de clarifier tous les termes, volonté qui s'empare parfois des intellectuels et très souvent des anti–
intellectuels! Vouloir tout expliciter, c'est empêcher les vraies questions de se poser, et les questions
"clarificatrices" embrouillent tout. Poursuivant la vraie question soulevée par la situation, Tintin agit.
Cf. Tintin, L’affaire Tournesol, p. 8
la-question-et-la-reponse-2.jpg
Exemple 2 : Dans une conversation apparaît l'énoncé "je vais manger". Dans le contexte
d'interlocution, cette phrase répondait à la question : "où vas–tu ?". Or cette réponse pose à l'interlocuteur
ou lui permet une autre question, qui pourrait d'ailleurs aussi s'énoncer : "où vas–tu ?", mais qui est
différente de la première. L'interlocuteur marque alors souvent la différence en modifiant l'énoncé : "où
ça?" ; ce qui permet à celui qui répond de comprendre qu'il s'agit d'une question différente, et d'y répondre
6
alors : "je vais au restaurant universitaire",..etc. La compréhension réciproque dans le dialogue suppose
donc d'accepter que l'interlocuteur puisse tirer de mes réponses d'autres questions, différentes de celles
auxquelles je répondais. Plus globalement, une réponse n'a de sens "vérifiable", c'est à dire
compréhensible, que si elle permet l'éventualité d'une autre question, c'est à dire si elle respecte
l'apparition d'un interlocuteur.
Exemple 3 : Un mouvement religieux (le Protestantisme) ou politique (le Communisme) répond à
des questions : le cercle infernal de la damnation et de la justification pour le Protestantisme, l'exploitation
du travail et des besoins humains pour le Communisme. Mais ces mouvements posent à leur tour d'autres
questions auxquelles ils ne répondent pas : le sentiment de l'absurdité humaine devant la Grâce, pour les
protestants ; l'incapacité à prendre au sérieux les règles du Droit, pour les communistes. De manière
générale, une doctrine, une théorie, une rationalité, ne peuvent pas résoudre les problèmes qu'ils posent : il
y a en elles une incomplétude qui leur fait soulever d'autres questions que celles auxquelles elles
répondaient.
Enoncé du principe de différence problématologique :
La question a laquelle la réponse répond n'est pas la même que celle a laquelle la
réponse renvoie.
Q1 — R1
Q2 — R2
Q3 — R3
etc.
_______________
Textes & Exercices 1:





Pour 1.1 et pour 1.2, expliquez l’un de ces exemples à un ami
Pour 1.1 et pour 1.2, trouvez vous même un exemple
Lire les textes 1 et 2 (Richard Rorty et Maurice Merleau–Ponty). Ces deux textes
ont une manière d’argumenter commune ; laquelle ?
Sachant que le "père" de la philosophie, Parménide, écrivait : « Il faut dire et
penser que l'être est ; il est en effet l'être et le non–être n'est pas », et qu' « on ne
peut ni dire ni penser le non–être », en quoi à votre avis Parménide
"protégeait"-il les sophistes, et que cherche à établir Platon dans le texte n°3
tiré du dialogue Le Sophiste ?
Voici deux fragments du Ménon de Platon, dont le premier expose un paradoxe,
une impossibilité, et dont le second expose la solution, le fait que l’on sache des
choses dont’on ne sait pas qu’on les sait. Quel est le rapport chaque fois avec
l’interrogation ?
7
Texte 1 : Merleau-Ponty, Signes, Paris : Gallimard 1980, p.387.
Quant aux philosophes, il y en a de très grands, comme Kant, qui passent pour avoir été aussi peu
érotiques que possible. En principe, comment resteraient-ils dans le labyrinthe de Sade et de
Masoch puisqu'ils cherchent à comprendre tout cela ? En fait, ils y sont, comme tout le monde,
mais avec l'idée d'en sortir. Comme Thésée, ils emportent avec eux un fil. Écrivains eux aussi,
leur liberté de regard ne se mesure pas à la violence de ce qu'ils sentent, et il arrive qu'un
morceau de cire leur en apprenne beaucoup sur le monde charnel. La vie humaine ne se joue pas
sur un seul registre: de l'un à l'autre, il y a des échos, des échanges, mais tel affronte l'histoire qui
n'a jamais affronté les passions, tel est libre avec les mœurs qui pense de manière ordinaire, et tel
vit apparemment comme tout le monde dont les pensées déracinent toutes choses.
Texte 2 : Richard Rorty, dans la revue Critique, Juillet 1988.
Habermas et Bernstein ont tendance à penser que si tant est qu'un philosophe peut servir à
quelque chose, il doit servir des objectifs politiques, que si son oeuvre a quelque valeur, celle-ci
sera d'ordre politique: une pertinence eu égards aux controverses politiques contemporaines et
aux besoins sociaux actuels. C'est la raison pour laquelle ma «célébration» est, pour Bernstein, «
quelque chose de plus que l'apologie idéologique d'une version démodée du libéralisme de la
guerre froide déguisée en un discours « postmoderne de bon ton» (25). Et c'est pourquoi
Habermas pense qu'il est important de souligner les liens entre le nazisme de Heidegger et son
néo-nietzschéisme, ainsi que d'interpréter Derrida et Foucault comme de jeunes conservateurs
(Jungkonservative).
Il me semble en revanche que nous devrions plus ou moins considérer la philosophie comme une
branche de la littérature (26). Certains philosophes (Mill, Dewey, Rawls, Habermas) ont écrit des
livres pertinents pour la pratique politique actuelle, au même titre que certains romanciers (Hugo,
Zola, Dickens, Soljenitsyne, Orwell...). Ce n'est pas le cas en ce qui concerne d'autres
philosophes (Nietzsche, Heidegger, Derrida, Wittgenstein), tout comme ce n'est pas le cas pour
d’autres romanciers (Virginia Woolf, Proust, Nabokov...) (27). Les philosophes dont les écrits
n'ont pas d'incidence sur la politique actuelle ne sont pas pour autant systématiquement
«irresponsables », pas plus qu'ils ne doivent être systématiquement classés à droite sur l'échiquier
politique.
Texte 3 : Platon, Le Sophiste 240–241–249.
É : Tu crois donc qu’il faudrait pouvoir dire que penser faux, c’est penser ce qui n’est pas ?
T: : Nécessairement.
É : Est-ce penser que ce qui n'est pas n’existe pas, ou que ce qui n'est en aucune façon, existe en
quelque façon ?
T : Il faut certainement penser que ce qui n'est pas existe en quelque façon, si l'on veut que
l'erreur soit possible si peu que ce soit.
É : Et de même que ce qui existe absolument n'existe absolument pas.
T: Oui
É : Et que c'est encore là une fausseté.
T: C'en est encore une.
É : On jugera de même, j'imagine, qu'un discours est faux s'il affirme que ce qui est n'est
pas et que ce qui n'est pas est.
8
T: En effet, de quelle autre manière pourrait-il être faux ?
É : Je n'en vois guère d'autre. Mais cela, le sophiste n'en conviendra pas. Et le moyen
qu'un homme raisonnable en convienne, quand il a été reconnu précédemment que les
non-êtres sont imprononçables, inexprimables, indéfinissables et inconcevables ?
Comprenons-nous bien, Théétète, ce que peut dire le sophiste ?
T: Comment ne pas comprendre qu'il nous reprochera de dire le contraire de ce que nous
disions tout à l'heure, quand nous avons eu 1’audace d'affirmer qu'il y a de l'erreur dans
les opinions et dans les discours ? Nous sommes en effet constamment obligés de
joindre l'être au non-être, après être convenus tout à l'heure que c'était la chose du
monde la plus impossible.
É : Tu as bonne mémoire. Mais voici le moment de décider ce qu'il faut faire au sujet du
sophiste; car tu vois que si, continuant à le scruter, nous le plaçons dans la classe des
artisans de mensonges et des charlatans, les objections et les difficultés se présentent
d'elles-mêmes et en foule.
T: Je ne le vois que trop.
É : Et encore n’en avons-nous passé en revue qu'une petite partie : elles sont, pourrait-on dire, infinies.
T: Impossible, ce semble, de saisir le Sophiste, s'il en est ainsi.
É : Quoi donc! Allons-nous perdre courage à présent et quitter la partie ?
T: Mon avis à moi, c'est qu’il ne le faut pas, si nous pouvons avoir tant soit peu prise sur
notre homme.
É : Tu seras donc indulgent et, comme tu viens de le dire, tu seras content, si nous
trouvons moyen de nous libérer tant soit peu de l'étreinte d'un si fort argument.
T: Tu n'as pas à en douter.
É : Maintenant j'ai encore une prière plus pressante à t’adresser.
T: Laquelle ?
É : De ne pas me regarder comme une sorte de parricide.
T: Qu'est-ce à dire ?
É : C'est qu'il nous faudra nécessairement, pour nous défendre, mettre à la question la
thèse de notre père Parménide et prouver par la force de nos arguments que le non-être
est sous certain rapport, et que 1’être, de son côté, n'est pas en quelque manière.
(…)
É : Eh quoi, par Zeus, nous laisserons-nous si facilement persuader que le mouvement,
la vie, l'âme, la pensée n'ont vraiment pas de place en l’être universel, qu'il ne vit ni ne
pense, et que, vénérable et sacré, dénué d'intelligence, il reste planté là sans pouvoir
bouger?
T: Quelle effrayante doctrine nous accepterions là, étranger !
9
Texte 4 : Platon, Le Ménon 80 et 85.
MÉNON : Et comment chercheras-tu, Socrate, ce dont tu ne sais absolument pas ce que c’est?
Laquelle en effet, parmi ces choses que tu ignores, donneras-tu pour objet à ta recherche?
Mettons tout au mieux : tomberais-tu dessus, comment saurais-tu que c’est ce que tu ne savais
pas?
SOCRATE : Je comprends, Ménon, à quoi tu fais allusion. Aperçois-tu tout ce qu'il y a de
captieux dans la thèse que tu me débites, à savoir que, soi-disant, il est. impossible à un homme
de chercher, ni ce qu'il sait, ni ce qu'il ne sait pas? Ni, d'une part, ce qu'il sait, il ne le chercherait
en effet, car il le sait et, en pareil cas, il n'a pas du tout besoin de chercher; ni, d'autre part, ce
qu’il ne sait pas car il ne sait pas davantage ce qu'il devra chercher.
(…)
S : Ton avis, Ménon? Y a-t-il une réponse de ce garçon, où il ait exprimé une pensée qui ne vînt
de lui-même?
M : Non, mais elles étaient bien de lui.
S : Et il est très certain, ainsi que nous l'affirmions un peu auparavant, qu’il ne savait pas.
M : C'est la vérité.
S : D’autre part, elles existaient en lui ces idées, n'est-ce pas?
M : Oui.
S : Ainsi donc, chez celui qui ne sait pas, il existe, concernant telles choses qu'il se trouve ne pas
savoir, des pensées vraies concernant ces choses mêmes qu'il ne sait pas?
M. Évidemment.
S : Et à présent, ces pensées, elles viennent de se lever en lui, à la façon d'un rêve.
Leçon 2
Archipel de remarques pratiques
dérivées de ces principes
2.1) Sur l'impossibilité de séparer la réponse et la question
Ces deux principes, qui permettent de distinguer le sens d'une "réponse" en fonction de la
question qui lui est posée, et la pointe d'une "question" selon que l'on considère la réponse qu'elle
problématise ou celle qu'elle appelle, sont indissociables. Question et réponse n'ont de sens que l'une par
rapport à l'autre, et le même énoncé qui peut être considéré par un interlocuteur comme une réponse peut
être considéré par un autre interlocuteur comme une question.
On peut d'ailleurs dire que plus il y a des réponses, plus il y a des questions, et réciproquement
(un peu comme dans la progression des sciences). Globalement il y a toujours à peu près autant de
réponses que de questions. Peut– être n'y a–t–il pas de discours ni d'énoncé qui "réponde" là où l'on n'a
pas su poser de question ; peut–être également n'y a–t–il pas de question là où l'on n'a pas la moindre idée
10
de la réponse : on ne se pose guère que les questions que l'on pourrait résoudre. Les "vraies" questions, les
questions non–traitables, ne s'inscrivent d'ailleurs sur aucun agenda, intellectuel ni politique.
Même lorsqu'on a la chance ou le rare honneur de pouvoir poser une question vraiment sans
réponse, cet acte de simple interrogation est encore, et plus que tout, un acte de pure confiance. En un
sens on peut dire qu'à la limite ici on ne sait pas si on interroge ou si on répond. Ainsi le but de ce cours
n'est pas du tout d'affirmer la primauté de la question sur la réponse, ni l'inverse. Chercher, ce n'est pas
forcément être dans le doute perpétuel ; et trouver, ce n'est pas forcément avoir "la" réponse.
2.2) Sur l’implicitation de la question
Pourquoi parler de question "implicite" ? parce qu'une réponse ne répète pas la question à
laquelle elle répond. Si le sens des énoncés dépend de ce dont il y est question, on peut dire que la
question antérieure est toujours implicite dans l'énoncé, qu'elle est simplement "impliquée" par lui. Car
une réponse ne répète pas la question à laquelle elle répond : dans la plupart des cas elle n'en a pas besoin,
puisque précisément elle la résout, elle suppose cette question acquise, elle la refoule dans le non–dit. Or
ce phénomène, tout naturel dans une conversation orale, pose des problèmes d'interprétation dans le cas
de textes, notamment anciens: on ne sait plus de quoi il était question exactement. Il n'est pas inutile non
plus d'observer que dans cette démarche de retour, de "remémoration" il est tout à fait impossible de
prétendre tout expliciter, de prétendre dégager toutes les questions implicites.
"La réponse (...) n'a donc pas pour mission de renvoyer aux questions qui l'ont fait naître, de
s'indiquer comme réponse, c'est à dire comme un tel renvoi, mais de dire autre chose. Le
caractère-réponse de la réponse est refoulé dans la réponse, elle possède en elle la capacité de
référer, de traiter d'une question, c'est à dire de ce qui est question, mais elle a cependant une
référence effective ailleurs qu'en elle-même. Elle ne peut que l'indiquer. La réponse dit ce qu'elle
dit sans dire qu'elle le dit (...). Si mon problème par exemple, est de savoir ce que vous faites
demain, l'assertion "je vais en ville" y répond. Je ne demande pas que vous me disiez "l'assertion
'je vais en ville' répond à votre question" 5.
Dans la plupart des cas en effet le contexte est suffisamment clair, c'est à dire que la question
implicite est suffisamment présente à l'esprit, proche encore, même si elle est littéralement absente de la
réponse, pour que la réponse soit compréhensible comme telle. Alors la question peut disparaître et
s'effacer dans la réponse, qui ne se présente pas comme une réponse mais comme une affirmation. Ce
phénomène d'implicitation n'entrave en rien la facilité d'une conversation orale ordinaire. On pourrait
même dire au contraire qu'il permet cette facilité, qu'il l'autorise. Sans lui, nous serions obligés de traîner
au fur et à mesure de nos conversations l'ensemble de toutes les prémisses communes adoptées, de les
répéter explicitement à chaque reprise, au risque de devoir les allonger indéfiniment pour nous entendre
sur le moindre énoncé. Or comme le remarque Wittgenstein, pour nous entendre, « nous ne pouvons pas
être tombés au préalable d'accord sur tout ce qui serait nécessaire »6. Et pourtant, dans la plupart des cas
on se comprend à peu près, et l'implicitation des prémisses autorise cette tranquillité. Elle nous permet au
moins de faire comme si nous nous comprenions, et de trouver ainsi les moyens de nous comprendre. Et
cette confiance autorisée exerce un effet sur la disposition mentale dans laquelle nous dialoguons: de faire
en sorte que nous nous comprenions.
Il est toutefois des cas où ce phénomène d'implicitation complique la communication, la retarde,
l'intrigue, et parfois l'empêche. Cette proportion de cas où la communication est marquée par l'écart
sensible des questions implicites, des points de vue, des présuppositions en jeu, ne doit pas être
minimisée. Si on veut alors continuer à faire croire qu'on se comprend, ou faire en sorte qu'on se
comprenne, il en résultera plutôt une communication forcée, violentée, tordue. Or dans ces écarts de
questions implicites nous n'avons pas affaire à des communications ratées, ou pathologiques. Ce sont
peut-être d'ailleurs des cas où la communication, ainsi intriguée et retardée, est d'autant plus vive qu'elle
se fait au travers d'une résistance. Ce sont des anomalies normales du dialogue, si l'on peut dire, et c'est là
que l'on rend tangible le jeu de la question implicite, qui fonctionne généralement sans que l'on s'en
aperçoive. L'expérience centrale est d'abord ici celle de la méprise, c'est à dire de la mécompréhension et
de la différence qui peut se glisser entre deux interlocuteurs sans qu'ils y croient, et jusqu'à ce que l'écart
5
Dans Logique langage et argumentation, Paris : Hachette, 1982, p.132.
6
Stanley Cavell, Les voix de la raison, Paris: Seuil, 1996, p.68.
11
des points de vue devienne irrémédiable. Si la même réponse, entendue sous l'optique de la question A et
sous celle de la question B, peut rendre un son aussi différent, il ne sert à rien de continuer à répondre! Il
faut accepter l'écart des points de vue, non pour le mépriser mais pour l'honorer. On verra que c'est le
commencement de la courtoisie ou de la civilité, et les différentes répercussions éthiques de ces
observations formeront un axe important de notre propos.
2.3) Sur la figurativité
"La rhétorique est la négociation de la distance entre des hommes à propos d'une question (...)
qui peut aussi bien les réunir que les opposer" 7. La brève analyse précédente permet justement de
distinguer deux sortes de désaccords, et donc deux sortes d'accords qui leur correspondent. Nous laissons
ici de côté un accord simple où l'on partage la même réponse à la même question, ainsi que le désaccord
total où l'on ne partage ni la question ni la réponse. On peut apporter des réponses différentes à la même
question. Il y a alors litige. Mais parce qu'on partage la même question implicite, même si on l'interprète
différemment, il y a alors une sorte de consensus sur la question, et les réponses différentes se
comprennent les unes les autres: elles répondent à la même question. C'est la raison pour laquelle un
accord s'effectue davantage en travaillant à trouver la question commune qu'en cherchant une réponse
commune. On peut également avoir la même réponse sans partager la question, et ne pas être d'accord sur
ce qui est en question. Il y a alors différend. Mais la réponse aura à ce moment-là une sorte d'épaisseur et
d'obscurité qui lui permettra de répondre à la fois à ma question et à celle de mon interlocuteur, et c'est
cette épaisseur de la réponse que nous appelerons sa figurativité. La figurativité, qui permet à une
proposition de prendre sens dans deux configurations (Q/R) différentes, qui permet à une réponse d'être
interprétée différemment, constitue une sorte de compromis, de boîte noire où la communication est
maintenue dans l'écart même entre les questions en présence.
On distingue souvent dans un texte entre la "lettre" et l'"esprit", ou bien entre le sens littéral et le
sens figuré. Cette distinction épouse en partie celle que nous sommes en train d'étudier entre le sens
explicite d'un énoncé, qui est littéralement univoque, et son sens implicite ou figuré, qui n'apparaît qu'en
regard de la question silencieuse à laquelle il "répond", et qui est sous– entendu. Un symbole ou un mythe
est un énoncé ou une suite d'énoncés susceptibles de répondre à de multiples questions implicites, qui font
surgir en eux une profusion de sens figurés. La richesse sémantique des grandes oeuvres littéraires ou
poétiques (mais aussi des grandes théories scientifiques) tient à cette capacité figurative qu'elles ont de
pouvoir répondre, dans des contextes neufs, à des questions neuves.
2.4) Sur l’impossibilité de répondre à tout
Mais dans le même temps on peut dire qu'il n'y a pas d'énoncé qui réponde à toutes les questions,
et qu'un énoncé qui aurait réponse à tout, qui serait chaque fois "le cas", ne répondrait aussi à rien
véritablement ; ce ne serait pas une réponse. Par exemple : "Jésus est la réponse"! Un énoncé ne "répond",
ne prend un sens précis, qu'en réponse à une question précise. Par ailleurs une "réponse" qui exclurait
l'éventualité d'une autre réponse ne serait pas une réponse soumise à sa vérification par la question ; ce
serait une réponse pour laquelle la question n'est qu'un prétexte, et qui ne répondrait au fond à rien (à rien
en dehors d'elle–même) : ce serait peut–être un "symbole", mais ce ne serait pas une réponse.
2.6) Sur la problématisation des réponses
Si tout énoncé permet ou produit des questions ultérieures, différentes de celle à laquelle il
répondait, on peut dire que cette ou ces nouvelles questions ne sont que la problématisation de l'énoncé.
Le même énoncé, qui répondait à une question, en pose une autre. Le même énoncé, qui était réponse dans
une problématique, est question dans une autre. Cette différence entre la question qui est en amont de
l'énoncé et celle qui est en aval fonde la possibilité du dialogue, et de manière plus générale la possibilité
d'argumenter. Le circuit question-réponse n'est pas réflexe (stimulus- réponse) ni automatique (de forme
Q-R). Loin de se borner à des réponses conditionnées, le véritable jeu question-réponse commence
lorsque la réponse est à son tour interrogée, avec l'apparition d'une seconde question (de forme Q1-R-Q2).
Dans ce jeu, une vraie question ne préjuge pas de la réponse, ni réciproquement une réponse ne préjuge
pas de la question qu'elle autorise ou soulève : on ne peut déduire ni la réponse de la question, ni la
question de la réponse. Autrement dit, tant que l'on a affaire à des questions implicites que l'on pourrait
7
Questions de rhétorique Paris: Le livre de poche 1993, p.22-23.
12
expliciter, on peut faire équivaloir le sens d'une question à la classe de ses réponses possibles, ou le sens
d'une réponse à la classe des questions auxquelles elle est susceptible de répondre. Mais avec l'invention8
d'une question inédite, comme avec la découverte de l'implicite irréductible à la formulation d'une
question, il se produit quelque chose d'autre.
La différence problématologique permet de faire voir le procès par lequel un sens littéral devient
sens figuré. En effet dans la "lecture" littérale, la réponse à une question ne fait pas de question : elle
répond, elle a son sens. La lecture figurative réside dans une problématisation de la réponse : la réponse
ne répond littéralement plus, elle ne répond qu'au sens figuré ; mais la nouvelle question n'est pas encore
explicite, elle aussi n'est que figurée dans la réponse. Le même énoncé n'est ni simplement réponse, ni
purement question. Disons qu'il est une métaphore : dans le travail de métaphorisation, la réponse est
grosse d'une question. Dans la plupart des cas d’ailleurs la réponse ne "recouvre" pas totalement la
question. Mais la réponse aide la question à se débarasser de ce qui en elle "n'est pas la question". En ce
sens on peut dire que ce qui justifie une réponse, ce qui la rend selon le cas légitime, vérifiable,
compréhensible, "déceptible", c'est la question qu'elle permet de poser.
2.7) Et sur leur autonomisation
Le phénomène par lequel une réponse est perçue comme soulevant un autre problème correspond
à l'autonomisation des réponses par rapport aux questions qui leur ont donné le jour et qu'elles ont cherché
à résoudre. Par là une réponse échappe aux intentions de son locuteur ou de son auteur, ainsi qu'aux traits
pertinents du contexte dans lequel elle répondait. Par la problématisation que l'interlocuteur y exerce, le
sens premier est suspendu, ainsi que la référence au contexte initial. Ici encore ce phénomène permet de
rendre compte de manière relativement simple de problèmes pragmatiques ou herméneutiques spécifiques.
Mais justement cette autonomisation n’est pas un automatisme du langage : une réponse à une question
n'énonce pas forcément par là-même une autre question, car pour cela il faut que soit problématisé ce qui
était hors-question, l'évident, ce qui n'était pas le problème. Pourquoi est-ce qu'une question ne peut pas
complètement être déduite ou réduite sans autre à la classe de ses réponses, ni le sens d'une réponse
réduite à la classe des questions auxquelles elle répond? Parce qu'un autre interprète toujours peut se
lever, qui voit un problème là où l'on n'en voyait pas, ou qui voit une autre réponse que toutes celles qui
avaient été jusque là apportées. La question véritable vient toujours d'ailleurs, d'un autre "monde", d'un
interlocuteur capable, parfois à son insu, de déplacer le contexte, de le bouleverser. Meyer écrit:
« Problématiser une assertion qui n'était que réponse (...) est affaire de contexte. (...) le contexte
comporte nécessairement deux questionneurs au moins. L'un pour lequel la réponse est réponse,
sans plus, l'autre pour lequel elle fait problème »9.
Changer de question, c'est changer de règle (régime) du discours. Si dans le dialogue un sujet
c'est un point de vue, une dramaturgie du dialogue pourrait montrer comment un sujet c'est une question.
Passer d'une question à une autre, c'est passer d'un angle de subjectivité à un autre, c'est déjà développer
en soi une sorte d'"intersubjectivité". Mais cela suppose l'intervention de l'autre, parce que dans la posture
dialogique où je me trouve, ma question en dissimule d'autres qui échappent à ma conscience, même si ce
sont elles qui l'autorisent. Et le travail qu'il faut pour déplacer ma question me dépasse.
On peut définir l'argumentation comme la technique ou l'art d'"épouser" les présupposés de nos
auditeurs ou interlocuteurs, afin de se faire comprendre d'eux ; c'est aussi éventuellement l'art de les
manipuler en obtenant, à partir de leurs valeurs ou présuppositions implicites et au moyen d'arguments
explicites, leur adhésion à une conclusion. De ce point de vue le principe de différence problématologique
permet de comprendre pourquoi énoncer une thèse revient le plus souvent à rendre possible sa
problématisation ; c'est pourquoi la persuasion préfère suggérer la conclusion par une question, sans
l'expliciter : ainsi l'adhésion de l'auditoire est obtenue sur une réponse mentale, implicite, plus difficile à
problématiser. La question et la réponse échangent leur rôle !
2.8) Sur les carrés problématologiques
Ciceron, dans De l'invention, définit l'inventio, première partie de la rhétorique, comme l'art de dire ce
qui fait question, ce qui en grec correspond à l'heuristique.
8
9
Dans Logique langage et argumentation, Paris : Hachette, 1982, p.126.
13
Il arrive que la réponse à une question pose une deuxième question dont la réponse était à
l'origine de la première question. Deux problématiques accrochées, un carré problématologique:
Q1
R1
R2
Q2
Ce sont des problématiques dont on ne parvient pas à sortir, qui bornent le théâtre du débat, et où tout se
passe comme si on était renvoyé d'un problème à un autre, dans un cercle vicieux où les deux problèmes
se renforcent l'un l'autre. Ces problématiques décrivent des situations relativement fréquentes, devant
lesquelles on peut apprendre à se comporter. On pourrait donner de nombreux exemples de ces "carrés
problématiques", comme le malentendu entre le souci de l'universalité face aux dangers du nationalisme,
des tribalismes, et le souci des différences face aux dangers du marché et de la communication
planétaires.
2.9) Sur le danger d’instrumentaliser le dialogue en sousestimant les questions des interlocuteurs
Pour que le dialogue soit possible et que l'interaction ne soit pas instrumentalisée, pour que toute
question permette à la réponse de lui répondre, pour que toute réponse permette de poser une autre
question, il faut bien que chaque interlocuteur puisse déconcerter l'autre, répondre de façon inattendue et
néanmoins pertinente, interroger de façon inattendue en prenant la réponse par un biais surprenant. Cela
suppose de chercher sincèrement à comprendre les questions de l’interlocuteur, et comme le dit Gadamer
de ne pas prétendre
"détenir un savoir préalable sur les préjugés dont l'autre est captif. Il s'enferme alors dans ses
propres préjugés. L'entente dialogique est en principe impossible si l'un des partenaires ne
s'ouvre pas vraiment au dialogue. Un tel cas se produit par exemple lorsque quelqu'un joue au
psychologue ou au psychanalyste dans les relations sociales et ne prend pas au sérieux, dans leur
sens propre, les affirmations d'autrui et qu'il prétend plutôt les démasquer" 10.
Ricoeur propose des rapports entre sciences sociales et idéologie une analyse très voisine,
lorsqu'il dit:
"L'idéologie, c'est la pensée de mon adversaire (...) Il ne le sait pas, mais moi je le sais (...) Un
argument courant est de dire que l'idéologie est un discours de surface qui ignore ses propres
motivations réelles. L'argument est plus impressionnant encore lorsqu'on oppose le caractère
inconscient de ces motivations réelles (...) Le changement de plan de l'illusoire au réel, du
conscient à l'inconscient, a certes par lui-même un grande puissance explicative. Mais c'est cette
puissance explicative elle-même qui constitue un véritable piège épistémologique" 11.
2.10) Sur le danger d’abstraire les énoncés des questions qui les soustendent
Essayons maintenant de lire une page de Tintin (ou de n’importe quelle BD qui vous plaise) à
l'envers, en cachant à chaque fois l'image précédente ; ou pire encore : en essayant d'isoler les "bulles" de
leur contexte dialogal et figural, de tout ce qui précède, de tout ce qui accompagne, et de tout ce qui suit.
On s'aperçoit dans cette tentative de lecture que les énoncés deviennent absurdes, insensés. Imaginez que
nous en fassions autant pour un dialogue de Molière ! Et pourtant c'est souvent ce que nous faisons avec
les dialogues de Platon, et avec les textes bibliques ! Et c'est aussi ce que nous faisons parfois les uns pour
10
Gadamer, La philosophie herméneutique, Paris PUF 1996, p.117.
11
Ricoeur, Du texte à l'action, Paris: Seuil, 1986, p.305 et 316.
14
les autres, d'une manière fort peu charitable car nous privons les énoncés de nos interlocuteurs du sens
qu'ils voulaient leur donner, dans un contexte d’élocution précis.
Remarquons toutefois que certaines phrases, ou suites de phrases, si on les isole ainsi et si on les
imprime avec une belle écriture sur une page blanche, prennent une sorte de résonance "poétique".
Comme si elles avaient un sens, mais que nous ne savions pas lequel ! Nous pouvons donc parfois nous
permettre d'isoler ainsi des énoncés qui nous "parlent", à condition : 1) de savoir que le sens qu'ils
prennent alors n'a pas grand rapport avec la question à laquelle ils répondaient primitivement ; 2) de
savoir que ce nouveau sens réside plutôt dans la "proposition" de monde, de perception ou d'action, que
nous tirons de ces énoncés (sous notre entière responsabilité).
_______________
Textes & Exercices 2 :





Expliquez à un ami pourquoi il est difficile de prétendre tout expliciter
Expliquez à un ami dans quels contextes peut apparaître une « figure » de
rhétorique
Appliquez à un essai que vous avez lu récemment les conseils de lecture donnés
ici. Pouvez-vous résumer le livre, ses questions implicites, ses déplacements et
les questions soulevées en 20 lignes ?
Trouvez vous même un exemple d’autonomisation d’une réponse ou d’un
discours par rapport à la question-contexte antérieurs
Discutez avec un ami d’un sujet compliqué, puis construisez-en le carré
problématologique —extrêmement utile pour attraper les problèmes (voir le
traitement de la question conjugalité-filiation à la fin des quatrièmes éléments).
Conseils pour la lecture et l’audition
 Pour comprendre un livre (un interlocuteur aussi, mais l'exemple du livre est
plus visible), il faut partager la question qui est la sienne. Sans quoi on n'est ni
capable de le comprendre, ni autorisé à le juger. Cette question (ou ce paquet
de questions) est toujours et pour la plus grande partie implicite, et non pas
donnée avec le texte. Et même si elle est donnée, il faut encore la partager. La
question est en même temps la perspective d'intelligibilité du texte, l'espace dans
lequel il prend son sens, et le critère qui permet d'en juger, de vérifier jusqu'où
le texte couvre la question.
 Pour comprendre un livre, il faut chercher la différence entre les questions qu'il
résout et celles qu'il pose. On peut considérer un livre comme un système de
transformations et de déplacements tel qu'on part d'une situation où se pose
telle ou telle question, et qu'on arrive à une situation où les questions premières
ont été résolues ou transformées en d'autres questions (qui sont, pour le système
en question, les "vraies" questions, celles qu'il ne peut pas résoudre).
 Pour généraliser la remarque, on peut dire qu'il n'y a pas de théorie, de
doctrine, de système qui, précisément parce qu'il résout certains problèmes,
puisse résoudre les problèmes qu'il pose. Il y a, du fait de la différence
problématologique, une incomplétude de principe des réponses. Mais il faut
aussi remarquer qu'il faut avoir compris le livre ou le système pour comprendre
vraiment les problèmes qu'il pose ou qu'il laisse.
 Devant un problème, il est inutile de rester les bras croisés et de croire qu’une
pensée va tomber du ciel ! Il faut activement faire le tour du problème. La
15
pensée est une affaire de comportement, et il s’agit de trouver une
problématique, un angle d’attaque. Le principal ennui que rencontre un
étudiant débutant, c'est d'être "censé savoir" des tas de choses que personne ne
lui a appris; il lui semble être débordé par tous ces présupposés implicites. Mais
si déjà il "sait" qu'il y a des choses qu'il ne sait pas, il peut se mettre à chercher
celles qui lui semblent les plus importantes, et faire "comme si" il savait les
autres.
 Il ne faut pas croire que l’on puisse "tenir compte de tout", de tout ce qu'on a
appris, etc. Car tout ce qu'on a appris ou trouvé sur un sujet ne répond pas
forcément ni exactement à la même question : en tenant compte de tout on
mélange les problématiques, on force tous les discours à répondre à la même
confuse question, et tout devient plus ou moins incompréhensible. Tabler les
règles de son discours, c'est annoncer le plus possible de quoi on parle, quelle
est la question, et c'est ce qui fait que son discours est "vérifiable" ou
"décevable": son angle d'interrogation est sa limite. Sinon soit on identifie tout,
et l'analogie où tout revient au même est l'opium de la pensée, soit on sépare
tout parce qu'il n'y aurait pas de question ni donc de vérité commune, et on
dissout tous les problèmes.
 Cela suppose des lecteurs attentifs, c'est à dire aussi résolument "négligents"
quant à ce qu'ils ne comprennent pas. Si vous disposez de toute votre attention
au départ, et que vous en laissez une partie sur une phrase vraiment difficile,
puis une autre sur un nom que vous ne connaissez pas, puis sur une idée dont
vous ne voyez pas le rapport avec ce qui précède, vous continuerez votre lecture
avec très peu d'attention disponible et vous buterez sur chaque mot. Pour bien
comprendre quelque chose, il faut tant que possible bien mettre les parenthèse
dans son esprit, pour laisser résolument de côté ce qu'on ne comprend pas,
suspendre les doutes, et n'y revenir qu'à la fin.
Textes 5 : Michel Meyer, Logique, langage et argumentation, Paris Hachette 1982,
p.97sq. et 122sq. De la problématologie, Bruxelles Mardaga 1986, p.12 et 88.
Le recours au langage s'inscrit dans le cadre général de l'action humaine. Les hommes agissent en
fonction des problèmes qui se posent à eux et qu'ils se doivent de rencontrer du simple fait qu'ils
existent. A ce titre, l'usage du langage est résolution de problèmes. Il n'y a que deux manières
d'affronter un problème à l'aide du langage : soit on l'exprime parce que la résolution dépend
d'autrui, soit on en donne la solution à un autrui qui s'intéresse à la question ou que l'on intéresse
eo ipso à la question traitée. (...)
La dualité fondamentale du langage est la différence question-réponse, que j'ai appelée ailleurs
différence problématologique. Elle est à la source du langage en ce que ce dernier répond à la
problématique humaine, dont l'interaction dialogique est une dimension essentielle sur laquelle
viennent se greffer le problème d'informer, de communiquer, de persuader, etc. A ce niveau, la
différence problématologique se matérialise dans l'opposition de l'explicite et de l'implicite : la
marque de certaines réponses est d'être explicites. D'autre part, si les problèmes ne se disent pas,
ils se laissent exprimer, et cela laisse la place à une manière de répondre proprement
problématologique. Tout discours, de la simple phrase au grand texte, peut ainsi assurer a priori
la double fonction du langage : traiter des problèmes qui s'y posent en en proposant la solution
ou en en exprimant la nature. Dès lors, une proposition, un discours, peuvent aussi bien marquer
la question que la solution. Une expression apocritique (- caractérisant une réponse), quoique
apocritique par rapport à la question qu'elle résout - c'est là la définition du caractère apocritique
d'une proposition ou d'un discours - est donc également problématologique (= expressive d'une
16
question). De quelle question une réponse est-elle le renvoi ? A première vue, de la question
qu'elle résout. Si elle la résout, et que c'est là le seul renvoi possible, elle n'a alors qu'une fonction
possible, la fonction apocritique. Ou bien, la duplication problématologique de la question serait
sa solution, ce qui va à l'encontre de la distinction question-réponse : on ne va pas résoudre une
question en simplement la répétant. Dès lors, la question à laquelle la réponse renvoie
(problématologiquement) diffère de celle qu'elle résout (apocritiquement). La réponse, en tant
qu'unité apocritico-problématologique, définit deux questions au moins, et c'est par là que se
trouve fonder, la possibilité dialogique du langage en même temps que l'autonomisation des
réponses par rapport aux questions qui les ont fait naître. (L.L.A. p. 122 sq).
A une description  (a, ) répond un individu particulier dans , et à a correspond cet individu
pour x = a. Cela veut dire que le rapport à un monde quel qu'il soit est interrogation. C'est ainsi
que l'on découvre et trouve la référence. La relation au monde est questionnement. Le langage
naturel est éloquent à ce propos, puisqu'il n'existe pas de termes définissables sans l'intervention
d'interrogatifs : « Napoléon est le vainqueur d'Austerlitz » ou « le fauteuil est rouge » ne sont
descriptions vraies d'états du monde que si quelque chose répond aux questions que ces
propositions sont à l'égard du monde. Elles se lisent : « Napoléon est celui qui a vaincu à
Austerlitz », « le fauteuil est l'objet qui a couleur rouge ». Et si l'on ignore ce qu'est le rouge ou
Austerlitz, on peut encore compliquer : « ... la ville que l'on appelle Austerlitz », « ... la propriété
qui... ». Chacun de ces interrogatifs ouvre, comme mondes possibles, les réponses alternatives
qu'elles admettent. Le nombre minimum est deux, puisque la question qui n'a que l'affirmation («
oui, ... ») ou la négation (« non, ... ») comme réponses possibles a l'alternative comme seules
possibilités de réponse. La réponse réelle donne un monde réel parmi les réponses possibles.
Bref, lorsque l'on cherche à identifier de quoi il est question dans un discours, on le fait
explicitement à l'aide de particules interrogatives : « c'est l'homme qui a vaincu à Austerlitz qui a
perdu à Waterloo » se réfèrent ainsi au même individu. Le langage naturel fait bien souvent
l'économie de son rapport questionnant au monde, puisque, la plupart du temps, on sait et l'on
comprend de quoi il est question lorsqu'on parle de ce dont on parle. (Ibid p. 97).
La réponse, qui en est le résultat, n'a donc pas pour mission de renvoyer aux questions qui l'ont
fait naître, de s'indiquer comme réponse, c'est-à-dire comme un tel renvoi, mais de dire autre
chose. Le caractère-réponse de la réponse est refoulé dans la réponse, elle possède en elle la
capacité de référer, de traiter d'une question, c'est-à-dire de ce qui est question, mais elle a
cependant une référence effective ailleurs qu'en elle-même. Elle ne peut que l'indiquer. La
réponse dit ce qu'elle dit sans dire qu'elle le dit. Le propre d'une réponse n'est pas de se dire
(comme réponse) mais de dire quelque chose qui n'est pas le fait qu'elle dise quoi que ce soit :
elle dit ce dont il est question, et puisque réponse il y a, de le dire comme ne faisant plus
question. Celle-ci se manifeste comme l'absence nécessaire à la présence du discours. Si mon
problème, par exemple, est de savoir ce que vous faites demain, l'assertion « je vais en ville » y
répond, Je ne demande pas que vous me disiez « l'assertion 'je vais en ville' répond à votre
question » car le fait que cette assertion soit présentée comme réponse, et préserve le sens de la
réponse, n'implique en rien que vous alliez en ville. Je vous demande de me répondre sur une
action et non sur une assertion. (Ibid p. 132)
Et c'est ainsi que la différence de nature entre science et philosophie, rendue plus aiguë par le
recul accusé par celle-ci, a fini par faire problème. Mais la philosophie s'ignorant toujours
comme problématologie n'a pu se penser sur un autre modèle, rendant justice à sa propre
spécificité, et permettant précisément d'accepter et même de préférer un mode de discours
exprimant le problèmatique plutôt que voulant le résorber chaque fois dans la solution qui le
supprime. La philosophie livre des réponses qui, si l’on y regarde de près, ne sont pas des
réponses au sens du modèle propositionnel du langage, de la science, c'est-à-dire de la Raison.
Les questions philosophiques, ne pensant pas la radicalité qu'elles mettent en oeuvre et qu'elles
renferment, sont tournées vers autre chose qu'elles-mêmes, et partant, déterminent la philosophie
comme ontologie, la plaçant en rivalité avec la science, avec les conséquences que l'on sait.
Pourtant, il y a une différence, qui se joue dans la conception qui sous-tend le questionnement en
science et en philosophie. Faute de disposer d'une problématologie qui rende justice à cette
différence, on n'a vu, ici et là, que des propositions, susceptibles donc de vérité et de fausseté,
opposables et comparables aux autres propositions. Mais là, on se heurte à la positivité et à
l'efficacité de la science qui font défaut aux systèmes philosophiques. En réalité, ceux-ci
renvoient à une problématisation opérée au travers de propositions qui ont ceci de propre qu'elles
sont problémato-logiques, c'est-à- dire qu'elles expriment la problématisation en même temps
qu'elles y répondent. Cette double nature de réponse et d'expression problémato-logique laisse
clairement apparaître que formuler un problème est, en philosophie,le résoudre, puisque
17
problématiser est le but du discours philosophique. Dès lors, il devient absurde de s'étonner que
la philosophie perpétue ses problèmes, car c'est ce en quoi elle y répond. Elle se démarque donc
de la science qui supprime le problème, celui-ci une fois résolu. Ce qui serait faiblesse en science
fait au contraire la richesse de la philosophie. (Problématologie p. 13-15)
Le surgissement de l'interrogation, chez Socrate, faisait éclore la dualité de l'ignorance, qui se prend pour
un savoir, et d'un savoir qui se sait ignorance. L'ignorance présente dans un savoir qui ne répond à rien est
en fait une apparence de savoir, alors que le savoir qui est l'assertion de l'ignorance de Socrate est un
savoir réel. L'interrogation socratique fait éclater l'apparence et le réel. Elle pose une pluralité, car la
réponse s'inscrit dans un espace d'alternatives. L'interrogation naît toujours sur fond d'une multiplicité et
le but de l'interrogation est d'avoir la réponse, c'est-à-dire une réponse. Supprimer la multiplicité par la
réponse, supprimer l'apparence pour parvenir à l'unité, tel est le sens de l'interrogation chez Socrate. Le
multiple est l'apparence posée par la question, et l'unité est le réel pensé par la réponse. Il en va ainsi pour
toute question, car elle étale l'alternative et le multiple comme ce qui est à dépasser. (Ibid p. 88)
18
Leçon 3
Y a-t-il de simples questions?
Des questions pour rien?
Il est toujours un point où l'on ne parvient plus à savoir si on répond ou si on
interroge, et en ce point il n'y a plus de méthode : il n'y a plus que de simples questions,
pour rien. Nous y sommes aux extrémités du dialogue. Les quelques méditations un peu
interrompues qui suivent sont à lire comme une préparation aux 5èmes éléments, et
conjointement à eux.
3.1) L'intelligence comme questionnement
L'interrogation décentre mon monde. Elle m'oblige à suspendre mes questions
propres, à les mettre entre parenthèses, pour reconstruire le sens des propositions, des
textes, du monde, à partir d'autres questions possibles. La formation de l'intelligence
correspond à l'intégration progressive des questions d'autrui, de la possibilité d’autres
questions que les nôtres. Il y a ainsi une sorte de "réorganisation problématologique"
nécessaire, qui me permet de tenir compte de toi, de lui, d'eux, etc.
La capacité à intégrer de nouvelles questions marque la possibilité d'augmenter
notre schématisme: certaines interrogations ouvrent en nous de nouvelles possibilités
d'être au monde. N'importe quel énoncé formulé ou entendu ainsi sur le mode étonné de
"la première fois" peut être considéré comme une interrogation, en ce sens de
l'ouverture d'un schème. Cette formation de l'intelligence est aussi une formation de la
sensibilité, un élargissement de nos facultés de comprendre, de sentir et d'agir, qui nous
permet de voir autrement les choses les plus ordinaires, que nous ne sentons plus ou que
nous n'avons encore jamais senties.
La pensée interrogative sait que la réponse, l'invention, la trouvaille, ou l'atteinte
est une chance et non un résultat que l’on puisse être sûr d’atteindre ni d’avoir acquis.
C'est le risque de l'intelligence que de trop vite trouver des solutions, là où il faudrait
attendre, repasser sur la question jusqu'à la trouer pour déplacer l'entière problématique.
3.2) Questions et enfances
A vouloir tenir compte de tout, travailler "en bout d'outillage", on perd le Nord,
qui est que tout peut et doit recommencer simplement. En effet les grandes inventions
"morales", au sens large (artistiques, politiques, spirituelles), à la différence des
inventions techniques qui sont cumulatives, sont des inventions réitératives, des
réinventions dans des générations différentes et dans des contextes divers. Des
inventions qui demandent une expérience à chaque fois singulière et que nul acquis ne
peut épargner; des inventions qui sont à chaque fois la première fois, simplement parce
que des enfants grandissent qui nous sont à certains égards plus étrangers que nos
contemporains les plus éloignés.
Et , parce qu'il y a des enfants qui grandissent, les vraies questions sont toujours
neuves. Toute interrogation véritable nous donne une naïveté seconde, un "cogito"
d'enfance12. Toute interrogation véritable est une enfance. C'est la vertu proprement
12
Lire Gaston Bachelard, « les rêveries vers l’enfance », in Poétique de la rêverie, Paris : PUF, 1964
19
poétique de l'interrogation, qu'elle peut suffire à engendrer un sujet. C'est le "qui suis–
je?", ou le "qui dites–vous que je suis?" que toute question comporte. Comme si nos
réponses étaient des interprétations de cette question.
Accepter d'être né, c'est accepter d'avoir des présupposés, d'être issu d'une
situation, d'une "question" parmi d'autres qui auraient été non moins possibles, et en être
content. Etre content d'interpréter cela. Il est une autre joie d'enfance, c'est l'envie de
jouer, c'est à dire d'adopter d'autres possibilités d'être, d'essayer d'autres questions
possibles, et d'autres interprétations. La vie oscille entre ces deux limites du plasir
d’exister.
3.3) Y a–t–il de simples, de pures questions?
C'est à dire des questions qui ne contiennent absolument en rien la réponse? (par
ex. à la deuxième page du Temple du Soleil, Tintin: "Oh ! Pour rien... Une simple
question..." —enfant, cette phrase me plongeait dans des abîmes) Une question
vraiment pour rien serait une question pour le plaisir, ou bien pour savoir, purement.
Mais ce serait un plaisir qui ne se vanterait de rien devant personne, ou bien un savoir
qui ne serait un moyen pour rien et contre personne.
Une telle question ne serait pas un chemin mais une extrémité, une impasse ou
une atteinte. Mais une question qui ne serait pas un chemin serait–elle encore une
question? La première question comme la dernière question ne nous appartiennent pas.
Elles nous précèdent ou nous dépassent toujours. Elles deviennent une ouverture du
langage, une ouverture de l'être parlant. En ce point l'interrogation est comme une
confession: elle est en même temps une affirmation et une invocation.
_______________
Textes & Exercices 3 :
Lectures à loisir —mais un crayon à la main. Possibilité aussi d’aller lire
les citations utilisées dans la leçon 11 :
Texte 6 : Platon, Apologie de Socrate 21.
Ensuite je m'efforçai lui faire voir qu'il croyait sans doute être sage, qu'il ne l'était pas cependant.
(d) Or,, à partir de ce moment, je lui devins odieux, ainsi qu'à beaucoup de ceux qui assistaient à
notre conversation. je me faisais du moins, tout en m'en allant, ces réflexions : « Voilà un homme
qui est moins sage que moi. Il est possible en effet que nous ne sachions, ni l'un ni l'autre,, rien de
beau ni de bon. Mais lui, il croit qu'il en sait, alors qu'il n'en sait pas, tandis que moi, tout de
même que en fait, je ne sais pas, pas davantage je ne crois que je sais! J'ai l'air, en tout cas, d'être
plus sage que celui-là, au moins sur un petit point, celui-ci précisément: que ce que je ne savais
pas, je ne croyais pas non plus le savoir! » En suite de quoi, j’allai en trouver un autre de ceux
dont la réputation de sagesse était plus grande encore que celle du précédent. (e) Ce fut aussi
chez moi le même sentiment. Nouvelle occasion de me rendre odieux à celui-là et à beaucoup
d'autres. Après quoi, je continuais cependant d'aller les trouver les uns à la suite des autres, me
rendant bien compte, non sans chagrin ni sans crainte, que je me rendais odieux. Malgré tout, je
me jugeais forcé de donner l'importance la plus grande à la parole du Dieu! En avant donc!
puisque j'examine ce que l'oracle veut dire, allons à tous ceux, sans exception, qui ont la
réputation de savoir ! (a) Oui, par le Chien! (il faut en effet, Athéniens, que je vous dise la vérité)
mon impression, je l'affirme, fut à peu près celle-ci : au cours de l'enquête que je faisais suivant la
parole du Dieu, peu s'en fallut que ceux qui avaient la plus belle réputation, ne fussent, à mon
avis, ceux auxquels il manquait le plus, alors que d'autres, qui passaient pour valoir moins,
étaient davantage des hommes convenablement doués sous le rapport du bon jugement.
20
Texte 7 : Aristote, Éthique à Nicomaque, livre 1 première page.
Tout art et toute investigation et pareillement toute action à ce qu'il semble tendent vers quelque
bien. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le Bien est ce à quoi toutes choses tendent. Mais on
observe, en fait, une certaine différence entre les fins . les unes consistent dans des activités, et les
autres dans certaines oeuvres, distinctes des activités elles-mêmes. Et là où existent certaines fins
distinctes des actions, dans ces cas-là les oeuvres sont par nature supérieures aux activités qui les
produisent.
Or, comme il y a multiplicité d'actions, d'arts et de sciences, leurs fins aussi sont multiples : ainsi
l'art médical a pour fin la santé, l'art de construire des vaisseaux le navire, l'art stratégique la
victoire, et l'art économique la richesse. Mais dans tous les arts de ce genre qui relèvent d'une
unique potentialité (de même, en effet, que sous l'art hippique tombent l'art de fabriquer des
freins et tous les autres métiers concernant le harnachement des chevaux, et que l'art hippique
lui-même et toute action se rapportant à la guerre tombent à leur tour sous l'art stratégique, c'est
de la même façon que, d'autres arts sont subordonnés à d'autres), dans tous ces cas, disons-nous,
les fins des arts architectoniques doivent être préférées à toutes celles des arts subordonnés,
puisque c'est en vue des premières fins qu'on poursuit les autres. Peu importe, au surplus, que les
activités elles-mêmes soient les fins des actions, ou que, à part de ces activités, il y ait quelque
autre chose, comme dans le cas des sciences dont nous avons parlé.
Si donc il y a, de nos activités, quelque fin que nous souhaitons par elle-même, et les autres
seulement à cause d'elle, et si nous ne choisissons pas indéfiniment une chose en vue d'une autre
(car on procéderait ainsi à l'infini, de sorte que le désir serait futile et vain), il est clair que cette
fin-là ne saurait être que le bien, le Souverain Bien.
Texte 8 : René Descartes, 1ère des Règles pour la direction de l’esprit
Les hommes ont l'habitude, chaque fois qu'ils découvrent une ressemblance entre deux choses, de
leur attribuer à l'une et à l'autre, même en ce qui les distingue, ce qu'ils onc reconnu vrai de l'une
d'elles, Ainsi, faisant une comparaison fausse entre les sciences, qui résident tout entières dans la
connaissance qu'a l'esprit, et les arts, qui requièrent un certain exercice et une certaine disposition
du corps, et voyant, par ailleurs que tous les arts ne sauraient être appris en même temps par le
même homme, mais que celui qui n'en cultive qu'un seul devient plus facilement un excellent
artiste, parce que les mêmes mains ne peuvent pas se faire à la culture des champs et au jeu de la
cithare ou à plusieurs travaux de ce genre tous différents, aussi aisément qu'à l'un d'eux, ils ont
cru qu'il en est de même pour les sciences elles-aussi, et, les distinguant les unes des autres selon
la diversité de leurs objets, ils ont pensé qu'il faut les cultiver chacune à part, sans s'occuper de
toutes les autres. En quoi certes ils se sont trompés. Car, étant donné que toutes les sciences ne
sont rien d'autre que la sagesse humaine qui demeure toujours une et toujours la même, si
différents que soient les objets auxquels elle s'applique et qui ne reçoit pas plus de changement
de ces objets que la lumière du soleil de la variété des choses qu'elle éclaire, il n'est pas besoin
d'imposer de bornes à l'esprit : la connaissance d'une vérité ne nous empêche pas en effet d'en
découvrir une autre, comme l'exercice d’un art nous empêche d'en apprendre un autre, mais bien
plutôt elle nous y aide.
Texte 9 : Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, §40.
Les maximes suivantes du sens commun n'appartiennent pas à notre propos en tant que parties de
la critique du goût; néanmoins elles peuvent servir à l'explication de ses principes. Ce sont les
maximes suivantes: 1. Penser par soi-même ; 2. Penser en se mettant à la place de tout autre; 3.
Toujours penser en accord avec soi-même. La première maxime est la maxime de la pensée sans
préjugés, la seconde maxime est celle de la pensée élargie, la troisième maxime est celle de la
pensée conséquente. (…) En ce qui concerne la seconde maxime de la pensée nous sommes bien
habitués par ailleurs à appeler étroit d'esprit (borné, le contraire d'élargi) celui dont les talents ne
suffisent pas à un usage important (particulièrement à celui qui demande une grande force
21
d'application). Il n'est pas en ceci question des facultés de la connaissance, mais de la manière de
penser et de faire de la pensée un usage final; et si petit selon l'extension et le degré que soit le
champ couvert par les dons naturels <die Naturgabe> de l'homme, c'est là ce qui montre
cependant un homme d'esprit ouvert <von erweiterter Denkungsart> que de pouvoir s'élever audessus des conditions subjectives du jugement, en lesquelles tant d'autres se cramponnent, et de
pouvoir réfléchir sur son propre jugement à partir d'un point de vue universel (qu'il ne peut
déterminer qu'en se plaçant au point de vue d'autrui).
Texte 10 : Soeren Kierkegaard, 1ère page du chap.1 des Riens philosophiques, et
chap.5-1-a :
L'ignorant qui pose la question ne sait même pas ce qui l'amène à la poser.
CHAPITRE 1
Hypothèse fictive
A quel point la vérité peut-elle s'apprendre ? Ce sera notre première question. Une question
socratique, ou qui l'est devenue par celle que posait Socrate : si la vertu peut s'enseigner? Ne la
définissait-il pas en effet comme un savoir? (voir le Protagoras, le Gorgias, la Ménon,
l'Euthydème). Mais, si tant est qu'elle s'enseigne, il faut bien présupposer qu'elle n'existe pas ;
voulant donc l'apprendre, on la cherche. Ici l'on bute alors sur cette difficulté que Socrate dans le
Ménon (à la fin du § 80) signale comme une « proposition batailleuse » à savoir qu'il est
également impossible à un homme de chercher ce qu'il sait, et de chercher ce qu'il ne sait .pas ;
car ce qu'il sait, comment le sachant, peut-il le chercher? et ce qu'il ne sait pas, comment peut-il
le chercher ne sachant même pas quoi chercher? (…)
La première génération
De disciples secondaires
Celle-ci a bien l'avantage (relatif) d'être plus voisine de la certitude immédiate, d'être plus près
d'obtenir une exacte et sûre information sur ce qui est arrivé, de gens dont la véracité peut se
contrôler d'autres manières peut se contrôler. Nous avons déjà au chapitre IV calculé cette
certitude immédiate. Être quelque peu plus près d'elle, n'est-ce pas une illusion? car n’être pas
près de l'immédiate certitude au point d'être immédiatement certain, c'est en rester éloigné d'une
distance absolue. Supputons cependant cette diversité relative (qui distingue la première
génération de disciples secondaires en face des postérieurs) ; à combien l'estimer? Nous ne le
pouvons jamais naturellement que par rapport à l'avantage du contemporain ; mais celui-ci (la
certitude rigoureusement immédiate) n'en avons-nous pas déjà au ch. IV défini l'ambiguïté
(anceps - aléatoire)? et nous y reviendrons plus amplement au paragraphe suivant. — Ou bien
supposons dans la génération la plus proche un homme joignant à la puissance la passion d'un
tyran, et qu'il ait eu l'idée, de ne s'occuper qu'à établir la vérité sur ce point, eût-ce suffi pour qu'il
fût le disciple? Mettons qu'il se saisît de tous les témoins contemporains encore en vie et de leurs
proches, qu'il les fît interroger isolément avec la pire rigueur, qu'il les mît en cellule comme les
70 Juifs d'Alexandrie, les affamât pour leur arracher la vérité, les soumît aux confrontations les
plus insidieuses, rien que pour s'assurer à tout prix une information sûre... toute cette information
ferait-elle de lui le disciple? Ne porterait-il pas plutôt le dieu à sourire de lui, pour avoir voulu
ainsi usurper ce qui ne se laisse point acheter pour de l’argent, mais non plus prendre de force ?
Texte 11 : Maurice Merleau–Ponty, Le visible et l'invisible, Paris : Gallimard,
1964, coll. TEL, p.137sq.et 175.
La manière de questionner du philosophe n’est donc pas celle de la connaissance: l'être et le
monde ne sont pas, pour, lui de ces inconnues qu’il s'agit de déterminer par leur relation avec des
terme connus, les uns et les autres appartenant par avance au même ordre des variables qu'une
pensée prenante cherche à approcher au plus près. La philosophie n'est pas davantage prise de
22
conscience: il ne s'agit pas pour elle de retrouver dans une conscience législatrice la signification
qu'elle aurait donnée au monde et à l'être par définition nominale. De même que nous ne parlons
pas pour parler, que de quelque chose ou de quelqu'un, et que, dans cette initiative de la parole,
est impliquée une visée du monde et des autres à laquelle tout ce que nous disons est suspendu,
de même la signification lexicale, et même les significations pures, reconstruites à dessein,
comme celles de la géométrie, visent un univers d'être brut et de coexistence auquel nous étions
déjà jetés quand nous avons parlé et pensé et qui, lui, par principe, n'admet pas la démarche
d'approximation objectivante ou réflexive, puisqu'il est à distance, en horizon, latent ou
dissimulé. C'est lui que la philosophie vise, qui est, comme on dit, l'objet de la philosophie - mais
ici la lacune ne sera.jamais comblée, l'inconnue transformée en connu, l'"objet" de la philosophie
ne viendra jamais remplir la question philosophique, puisque cette obturation lui ôterait la
profondeur et la distance qui lui sont essentielles. L'être effectif, présent, ultime et premier, la
chose même, sont par principe saisis par transparence travers leurs perspectives, ne s'offrent donc
qu'à quelqu'un qui veut, non les avoir, mais les voir, non les tenir comme entre des pinces, ou les
immobiliser comme sous l'objectif d'un microscope, mais les laisser être et assister à leur être
continué, qui donc se borne à leur rendre le creux, l'espace libre qu'ils redemandent, la résonance
qu'ils exigent, qui suit leur propre mouvement, qui donc est, non pas un néant que l'être plein
viendrait obturer, mais question accordée à l'être poreux qu'elle questionne et de qui elle
n'obtient pas réponse, mais confirmation de son étonnement. Il faut comprendre la perception
comme cette pensée interrogative qui laisse être le monde perçu plutôt qu'elle ne le pose, devant
qui les choses se font et se défont dans une sorte de glissement, en deçà du oui et du non.
Notre discussion sur le négatif nous annonce un autre paradoxe de la philosophie, qui la
distingue de tout problème de connaissance et interdit qu'on parle en philosophie de solution:
approche du lointain comme lointain, elle est aussi question posée à ce qui ne parle pas. Elle
demande à notre expérience du monde ce qu'est le monde avant qu'il soit chose dont on parle et
qui va de soi, avant qu'il ait été réduit en un ensemble de significations maniables, disponibles;
elle pose cette question à notre vie muette, elle s'adresse à ce mélange du monde et de nous qui
précède la réflexion parce que l'examen des significations en elles-mêmes nous donnerait le
monde réduit à nos idéalisations et à notre syntaxe. Mais, par ailleurs, ce qu'elle trouve en
revenant ainsi aux sources, elle le dit. Elle est elle-même une construction humaine, dont le
philosophe sait bien, quel que soit son effort, que, dans le meilleur des cas, elle prendra place à
titre d'échantillon parmi les artefacts et les produits de la culture. Si ce paradoxe n'est pas une
impossibilité, et si la philosophie peut parler, c'est parce que le langage n'est pas seulement le
conservatoire des significations fixées et acquises, parce que son pouvoir cumulatif résulte
lui-même d'un pouvoir d'anticipation ou de prépossession, parce qu'on ne parle pas seulement de
ce qu'on sait, comme pour en faire étalage, - mais aussi de ce qu'on ne sait pas pour le savoir -, et
que le langage ce faisant exprime, au moins latéralement, une ontogénèse dont il fait partie. Mais
il résulte de là que les paroles les plus chargées de philosophie ne sont pas nécessairement celles
qui enferment ce qu'elles disent, ce sont plutôt celles qui ouvrent le plus énergiquement sur l'être,
parce qu'elles rendent plus étroitement la vie du tout et font vibrer jusqu'à les disjoindre nos
évidences habituelles.
Texte 12 : Edmond Jabès, Le livre du Dialogue, Paris : Gallimard, 1984 p.9, 17, 37,
64–67.
L'interrogation ne débouche pas sur le dialogue: elle en est l'avant-mont.
(…)
À la question soulevée : « Y a-t-il un dialogue et comment peut-il s'établir entre deux étrangers?
», il répondit: « 11 y aurait un avant-dialogue qui serait notre lente ou fébrile préparation au
dialogue. Nous ignorons, sans doute, comment il se déroulera ni quelle forme il prendra, mais
sans pouvoir, cependant, l'expliciter nous avons d'avance la conviction que celui-ci s'est, déjà,
engagé : dialogue silencieux avec un interlocuteur absent.
Il y aurait, ensuite, un après-dialogue - ou après-silence. Ce que nous aurions pu dire à l'autre, au
cours de notre échange de paroles - qui est, plutôt, un apprentissage de paroles - ne disant
virtuellement que ce silence; silence auquel nous renvoie toute parole insondable, creuse, en vain
creusée, centrée sur elle-même.
(…)
23
« Lorsque nous lançons une balle contre un mur, que se passe-t-il? Le mur nous la renvoie; mais
le geste de ramasser la balle et de la relancer ensuite, selon les règles du jeu, varie. Nous passons
de l'aisance à la difficulté, de l'acharnement à la mollesse sans l'avoir, au préalable, recherché.
Ainsi en est-il du dialogue», disait-il.
Le cœur du dialogue est empli des battements de la question. Il y aurait deux silences en chaque
silence, comme il y a deux paroles en chacune.
Si ma question appelle, de ta part, une réponse; celle-ci pourrait-elle prétendre, à elle seule, avoir
épuisé la question? Si ta réponse appelle, de ma part, une question; celle-ci pourrait-elle
prétendre, à elle seule, s'être débarrassée de la réponse?
Tout se passe comme si la réponse mourait de la question introduite et la question, de la mort
prématurée de la réponse. « On n'interroge que le néant », avait-il noté. La question est la plus
longue mort : elle est la vie.
(…)
LA QUESTION
Juive est la question qui, indéfiniment, se questionne dans la réponse qu'elle provoque.
(…)
Il disait que lorsqu'on se pose une question on est, d'une certaine manière, juif parce que le juif
s'est déjà, plus d'une fois, posé la même question.
Il disait que lorsque, à la place de la question que l'on voulait se poser, on s'en pose une autre afin
de pouvoir ensuite indirectement, à travers celle-ci, se poser la première, C'est être aussi juif que
peut l'être un juif.
Il disait que lorsqu'on n'a plus la force ni la volonté de se poser des questions, aspirant à jouir
d'un repos bien mérité, on est encore juif parce que cela prouve que l'on a, autant que lui, tremblé
avec la question.
(…)
La différence entre nous, disait-il, est la suivante: Tu crois fermement en une vérité reconnue,
alors que celle qui me fascine ne s'est jamais souciée de reconnaissance.
Exercices




Lequel des deux principes Descartes utilise-t-il particulièrement dans le texte
8 ? Tentez de faire un commentaire composé de ce texte (cherchez la/les
questions implicites, cherchez les transformations problématologiques, analysez
les différents thèmes c’est-à-dire décomposez le texte selon ces thèmes, montrez
bien l’intérêt de chacun d’eux, et recomposez ces thèmes dans l’ordre
d’exposition que vous préférez. Laissez votre pensée et votre compréhension du
texte vous suggérer le plan. Et amusez-vous !)
Texte 9 : pourquoi un érudit peut-il être borné ?
Kierkegaard dans le texte 10 pose la question de la différence entre les
contemporains et les disciples de seconde main. En quoi cela concerne-t-il le
principe de différence problématique ? Et quelle solution propose-t-il ?
Relisez ces textes sans crayon, pour le plaisir (jusqu’à ce que ce soit un plaisir
—ce qui implique de ne pas chercher tout de suite à tout comprendre : ni forcer
la clarté de la compréhension, ni renoncer tout de suite face à la difficulté).
24
Seconds éléments.
Le langage de la question
Le jeu des questions et des réponses apparaît dans les conversations les plus
simples, et situe les phrases ou les discours dans un contexte d'interlocution où les
questions demandent et commandent, font faire. C'est cette fonction pratique du
questionnement dans la communication que l'on peut nommer "pragmatique" (et qui
prolongent les remarques de la leçon 2). Le travail du dialogue permet la production
d'un langage commun, d'un réel commun. Et le pouvoir partagé de questionner est une
condition de possibilité pour la communication, peut–être la première règle pour une
éthique de la communication.
Leçon 4 La pluralité pragmatique du langage ordinaire, et de ses
fonctions
La pragmatique brise la prétention de la logique classique (l’Organon d’Aristote,
outil) ou néopositiviste à régler l'ensemble du langage humain. L.Wittgenstein explore
la pluralité de ce qu'il appelle les "jeux de langage": il y a différentes manières de jouer
au langage, avec différentes règles. J.L. Austin, dans sa théorie des "speech–acts",
distingue entre l'acte locutoire de dire quelque chose (qui a un sens), l'acte illocutoire
effectué en disant quelque chose (qui a une force: de commandement, d'excuse, de
démonstration, de promesse...), et l’acte perlocutoire de faire faire quelque chose (qui
dépend aussi —et tente de tenir compte— de la manière dont l’interlocuteur reçoit ce
que je dis). Voir le magnifique exemple de la lecture pragmatique des "Commentaires"
bibliques de Calvin par Gilbert Vincent13.
Ce n'est plus seulement l'organisation interne du message qui intéresse (code
sémiotique), ni même son contenu descriptif (référence sémantique), mais son insertion
dans un contexte, son utilisation par des locuteurs. Le sens d'un mot ou d'une phrase,
c'est d'abord son usage. Le sens d'un énoncé c'est la réponse à la question de son sens, et
cette réponse peut varier pour le même énoncé : le même énoncé peut avoir beaucoup
d'usages. En reprenant une page de Tintin (le Temple du Soleil, p.7), nous allons étudier
successivement quelques fonctions pragmatiques du questionnement.
4.1) Fonction métalinguistique
On parle de fonction métalinguistique lorsque, dans le langage, il est question du
langage: c'est le moment où l'on se dit que l'on ne parle peut–être pas de la même chose.
C’est ce qu’on trouve dans Le temple du soleil, image n°3, où Dupont demande au
capitaine Haddock si le signal de la quarantaine veut dire que l'on fête l'âge du
capitaine: on a une proposition de réponse, et la réponse de Haddock est une autre
proposition de réponse à la même question. La question permet de passer d'une réponse
à une autre, et on peut même définir une réponse comme une expression de la question,
Exigence éthique et interprétation, Genève : Labor et Fides, 1984. Ce qu'il y a chez Calvin, c'est une
subjectivisation qui est dans le même temps une responsabilisation, la constitution d'un sujet de lecture
pour lequel la question de la vérité n'est pas celle de la vérité de "ce" qu'il lit, mais celle de la lecture qu'il
en fait. Loin de chercher dans les figures de Marthe et Marie l'allégorie de deux modes de vie opposés,
Calvin voit dans ce texte, à l'arrivée de Jésus, la modification du comportement de Marie, ordinairement
semblable à celui de Marthe, et la non–modification du comportement de Marthe.
13
25
et définir une question par la classe de ses réponses possibles (une classe d'expressions).
Quand une question est entièrement formulée elle est d'ailleurs souvent résolue.
Comprendre, c'est saisir le sens d'un terme ou d'une expression dans un contexte
donné. Et dans un contexte donné l'univocité d'un mot est produite par le jeu des
questions et des réponses. En effet "la polysémie des mots appelle pour contrepartie le
rôle sélectif des contextes", remarque Ricoeur14, et le maniement des contextes s'exerce
dans un jeu de la question et de la réponse, seul capable de produire l'univocité relative
à une situation donnée. Par le jeu des questions et des réponses, il se produit quelque
chose comme une travail du concept: "un concept, c'est toujours un ensemble de
questions qui ne se posent plus, donc d'individus qui en sont tributaires, que l'on
regroupe indifféremment comme X, et de réponses que l'on ne met plus sur la table,
c'est à dire de traits et de propriétés diverses dont on fait l'économie"15. Le sujet et le
prédicat, en ce sens, arrêtent l'interrogation qui pourrait courir en tous sens, et placent
hors-question ce qui entraînerait trop loin de ce qui n'est proprement en question. La
polysémie des mots appelle donc le rôle sélectif des contextes, et dans un contexte
donné cette sélection s'opère par le jeu du questionnement.
Cf. Tintin, Le temple du soleil p. 7
la-question-et-la-reponse-3.jpg
4.2) Fonction référentielle
Le logicien Hintikka a montré le rôle de la question dans la construction de la
référence, à partir des résultats de Frege et de Wittgenstein: une proposition p décrit un
monde possible, et le monde réel est un monde parmi d'autres mondes, celui où la
proposition est vérifiée. Dans un monde possible, p est vraie, ou bien non–p est vraie,
et il n'y a pas de monde possible dans lequel p et non–p soient vraies ensemble
(principe de non–contradiction). Si deux propositions ne sont pas contradictoires, alors
elles sont compatibles dans le même monde, elles sont "compossibles". La fonction
"vainqueur d'Austerlitz" est un descriptif possible de X, tel que f(X). Mais pour le
même X (Napoléon), d'autres descriptifs (moins glorieux !) restent possibles: un
individu est un X que l'on retrouve dans plusieurs mondes possibles. La référence
répond ainsi toujours à une question possible du genre "Qui", "Quoi" (cf. Le temple du
soleil, images n°5, 6 et 7).
Le rôle des interrogatifs est un rôle de "quantificateur", de sélectionneur
individualisant: la référence est "produite" au cours du dialogue, par le travail de
l'interrogation. Il ne faut donc pas sous estimer le caractère dialogal de la référence :
nous avons besoin de l'écart entre plusieurs références, et de tenir ouverte la possibilité
d'un écart inédit. Nous avons besoin d'interlocuteurs pour réidentifier autrement notre
référent, le tenir sous d'autres profils ou dans d'autres mondes, et ce sont eux qui
"exposent le tissu de nos croyances à une perpétuelle recomposition"16.
14
Du texte à l'action, op.cit. p.77.
15
M.Meyer, Qu'est-ce que la philosophie? Paris: Le livre de poche, 1997, p.89
J.P.Cometti, "Questionnement, langage et signification", in Argumentation et questionnement, sld
Corinne Hoogaert, Paris: PUF, p.116.
16
26
4.3) Fonctions illocutoires, et rhétorique de la question
La question a la propriété d'être un message capable de produire un autre
message, éventuellement mental. On le voit dans Le temple du soleil avec l'image n°12,
la question fait se dire (au capitaine Haddock que le docteur a menti); elle fait se taire
aussi parfois (image n°7); le plus souvent elle fait parler (image n°5: "eh bien,
docteur?"); ou simplement elle fait faire. Nous avons rencontré aussi une fonction
rhétorique de la question, qui permet de suggérer une proposition sans la dire, afin que
l'interlocuteur ne puisse pas la problématiser. On peut dire que la question ouvre un
espace verbal d'échange, de communication, qu'elle appelle, qu'elle demande. Mais il ne
faut pas oublier que ce faisant elle enclôt cet espace. La question impose aux
interlocuteurs l'obligation de répondre, et de répondre à la question, c'est à dire à
l'intérieur d'un champ de présuppositions implicites. Devant la question : "Monsieur a–
t–il cessé de battre sa femme ?" il serait logique (quoique imprudent dans certains
contextes) de répondre "non", car répondre "oui" reviendrait à accepter le présupposé
selon lequel il fut un temps où l'on battait sa femme!
C'est ainsi que le premier journaliste qui couvre une affaire en donne la
problématique, l'angle d'attaque, dont il sera ensuite bien difficile de sortir. On peut
alors imaginer que la question tente d'ébranler les présupposés et de rouvrir la
problématique qui domine le débat ou l'esprit de l'interlocuteur. Il est des cas en effet où
l'argumentation, laissant en place les prémisses admises, ne sert à rien. La question
opère alors comme une fiction, qui élargit la perception et bouleverse les arrièrespensées. Le critique littéraire Northrop Frye écrit ainsi du véritable rapport interrogatif
que le maître entretient avec l'élève qu'
"il brise les forces répressives de son esprit qui l'empêchent de savoir ce qu'il
sait. C'est pourquoi ce n'est pas l'élève mais le maître qui pose la plupart des
questions (...) Répondre à une question revient à consolider le niveau mental sur
lequel la question est posée"17.
On voit donc la gamme largement ouverte des usages rhétoriques de la question.
Il y a des questions qui demandent que celui qui réponde réponde par un acte: ce sont en
quelque sorte des questions impératives. Il y a des questions qui supposent que tout le
monde connaît la bonne réponse: ce sont des questions rhétoriques, au sens classique,
elles permettent de marquer un territoire rhétorique et visent à obtenir l'assentiment de
l'auditoire entier. Il y a des questions qui supposent que celui qui pose la question
connaît la bonne réponse (en ce sens une question pédagogique est toujours une
question "dogmatique"). Il y a des questions qui supposent que celui à qui la question
est posée sait la bonne réponse: ce sont des questions informatives, qui visent à savoir.
Il y a enfin des questions qui supposent que personne ne connaît la bonne réponse: on
pourrait les appeler des questions "pures", mais elles visent parfois à mettre en doute un
prétendu savoir, à remettre tout le monde à équidistance de la question. Loin de vouloir
des réponses toutes prêtes, une question demande d'abord à être questionnée (à être
demandée): c'est la forme de la demande, elle veut être portée à sa plus haute valeur,
juste avant la dernière réponse ; elle s'arrête d'ailleurs juste après la dernière réponse
possible, là où sa valeur est nulle !
17
Northrop Frye, Le grand code, Paris: Seuil, 1984, p.27-28.
27
_______________
Textes & Exercices 4 :
Inventez trois petits dialogues illustrant ces trois fonctions de l’interrogation.
 Lisez le texte de Leibniz portant sur les « mondes possibles » et comparez la
compossibilité métaphysique de Leibniz et la compossibilité langagière ici
présentée.
 Allez chercher dans un bon dictionnaire ou une encyclopédie la présentation de
Spinoza et comparez avec la métaphysique de Leibniz
Commentez le texte de N.Frye.
Texte 13 : John Langshaw Austin, Quand dire c'est faire, Paris Seuil 1970, p.(6)41(10)44.
« Exemples : (Ea) « oui je le veux (c’est à dire je prends cette femme comme épouse légitime) » —ce oui étant prononcé lors de la cérémonie du mariage. (Eb) « je baptise ce bateau le Quenn
Elisabeth » —comme on dit lorsqu’on brise une bouteille sur la coque. (Ec) « Je donne et lègue
ma montre à mon frère » —comme on peut lire dans un testament. (Ed) « Je vous parie six pence
qu’il pleuvra demain » Pour ces exemples il semble clair qu’énoncer la phrase (dans les
circonstances appropriées, évidemment), ce n’est ni décrire ce qu’il faut bien reconnaître que je
suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais : c’est le faire. Aucune des
énonciations citées n’est vraie ou fausse.
(…) Notre parole, c’est notre engagement.
(…) Supposez par exemple que j’aperçoive un bateau dans une cale de construction, que j’en
approche et brise la bouteille suspendue à la coque, que je proclame « je baptise ce bateau le
Joseph Staline » et que, pour être bien sûr de mon affaire, d’un coup de pied je fasse sauter les
cales. L’ennui, c’est que je n’étais pas la personne désignée pour procéder au baptême »
Texte 14 : Gottfried Wilhem Leibniz, La Monadologie, Paris : Delagrave 1975,
p.170 sq., prop.53 à 60, 61.
52. Et c'est par là qu'entre les créatures les actions et passions sont mutuelles. Car Dieu
comparant deux substances simples, trouve en chacune des raisons, qui l'obligent à y
accommoder l'autre; et par conséquent ce qui est actif à certains égards est passif suivant un autre
point de considération : actif en tant, que ce qu'on donnait distinctement en lui, sert à rendre
raison de ce qui se passe dans un autre; et passif en tant que la raison de ce qui se passe en lui, se
trouve dans ce qui se connaît distinctement dans un autre.
53. Or, comme il y a une infinité d'univers possibles dans les idées de Dieu et qu'il n'en peut
exister qu'un seul, il faut qu'il y ait une raison suffisante du choix de Dieu, qui le détermina à l'un
plutôt qu'à l'autre.
54. Et, cette raison ne peut se trouver que dans la convenance, ou dans les degrés de perfection,
que, ces mondes contiennent; chaque possible ayant droit de prétendre à l'existence à mesure de
la perfection qu'il enveloppe.
55. Et c'est ce qui est la cause de l'existence du meilleur, que la sagesse fait connaître, à Dieu,
que sa bonté le fait choisir, et que sa puissance le fait produire.
56. Or cette liaison ou cet accommodement de toutes les choses créées à chacune et de chacune à
toutes les autres, fait que chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres,
et qu'elle est par conséquent un miroir vivant perpétuel de l'univers.
57. Et, comme une même ville regardée de différents côtés paraît toute autre, et est comme
multipliée perspectivement,; il arrive de même, que par la multitude infinie des substances
28
simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d'un
seul selon les différents points de vue de chaque Monade.
68. Et c'est le moyen d'obtenir autant de variété qu'il est possible, mais avec le plus grand ordre,
qui se puisse, c'est-à-dire, c'est le moyen d'obtenir autant de perfection qu'il se peut.
59. Aussi n'est-ce que cette hypothèse (que j'ose dire démontrée) qui relève comme il faut la
grandeur de Dieu : c'est ce que Monsieur Bayle reconnut, lorsque dans son Dictionnaire (article,
Rorarius) il y fit des objections, où même il fut tenté de croire, que je donnais trop à Dieu, et plus
qu'il n'est possible. Mais il ne put alléguer aucune raison, pourquoi cette harmonie universelle,
qui fait que toute substance exprime exactement toutes les autres par les rapports qu'elle y a, fût
impossible.
60. On voit d'ailleurs dans ce que je viens de rapporter, les raisons a priori pourquoi les choses
ne sauraient aller autrement. Parce que Dieu en réglant le tout a eu égard à chaque partie, et
particulièrement à chaque monade, dont la nature étant représentative, rien ne la saurait borner à
ne représenter qu'une partie des choses; quoiqu'il soit vrai que cette représentation n'est que
confuse dans le détail de tout l'univers, et ne peut être distincte que dans une petite partie des
choses, c'est-à-dire, dans celles qui sont ou les plus prochaines, ou les plus grandes par rapport à
chacune des Monades; autrement chaque monade serait une Divinité. Ce n'est pas dans l'objet,
mais dans la modification de la connaissance de l'objet, que les monades sont bornées. Elles vont
toutes confusément à l'infini, au tout; mais elles sont limitées et distinguées par les degrés des
perceptions distinctes.
61. (…) Chaque corps est affecté non seulement par ceux qui le touchent, et se ressent de
quelque façon de tout ce qui leur arrive, mais aussi par leur moyen se ressent de ceux qui
touchent les premiers, dont il est touché immédiatement: il s'ensuit que cette communication va à
quelque distance que ce soit. Et par conséquent tout corps se ressent de tout ce qui se fait dans
l'univers; tellement que celui qui voit tout, pourrait lire dans chacun ce qui se fait partout, et
même ce qui s'est fait ou se fera; en remarquant dans le présent ce qui est éloigné, tant selon les
temps que selon les lieux: sumpnoia panta18, disait Hippocrate. Mais une âme ne peut lire en
elle-même que ce qui y est représenté distinctement, elle ne saurait développer tout d'un coup
tous ses replis, car ils vont à l'infini".
Texte 15 : Northrop Frye, Le grand code, La Bible et la littérature, Paris : Seuil
1984, p.27-28.
Le maître, comme on l'a reconnu au moins depuis le Ménon de Platon, n'est pas primordialement
quelqu'un qui sait, enseignant à quelqu'un qui ne sait pas. Il est plutôt quelqu'un qui tente de
recréer le sujet dans l'esprit de l'élève, et pour cela sa stratégie consiste avant tout à faire
reconnaître à l'élève ce qu'il sait déjà potentiellement; cela comporte le fait qu'il brise les forces
répressives de son esprit qui l'empêchent de savoir ce qu'il sait. C'est pourquoi ce n'est pas
l'élève, mais le maître, qui pose la plupart des questions. Dans mes propres livres, l'élément
professoral a été la cause d'une certaine mauvaise humeur chez mes lecteurs, souvent due à leur
loyauté envers d'autres maîtres. Cela n'est pas sans rapport avec l'impression que je leur ai
donnée d'être délibérément évasif, principalement parce que je ne me refuse pas à utiliser l'ironie
que tous les maîtres depuis Socrate ont trouvée essentielle. Mais il n'y a pas que dans ce caractère
évasif. Les paraboles de Jésus étaient elles-mêmes des ainoi , des fables ayant un caractère de
devinettes. Dans d'autres domaines, comme le bouddhisme zen, le maître est souvent un homme
qui montre sa capacité à enseigner en refusant de répondre à des questions, ou en les écartant
avec un paradoxe. Répondre à une question (c'est un point sur lequel nous reviendrons plus loin
dans ce livre) revient à consolider le niveau mental sur lequel la question est posée. À moins de
garder en réserve quelque chose qui fait penser que des questions meilleures, plus pleines, sont
possibles, le progrès mental de l'élève est bloqué.
18
"Tout conspire".
29
Leçon 5
Rhétorique et éthique de la communication
Communiquez! C’est l’impératif technique ou divertissant qui « manage » notre
société. Qu’il nous soit permis de lever quelques questions… La communication la plus
ordinaire suppose en effet déjà l'existence d'un code commun; l'existence d'un référent
vers "quoi" on puisse éventuellement se tourner; l'existence enfin d'interlocuteurs en
présence. Il arrive toutefois que la communication ordinaire soit mise en échec. Dans les
termes de Wittgenstein, on ne partage pas le même "jeu de langage", on ne parle pas de
la même chose. Et ce qui avait été un langage commun peut ainsi se problématiser et se
désintégrer. On doit alors accepter l'échec de la communication première: la violence,
c'est de refuser cet échec, et de "forcer" la communication. Et la communication
suppose d'accepter que nos interlocuteurs répondent non seulement de manière très
éloignée à nos questions, mais à des questions qui sont très éloignées des nôtres.
5.1) Rhétorique et désaccord
C’est justement à cela que servent les figures, et la rhétorique entière. À entraver
le conflit, la guerre civile, le déchirement de ceux qui ne supportent pas de trop se
ressembler comme celui de ceux qui ne supportent pas d’être si différents. À entraver le
désir de différence et de séparation en montrant ce qu’il y a de commun, en faisant voir
le semblable dans le différent. À entraver le désir d'unanimité, d'identité enthousiaste,
conformiste ou apeurée, en montrant ce qui diffère, en faisant voir la distance dans la
proximité. Les deux tendances au conflit sont d'ailleurs concomitantes. Les figures de la
rhétorique sont là pour les intriguer, les retarder, pour leur faire des chicanes, pour
mettre des écrans qui compliquent la représentation, font voir le conflit où l'on ne voit
que consensus, et la ressemblance où l'on ne voit que division. Elles augmentent la
capacité à supporter l’un et l’autre. La figurativité du langage permet en effet à une
proposition de prendre sens dans deux configurations différentes, d'être interprétée
différemment. Elle constitue ainsi une sorte de compromis, de boîte noire, où la
communication est maintenue dans l'écart même entre les points de vue en présence, et
qui ne se comprennent pas forcément très bien l'une l'autre. On pourrait dire ainsi que la
rhétorique cherche à penser le langage comme l'institution du compromis en dépit du
différend et du conflit; qu'elle doit penser la conflictualité dans le langage; qu'il s'agit
d'un conflit entre des égaux qui doivent négocier leur différence, la découvrir ensemble.
Toute la rhétorique tient à la négociation du jeu ente cette distance, ces différences, et la
ressemblance, les proximités :
"Les hommes négocient la distance entre eux en évaluant ce qui les sépare ou les
rapproche sur un sujet donné. Ce sujet, qui est la matière dont ils débattent, peut
être présenté directement, littéralement, mais cela ne laisse place qu'à
l'alternative brutale du désaccord ou de l'adhésion pure et simple. Plus subtile est
l'expression détournée de la solution; détournée, en grec, se dirait tropologique.
Un trope, ou figure de style, est un détournement de sens"19.
On peut comparer ce texte à celui-ci, qui porte sur la philosophie du droit :
19
Questions de rhétorique, op.cit, p.97.
30
"C'est cette juste distance entre les partenaires affrontés, trop près dans le conflit
et trop éloignés l'un de l'autre dans l'ignorance, la haine ou le mépris, qui résume
assez bien, je crois, les deux aspects de l'acte de juger: d'un côté trancher, mettre
fin à l'incertitude, séparer les parties; de l'autre, faire reconnaître par chacun la
part que l'autre prend à la même société que lui"20.
5.2) Le travail de la communication
Ainsi, loin que l'on puisse assimiler la communication à un simple et identique
échange où tout serait toujours et de plus en plus équivalent, il y a dans la
communication vive un travail. C'est le travail de la question que de produire un code
commun, que de construire la commune référence, que d'engendrer une
intersubjectivité. Ce n'est pas parce que, au niveau de la communication première, nous
ne partageons pas la même question, tous les mêmes implicites, que nous ne nous
comprendrons jamais; le travail du dialogue peut engendrer une neuve question, qui
nous sera commune.
Tel est le pouvoir de la question. On pourrait dire, en prolongeant les travaux de
K.O.Appel et Habermas, que le "consensus" est produit en dépit de la plurivocité de
départ, par le travail de l'interrogation; mais aussi que le "pluralisme" est produit en
dépit de l'uniformité de départ, par ce même travail. Le questionnement travaille entre
les deux situations limites du consensus et du différend, dont il opère le mixte. En ce
sens, c'est le pouvoir partagé de questionner qui fait fonction de "transcendantal", de
condition de possibilité, pour la communication. Une communauté peut être définie
comme l'ensemble de ceux qui partagent la ou les mêmes questions. Et la logique de
l'excommunication est celle par laquelle une communauté exclut ceux qui ne partagent
plus sa question.
La communauté aurait donc avantage à être définie comme l'ensemble de ceux
qui partagent la ou les mêmes questions. Une telle communauté peut apporter à cette
question des réponses différentes, éventuellement exclusives. Ces diverses réponses
sont intelligibles entre elles, dès lors qu'elles reviennent à la commune question. Ce qui
est placé au centre de la communauté ce n'est pas une réponse, ni une synthèse de
réponses, c'est la question. Et une communauté peut être rassemblée par une
interrogation vive et neuve. C'est elle qui nous rend "contemporains". C'est par elle que
nous nous trouvons les uns les autres animés de la même problématique, dans un
partage qui, si partiel soit-il, n'en est pas moins la base du vivre-ensemble. On s'aperçoit
ainsi rassurés que le dialogue ne se perd pas toujours dans l'infini des malentendus, que
l'on peut faire le tour d'une question, et qu'au bout d'un certain temps de travail de
l'interrogation on repasse sur les mêmes endroits. Les chemins de la pensée ne sont pas
infinis, et il est un point où nous butons tous, dans des langage éventuellement
différents, sur les mêmes problèmes. Et on comprend alors que des personnes par des
chemins si différents puissent soudain découvrir, étonnés, qu'ils avaient en même temps
la même question.
_______________
20
P.Ricoeur, Le Juste, Paris: Esprit, 1995. p.192.
31
Textes & Exercices 5 :
Texte 16 : Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations, Paris Gallimard 1971, p.107115.
"Supposez un croyant qui dise: "je crois en un jugement dernier", et que je dise: "eh bien je n'en
suis pas si sûr. C'est possible". Vous diriez qu'il y a un abîme entre nous. S'il disait: "il y a un
avion allemand en l'air" et que je dise: "C'est possible. Je n'en suis pas si sûr, vous diriez que
nous sommes assez proches l'un de l'autre. En disant: "Wittgenstein, vous avez dans l'esprit
quelque chose de complètement différent", vous pourriez exprimer par là non pas le fait que je
sois plus ou moins proche de lui, mais que je me meus sur un plan complètement différent (...)
Supposez un homme qui se donnerait pour cette vie la règle de conduite suivante: croire au
jugement dernier (...) ce qu'il a c'est ce que vous pourriez appeler une croyance inébranlable.
Cela ressortira non pas d'un raisonnement ou d'une référence aux raisons habituelles que l'on
invoque à l'appui d'une croyance, mais bien plutôt que tout dans sa vie obéit à la règle de cette
croyance (...) Vous diriez qu'il raisonnent faux dans le cas où ils raisonneraient d'une manière
semblable à la nôtre et qui feraient pour nous ce qui correspond à une faute. Que quelque chose
soit ou non une faute -c'est une faute dans un système particulier. Exactement comme tel coup est
une faute dans un jeu particulier et non dans un autre".
Texte 17 : Jean-Pierre.Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, Paris Maspéro
1981, t.1 p.185–186 (texte ici transcrit sans les termes grecs)
Reprenant, après G. Vlastos et Ch. H. Kahn, l'étude de la cosmologie d'Anaximandre dans ses
rapports avec la pensée politique, nous avons, dans divers travaux, souligné la parenté entre la
conception géométrique de l'univers, qui s'affirme pour la première fois chez ce philosophe, et
l'organisation, dans le cadre de la cité, d'un espace dont le Foyer commun, établi sur l'agora,
constitue comme le centre. Ce qui caractérise en effet l'espace de la cité c'est qu'il apparaît
organisé autour d'un centre. Par les significations politiques qui lui sont attribuées, ce centre revêt
une importance exceptionnelle. D'une part il s'oppose, en tant que centre, à tout le reste de
l'espace civique ; d'autre part il ordonne autour de lui cet espace, chaque position particulière se
définissant à partir de lui et par rapport à lui. (…) Le meson, le milieu, définit donc, par
opposition à ce qui est privé, particulier, le domaine du commun, du public. Si différents que
soient, par la résidence, la famille, la richesse, les citoyens ou plutôt les maisons qui composent
une cité, ils forment, par leur participation commune à ce centre unique, une communauté
politique. Davantage, en dépit de leur diversité, voire de leurs oppositions, ils se trouvent définis
par leur rapport à ce centre comme des égaux, des semblables. Symétriquement organisé autour
d'un centre, l'espace politique, au lieu de former comme dans les monarchies orientales une
pyramide dominée par le roi avec, du haut en bas, une hiérarchie de pouvoirs, de prérogatives et
de fonctions, se dessine suivant un schéma géométrisé de relations réversibles, dont l'ordre se
fonde sur l'équilibre et la réciprocité entre égaux. Déposer le pouvoir au centre, c'est arracher le
privilège de la suprématie à tout individu particulier, pour que nul ne domine plus personne. Fixé
au centre, le cratos échappe à l'appropriation pour devenir commun à tous les membres de la
collectivité. Chacun commande et obéit, à soi et aux autres tout à la fois. Pour les citoyens d'une
cité c'est une seule et même chose de déposer le cratos au centre et de s'affirmer libres de toute
domination.
Hérodote raconte que, vers les années 510, à Samos, Maiandrios tenait en mains le pouvoir, qu'il
avait reçu de Polycrate, Cependant, à la mort de ce dernier, Maiandrios fait élever un autel à Zeus
Eleutherios, Zeus Libérateur, et convoque en assemblée tous les citoyens pour leur dire : « C'est à
moi, vous le savez, qu'ont été confiés le sceptre et toute la puissance de Polycrate... Mais
Polycrate n'avait pas mon approbation quand il dominait en maître des hommes qui étaient ses
semblables. Je dépose donc le pouvoir au milieu et je proclame pour vous l'isonornie.
Texte 18 : Augustin, Les Confessions, Paris G.Flammarion, Livre 11 chap.14 et 29.
32
Qu'est-ce donc que le temps? Si personne ne me le demande, je le sais; mais si on me le demande
et que le veuille l'expliquer je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien
ne passait, il n'y aurait pas. de temps passé; que si rien n'arrivait, il n'y aurait pas de temps à
venir; que si rien n'était, il n'y aurait pas de temps présent.
Comment donc, ces deux temps, le passé et l'avenir, sont-ils, puisque le passé n'est plus et que
l'avenir, n’est pas encore? Quant au présent, s'il était toujours présent, s'il n'allait pas rejoindre le
passé, il ne serait pas du temps, il serait l'éternité. Donc, si le présent, pour être du temps, doit
rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu’il est aussi, lui qui ne peur être qu'en
cessant d'être? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c'est qu'il tend à n'être
plus. (…)
Maintenant « mes années s'écoulent dans les gémissements », et vous, ma consolation, ô
Seigneur, mon Père, vous êtes éternel. Mais moi, je me suis éparpillé dans le temps, dont j'ignore
l'ordre; de tumultueuses vicissitudes déchirent mes pensées et les profondes entrailles de mon
Âme, jusqu'au jour où je m'écoulerai en vous, purifié et fondu au feu de votre amour.
Texte 19 : Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme
représentation, Paris PUF, p.392 sq.
Une morale non fondée en raison, celle qui consiste à « faire la morale aux gens » ne peut avoir
d'action, parce qu'elle ne donne pas de motifs. D'autre part, une morale qui en donne ne peut agir
qu'en se servant de l'égoïsme : or, ce qui sort d'une pareille source n'a aucune valeur morale. D'où
il suit qu'on ne peut attendre de la morale, ni en général de la connaissance abstraite, la formation
d'aucune vertu authentique ; Elle ne peut naître que de l’intuition, qui reconnaît en un étranger le
même être qui réside en nous. (…)
Rappelons-nous que, d'après nos recherches antérieures, à la vie est essentiellement et
inséparablement unie la douleur ; que tout désir naît d'un besoin, d'un manque, d'une douleur ;
que, par suite, la satisfaction n'est jamais qu'une souffrance évitée, et non un bonheur positif
acquis ; que la joie ment au désir en lui faisant accroire qu'elle est un bien positif, car en vérité
elle est de nature négative ; elle n'est que la fin d'un mal. Dès lors que faisons-nous pour les
autres, avec toute notre bonté, notre tendresse, notre générosité ? Nous adoucissons leurs
souffrances. Qu'est-ce donc qui peut nous inspirer de faire de bonnes actions, des actes de
douceur? La connaissance de la souffrance d'autrui : nous la devinons d'après les nôtres, et nous
l'égalons à celles-ci. On le voit donc, la pure douceur (caritas) est, par nature même, de la pitié ;
seulement la souffrance qu'elle s'efforce d'adoucir peut être tantôt grande et tantôt petite, elle peut
n'être qu'un simple souhait déçu, Le concept seul est aussi impuissant à produire la vertu vraie
qu'à créer le beau véritable ; toute douceur sincère et pure est pitié, et toute douceur qui n'est pas
pitié n'est qu'amour de soi. Qu'est-ce que l'amour, eros? De l'amour de soi. Qu'est-ce que la
douceur ? De la pitié. Certes les deux se mélangent souvent. Ainsi la vraie amitié est toujours un
mélange d'amour de soi et de pitié : on reconnaît le premier élément au plaisir que nous donne la
présence de l'ami, dont la personne correspond à la nôtre, ou plutôt dont la personne est la
meilleure partie de la nôtre ; la pitié se montre par la part que nous prenons sincèrement à ce qui
lui arrive de bien ou de mal, et aussi par les sacrifices désintéressés que nous lui faisons. Spinoza
a dit en ce sens : « La bienveillance n'est qu'un désir né de la pitié.» À l'appui de notre paradoxe
on peut encore invoquer ce fait, que dans le langage de la pure douceur, le ton, les paroles, les
caresses sont tout à fait en harmonie avec ceux qui expriment la Pitié; et pour le dire en passant,
en italien la pitié et la tendresse pure ont le même nom, pietà.
1. Questions sur l’ensemble des textes du Cours:


Essayez d'exprimer en une phrase ce dont il est question dans chacun de ces
textes, et quel en est le "domaine".
Essayez d'exprimer par un schéma et quelques mots la "problématique" que
chacun de ces textes construit (la manière dont les notions sont opposées,
corrélées, mises en analogie ou en série, etc).
33

Notez en passant les concepts, les petits modèles d'analyse, les formulations,
dont vous pensez qu'ils vous seront utiles (et que vous gardez dans votre "boîte à
outils").
2. Commentaires de textes :
Prenez l'un de ces textes, et "dégagez l'intérêt philosophique de ce texte à partir
de son étude ordonnée":





Après avoir approché les textes par les questions ci–dessus, il s'agit, dans
l'étude ordonnée, de décomposer le texte dans ses thèmes essentiels, et de
recomposer ces thèmes dans une totalité "fonctionnelle", mais sans suivre
forcément l'ordre de la rédaction du texte (pour ne pas faire de la paraphrase).
Chaque texte mérite son approche spécifique : n'étouffez pas le texte sous vos
questions ou vos grilles de lecture a priori, faites–LE parler.
La question proposée, résolue ou soulevée par le texte, appelle une méditation
qui soit la vôtre : n'étouffez pas votre propre pensée, osez dire JE.
Ne mélangez pas les deux discours, et précisez à chaque fois qui parle, l'auteur
du texte ou vous–même.
Vous pouvez rédiger un commentaire de texte (faites–le en temps limité: 3h et
d’une longueur limitée : 4000 signes ou 700 mots), soit proposez sans le rédiger
le plan de trois de ces commentaires (pas plus de 30mn de travail par plan).
3. Dissertations :
Parmi les sujets suivants, vous pouvez en choisir un pour une dissertation rédigée
(faites–la en temps limité: 3h, et d’une longueur limitée : 4000 signes ou 700 mots), soit
proposez trois plans de dissertation (pas plus de 30mn de travail pour chaque plan).
Voir les conseils pour la dissertation à la fin des quatrièmes éléments.

Peut–on savoir ce qu'on fait ?

Qu’est-ce qu’être contemporains ?

« Le sage est citoyen de l'univers » (Diogène).

« À chaque jour suffit sa peine » (Mt)

« La liberté est laissée à toutes nations de se faire telles loix qu'ils adviseront
leur être expédientes, lesquelles néanmoins soient compassées à la reigle
éternelle de charité » Quels sont les rapports entre éthique et politique, selon ce
texte de Calvin, et selon vous ?

« La volonté en se représente pas » (Rousseau, Le Contrat social)

« Qu'est-ce que les Lumières? La sortie par l'homme de sa minorité, dont il est
lui-même responsable? » (Kant).
34

« Une obligation de jouir est une évidente absurdité » (Kant, Critique du
jugement , §4 note 1).

« Un homme abandonné sur une île déserte ne tenterait pour lui-même d'orner
ni sa hutte, ni lui-même ou de chercher des fleurs, encore moins de les planter
pour s'en parer » (Kant Critique du jugement §41).

« Tout malentendu résulte de la parole, en ce sens que, dans la conversation
surtout, elle implique une comparaison » (Kierkegaard, "les lis des champs et
les oiseaux du ciel", L'éternité dans le temps)

« Les pensées les plus précieuses apparaissent à la fin, mais les pensées les plus
précieuses ce sont les méthodes » (Nietzsche)

« Il fallait qu’une solution gigantesque trouve un problème gigantesque à
résoudre » (G.Simmel, Michel-Ange)

« Dans les faits, ce sont les causes des conflits, la haine et la violence, la misère
et la convoitise, qui sont véritablement l’élément de dissociation. Une fois que le
conflit a éclaté pour l’une de ces raisons, il est en fait un mouvement de
protection contre le dualisme qui sépare, et une voie qui mènera à une sorte
d’unité » (G.Simmel, Le conflit)

« On ne peut contenter tout le monde »

« Il faut imaginer Sisyphe heureux » (Camus)

« Je ne veux pas le savoir »

« Nécessité n’a pas de loi »

« Pourquoi moi? »

Concept et image.

Le bruit.
4. Exercices de lecture comparée :
 Comparez cet énoncé d'Aristote : "Toute activité tend vers un bien", et celui–ci
de Spinoza : "Chaque chose s'efforce, autant qu'elle le peut, de persévérer dans
son être".
 "La justice qui a commencé par dire : "tout peut être payé, tout doit être payé",
est une justice qui finit par fermer les yeux et par laisser courir celui qui est
insolvable, –elle finit, comme toute chose excellente en ce monde, par se détruire
elle–même. Cette autodestruction de la justice, on sait de quel beau nom elle se
pare –elle s'appelle la grâce, elle demeure, comme l'on pense, le privilège des
35
plus puissants, mieux encore son "au–delà" de la justice". Expliquez et discutez
cette affirmation de Nietzsche.
 Tentez un dialogue entre ce texte d'Aristote : "Tout Etat, ainsi que nous le
savons, est une société, et l'espoir d'un bien est son principe, comme de toute
association, car toutes les actions des hommes ont pour fin ce qu'ils estiment un
bien (...) Se suffire à soi–même est un but auquel tend toute production de la
nature et cet état est aussi le plus parfait. Il est donc évident que toute Cité
correspond à cette visée, et que l'homme est naturellement fait pour la société
politique. Celui qui, par son naturel, existerait sans aucune citoyenneté, serait
un individu détestable, très au–dessus ou très au–dessous de l'homme (...) Aussi
l'homme est–il un animal politique." Et ce texte de Nietzsche : "Pour vivre seul il
faut être une bête ou bien un dieu – dit Aristote. Il manque le troisième cas : il
faut être l'un et l'autre, il faut être — philosophe..."
36
Troisièmes éléments.
S'orienter dans l'interprétation
L'exégèse des textes anciens nous enseigne que ces textes répondaient à d'autres
questions que celles que nous nous posons; et l'historiographie des documents nous rend
sensibles aux contextes et aux mondes dont ils sont issus: l'enquête historique
recompose un questionnaire perdu plutôt qu'il ne compile des réponses. Mais
l'herméneutique, c'est aussi l'interprétation du texte dans le monde ouvert par ce texte,
sous la question posée par lui et qui diffère de celles auxquelles il répondait. Le texte
ouvre des mondes possibles, des propositions de monde dont l'interprétation se déploie
dans notre existence même.
L'herméneutique, théorie ou art de l'interprétation, a toujours affaire à des traces,
à des traditions intentionnellement déposées dans des institutions, dans des oeuvres,
faites pour durer, pour donner un cadre durable à l'apparition fugace des actes et des
paroles, et pour assurer une transmission, une filiation. Mais elle a aussi affaire toujours
à ce phénomène que les oeuvres et les traces du passé échappent à leurs intentions
initiales et sont réempruntés, réinterprétés de manière inattendue, réaménagés
différemment de génération en génération, comme si on redisposait à chaque fois la
demeure autrement. Comme si chaque vie réinterprétait le palimpseste des
interprétations antérieures. C'est le cas pour l'herméneutique des textes classiques ou
canoniques (religieux), mais aussi pour l'herméneutique juridique, par exemple, qui ne
peut réinterpréter le juste et suivre les traces des prédécesseurs qu'en ajoutant de
nouvelles traces. L'herméneutique a donc intimement affaire à l'histoire, à la
temporalité, à l'irréversibilité. Et on pourrait dire que l'herméneutique cherche à penser
le langage comme l'institution de la transmission en dépit du décalage irréversible des
générations. Comme l’écrit Ricoeur :
"En quel sens ce développement de toute compréhension en interprétation
s'oppose-t-il au projet husserlien de fondation dernière? Essentiellement en ceci
que toute interprétation place l'interprète in media res et jamais au
commencement ou à la fin. Nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu
d'une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de
nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution"21.
Leçon 6
Gadamer et la primauté herméneutique de la question.
Malgré un nom hermétique, l'herméneutique est une chose très simple, qui
consiste en la théorie ou l'art de traduire, d'interpréter : un message, un rêve, un signe,
un texte. Il faut au coup d'oeil herméneutique cette faculté d'interpréter les textes
comme on interprète une carte géographique. Appelons donc cette faculté un "sens de
l'interrogation", un sens de la différenciation des questions, la faculté pour un sujet
d'imaginer d'autres points de vue possibles que le sien, d'autres questions. Cette
21
Du texte à l’action, op.cit. p.48.
37
différenciation des questions, si on se souvient que le sens d'un texte est fonction de la
question implicite à laquelle il répond, se polarise entre deux directions opposées:
1) L'herméneutique sait la distance introduite dans la communication par les
langages et par les temps, l'histoire (distance entre nos contextes et ceux
auxquels répondaient ce texte).
2) L'herméneutique dit l'appartenance irréductible du sujet interprétant au monde
qu'il interprète (appartenance du sujet interprétant à la même "question" que le
texte interprété).
Si l'on parvient à maintenir la tension entre ces deux directions, on obtient une
étonnante équation d'appartenance et de distance, qui est peut–être la "bonne distance"
pour une véritable lecture. Le sujet herméneutique reconnaît modestement appartenir à
une tradition, à un monde, et revendique fièrement l'exercice d'une critique universelle
et sans entrave.
On peut ainsi distinguer d’une part 1) les méthodes herméneutiques développées
par Schleiermacher (grammaire philologique comparée et congénialité psychologique)
et Dilthey (expliquer et comprendre, notions de type idéal, de monde vécu), méthodes
destinées à réparer le risque initial de mécompréhensions, et d’autre part 2) l'ontologie
herméneutique développée par Heidegger. Ce dernier part de la découverte que le sujet
se trouve dans un monde de la vie "toujours déjà" là (Husserl: lebenswelt). Cette
structure de précompréhension permet d'élucider ce qui apparaît comme un échec dans
la méthodologie des sciences de l'histoire ou de l'homme: le sujet est impliqué dans la
connaissance de l'objet, et en retour il est déterminé à son insu par cet objet. Ce cercle
vicieux de la méthode (énoncé en termes de sujet–objet), est en fait une structure
ontologique indépassable du sujet comme appartenant à un monde : ce cercle
herméneutique est constitutif de la compréhension, et une interprétation sans
présupposition est impossible.
6.1) Vérité et méthode
Dans son ouvrage principal, intitulé Vérité et méthode, Hans–Georg Gadamer
développe la primauté herméneutique de la question. Pour lui l'herméneutique concerne
autant l'art du prédicateur ou du juge que la méthodologie des sciences humaines, et un
traitement "méthodologique" introduit une distance aliénante qui ruine le rapport
d'appartenance que nous avons avec la "vérité" en question22. Il le montre d'abord dans
le domaine de l'art, où interpréter véritablement signifie "jouer", recréer, interpréter la
création. Il le montre ensuite dans le domaine historique, où il raconte que c'est la
lecture de Collingwood qui l'a conduit à considérer non seulement l'enquête historique
comme un "questionnaire" (le comportement historique des individus et des sociétés
pouvant être traité comme des réponses à des questions), mais de manière plus générale
que l'"on ne peut comprendre une proposition que si on la comprend comme une
réponse à une question". Cela peut paraître anachronique, mais dans le « classique » on
éprouve le passé comme non passé, la question passée comme une question présente :
"le texte compris en termes historiques est formellement dépossédé de la prétention à dire des choses
vraies" (ibid. p.144).
22
38
"Autrement dit, est classique, (…) ce qui dit au présent de chaque époque
quelque chose qu'il ne semble dire qu'à lui seul. Ce qui s'appelle classique n'a pas
besoin de vaincre d'abord la distance historique"23.
Or il n'y a pas de méthode pour apprendre à questionner, et
"ce n'est pas dans la certitude méthodologique que la conscience herméneutique
trouve son achèvement, mais dans la même disponibilité à l'expérience qui
distingue l'homme expérimenté de l'homme emprisonné dans les dogmes"
6.2) Le dialogue platonicien
La véritable expérience, c'est l'ouverture à d'autres expériences possibles,
autrement dit l'interrogation dont Socrate fut selon Platon le maître exigeant. La
dialectique platonicienne consiste à dévoiler la chose dans toute sa problématicité,
comme déjà Jan Patocka l’avait noté:
"Le mythe en général est dépourvu de problématicité car tout en lui est donné,
achevé, tout a reçu une réponse; dans le mythe les réponses précèdent les
questions. C'est dans la grande transformation qu'est la naissance de la
philosophie, qui modifie du tout au tout la situation de notre existence,
qu'émerge soudain la problématicité en tant que telle, notre propre
problématicité, la problématicité du monde, l'absence de chemin, la question et
la quête d'une réponse, quête qui s'adresse à nous–mêmes car, hormis nous et
notre compréhension de ce qui se montre, il n'y a rien ni personne à qui nous
puissions faire appel"24.
En effet le mythe se trouve dans la présence du monde apparaissant, alors qu'interroger
c'est se tourner vers l'absent, se tourner vers ce qui n'est pas là. Avec les mythes, les
réponses précèdent toujours déjà les questions. Ce que Platon introduit de façon tout à
fait unique, en osant inventer des mythes, c'est une sorte de jeu entre mythe et réflexion,
entre tradition et critique25.
Pour revenir à Gadamer, si Platon se méfie de l'écriture, c'est parce qu'elle ne
répond pas aux questions: répondre, cela veut dire, dans l'entretien oral et infini,
replacer les énoncés et les termes devant les questions. Comprendre un texte, cela exige
de comprendre la question auquel le texte répond, et donc d'une certaine manière
dépasser le texte: en effet la même question est susceptible de différentes réponses.
"Dans ses analyses inoubliables, Platon montre où réside la difficulté de savoir
ce qu'on ne sait pas. C'est la puissance de l'opinion à laquelle il est si difficile de
s'opposer pour arriver à s'avouer son ignorance. L'opinion, c'est ce qui réprime le
besoin de questionner. Elle est animée d'une singulière tendance à la propagation
(...) Comment donc peut-on en venir au besoin de questionner? (…) Nous
voyons aussi comment Platon chercher à surmonter par la forme dialogale de la
ibid. p.128 et 129. Le classique est marqué par "son caractère de préservation à travers la ruine du
temps (...) ce qui du passé se conserve en tant que non passé " ( p.129).
23
24
Platon et l'Europe, Lagrasse: Verdier, 1983, p.144–145.
25
Ibid., p.98.
39
composition la faiblesse des logoï et en particulier celle des logoï écrits (...) Mais
en se reportant en-deçà du texte, on l'a nécessairement dé-passé par la question
adressée à la chose dite, on l'a nécessairement dépassé par sa question. En effet,
on ne comprend le texte dans son sens qu'en acquérant l'horizon de la question
qui, en tant que telle, englobe nécessairement d'autres réponses possibles"26.
Comprendre un texte, cela exige aussi de le comprendre comme une réponse à
une "vraie" question, à une question qui est aussi bien la nôtre. Les vraies questions
dépassent les contextes particuliers, et l'acte par lequel nous venons dialoguer sous une
question plus vaste que nos langages fait fusionner nos horizons historiques.
_______________
Textes & Exercices 6 :
Texte 20 : R.G. Collingwood, The idea of history, Oxford university press 1956, p.281.
It was a correct understanding of this truth that underlay Lord Acton's great precept, ‘Study
problems, not periods’. Scissors-and-paste historians study periods; they collect all the extant
testimony about a certain limited group of events, and hope in vain that something will come of
it. Scientific historians study problems: they ask questions, and if they are good historians they
ask questions which they see their way to answering. It was a correct understanding of the same
truth that led Monsieur Hercule Poirot to pour scorn on the ‘human bloodhound’ who crawls
about the door trying to collect everything, no matter what, which might conceivably turn out to
be a clue; and to insist that the secret of detection was to use what, with possibly wearisome
iteration, he called ‘the little grey cells’. You can't collect your evidence before you begin
thinking, he meant: because thinking means asking questions (logicians, please note), and nothing
is evidence except in relation to some definite question.
Texte 21 : Hans-Georg Gadamer, Das Erbe Hegels, Frankfurt am Main Suhrkamp
Verlag 1979, p.49.
Es bedurfte dazu mannigfacher Hilfe. Die eine kam mir noch zur Zeit des zweiten Weltkriegs
durch die Autobiographie von Collingwood, dem Schüler B. Croces und letzten Repräsentanten
des englischen Hegelianismus. Dort fand ich, meisterhaft veranschaulicht an der
Forschungserfahrung, die der große Entdecker der Limesführung im römischen Britannien
gemacht hatte, als ‘logic of question and answer’ zum Prinzip erhoben, was mir aus meiner
Praxis als Philologe und Interpret wohlvertraut war. Wie Collingwood den Verlauf des
römischen Limes nicht durch den Zufall glücklicher Grabungsfunde aufgeklärt hatte, sondern
durch die vorgängige Stellung und Beantwortung der Frage, wie eine solche Schutzanlage
vernünftigerweise angelegt sein mußte, so wird auch der Umgang mit der philosophischen
Oberlieferung nur sinnvoll, wenn sich die Vernunft in ihr wiedererkennt, das heißt ihr eigenes
Fragen an sie richtet. Daß man einen Satz nur ‘versteht’, wenn man ihn als Antwort auf eine
Frage versteht, ist von schlagender Evidenz.
Texte 22 : Martin Heidegger, Être et Temps, Paris Gallimard 1986, p.504-505.
La philosophie est l'ontologie phénoménologique universelle, issue de l'herméneutique du Dasein
qui, en tant qu'analytique de l'existence, a fixé comme terme à la démarche de tout
26
Vérité et méthode op.cit. p.212-215-216.
40
questionnement philosophique le point d'où il jaillit et celui auquel il remonte. Bien sûr, la thèse
ne doit pas être érigée en dogme mais valoir comme formulation du problème fondamental
encore largement « enfoui » : l'ontologie peut-elle se justifier ontologiquement ou bien a-t-elle
aussi besoin pour se justifier d'un soubassement ontique et à quel étant revient-il d'assumer la
fonction de la fondation?
Ce qui apparaît aussi évident que la différence entre l'être du Dasein existant et l'être de l'étant qui n'est
pas de l'ordre du Dasein (l'être-là-devant par exemple) n'est cependant que le point de départ de la
problématique ontologique, mais il n'y a rien là grâce à quoi la philosophie puisse se tranquilliser. Que
l'ontologie antique travaille avec les « concepts de chose » et que subsiste le danger de « réduire la
conscience à une chose », on le sait depuis longtemps. Cependant que signifie chosification? D'où
sort-elle? Pourquoi l'étant se « conçoit-il justement « d'abord » à partir de l'étant là-devant et non à partir
de l'utilisable, alors que celui-ci est tellement plus proche? Pourquoi cette chosification reprend-elle
toujours le dessus? Comment l'être de la « conscience » est-il positivement structuré pour que la
chosification reste incompatible avec lui? Suffit-il donc de faire la «différence » entre « conscience » et «
chose » pour avoir donné son développement original tout entier à la problématique ontologique? Les
réponses à ces questions sont-elles en vue? Et y a-t- il seulement à chercher encore la réponse tant que la
question du sens de être en général continue de n'être ni posée ni clarifiée?
Texte 23 : Paul Ricoeur, Le conflit des interprétations, Paris Seuil 1969, p.10 et 14.
Il y a deux manières de fonder l'herméneutique dans la phénoménologie. Il y a la voie courte,
dont je parlerai d'abord, et la voie longue, celle que je proposerai de parcourir. La voie courte,
c'est celle d'une ontologie de la compréhension, à la manière de Heidegger. J'appelle « voie
courte » une telle ontologie de la compréhension, parce que, rompant avec les débats de méthode,
elle se porte d'emblée au plan d'une ontologie de l'être fini, pour y retrouver le comprendre, non
plus comme un mode de connaissance, mais comme un mode d'être. On n'entre pas peu à peu
dans cette ontologie de la compréhension; on n'y accède pas par degré, en approfondissant les
exigences méthodologiques de l'exégèse, de l'histoire ou de la psychanalyse: on s'y transporte par
un soudain retournement de la problématique. A la question: à quelle condition un sujet
connaissant peut-il comprendre un texte, ou l'histoire? en substitue la question : qu'est-ce qu'un
être dont l'être consiste à comprendre? Le problème herméneutique devient ainsi une province de
l'Analytique de cet être, le Dasein, qui existe en comprenant. (…)
Quelle que soit la force extraordinaire de séduction de cette ontologie fondamentale, je propose
néanmoins d'explorer une autre voie, d'articuler autrement le problème herméneutique à la
phénoménologie. Pourquoi ce retrait devant l'Analytique du Dasein? Pour les deux raisons que
voici : avec la manière radicale d'interroger de Heidegger, les problèmes qui ont mis en
mouvement notre recherche non seulement restent non résolus, mais sont perdus de vue.
Comment, demandions-nous, donner un organon à l'exégèse, c'est-à-dire à l'intelligence des
textes? Comment fonder les sciences historiques face aux sciences de la nature? Comment
arbitrer le conflit des interprétations rivales? Ces problèmes sont proprement non considérés dans
une herméneutique fondamentale; et cela, à dessein : cette herméneutique n'est pas destinée à les
résoudre mais à les dissoudre aussi bien, Heidegger n'a-t-il voulu considérer aucun problème
particulier concernant la compréhension de tel ou tel étant : il a voulu rééduquer notre œil et
réorienter notre regard; il a voulu que nous subordonnions la connaissance historique à la
compréhension ontologique, comme une forme dérivée d'une forme originaire. Mais il ne nous
donne aucun moyen de montrer en quel sens la compréhension proprement historique est dérivée
de cette compréhension originaire. Ne vaut-il pas mieux dès lors partir des formes dérivées de la
compréhension, et montrer en elle les signes de leur dérivation? Cela implique que l'on prenne
son départ au plan même où la compréhension s'exerce, c'est-à-dire au plan du langage.
Texte 24 : Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, Paris Seuil 1976, p.207, 212 et
216.
C'est ici que se trouve le parallèle avec l'expérience herméneutique. Il me faut admettre la
tradition dans son exigence, non au sens d'une simple reconnaissance de l'altérité du passé, mais
en reconnaissant qu'elle a quelque chose à me dire. Cela aussi demande une forme fondamentale
d'ouverture. Quiconque est ainsi ouvert à la tradition discerne que la conscience
historiographique n'est pas du tout vraiment ouverte; au contraire, lisant ses textes «
41
historiquement », elle a déjà préalablement, fondamentalement, nivelé la tradition de telle sorte
que les normes de son propre savoir ne peuvent plus jamais être remises en question par la
tradition. Rappelons-nous la naïveté de l'assimilation familière à l'attitude historiographique. On
lit, dans le vingt-cinquième Lyceumsfragment de Friedrich Schlegel : « Les deux principes
fondamentaux de ce qu'on appelle la critique historique sont le postulat du "commun" et l'axiome
de "l'habituel", Postulat du "commun" : tout ce qui est vraiment grand, bon et beau est
invraisemblable parce qu'extraordinaire et, pour le moins, suspect. Axiome de "l'habituel" : ce
qu'il en est de nous et de ce qui nous entoure doit avoir été ainsi partout, car qu'il en soit ainsi est
tout naturel. »
La conscience de l'efficience historique, en revanche, tourne le dos à la naïveté d'une telle
assimilation et d'une telle comparaison en permettant à la tradition d'accéder à l'expérience et en
restant ouverte à la requête de vérité qui se rencontre en elle. Ce n'est pas dans la certitude
méthodologique que la conscience herméneutique trouve son achèvement, mais dans la même
disponibilité à l'expérience qui distingue l'homme expérimenté de l'homme emprisonné dans les
dogmes. Voilà ce qui distingue la conscience de l'efficience historique, comme nous pouvons
désormais le dire avec plus de précision sur la base du concept d'expérience. (…)
Dans ses analyses inoubliables, Platon montre où réside la difficulté de savoir ce qu'on ne sait
pas. C'est la puissance de l'opinion à laquelle il est si difficile de s'opposer pour arriver à s'avouer
son ignorance. L'opinion, c'est ce qui réprime le besoin de questionner. Elle est animée d'une
singulière tendance à la propagation. Elle voudrait toujours être l'opinion générale. C'est d'ailleurs
ce que laisse entendre le mot qui, chez les Grecs, signifie opinion, doxa, et qui désigne en même
temps la décision finale à laquelle parviennent l'ensemble des citoyens réunis en assemblée.
Comment donc peut-on en venir au non-savoir et au besoin de questionner? (…)
La logique de la question et de la réponse.
Nous revenons donc à notre affirmation selon laquelle le phénomène herméneutique contient lui
aussi le caractère originel du dialogue et la structure de la question et de la réponse. Le fait qu'un
texte transmis devienne objet d'interprétation veut déjà dire qu'il pose une question à l'interprète.
Dans ce sens, l'interprétation contient toujours une référence essentielle à la question qui vous est
posée. Comprendre un texte veut dire comprendre cette question. Mais cela on le fait, comme
nous l'avons montré, en acquérant l'horizon herméneutique. Cet horizon nous apparaît maintenant
en tant qu'horizon de la question à l'intérieur duquel se détermine la direction de sens du texte.
Il faut donc, pour comprendre, se reporter par la question en deçà de la chose dite. Il faut la
comprendre comme une réponse, sur la base d'une question dont elle constitue la réponse. Mais
en se reportant en deçà du texte, on l'a nécessairement dépassé par la question adressée à la chose
dite, on l'a nécessairement dépassé par sa question. En effet. on ne comprend le texte dans son
sens qu'en acquérant l'horizon de la question qui, en tant que telle, englobe nécessairement
d'autres réponses également possibles. Dans cette mesure, le sens d'une proposition est relatif à la
question dont il constitue la réponse; mais cela signifie qu'il dépasse nécessairement ce qui y est
énoncé. La logique des sciences humaines, comme il ressort de ces considérations, est une
logique de la question.
Texte 25 : Walter Benjamin, Thèses sur le concept de l’histoire (V, VII, XVII),
Écrits français, Paris Seuil 1991, p.341 sq.
L'image authentique du passé n'apparaît que dans un éclair. Image qui ne surgit que pour
s'éclipser à jamais dès l'instant suivant. La vérité immobile qui ne fait qu'attendre le chercheur ne
correspond nullement à ce concept de la vérité en matière d'histoire. Il s'appuie bien plutôt sur le
vers du Dante qui dit : c'est une image unique, irremplaçable du passé qui s'évanouit avec chaque
présent qui n'a pas su se reconnaître visé par elle.
Or, ceux qui, à un moment donné, détiennent le pouvoir sont les héritiers de tous ceux qui
jamais, quand que ce soit, ont cueilli la victoire. L'historien, s'identifiant au vainqueur servira
donc irrémédiablement les détenteurs du pouvoir actuel. Voilà qui [en] dira assez à l'historien
matérialiste. Quiconque, jusqu'à ce jour, aura remporté la victoire fera partie du grand cortège
triomphal qui passe au-dessus de ceux qui jonchent le sol.
L'historien matérialiste ne s'approche d'une quelconque réalité historique qu'à condition qu'elle se
présente à lui sous l'espèce de la monade. Cette structure se présente à lui comme signe d'un
bloquage messianique des choses révolues; autrement dit comme une situation révolutionnaire
42
dans la lutte pour la libération du passé opprimé. L'historien matérialiste, en se saisissant de cette
chance, va faire éclater la continuité historique pour en dégager une époque donnée; il ira faire
éclater pareillement la continuité d'une époque pour en dégager une vie individuelle; enfin il ira
faire éclater cette vie individuelle pour en dégager un fait ou une oeuvre donnée. Il réussira ainsi
à faire voir comment la vie entière d'un individu tient dans une de ses œuvres, un de ses faits;
comment dans cette vie tient une époque entière; et comment dans une époque tient l'ensemble de
l'histoire humaine. Les fruits nourrissants de l'arbre de la connaissance sont donc ceux qui portent
enfermé dans leur pulpe, telle une semence précieuse mais dépourvue de goût, le Temps
historique.
Exercices





Pourquoi Gadamer relève-t-il davantage du pôle d’appartenance que du pôle de
distance herméneutique ?
Que pensez-vous de l’usage qu’il propose d’une sorte d’anachronisme en
histoire ?En quoi cela est-il proche des thèses de Benjamin (texte 25) ?
Allez chercher dans un bon dictionnaire ou une encyclopédie la présentation de
Schleiermacher et de Dilthey
Texte 23, expliquez ce que Ricoeur reproche à Heidegger, et imaginez une
défense de Heidegger
Imaginez un bref débat entre le Ricoeur du texte 23 et le Gadamer du texte 24.
43
Leçon 7
Ricoeur: Herméneutique et poétique, le monde du texte
Ricoeur s’est, entre autres choses, intéressé à l’autonomisation du texte qui, par
son "inscription", se détache du contexte sémantique initial. Par cette autonomisation, le
texte est "le paradigme de la distanciation dans la communication". Et c’est pourquoi
"l'interprétation est la réplique de cette distanciation fondamentale que constitue
l'objectivation de l'homme dans ses oeuvres de discours, comparables à son
objectivation dans les produits de son travail et de son art"27.
Ce faisant, Ricoeur semble abandonner "le mouvement spontané de la question
et de la réponse" au domaine de l’entente orale, désormais inaccessible pour qui
travaille sur des textes anciens ou sur des contextes éloignés. C’est pourquoi il parle
d’herméneutique critique (un peu comme on a pu parler de mécanique ondulatoire),
cherchant à tresser ensemble l’appartenance herméneutique (vérité) et la distance
critique (méthode).
Dans Du texte à l'action, toutefois, on voit cependant poindre aussi un autre
mouvement : interpréter c'est imaginer un ou des mondes possibles déployés par le
texte, et c'est "agir" ce monde, comme le musicien interprète la partition (et comme le
prédicateur interprète le texte biblique). L'herméneutique se fait alors dans l'espace
ouvert "devant" le texte, par son autonomisation, qui n’est pas seulement le
détachement à l’égard du contexte initial, mais l’ouverture de nouveaux contextes
possibles. L’autonomisation déploie la possibilité d'être du texte. La vérité du texte est
alors en aval. Nous le savons déjà, la question à laquelle le texte répond n'est pas la
même que la question ouverte par le texte, et à laquelle il renvoie. Ce principe permet
de redéplier autrement les orientations herméneutiques, et :
1) de pointer les mondes possibles ouverts par le texte comme autant de
propositions poétiques;
2) de pointer aussi l'obligation pour nos existences de faire de l'un de ces
possibles notre propre interprétation (de la question de savoir ce que nous
sommes), notre éthique car nous en sommes responsables, notre préférence,
notre forme de vie.
Le sens du texte n'est pas seulement fonction des questions auxquelles il répond,
mais des questions qu'il soulève et propose, et qu’il anticipe en quelque sorte par ses
réponses. C’est ce qu’a bien montré Jauss dans son Esthétique de la réception.
7.1) Jauss et l’Esthétique de la réception
H.R.Jauss distingue l'"effet" de l'oeuvre, qui reste attaché à ses qualités propres,
de sa "réception", qui demande un lecteur actif et libre d'y venir avec un questionnement
inédit28. Il n'y a pas de transmission qui s'opère d'elle-même: elle suppose un texte dont
la forme maintienne ouverte et donc présente la signification entendue comme la
27
Du texte à l’action, op.cit. p.110.
28
H.R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris: Gallimard/TEL, 1978, p.269.
44
réponse implicite; et d'autre part un sujet présent qui y découvre cette réponse implicite
à une question qu'il lui appartient, à lui, de poser maintenant29. Jauss s'oppose donc à
l'idée que le texte nous interrogerait lui-même: son "potentiel d'interrogation" n'est que
sa capacité à comporter des réponses implicites30; c'est le lecteur qui interroge.
Le modèle du genre de cette herméneutique de la question et de la réponse dans la réception,
c'est l'étude de Jauss "De l'Iphigénie de Racine à l'Iphigénie de Goethe". Observant que cette dernière
pièce fut jadis très prisée et qu'elle est aujourd'hui oubliée, Jauss s'intéresse justement aux interprétations,
déposées en "précompréhension", qui s'opposent à ce que la pièce soit de nouveau reçue par les lycéens
d'aujourd'hui. Comment une oeuvre d'abord considérée comme une rupture et un scandale, a-t-elle pu
devenir tellement familière et bourgeoise que l'on s'y ennuie? Pour cela, il la compare à l'Iphigénie de
Racine, où le tragique affronte l'impuissance de la volonté humaine à la toute puissance arbitraire du
Dieu. La question de Racine serait: "que reste-t-il à faire à l'homme quand il découvre que l'image
paternelle de l'autorité n'est plus crédible". Mais quand cette question se retire, personne ne comprend
plus le drame de la révolte du fils qui veut quand même rester un "bon" fils. Jauss cherche donc du côté
de la réception cet "horizon de la question et de la réponse" par lequel la question change, et le même
drame doit être relu autrement. Venant après Racine, la question de Goethe serait plutôt: comment est-il
"possible d'établir une nouvelle relation, un nouvel accord entre l'homme devenu majeur et l'autorité
divine?". D'où l'acte inouï d'une Iphigénie qui manifeste à la fois la liberté adulte, l'autonomie par laquelle
les humains déchargent Dieu du mal dans le monde, et la féminité idéale. Jauss montre d'ailleurs ainsi la
transformation de l'instance libératrice en un nouveau "mythe".
7.2) Des mondes possibles
Ricoeur montre, aussi bien dans la métaphore vive que dans le récit de fiction, la
suspension du monde de la référence littérale, et l'ouverture d'une référence
métaphorique. Le texte poétique n'est pas sans référence, au contraire, il ouvre un
monde, il propose des mondes possibles. Si le récit brise les cadres temporels, s'il
suspend l'espace présent, c'est pour ouvrir en nous une autre temporalité, pour ouvrir un
autre espace. Il ouvre ainsi un quasi–temps, un quasi–espace, des variations
imaginatives qui sont des variations sur le monde et l'ouverture d'un autre monde,
devant lui, devant nous. Toute intrigue ainsi est une problématique, une configuration
possible de la question.
Et la littérature mêle différents procédés (historiographie, mythe, slogans, roman,
dialogues, drames, psaumes, lois, proverbes, prophétie, poèmes, lettres, etc.) qui sont
autant de manières de rapporter les sujets au temps et à l'espace, au monde, d'essayer
leurs relations mutuelles, autant de manières de "composer la question".
Commentant Heidegger, Ricoeur écrit :"comprendre un texte ce n'est pas trouver
un sens inerte qui y serait contenu, c'est déployer la possibilité d'être indiquée dans ce
texte"(Du texte à l'action p.91). La compréhension est d'abord une manière d'habiter,
une manière d'être. Et c’est pourquoi il parle de refiguration du monde :
"le postulat sous–jacent à cette reconnaissance de la fonction de refiguration de
l'oeuvre poétique en général est celui d'une herméneutique qui vise moins à
restituer l'intention de l'auteur en arrière du texte qu'à expliciter le mouvement
par lequel un texte déploie un monde en quelque sorte en aval de lui–même (...)
Je n'ai cessé, ces dernières années, de soutenir que ce qui est interprété dans un
texte, c'est la proposition d'un monde que je pourrais habiter et dans lequel je
29
ibid. p.270-271.
On se souvient que c'était la fonction attribuée au mythe par Patocka, et Jauss parle de la puissance
étonnante du vieux mythe d'Iphigénie, "dont l'antique solution pose à l'homme, d'époque en époque,
toujours des questions nouvelles" (ibid.p.265).
30
45
pourrais projeter mes pouvoirs les plus propres. Dans La Métaphore vive, j'ai
soutenu que la poésie, par son muthos, re–décrit le monde. De la même manière,
je dirai dans cet ouvrage que le faire narratif re–signifie le monde dans sa
dimension temporelle, dans la mesure où raconter, réciter, c'est refaire l'action
selon l'invite du poème"31.
7.3) Du texte à l'augmentation des capacités de sentir et d’agir
Dans son ouvrage intitulé Du texte à l'action, Ricoeur montre comment l'on
passe du texte à l'action, par le biais de l'imagination d'un autre monde possible, et d'une
imagination qui prépare un pouvoir–faire. C'est l'imagination qui permet de passer du
discours à l'acte parce que la fiction ne se borne pas à redécrire la réalité (fonction
théorique), elle refait le monde de l'action (fonction pratique). Par ailleurs l'action est
semblable au texte, parce que l'un et l'autre s'extériorisent dans des traces,
s'autonomisent par rapport à l'auteur ou l'agent, ne se bornent pas à refléter une situation
mais la modifient et ouvrent un monde : "le faire fait que la réalité n'est pas totalisable".
Plus, la refiguration poétique est aussi éthique, et ne laisse pas le lecteur intact.
Sa subjectivité est elle-même mise en suspens par son exposition au texte, lequel fraye
en lui de nouvelles possibilités d'agir et de sentir: "la lecture m'introduit dans les
variations imaginatives de l'ego"32.
_______________
Textes & Exercices 7 :
Texte 26 : Ralph Waldo Emerson, La confiance en soi, Paris : rivages, 2000, p.85
sq.
Croire en votre propre pensée, croire que ce qui est vrai pour vous au plus profond de votre cœur
est vrai pour tous les hommes — là est le génie (…) La voix de l’esprit étant si familière à
chacun, le plus grand mérite que nous reconnaissions à Moïse, Platon et Dante est de n’avoir fait
aucun cas des livres et des traditions et d’avoir dit non ce que pensaient les hommes mais ce
qu’eux-mêmes pensaient. L’homme devrait apprendre à détecter et à observer cette lueur qui, de
l’intérieur, traverse son esprit comme un éclair, plus qu’il ne prête attention à l’éclat qui brille au
firmament des poètes et des sages. Et pourtant, sans lui prêter attention, il écarte cette pensée, qui
est la sienne. En toute œuvre de génie nous reconnaissons des pensées que nous avons
écartées (…) La vertu la plus prisée est le conformisme. Elle n’a qu’aversion pour la confiance
en soi.
Textes 27 : Frédéric Nietzsche, Le gai savoir, fin de l’aphorisme n°2 et aph. n°11.
Je veux dire ceci : que la plupart des gens ne trouvent pas méprisable de croire telle ou telle chose et
d'agir d'après elle sans avoir pesé le pour et le contre, sans avoir pris une conscience sûre de ses suprêmes
raisons d'agir, sans même s'être donné la peine de s'enquérir de ces raisons ; les hommes les plus doués et
les femmes les plus nobles font encore partie de ce grand nombre. Qu 'importent bonté, et finesse, et
31
Paul Ricoeur, Temps et Récit (tome 1) Paris Seuil 1984 p.122.
C'est l'axe même de Soi-même comme un autre, où Ricoeur inverse la réduction phénoménologique.
Qu'est ce que "se" reconnaître? Ce n'est pas trouver une identité invariante, mais déchiffrer une "ipséité"
au travers des variations de l'identité.
32
46
génie, si l'homme de ces vertus tolère dans son coeur la tiédeur de la foi, la tiédeur du jugement, si le
besoin de la certitude n'est pas son plus profond désir, sa plus intime nécessité s'il n'y voit pas ce qui
distingue les esprits supérieurs des autres! J'ai trouvé chez des gens pieux une haine de la raison dont je
leur ai été reconnaissant : cette haine trahissait du moins leur mauvaise conscience intellectuelle! Mais se
trouver planté au milieu de cette rerum concordia discors, de cette merveilleuse incertitude, de cette
multiplicité de la vie, et ne pas interroger, ne pas frémir du désir et de la volupté de s'enquérir, ne pas
même haïr celui qui le fait, peut-être s'en moquer à s'en rendre malade, voilà ce que je trouve méprisable,
et c'est ce mépris que je cherche d'abord en chacun de nous : je ne sais quelle folie me persuade toujours
que tout homme, étant homme, le possède. C'est là ma façon d'être injuste.
La Conscience. - La conscience est la dernière phase de l'évolution du système organique, par
conséquent aussi ce qu'il y a de moins achevé et de moins fort dans ce système. C'est du
conscient que proviennent une foule de méprises qui font qu'un animal, un homme périssent plus
tôt qu'il ne serait nécessaire, « en dépit du destin », comme Homère disait. Si le lieu des instincts,
ce lieu conservateur, n'était pas tellement plus puissant que la conscience, s'il ne jouait pas, dans
l'ensemble, un rôle de régulateur, l'humanité succomberait fatalement sous le poids de ses
jugements absurdes, de ses divagations, de sa frivolité, de sa crédulité, en un mot de son
conscient : ou plutôt il y a fort longtemps qu'elle n'existerait plus sans lui! Tant qu'une fonction
n'est pas mûre, tant qu'elle n'a pas atteint son développement parfait, elle est dangereuse pour
l'organisme : c'est une grande chance qu'elle soit bien tyrannisée! La conscience l'est sévèrement,
et ce n'est pas à la fierté qu'elle le doit le moins. On pense que cette fierté fait le noyau de l'être
humain ; que c'est son élément durable, éternel, suprême, primordial! On tient le conscient pour
une constante! on nie sa croissance, ses intermittences! On le considère comme « l'unité de
l'organisme »! On le surestime, on le méconnaît ridiculement, ce qui a eu cette conséquence
éminemment utile d'empêcher l'homme d'en pousser le développement trop hâtivement. Croyant
posséder la conscience, les hommes se sont donné peu de mal pour l'acquérir ; et aujourd'hui ils
en sont toujours là! C'est encore une tâche éminemment actuelle, que I'œil humain commence
même à peine à entrevoir, que celle de s'incorporer le savoir, de le rendre instinctif chez
l'homme; une tâche qu'aperçoivent seuls ceux qui ont compris que jusqu'ici l'homme n'a
incorporé que l'erreur, que toute notre conscience se rapporte à elle.
Texte 28 : Hannah Arendt. “ Qu’est-ce que l’autorité ”, dans La crise de la culture,
Paris : Gallimard, Folio essais, p.161-162.
Pourtant la relation entre auctor et artifex n'est aucunement la relation (platonicienne) entre le
maître qui donne des ordres et le serviteur qui les exécute. La caractéristique la plus frappante de
ceux qui sont en autorité est qu’ils n’ont pas de pouvoir. Cum potestas in populo auctoritas in
senatu sit. « tandis que le pouvoir réside dans le peuple, l’autorité appartient au Sénat ». Parce
que l’«autorité», l’augmentation que le Sénat doit ajouter aux décisions politiques, n’est pas le
pouvoir, elle nous paraît insaisissable et intangible, ayant à cet égard une ressemblance frappante
avec la branche judiciaire du gouvernement de Montesquieu, dont il disait la puissance « en
quelque façon nulle », et qui constitue néanmoins autorité dans les gouvernements
constitutionnels. Mommsen l'appelait « plus qu'un conseil et moins qu'un ordre, un avis auquel on
ne peut passer outre sans dommage»; cela signifie que « la volonté et les actions d’un peuple
sont, comme celles des enfants, exposées à l'erreur et aux fautes et demandent donc une «
augmentation et une confirmation de la part du conseil des anciens ». Le caractère autoritaire de
l’«augmentation » des anciens se trouve dans le fait qu'elle est un simple avis, qui n’a besoin pour
se faire entendre ni de prendre la forme d'un ordre, ni de recourir à la contrainte.
Texte 29 : Paul Ricoeur, Du texte à l'action, Paris Seuil 1986, p.114–117.
C'est, semble-t-il, le rôle de la plus grande partie de notre littérature de détruire le monde. Cela
est vrai de la littérature de fiction - conte, nouvelle, roman, théâtre -, mais aussi de toute la
littérature qu'on peut dire poétique, où le langage semble glorifié pour lui-même aux dépens de la
fonction référentielle du discours ordinaire.
Et pourtant, il n'est pas de discours tellement fictif qu'il ne rejoigne la réalité, mais à un autre
niveau, plus fondamental que celui qu'atteint le discours descriptif, constatif, didactique, que nous
47
appelons langage ordinaire. Ma thèse est ici que l'abolition d'une référence de premier rang,
abolition opérée par la fiction et par la poésie, est la condition de possibilité pour que soit libérée
une référence de second rang, qui atteint le monde non plus seulement au niveau des objets
manipulables, mais au niveau que Husserl désignait par l'expression de Lebenswelt et Heidegger
par celle d'être-au-monde.
C'est cette dimension référentielle absolument originale de l'œuvre de fiction et de poésie qui, à
mon sens, pose le problème herméneutique le plus fondamental. Si nous ne pouvons plus définir
l'herméneutique par la recherche d'un autrui et de ses intentions psychologiques qui se
dissimulent derrière le texte, et si nous ne voulons pas réduire l'interprétation au démontage des
structures, qu'est-ce qui reste à interpréter? Je répondrai : interpréter, c'est expliciter la sorte
d'être-au-monde déployé devant le texte.
Nous rejoignons ici une suggestion de Heidegger concernant la notion de Verstehen. On se
rappelle que, dans Sein und Zeit, la théorie de la « compréhension » n'est plus liée à la
compréhension d'autrui, mais devient une structure de l'être-au-monde; plus précisément, c'est
une structure dont l'examen vient après celui de la Befindlichkeit; le moment du « comprendre »
répond dialectiquement à l'être en situation, comme étant la projection des possibles les plus
propres au cœur même des situations où nous nous trouvons. Je retiens de cette analyse l'idée « de
projection des possibles les plus propres » pour l'appliquer à la théorie du texte. Ce qui est en
effet à interpréter dans un texte, c'est une proposition de monde, d'un monde tel que je puisse
l'habiter pour y projeter un de mes possibles les plus propres. C'est ce que j'appelle le monde du
texte, le monde propre à ce texte unique.
Le monde du texte dont nous parlons n'est donc pas celui du langage quotidien; en ce sens, il
constitue une nouvelle sorte de distanciation qu'on pourrait dire du réel avec lui-même. C'est la
distanciation que la fiction introduit dans notre appréhension de la réalité. Nous l'avons dit, un
récit, un conte, un poème ne sont pas sans référent. Mais ce référent est en rupture avec celui du
langage quotidien; par la fiction, par la poésie, de nouvelles possibilités d'être-au-monde sont
ouvertes dans la réalité quotidienne; fiction et poésie visent l'être, non plus sous la modalité de
l'être-donné, mais sous la modalité du pouvoir-être. Par là même, la réalité quotidienne est
métamorphosée à la faveur de ce qu'on pourrait appeler les variations imaginatives que la
littérature opère sur le réel.
Se comprendre devant l'œuvre
Je voudrais considérer une quatrième et dernière dimension de la notion de texte, en montrant que
le texte est la médiation par laquelle nous nous comprenons nous-même. Ce quatrième thème
marque l'entrée en scène de la subjectivité du lecteur. Il prolonge ce caractère fondamental de
tout discours d'être adressé à quelqu'un. Mais, à la différence du dialogue, ce vis-à-vis n'est pas
donné dans la situation de discours, il est, si je puis dire, créé, instauré, institué par l'œuvre
elle-même. Une œuvre se fraye ses lecteurs et ainsi se crée son propre vis-à-vis subjectif.
On dira que ce problème est bien connu de l'herméneutique la plus traditionnelle : c'est le
problème de l'appropriation (Aneignung) ou de l'application (Anwendung) du texte à la situation
présente du lecteur. C'est bien ainsi que je le comprends aussi; mais je voudrais souligner
combien ce thème est transformé lorsqu'on l'introduit après les précédents.
D'abord, l'appropriation est dialectiquement liée à la distanciation caractéristique de l'écriture.
Celle-ci n'est pas abolie par l'appropriation, elle en est au contraire la contrepartie. Gràce à la
distanciation par l'écriture, l'appropriation n'a plus aucun des caractères de l'affinité affective avec
l'intention d'un auteur. L'appropriation est tout le contraire de la contemporanéité et de la
congénialité; elle est compréhension par la distance, compréhension à distance.
Ensuite, l'appropriation est dialectiquement liée à l'objectivation caractéristique de l'œuvre; elle
passe par toutes les objectivations structurales du texte; dans la mesure même où elle ne répond
pas à l'auteur, elle répond au sens; c'est peut-être à ce niveau que la médiation opérée par le texte
se laisse le mieux comprendre. Contrairement à la tradition du Cogito et à la prétention du sujet
de se connaître lui-même par intuition immédiate, il faut dire que nous ne nous comprenons que
par le grand détour des signes d'humanité déposés dans les œuvres de culture. Que saurions-nous
de l'amour et de la haine, des sentiments éthiques et, en général. de tout ce que nous appelons le
soi, si cela n'avait été porté au langage et articulé par la littérature? Ce qui parait ainsi le plus
contraire à la subjectivité, et que l'analyse structurale fait apparaître comme la texture même du
texte, est le medium même dans lequel seul nous pouvons nous comprendre.
Mais surtout l'appropriation a pour vis-à-vis ce que Gadamer appelle « la chose du texte » et que
j'appelle ici « le monde de l'œuvre ». Ce que finalement je m'approprie, c'est une proposition du
monde; celle-ci n'est pas derrière le texte, comme le serait une intention cachée, mais devant lui,
comme ce que l'œuvre déploie, découvre, révèle. Dès lors, comprendre, c'est se comprendre
devant le texte. Non point imposer au texte sa propre capacité finie de comprendre, mais
48
s'exposer au texte et recevoir de lui un soi plus vaste, qui serait la proposition d'existence
répondant de la manière la plus appropriée à la proposition de monde. La compréhension est
alors tout le contraire d'une constitution dont le sujet aurait la clé. Il serait à cet égard plus juste
de dire que le soi est constitué par la « chose » du texte.
Il faut sans doute aller plus loin encore : de la même manière que le monde du texte n'est réel que
dans la mesure où il est fictif, il faut dire que la subjectivité du lecteur n'advient à elle-même que
dans la mesure où elle est mise en suspens, irréalisée, potentialisée, au même titre que le monde
lui-même que le texte déploie. Autrement dit, si la fiction est une dimension fondamentale de la
référence du texte, elle n'est pas moins une dimension fondamentale de la subjectivité du lecteur.
Lecteur, je ne me trouve qu'en me perdant. La lecture m'introduit dans les variations imaginatives
de l'ego. La métamorphose du monde, selon le jeu, est aussi la métamorphose ludique de l'ego.
Textes 30 : Paul Ricoeur, texte final de Histoire et vérité (Paris : Le Seuil, 1964,
p.360) ; et texte final du chapitre sur le travail de la ressemblance dans La métaphore
vive (Paris : Le Seuil, 1975, 310-311).
C’est donc le caractère originaire de l'affirmation qui est en jeu. il me semble que si cette voie
parait bien souvent barrée c'est parce qu'on se donne au départ une idée étroite et pauvre de l'être,
réduit au statut de la chose, du donné brut, - ou de l'essence, elle-même grossièrement identifiée à
quelque paradigme im muable et sans relations, comme l'Idée platonicienne interprétée par les
Amis des Formes » que Platon précisément combat dans le Sophiste. Ce point est clair chez
Sartre : c'est sa notion de l'être en soi, qui sert de repoussoir à, sa notion du néant, qui est trop
pauvre et déjà chosifiée (…) Sans doute est-ce le mérite des philosophies de la négativité depuis
Hegel de nous avoir remis sur le chemin d'une philosophie de l'être qui devra décrocher de la
chose et de l'essence. Toutes les philosophies classiques sont à des degrés divers des philosophies
de la forme, que ce soit de la forme comme Idée. ou comme substance et quiddité. La fonction de
la négation est de rendre difficile la philosophie de l'être, comme Platon, le premier, l'a reconnu
dans le Sophiste : « l'être et le non-être nous embarrassent également ». Sous la pression du
négatif, des expériences en négatif, nous avons à reconquérir une notion de l'être qui soit acte
plutôt que forme, affirmation vivante, puissance d'exister et de faire exister. Laissons une
dernière fois la parole à, Platon. par la bouche de l'Etranger du Sophiste : « Eh quoi, par Zeus!
nous laisserons-nous si facilement convaincre que le mouvement, la vie, l’âme, la pensée n'ont
réellement point de place au sein de l'être universel, qu'il ne vit ni ne pense, et que, solennel et
sacré, vide d'intellect, il reste là, planté, sans pouvoir bouger? - L'effrayante, doctrine que nous
accepterions là, étranger. »
La convergence, entre les deux critiques internes, celle de la naïveté ontologique et celle de la
démythisation, aboutit ainsi à réitérer la thèse du caractère « tensionnel » de la vérité
métaphorique et du « est » qui porte l'affirmation. Je ne dis pas que cette double critique prouve
la thèse. La critique interne aide seulement à reconnaître ce qui est assumé et à quoi est commis
celui qui parle et qui emploie métaphoriquement le verbe être. En même temps, elle souligne le
caractère de paradoxe indépassable qui s'attache à un concept métaphorique de vérité. Le
paradoxe consiste en ceci qu'il n'est pas d'autre façon de rendre justice à la notion de vérité
métaphorique que d'inclure la pointe critique du « n'est pas » (littéralement) dans la véhémence
ontologique du « est » (métaphoriquement). En cela, la thèse ne fait qui tirer la conséquence la
plus extrême de la théorie de la tension; de la même manière que la distance logique est
préservée dans la proximité métaphorique, et de la même manière que l'interprétation littérale
impossible n'est pas simplement abolie par l'interprétation métaphorique mais lui cède en
résistant -, de la même manière l'affirmation ontologique obéit au principe de tension et à la loi
de la « vision stéréoscopique ». C'est "cette constitution tensionnelle du verbe être qui reçoit sa
marque grammaticale dans « l'être-comme » de la métaphore développée en comparaison, en
même temps qu'est marquée la tension entre le même et l'autre dans la copule relationnelle.
Quel est maintenant le choc en retour d'une telle conception de la vérité métaphorique sur la
définition même de la réalité? Cette question qui constitue l'horizon ultime de la présente étude
fera l'objet de la prochaine enquête. Car il appartient au discours spéculatif d'articuler, avec ses
ressources propres, ce qui est spontanément assumé par ce conteur populaire qui, selon Roman
Jakobson « marque » l'intention poétique de ses récits en disant
49
Aixo era y ne era
Exercices


Pourquoi Ricoeur refuse-t-il que la fiction soit sans rapport avec la réalité?
Trouvez un « mythe » qui se prête au genre d’histoire de la réception que
propose Jauss pour Iphigénie, et racontez la brièvement.
 Texte 28 : en quoi l’autorité (ce qui est autorisé à autoriser) est-elle
fondamentale pour l’herméneutique comme institution de la différence des
générations, comme droit de réinterpréter à notre tour, et comme capacité à
s’effacer pour laisser place aux suivants ?
 Quel rapport voyez-vous entre l’autorité et la confiance en soi dont parle
Emerson ?
 "Croyant posséder la conscience, les hommes se sont donnés peu de mal pour
l'acquérir". Comparez cette phrase de Nietzsche (texte 27) avec celle–ci de
Descartes : "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun
pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à
contenter en toute autre chose n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils n'en
ont".
 Comparez le texte final de Histoire et vérité (Paris : Le Seuil, 1964) et le texte
final du chapitre sur le travail de la ressemblance dans La métaphore vive
(Paris : Le Seuil, 1975). Contre quoi Ricoeur se débat-il ? Que propose-t-il ?
50
Quatrièmes éléments.
La question de la méthode et L’horizon philosophique
Au commencement de la philosophie se trouve l’interrogation, et à chaque
recommencement, de Platon à Descartes et Husserl. Peut-on alors dire que le
commencement de la philosophie soit aussi l’oubli de cette interrogation33? En tous cas
l'interrogation philosophique se présente historiquement sous des styles très divers,
dialogiques, aporétiques (de a-porie, impasse), critiques, ironiques, etc. Dans ces leçons
nous allons l’examiner comme une discipline à la fois critique et dialogique de la
pensée. On la verra à l'oeuvre respectivement chez Kant et chez Hegel, mais aussi chez
Tillich. C’est que la critique tient à la capacité proprement pluraliste à distinguer les
questions, à les désintriquer, à faire voir la discontinuités des problèmes (à ne pas les
amalgamer). Et que la circularité de la question et de la réponse fournit une méthode
systématique pour élaborer des corrélations (par ex. chez Tillich entre culture et
religion) et percevoir la dialectique des philosophies, dont chaque problématique est en
même temps la résolution d'un problème et la formulation d'une interrogation ultérieure.
Leçon 8
Kant et la critique des régimes de discours
8.1) La critique
L'analyse critique des problématiques repose sur la capacité à distinguer les
différentes questions plus ou moins implicites auxquelles répondent les discours en
présence. Or nulle part ce geste critique n'est aussi net et puissant que chez Kant. Pour
sortir de l'alternative entre dogmatisme et scepticisme quant aux pouvoirs de la raison, il
pluralise celle–ci et montre qu'il y a plusieurs types de jugements. Le même énoncé n'a
pas le même sens, la même valeur, le même type de vérité, de vérification ou de
légitimité, selon qu'il répond à telle ou telle question, qui le qualifie comme énoncé
cognitif, ou moral, ou esthétique, etc. En distinguant la question "que puis–je savoir ?"
de la question "que dois–je faire ?" ou de la question "que puis–je espérer ?"34, la
critique kantienne marque les limites entre différentes sortes de jugement : chacun a sa
validité ou son sens, mais aucun ne peut s'autoriser à annexer les autres, et de telles
prétentions dogmatiques ne pourraient que se renvoyer les unes les autres au
scepticisme.
Cette "critique", cette séparation des questions, permet de résoudre une foule de
problèmes philosophiques qui étaient simplement engendrés par leur confusion, par leur
C’est ce qu’on a reproché tant à Platon qu’à Descartes. On peut au contraire montrer que chaque
grande philosophie développe un style d’interrogativité qui lui est propre. Par ses paradigmes et ses
mythes, par exemple, Platon inscrit le questionnement au cœur même de ses réponses, qui restent des
ironies, des jeux, des exercices dialectiques. Et comme le dit Husserl, « quiconque veut vraiment devenir
philosophe devra "une fois dans sa vie" se replier sur soi-même et, au-dedans de soi, tenter de renverser
toutes les sciences admises jusqu'ici et tenter de les reconstruire » (Méditations cartésiennes, Paris: Vrin,
1969, p.2).
33
34
Critique de la raison pure, II/II.1 (de l’idéal du bien).
51
dialogue de sourds. Le premier problème auquel Kant répond est celui de l'antinomie
entre la science et la morale, entre détermination physique et liberté éthique: comment
penser ensemble Newton et Rousseau? En outre Kant était tenu de prendre part dans un
débat où les champions des Lumières, de la raison et de la science, étaient accusés de
prétendre démontrer Dieu, de le réduire dogmatiquement à leur système, tandis que les
champions du piétisme, d'une religion du coeur, étaient accusés d'enthousiasme, de
superstition, et de prendre toutes leurs intuitions pour des réalités divines. Kant essaye
de montrer que l'on ne peut pas tout réduire à un problème de savoir, ni de foi, ni de
devoir, ni d'espérance, etc. Pour cela, il faut séparer l'expérience objective, champ de la
connaissance possible (Critique de la raison pure théorique), et la liberté subjective,
champ de la responsabilité éthique (Critique de la raison pratique).
8.2) Le « vrai » problème
Reste alors ce qui pour le kantisme est le "vrai" problème, le problème soulevé
par la critique: c'est le problème de l'"unité" du monde ainsi divisé, Comment faire le
"passage" entre nature et liberté ? C'est dans cette intersection entre deux questions,
entre deux régimes de jugements bien distincts et bien établis, que se tiennent quelques
jugements mixtes. Jetant un pont entre les deux mondes (celui des objets et celui des
sujets), les jugements esthétiques, téléologiques (jugements de finalité), politiques,
théologiques, forment quatre tentatives de réponses à la question de l'unité du monde:
"que puis–je espérer ?" Par exemple le sentiment esthétique du beau est quelque chose
comme l’affleurement de la liberté dans le monde physique, comme une sensation libre.
Parmi les auteurs récents, on retrouve chez L.Wittgenstein cette discipline
critique destinée à résoudre ou plutôt à dissiper les fausses questions, pour faire place
aux vraies, ainsi que ce sens de l'irréductible pluralité des questions qui, de manière
implicite, gouvernent le "régime" des phrases, le jeu de langage employé35.
_______________
Textes & Exercices 8 :
Texte 31 : Emmanuel Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? Paris : Vrin,
1971, début du chap.3.
Hommes de grand talent, vous qui avez des vues si larges ! J'honore votre talent, et j'affectionne
votre sentiment de l'humanité. Mais avez-vous bien songé à ce que vous faites, et où la raison se
verra entraînée par vos disputes ? Sans doute, vous désirez que la liberté de penser soit
maintenue intacte : sans elle, en effet, c'en serait bientôt fait des libres élans de votre génie
lui-même. Voyons ce qui doit naturellement suivre de cette liberté de penser, si le genre de
méthode dont vous avez commencé de (vous servir) se généralise.
A la liberté de penser s'oppose, / en premier lieu, la contrainte civile. On dit, il est vrai, que la
liberté de parler ou d'écrire peut nous être ôtée par une puissance supérieure, mais non pas la
liberté de penser. Mais penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions
pas pour ainsi dire en commun avec d'autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous
communiquons les nôtres ? Aussi bien, l'on peut dire que cette puissance extérieure qui. enlève
aux hommes la liberté de communiquer publiquement leurs pensées, leur ôte également la liberté
Cette pluralisation des ordres de discours, à partir de Wittgenstein et de Kant, est le coeur du livre de
Jean-François Lyotard sur Le Différend, Paris: Minuit, 1983.
35
52
de penser - l'unique trésor qui nous reste encore en dépit de toutes les charges civiles et qui peut
seul apporter un remède à tous les maux qui s'attachent à cette condition.
En second lieu, la liberté de penser est prise au sens où elle s'oppose à la contrainte exercée sur la
conscience (Gewissenszwang). C'est là ce qui se passe lorsqu'en matière de religion en dehors de
toute contrainte externe, des citoyens se posent en tuteurs à l'égard d'autres citoyens et que, au
lieu de donner des arguments, ils s'entendent, au moyen de formules de foi obligatoires et en
inspirant la crainte poignante du danger d'une recherche personnelle, à bannir tout examen de la
raison grâce à l'impression produite à temps sur les esprits.
En troisième lieu, la liberté de penser signifie que la raison ne se soumette à aucune autre loi que
celle qu'elle se donne à elle-même. Et son contraire est la maxime d'un usage sans loi de la raison
- afin, comme le génie en fait le rêve, de voir plus loin qu'en restant dans les limites de ses lois. Il
s'ensuit comme naturelle conséquence que, si la raison ne veut point être soumise à la loi qu'elle
se donne à elle-même, il faut qu'elle s'incline sous le joug des lois qu'un autre lui donne ; car sans
la moindre loi, rien, pis même la plus grande absurdité (Unsinn) ne pourrait se maintenir bien
longtemps (sein Spiel lange treiben). Ainsi l'inévitable conséquence de cette absence explicite de
loi dans la pensée ou d'un affranchissement des restrictions imposées par la raison, c'est que la
liberté de penser y trouve finalement sa perte. Et puisque ce n'est nullement la faute d'un malheur
quelconque, mais d'un véritable orgueil, la liberté est perdue par étourderie (verscherzt) au sens
propre de ce terme.
La marche des choses est approximativement la suivante. Le génie se complaît d'abord dans son
audacieux élan, après avoir rejeté le fil par lequel la raison le conduisait autrefois. Bientôt il
charme aussi les autres par des sentences impérieuses et de brillantes promesses; il semble s'être
enfin placé sur le trône qu'une raison lourde et pesante ornait si mal, sans toutefois cesser d'en
tenir le langage. Nous autres, en hommes du commun, nous appelons « enthousiasme »
(Schwärmerei) la maxime dès lors admise de l'invalidité (Ungültigkeit) d'une raison
souverainement législatrice ; mais ces favoris de la bonne nature (la nomment) : « illumination »
(Erleuchtung). Mais cependant, comme une confusion de langage doit bientôt naître parmi eux,
puisque seules les prescriptions de la raison sont universellement valables et que chacun
s'abandonne maintenant à sa propre inspiration, ces inspirations intérieures doivent finalement
aboutir à des faits garantis par des témoignages extérieurs et par des traditions, qui au
commencement étaient encore choisies mais qui avec le temps (sont devenues) des sources
(Urkund) obligatoires. En un mot, il doit en sortir l'entier asservissement de la raison aux faits,
c'est-à-dire : la superstition, car celle-ci se laisse tout au moins réduire à une forme de légalité et
de ce fait à un état d'équilibre.
Textes 32 : Emmanuel Kant, Critique de la Faculté de juger, Paris : Vrin 1974, p.41
(Introduction), et 130 (§41).
Le concept de liberté ne détermine rien par rapport à 1a connaissance théorique de la nature, et
de même le concept de la nature ne détermine rien par rapport aux lois pratiques de la liberté et il
n'est pas possible, dans cette mesure, de jeter un pont d'un domaine à l'autre. – Mais si les
principes de détermination de la causalité suivant le concept de liberté (et la règle pratique qu'il
contient) ne sont pas constatés dans la nature et si le sensible ne peut pas déterminer le supra
sensible dans le sujet, l'inverse est pourtant possible (non sans doute par rapport à la
connaissance de la nature, mais cependant par rapport aux conséquences qu'a le premier sur cette
dernière) et déjà contenu dans le concept d'une causalité par liberté, dont l'effet doit se produire
dans le monde conformément à ses lois formelles, bien que le mot cause employé pour le
supra-sensible signifie seulement la raison <Grund> qui détermine la causalité des choses de la
nature à un effet qui soit conforme à leurs propres lois naturelles, mais en accord cependant aussi
avec le principe formel des lois rationnelles; on ne peut certes apercevoir la possibilité de ceci ,
mais on peut réfuter d'une façon satisfaisante l'objection d'après laquelle une prétendue
contradiction s'y trouverait.
Un homme abandonné sur une île déserte ne tenterait pour lui-même d'orner ni sa hutte, ni luimême ou de chercher des fleurs, encore moins de les planter pour s'en parer; ce n'est que dans la
société qu'il lui vient à l'esprit de n'être pas simplement homme, mais d'être aussi à sa manière un
homme raffiné (c'est le début de la civilisation); on considère ainsi en effet celui qui tend et est
habile à communiquer son plaisir aux autres et qu'un objet ne peut satisfaire, lorsqu'il ne peut en
ressentir la satisfaction en commun avec d'autres <in Gemeinschaft mit anderen>. De même
53
chacun attend et exige de chacun qu'il tienne compte de cette communication universelle en
raison d'un contrat originaire pour ainsi dire, qui est dicté par l'humanité elle-même; et sans doute
il ne s'agit au début que de choses attrayantes, par exemple des couleurs pour se peindre (le rocou
chez les Caraïbes, le cinabre chez les Iroquois), ou des fleurs, des coquillages, de plumes
d'oiseaux de belle couleur, et avec le temps ce sont aussi de jolies formes (comme celles des
canots, des vêtements, etc.), qui ne procurent aucun contentement, c'est-à-dire aucune satisfaction
de jouissance qui furent dans la société importantes et liées à un grand intérêt; jusqu'à ce que la
civilisation enfin parvenue au plus haut point fasse de ces formes presque le but essentiel d'une
inclination raffinée et n'accorde de valeur aux sensations que dans la mesure où elles peuvent être
universellement communiquées; et alors, même si le plaisir, que chacun peut retirer d'un tel objet,
est insignifiant et ne possède en lui-même aucun intérêt remarquable, I'idée de sa
communicabilité universelle en accroît presqu'infiniment la valeur.
Textes 33 : Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico–philosophicus, Paris : Gallimard
1961 (coll.TEL) p.105–106–107.*
6.4321 - Les faits n'appartiennent tous qu'au problème, non à sa solution.
6.44 - Ce qui est mystique, ce n’est pas comment le monde, mais le fait qu'il est..
6.45 - Contempler le monde sub specie aeterni, c'est le contempler en tant que totalité, mais
totalité limitée. Le sentiment du monde en tant que totalité limitée constitue l'élément mystique.
6.5 - Uns réponse qui ne peut être exprimée suppose une question qui elle non plus ne peut être
exprimée. L'énigme n’existe pas. Si une question se peut absolument poser, elle peut aussi
trouver sa réponse.
6.51 – Le scepticisme n'est pas réfutable, mais est évidement dépourvu de sens s'il s'avise de
douter là où il ne peut être posé de question. Car le doute ne peut exister que là où il y a une
question; une question que là où il y à une réponse, et celle-ci que là où quelque chose peut être
dit.
6.52 - Nous sentons que même si toutes les possibles questions scientifiques ont trouvé leur
réponse, nos problèmes de vie n’ont pas même été effleurés. Assurément il ne subsiste plus alors
de question; et cela même constitue la réponse.
6.521 - La solution du problème de la vie se remarque à 1a disparition de ce problème. (N'est-ce
pas là la raison pour laquelle des hommes pour qui le sens de la vie est devenu clair au terme d'un
doute prolongé n'ont pu dire ensuite en quoi consistait ce sens?)
6.522 - Il y a assurément de l'inexprimable. Celui-ci se montre, il est l'élément mystique.
6.53 - La juste méthode de philosophie serait en somme la suivante : ne rien dire sinon ce qui se
peut dire, donc les propositions des sciences de la nature - donc quelque chose qui n'a rien à voir
avec la philosophie - et puis à chaque fois qu'un autre voudrait dire quelque chose de
métaphysique, lui démontrer qu'il n'a pas donné de signification à certains signes dons ses
propositions. Cette méthode ne serait pas satisfaisante pour l'autre - il n'aurait pas le sentiment
que nous lui enseignons de la philosophie - mais elle serait la seule rigoureusement juste.
6.54 - Mes propositions sont élucidantes à partir de ce fait que celui qui me comprend les
reconnaît à la fin pour des non-sens, si, passant par elles, - sur elles - par-dessus elles, il est
monté pour en sortir. Il faut qu'il surmonte ces propositions; alors il acquiert une juste vision du
monde.
7. - Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.
54
Texte 34 : Pierre Bayle, article "Manichéens" du Dictionnaire Historique et critique,
Paris : Ed.Sociales 1974, p.101.*
L'homme est méchant et malheureux ; chacun le connaît par ce qui se passe au-dedans de lui et le
commerce qu'il est obligé d'avoir avec son proche. Il suffit de vivre cinq ou six ans pour être
parfaitement convaincu de ces deux articles ( ... ) On s'est toujours choqué que sous un Dieu tout
parfait les méchants prospèrent et les gens de bien soient dans l'oppression mais, à mon sens, on
devrait être plus surpris de ce qu'aucun homme n'a jamais été exempt de péché et d'afflictions
sous un Dieu qui n'a qu'à dire la parole et, tout aussitôt, les hommes seraient saints et heureux.
Texte 35 : Gottfried Wilhelm Leibniz, Essais de théodicée Paris : Garnier Flammarion
1969, p.44.*
J'ai trouvé le moyen, ce me semble, de montrer le contraire d'une manière qui éclaire et qui fait
que l'on entre en même temps dans l'intérieur des choses. Car ayant fait de nouvelles découvertes
sur la nature de la force active et sur les lois du mouvement, j'ai fait voir qu'elles ne sont pas
d'une nécessité absolument géométrique, comme Spinoza paraît l'avoir cru ; et qu'elles ne sont
pas purement arbitraires non plus, quoique ce soit l'opinion de M. Bayle et de quelques
philosophes modernes ; mais qu'elles dépendent de la convenance, comme je l'ai déjà remarqué
ci-dessus, ou de ce que j'appelle le principe du meilleur ( ... ) où je mettais déjà en fait que Dieu
ayant choisi le plus parfait de tous les mondes possibles, avait été porté par sa sagesse à
permettre le mal qui y était annexé, mais qui n'empêchait pas que, tout compté et rabattu, ce
monde ne fût le meilleur qui pût être choisi.
Texte 36 : Emmanuel Kant, « Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine »,
les deux Remarques.
Voici donc le résultat de cet exposé des débuts de l'histoire humaine : le départ de l'homme du
paradis que la raison lui représente comme le premier séjour de son espèce, n'a été que le passage
de la rusticité d'une créature purement animale à l'humanité, des lisières où le tenait l'instinct au
gouvernement de la raison, en un mot de la tutelle de la nature à l'état de liberté. La question de
savoir si l'homme a gagné ou perdu à ce changement ne se pose plus si l'on regarde la destination
de son espèce qui réside uniquement dans la marche progressive vers la perfection. Peu importent
les erreurs du début lors des essais successifs entrepris par une longue série de générations dans
leur tentative pour atteindre ce but. Cependant, cette marche, qui pour l'espèce représente un
progrès vers le mieux, n'est pas précisément la même chose pour l'individu. Avant l'éveil de la
raison, il n'y avait ni prescription ni interdiction, donc aucune infraction encore ; mais lorsque la
raison entra en ligne et, malgré sa faiblesse, s'en prit à l'animalité dans toute sa force, c'est alors
que dut apparaître le mal ; et, qui pis est, au stade de la raison cultivée, apparut le vice,
totalement absent dans l'état d'ignorance, c'est-à-dire d'innocence. Le premier pas, par
conséquent, pour sortir de cet état, aboutit à une chute du point de vue moral ; du point de vue
physique la conséquence de cette chute, ce furent une foule de maux jusque là inconnus de la vie,
donc une punition. L'histoire de la nature commence donc par le Bien, car elle est l'œuvre de
Dieu ; l'histoire de la liberté commence par le Mal, car elle est l'œuvre de l'homme. En ce qui
concerne l'individu qui, faisant usage de sa liberté, ne songe qu'à soi-même, il y eut perte lors de
ce changement; en ce qui concerne la nature, soucieuse d’orienter la fin qu'elle réserve à l'homme
en vue de son espèce, ce fut un gain. L'individu a donc des raisons d'inscrire à son compte
comme sa propre faute tous les maux qu'il endure et tout le mal qu'il fait; mais en même temps,
comme membre du Tout (d'une espèce), il a raison d'admirer et d'estimer la sagesse et la finalité
de l'ordonnance.
De cette façon, on peut aussi accorder entre elles et avec la raison les affirmations qui furent si
souvent dénaturées et en apparence contradictoires du célèbre J.-J. Rousseau. Dans ses ouvrages
sur l'Influence des Sciences et sur l'Inégalité des hommes, il montre très justement la
contradiction inévitable entre la civilisation et la nature du genre humain en tant qu'espèce
physique, où chaque individu doit réaliser pleinement sa destination ; mais dans son Émile, dans
son Contrat Social, et d’autres écrits, il cherche à résoudre un problème encore plus difficile :
55
celui de savoir comment la civilisation doit progresser pour développer les dispositions de
l'humanité en tant qu'espèce morale.
Remarque finale
L'homme qui pense éprouve un chagrin capable de tourner à la perversion morale; chagrin que
l'homme qui ne pense pas ignore totalement. Le premier est en effet mécontent de la Providence
qui préside de haut à la marche de l'Univers, lorsqu'il dénombre les maux qui pèsent si
lourdement sur l'espèce humaine, sans qu’il y ait, semble-t-il, l'espoir d'une amélioration. Or il est
de la plus haute importance d'être satisfait de la Providence (même si elle nous a tracé sur notre
monde terrestre une voie très pénible), et pour garder courage au milieu des difficultés, et pour
nous empêcher de rejeter notre faute propre sur le destin, en perdant ainsi de vue notre propre
faute qui pourrait bien être la seule cause de tous ces maux, et en négligeant en retour le remède:
notre amélioration personnelle.
Il faut l'avouer: les plus grands maux qui accablent les peuples civilisés nous sont amenés par la
guerre, et à vrai dire non pas tant par celle qui réellement a lieu ou a eu lieu, que par les
préparatifs incessants et même régulièrement accrus en vue d'une guerre à venir. C'est à cela que
l'État gaspille toutes ses forces, tous les fruits de la culture qui pourraient être utilisés à augmenter
encore celle-ci ; on porte en bien des endroits un grave préjudice à la liberté, et les attentions
maternelles de I'État pour des membres pris individuellement se changent en exigences d'une
dureté impitoyable, légitimées toutefois par la crainte d'un danger extérieur. Mais cette culture,
l'étroite union des classes dans la communauté en vue de l'accroissement mutuel de leur bien-être,
la population, et qui plus est, ce degré de liberté persistant, même en dépit des lois restrictives,
est-ce que tout cela subsisterait, si cette crainte constante de la guerre n'amenait de force chez les
chefs de l'État la considération envers l'Humanité? Il suffit de considérer la Chine qui, par sa
situation même, peut bien redouter à la rigueur quelque attaque imprévue, mais d'aucun ennemi
puissant, et où, de ce fait, toute trace de liberté a disparu. - Donc au degré de culture auquel est
parvenu le genre humain, la guerre est un moyen indispensable pour la perfectionner encore ; et
ce n'est qu'après l'achèvement (Dieu sait quand) de cette culture qu'une paix éternelle nous serait
salutaire et deviendrait de ce fait possible. Nous sommes donc sur ce point bien responsables des
maux à propos desquels nous élevons des plaintes si amères ; et le texte sacré a tout à fait raison
de représenter la fusion des peuples en une société et leur libération complète du danger extérieur
lors des tout premiers débuts de leur développement, comme un obstacle à toute culture plus
élevée, et comme l'engloutissement dans une incurable corruption.
Exercices





Qu’est-ce pour vous que le scepticisme ?
Allez chercher dans un bon dictionnaire ou une encyclopédie la présentation de
Husserl ; pourquoi Descartes est-il pour lui si important ?
« Nous ne lui donnerons pas le nom pompeux d’ontologie mais celui d’une
simple analytique de l’entendement pur » Pourquoi cette remarque de Kant dans
la Critique de la raison pure est-elle comique ? Que veut-il dire ?
Pouvez-vous appliquer le geste « critique » au désaccord qui oppose Bayle et
Leibniz sur la question de la théodicée ?
Si le « beau » est un mixte de nature et de liberté, essayez de penser en quoi le
politique et en quoi le religieux sont également à cheval entre deux ordres de
discours.
56
Leçon 9
Hegel et la dialectique Tillich et la corrélation
9.1) la dialectique hégélienne
G.W.F. Hegel pense la dialectique comme l'issue à la séparation kantienne entre
les "Lumières" de la raison, et la "nuit" de la piété. Il s'agit de sortir de l'enfermement de
l'objet dans l'objectif, du sujet dans le subjectif. Hegel montre comment la liberté doit
se représenter (et donc s'"aliéner") dans des lois pour se réaliser, comment le rationnel
doit se faire réel pour que le réel devienne rationnel; se perdant pour se trouver, le sujet
se fait objet, l'infini se fait fini, l'absolu se fait relatif, la parole se fait chair.
La dialectique hégélienne met donc en oeuvre un autre style de questionnement,
plus proche de la différence problématologique36 que la critique kantienne. Transcrite
en termes de question-réponse, l'idée est qu'une réponse qui refuse de se laisser
interroger, qui veut rester elle–même réponse, devient une pure tautologie, ne se
maintenant qu'en répétant une question qui pourtant s'annule en elle. En ce sens–là la
dialectique montre la bifurcation entre une réponse littérale qui s'arrête, et une réponse
qui rentre dans la négativité, et qui porte en elle (et comme dans les douleurs de
l'enfantement) la question nouvelle, et donc aussi la prochaine bifurcation. Cette
dialectique suppose deux interlocuteurs: le sujet qui se situe au plan de la réponse
première, et celui qui se situe au plan de la question. Dans ce dédoublement de la
conscience, ce n'est pas la conscience qui reste certaine de sa réponse univoque, mais
c'est celle qui porte le sens de la question, c'est à dire en un sens de sa propre mort, qui
seule peut ouvrir à la possibilité d'une réponse effective, qui comprenne la réponse et la
question, l'affirmation première et sa négation. On relève ainsi deux processus
caractéristiques et indissociables.
Le premier processus caractéristique de la dialectique, c'est le travail de la
"négativité", par lequel le même énoncé, le même contenu propositionnel, sans
modification sémantique (c'est le même "sème"), est dans l'énoncé initial le lieu de la
réponse et dans le second celui de la question. La question seconde n'est que la
répétition de la réponse première, sous un autre point de vue que celui de la première
question. L'interrogation développe ainsi en pleine pâte de l'affirmation première le
levain d'une négation qui était en germe dans son unilatéralité même.
Dans le deuxième processus, le trait caractéristique de la dialectique est cette
assimilation, ce dépassement de la question initiale, cette "aufhebung" par laquelle la
question précédente est non pas abolie, niée, mais accomplie et comme surmontée dans
la réponse (on ne répète pas la question dans la réponse). Ce dépassement,
caractéristique de la réponse comme réponse, est essentiel pour comprendre comment
une réponse peut s'autonomiser par rapport à sa question initiale, s'en détacher et
acquérir sa dynamique propre.
Entre les deux styles de questionnement que nous venons d'évoquer le différend
est profond. Une pensée de style dialectique reprochera à la critique de coincer la
philosophie sous un ciel fixe de questions séparées et invariantes. Une pensée de style
critique reprochera à la dialectique de faire une histoire romantique assez géniale
Gadamer rapproche la dialectique hégélienne et la logique de la question et de la réponse développée
par Collingwood (PhH p.109-110).
36
57
(typique des grands universitaires allemands classiques), mais en occultant par excès de
synthèse les discontinuités et les ruptures entre les problématiques.
9.2) Symbole et corrélation chez Tillich
Pour Tillich, la circularité de la question et de la réponse fournit une méthode
systématique pour élaborer la corrélation entre culture et religion. Qu'est ce qu'un
symbole ? Le sens ou la force d'un symbole dépend de la manière dont il répond (ou
correspond) à une situation. "Au moment où cette situation intérieure du groupe par
rapport au symbole a cessé d'être réelle, ce symbole meurt."(les soldats de Verdun ne
comprennent pas). Cette conception de la culture et du symbole se retrouve dans la
méthode de corrélation qu’il applique à la théologie :
"Le système qui suit tente d'utiliser la méthode de corrélation comme moyen
d'unir message et situation. Il cherche à établir une corrélation entre les questions
sous–jacentes à la situation et les réponses implicites du message. Il ne tire pas
les réponses des questions comme le fait une théoloqie apologétique qui veut se
suffire à elle–même. Mais il n'élabore pas des réponses sans les relier aux
questions comme le fait une théologie kérygmatique qui veut se suffire à elle–
même. Il établit une corrélation entre questions et réponses, situation et message,
existence humaine et manifestation divine."37
On retrouve cette corrélation dans l’histoire qu’il propose des formes de courage
et des formes d’angoisse. Une période se caractérise en effet par une angoisse qui lui est
spécifique. L'Antiquité est hantée par l'angoisse de la mort, à laquelle répond une
prédication de la Résurrection. Mais la "résurrection" renvoie à une tout autre question
qui est celle de la damnation. Et plus on répétait l'antique réponse, plus l'angoisse
augmentait. C'est cette angoisse, qui domine la fin de l'âge médiéval, que Luther a
affronté courageusement et à laquelle il a répondu par la prédication de la "grâce". Avec
la Réforme, on sort du cercle mort–résurrection pour entrer dans le cercle culpabilité–
grâce ; on change de monde de langage, d'univers symbolique. Mais la "grâce" soulève
une tout autre question qui est celle du vide et de l'absurde, parce qu'elle désenchante le
monde naturel, parce qu'elle sépare notre existence de notre essence, de notre nature, et
en fait une "facticité": nous sommes superflus.
Sur ces différents exemples, on peut percevoir la dialectique des philosophies,
dont chaque problématique est en même temps la résolution d'un problème et la
formulation d'une interrogation ultérieure, et comprendre les grandes dialogiques qui
traversent l'histoire des mentalités (un type de courage répond à une forme d'angoisse
mais en soulève une autre) ou celle des rationalités (une forme de rationalité intègre un
irrationnel mais s'adosse à un autre irrationnel).
_______________
Textes & Exercices 9 :
37
Tillich, introduction à la Théologie systématique.
58
Texte 37 : Jean-Jacques Rousseau, Préface au Discours sur l’origine de l’inégalité parmi
les hommes (Paris : Nathan 1981, p.40).
Car ce n'est pas une légère entreprise de démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la
nature actuelle de l'homme, et de bien connaître un état qui n'existe plus, qui i n'a peut-être point
existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions
justes pour bien juger de notre état présent. Il faudrait même plus de philosophie qu’on ne pense
à celui qui entreprendrait de déterminer exactement les précautions à prendre pour faire sur ce
sujet de solides observations; et une bonne solution du problème suivant ne me paraîtrait pas
indigne des Aristotes et des Plines de notre siècle. Quelles expériences pour parvenir à connaître
l'homme naturel et quels sont les moyens de faire ces expériences au sein de la société ?
Texte 38 : Jean-Jacques Rousseau, Le contrat social, Livre III, chapitre 15, Paris : 10/18
p.115.
La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle peut être aliénée; elle
consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la
même, ou elle est autre ; il n'y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne
peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure
définitivement. Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée, est nulle. (…) La loi n'étant
que la déclaration de la volonté générale, il est clair que, dans la puissance législative, le Peuple
ne peut être représenté ; mais il peut et doit l'être dans la puissance exécutive, qui n'est que la
force appliquée à la loi.
Texte 39 : Karl Marx, Manuscrits de 44, Paris : Ed.Sociales 1972, p.100.
Toutes ces conséquences se trouvent dans cette détermination : l'ouvrier est à l'égard du produit
de son travail dans le même rapport qu'à l'égard d'un objet étranger. Car ceci est évident par
hypothèse : plus l'ouvrier s'extériorise dons son travail, plus le monde étranger, objectif, qu'il crée
en face de lui, devient puissant, plus il s'appauvrit lui-même et plus son monde intérieur devient
pauvre, moins il possède en propre. (…)
Dans le cadre de la propriété privée, les choses prennent une signification inverse. Tout homme
s'applique à créer pour l'autre un besoin nouveau pour le contraindre à un nouveau sacrifice, le
placer dans une nouvelle dépendance et le pousser à un nouveau mode de jouissance et, par suite,
de ruine économique. Chacun cherche à créer une force essentielle étrangère dominant les autres
hommes pour y trouver la satisfaction de son propre besoin égoïste. Avec la masse des objets
augmente donc l'empire des êtres étrangers auquel l'homme est soumis et tout produit nouveau
renforce encore la tromperie réciproque et le pillage mutuel. L'homme devient d'autant plus
pauvre en tant qu'homme, il a d'autant plus besoin d'argent pour se rendre maître de l'être hostile,
et la puissance de son argent tombe exactement en raison inverse du volume de la production,
c'est-à-dire que son indigence augmente à mesure que croit la puissance de l'argent. - Le besoin
d'argent est donc le vrai besoin produit par l'économie politique et l'unique besoin qu'elle produit.
Texte 40 : Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La phénoménologie de l'esprit, Paris :
Aubier 1977, tome 1 p.164 sur la peur.
b) - (LA PEUR.) Nous avons vu seulement ce qu'est la servitude dans le comportement de la
domination. Mais la servitude est conscience de soi, et il nous faut alors considérer ce qu'elle est
en soi et pour soi-même. Tout d'abord, pour la servitude, c'est le maître qui est l'essence ; sa
vérité lui est donc la conscience qui est indépendante et est pour soi, mais cette vérité qui est
pour elle n'est pas encore en elle-même. Toutefois, elle a en fait en elle-même cette vérité de la
pure négativité et de l'être-pour-soi; car elle a fait en elle l'expérience de cette essence. Cette
conscience a précisément éprouvé l'angoisse non au sujet de telle ou telle chose, non durant tel ou
tel instant, mais elle a éprouvé l'angoisse au sujet de l'intégralité de son essence, car elle a
ressenti la peur de la mort, le maître absolu. Dans cette angoisse, elle a été dissoute intimement, a
59
tremblé dans les profondeurs de soi-même, et tout ce qui était fixe a vacillé en elle. Mais un tel
mouvement, pur et universel, une telle fluidification absolue de toute subsistance, c'est là
l'essence simple de la conscience de soi, l'absolue négativité, le pur être-pour-soi, qui est donc en
cette conscience même. Ce moment du pur être-pour-soi est aussi pour elle, car, dans le maître,
ce moment est son objet. De plus, cette conscience n'est pas seulement cette dissolution
universelle en général; mais dans le service elle accomplit cette dissolution et la réalise
effectivement. En servant, elle supprime dans tous les moments singuliers son adhésion à l'être-là
naturel, et en travaillant l'élimine.
Texte 41 : Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La phénoménologie de l'esprit, Paris :
Aubier 1977, tome 2 p.133-135 sur la Terreur.
Ce mouvement est donc l'action réciproque de la conscience sur soi-même, dans laquelle elle ne
laisse rien se détacher d'elle sous la figure d'un objet libre passant en face d'elle. Il en résulte
qu'elle ne peut parvenir à aucune oeuvre positive, ni aux œuvres universelles du langage et de
l'effectivité, ni aux lois et aux institutions universelles de la liberté consciente, ni aux opérations
et aux oeuvres de la liberté voulante. - L'œuvre à laquelle la liberté prenant conscience de soi
pourrait parvenir consisterait en ceci : comme substance universelle, elle se ferait objet et être.
Cette conscience de soi, au surplus, ne se laisse pas frustrer - de l'effectivité par l'image de
l'obéissance à des lois données par elle qui lui assigneraient une partie du tout, et par sa
représentation dans la législation et l'opération universelle, - elle ne se laisse pas frustrer de
l'effectivité consistant à donner elle-même la loi et à accomplir non une œuvre singulière, mais
l'oeuvre universelle même, car là où le Soi est seulement représenté et présenté idéalement, il
n'est pas effectivement; où il est par procuration il n'est pas.
Si dans cette oeuvre universelle de la liberté absolue, considérée comme substance étant là, la
conscience de soi singulière ne se trouve pas, aussi peu elle se trouve dans les opérations propres
et les actions individuelles de la volonté de cette liberté Pour que l'universel parvienne à une
opération, il est nécessaire qu'il se concentre dans l'Un de l'individualité et place à la tête une
conscience de soi singulière; c'est en effet dans un Soi qui est un que la volonté universelle est
volonté effective; toutefois tous les autres singuliers sont ainsi exclus du tout de cette opération
et y participent seulement dans une mesure limitée; de cette façon l'opération ne serait pas
opération de la conscience de soi universelle effective. - La liberté universelle ne peut donc
produire ni une oeuvre positive ni une opération positive; il ne lui reste que l'opération négative;
elle est seulement la furie de la destruction.
Texte 42 : Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La phénoménologie de l'esprit, Paris :
Aubier 1941–1977, Préface, tome 1 p.29.
La mort, si nous voulons nommer ainsi cette irréalité, est la chose 1a plus redoutable, et tenir
fermement ce qui est mort, est ce qui exige la plus grande force. La beauté sans force hait
l'entendement, parce que l'entendement attend d'elle ce qu'elle n'est pas en mesure d'accomplir.
Ce n'est pas cette vie qui recule d'horreur devant la mort et se préserve pure de la destruction,
mais la vie qui porte la mort, et se maintient dans la mort même, qui est la vie de l'esprit. L'esprit
conquiert sa vérité seulement à condition de se retrouver soi-même dans l'absolu déchirement.
L'esprit est cette puissance en n'étant pas semblable au positif qui se détourne du négatif, (comme
quand nous disons d'une n'est rien, ou qu'elle est fausse, et que, débarrassé alors d'elle, nous
passons sans plus à quelque chose d'autre), mais l'esprit est cette puissance seulement en sachant
regarder le négatif en face, et en sachant séjourner près de lui. Ce séjour est le pouvoir magique
qui convertit le négatif en être.
60
Texte 43 : Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris : Gallimard (Idées)
p.35-37, les trois métamorphoses.
C'est trois métamorphoses de l'esprit que je vous nomme : comment l'esprit devient chameau, et lion le
chameau et, pour finir, enfant le lion.
Pesantes sont bien des choses pour l'esprit, pour le robuste esprit, dont les reins sont solides, et qu'habite
le respect ; c'est du pesant et c'est du plus pesant que se languit sa robustesse. Quelle chose est pesante ?
ainsi questionne l'esprit aux reins solides ; de la sorte il s'agenouille comme fait le chameau, et veut sa
bonne charge. Quelle est la plus pesante chose, ô vous les héros, ainsi questionne l'esprit aux reins solides,
afin que sur moi je la prenne et de ma robustesse m'éjouisse ? N'est-ce ceci : soi-même s'abaisser pour
faire mal à son orgueil ? Pour moquer sa sagesse faire briller sa folie ? Ou ceci : de sa cause se, séparer
lorsqu'elle célèbre sa victoire? De hautes cimes gravir pour tenter même le tentateur ? Ou ceci : de glands
et d'herbes de connaissance faire sa nourriture et, par amour de la vérité, en son âme souffrir la faim? Ou
ceci : être malade et chez eux renvoyer les consolateurs, avec des sourds nouer amitié, lesquels jamais
n’entendent ce que tu veux ? Ou ceci : dans une eau sale descendre, si c'est l'eau de la vérité, et froides
grenouilles et crapauds brûlants de soi point n’écarter ? Ou ceci : aimer nos contempteurs et au spectre
tendre la main lorsqu’il nous veut effrayer ? Tout cela, qui est le plus pesant, sur lui le prend l'esprit aux
reins solides ; de même que le chameau, sitôt chargé, vers le désert se presse, ainsi se presse l'esprit vers
son désert.
Mais dans le désert le plus isolé advient la deuxième métamorphose : c'est lion ici que devient
l'esprit. De liberté il se veut faire butin et dans son propre désert être son maître. Son dernier
maître il cherche là; de lui se veut faire ennemi, et, de son dernier dieu; pour être le vainqueur,
avec le grand dragon il veut lutter. Quel est le grand dragon que l'esprit ne veut plus nommer
maître ni dieu ? “Tu-dois”, ainsi se nomme le grand dragon. Mais c'est “Je veux” que dit l'esprit
du lion. “Tu-dois” lui barre le chemin, étincelant d'or, bête écailleuse, et sur chacune des écailles,
en lettres d'or, brille “Tu-dois!” De millénaires valeurs scintillent ces écailles, et ainsi parle le
plus puissant de tous les dragons : “toute valeur des choses - étincelle sur moi.Déjà fut toute
valeur créée, et toute valeur créée - voilà ce que je suis. En vérité, de “Je veux” il ne doit point y
avoir!”. Ainsi parle le dragon. Mes frères, pourquoi est-il besoin du lion dans l'esprit ? Ne suffit
donc la bête aux reins solides, qui se résigne et qui respecte? Créer des valeurs neuves – le lion
lui-même encore ne le peut, mais se créer liberté pour de nouveau créer, - voilà ce que peu la
force du lion. Se créer liberté, et un saint Non même face au devoir; pour cela, mes frères, il est
besoin du lion. A de nouvelles valeurs se donner droit - telle est la prise la plus terrible pour un
esprit docile et respectueux. En vérité c'est là pour lui une rapt et l'affaire d'une bête de proie.
Comme son plus sacré jadis il aimait le “Tu-dois”; encore même dans le plus sacré il ne peut
trouver à présent que délire et arbitraire s’il doit à son amour ravir sa liberté: du lion il est besoin
pour un tel rapt.
Mais dites, mes frères, que peut encore l’enfant que ne pourrait aussi le lion? Pourquoi faut-il
que le lion ravisseur encore se fasse enfant? Innocence est l’enfant, et un oubli et un
recommencement, un jeu, une roue qui d’elle-même tourne, un mouvement premier, un saint
dire Oui. Oui, pour le jeu de la création, mes frères, il est besoin d’un saint dire Oui; c’est son
vouloir que veut à présent l’esprit, c’est son monde que conquiert qui au monde est perdu. C'est
trois métamorphoses de l'esprit que je vous ai nommées : comment l'esprit devient chameau, et
lion le chameau et, pour finir, enfant le lion. Ainsi parlait Zarathoustra.
Texte 44 : Friedrich Niezsche, La généalogie de la morale, avant dernier § de la 3ème
dissertation sur l’idéal ascétique.
Pour poser la question en toute rigueur: qu'est-ce qui a donc remporté victoire sur le Dieu
chrétien ? La réponse se trouve dans mon Gai savoir: « C'est la moralité chrétienne elle-même, la
notion de véracité comprise avec une rigueur croissante, la délicatesse de la conscience
chrétienne affinée par le confessionnal, traduite et sublimée jusqu'à être transformée en
conscience scientifique, en honnêteté intellectuelle à tout prix. Considérer la nature comme si elle
était une preuve de la bonté et de la haute garde de Dieu; interpréter l'histoire à l'honneur d'une
raison divine, comme preuve constante d'un ordre moral universel et d'une téléologie morale
universelle; interpréter ses propres expériences de la vie, ainsi que le firent assez longtemps les
hommes pieux, comme si tout n'y avait été pensé et disposé que pour le salut de l'âme comme si
tout n'y était que volonté et signe de Dieu: voilà qui est désormais dépassé, contre quoi s'élève la
conscience, et qui passe du point de vue de toute conscience délicate pour inconvenant, déloyal,
pour du mensonge, du féminisme, de la faiblesse, de la lâcheté, - c'est en cette rigueur, si ce doit
61
être en quelque chose, que nous sommes justement de bons Européens et les héritiers de la plus
longue et de la plus téméraire victoire sur soi qui fût remportée par l'Europe »... Toutes les
grandes choses vont d'elles-mêmes à leur perdition par un acte d'autodestruction: ainsi le veut la
loi de la vie, la loi de la nécessaire “victoire sur soi” inhérente à l'essence de la vie, - c'est
toujours sur le législateur que finit par retomber l'arrêt: patere legem, quam ipse tulisti. C'est
ainsi que le christianisme en tant que dogme a été ruiné par sa propre morale; c'est ainsi que le
christianisme doit aller maintenant à sa ruine en tant que morale aussi, nous nous tenons sur le
seuil de cet événement. Après avoir tiré conclusion sur conclusion, la véracité chrétienne parvient
enfin à sa conclusion la plus lourde de conséquences, sa conclusion contre elle-même; c'est ce
qui se produira quand elle posera la question: «Que signifie toute volonté de vérité ? »... Et je
touche là de nouveau à mon problème, à notre problème, chers amis inconnus (- car je ne me
connais encore aucun ami): quel sens notre être aurait-il dans sa totalité, si ce n'est qu'en nous
cette volonté de vérité est parvenue à prendre conscience d'elle-même en tant que problème ?...
Dès lors que la volonté de vérité devient consciente d'elle-même - il n'y a pas de doute à ce sujet la morale est ruinée: c'est le grand spectacle en cent actes qui demeure réservé aux deux
prochains siècles de l'Europe, spectacle entre tous le plus effrayant, le plus lourd de problèmes et
peut-être aussi le plus riche d'espoirs...
Texte 45 : Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, 3ème dissertation §15.
Le prêtre ascétique doit être pour nous le sauveur prédestiné, le pasteur et le défenseur du
troupeau malade : c’est ainsi seulement que nous pourrons comprendre sa prodigieuse mission
historique. La domination sur ceux qui souffrent, voilà le rôle auquel le destine son instinct, il y
trouve son art spécial, sa maîtrise, sa manière de bonheur. Il faut qu’il soit malade lui-même, il
faut qu’il ait une affinité foncière avec les malades, avec les déshérités pour pouvoir les entendre
(…) Il apporte avec lui le baume et le remède, sans doute ! mais il a besoin de blesser avant de
faire le médecin ; tout en calmant alors la douleur que cause la blessure, il empoisonne en même
temps la blessure .
Textes 46 : Paul Tillich, Le courage d'être, Tournai : Casterman 1967, p.51 et 71.
C'est cette situation qui pousse le sujet anxieux à se donner des objets de crainte. L'angoisse
s'efforce de se changer en crainte, parce que celle-ci peut se rencontrer avec le courage. Il est
impossible à un être fini d'affronter l'angoisse nue pendant plus d'un instant. Ceux qui ont eu
l'expérience de tels moments, comme par exemple quelques mystiques dans leurs visions de la «
nuit de l'esprit », ou un Luther sous le poids des assauts démoniaques, ou un
Nietzsche-Zarathoustra dans l'expérience du « grand dégoût », ont parlé de son inimaginable
horreur. On esquive d'ordinaire cette horreur en transformant l'angoisse en crainte de quelque
chose, quelle qu'elle soit. L'esprit humain n'est pas seulement, comme l'a dit Calvin, une fabrique
permanente d'idoles, il est aussi une fabrique permanente de crainte : la première pour échapper à
Dieu, la seconde pour éviter l'angoisse. Et il y a une relation entre les deux, car faire face au Dieu
qui est vraiment Dieu veut dire faire face aussi à la menace absolue du non-être.
Il est remarquable que les trois grandes périodes d'angoisse se situent chacune à la fin d'une
époque. L'angoisse qui, sous ses différentes formes, est virtuellement présente en tout individu se
généralise chaque fois que les structures familières de sens, de pouvoir, de croyance et d'ordre se
désagrègent. Ces structures, aussi longtemps qu'elles gardent leur force, maintiennent l'angoisse
prisonnière à l'intérieur d'un système protecteur de courage par participation. L'individu qui
participe aux institutions et aux manières de vivre d'un tel système n'est pas libéré de ses
angoisses personnelles, mais il a les moyens de les surmonter par des méthodes bien connues.
Mais dans les périodes de grands changements ces méthodes n'opèrent plus. Les conflits qui
surgissent entre l'ancien système qui essaye de se maintenir, - souvent avec des moyens neufs, - et
le nouveau qui dépouille l'ancien de son pouvoir intrinsèque, engendrent l'angoisse sous toutes
ses formes.
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Texte 47 : Michel Serres, "le savoir, la guerre et le sacrifice", in Critique n°367Déc.1977, p.1070-1071.
Je crois que nos sociétés sont très vieilles, je parle des sociétés européennes. Qu’elles sont
toujours structurées, en profondeur, un peu de la même manière qu'aux moments très anciens de
leur formation. Georges Dumézil a découvert cette organisation, constante sur une aire étendue,
de l’Oural à l’Irlande, de l’Inde à la Scandinavie. Elle présente trois fonctions: celle de Jupiter,
prêtre et juge, celle de Mars le guerrier, celle de Quirinus, le producteur. On voit partout, dans les
textes, dans les institutions, et dans les habitudes, des restes, marques et traces, de l'antique
partage. Lorsqu'est né le savoir positif, exact, rigoureux, les mathématiques, la physique etc... est
né, en même temps un pouvoir : un pouvoir technologique, la promesse d’une possession et
d’une maîtrise du monde, et un pouvoir politique, la possibilité d’une domination des hommes,
d'une domination nouvelle, autrement que par la terreur mythique, la force armée, ou l’économie
de la production, autrement mais aussi par récupération totale des trois fonctions. Car le savoir
donnait lui-même lieu à une nouvelle psychagogie, à une autre pédagogie, à une puissance
accrue, à une économie plus féconde. L'apparition, l'émergence de ce nouveau pouvoir se
produisaient au sein de sociétés depuis longtemps stabilisées par le partage tri-fonctionnel :
Jupiter, Mars, Quirinus. Tant que le groupe des savants ne fut par trop nombreux, tant que le rôle
social, économique et politique de la science ne fut que marginal, le problème de l'attribution
d'un pouvoir n'eut pas à se poser. On vit le savant serviteur de Mars, comme Archimède au siège
de Syracuse, on le vit aux côtés du tyran, comme Platon lui-même chez Denys, on le vit glisser de
fonction à fonction, indépendant et « libre » parce que d’importance médiocre et momentanée.
Au contraire, dès que la modernité voit la science grecque pure descendre du ciel sur la terre,
s'occuper de la chute des corps, c'est-à-dire de balistique, de boulets de canon. de conduite des
eaux et de technologie, le problème, grave, apparaît, du logement du groupe des savants dans
l'espace socio-politique déjà partagé depuis des millénaires. Une quatrième fonction cherchait sa
place parmi les trois autres. D'où les réactions de rejet, l'affaire Bruno, l'affaire Galilée, l'affaire
Spinoza, les affaires de la grande encyclopédie. Le nouveau pouvoir menaçait dans son existence
et sa place la première fonction, celle de Jupiter, qui était la seule des trois à détenir un savoir
archaïque. Et celle-ci se défendait. Réciproquement, le nouveau pouvoir, aveugle sur ses
objectifs, se trouvait entraîné, par la lutte elle-même, à ne faire que revendiquer la place de son
adversaire, sans jamais chercher à savoir si ce lieu traditionnel était adéquat ou propre à son
activité. Manquant d'un site original, il tentait d'occuper un terrain déjà reconnu et marqué. A
partir de la révolution industrielle et surtout à partir de l’Ecole française, issue de la Révolution
et de la grande encyclopédie, dates où les savants se rapprochent, en groupe et comme tel, du
niveau de la décision politique, la bataille n'a plus qu'une issue : le remplacement des prêtres par
les nouveaux clercs. L’idéologie scientifique se substitue à l'idéologie religieuse. Quand deux
éléments sont substituables, en laissant sauf l’état des choses, on dit avec raison qu’ils sont
identiques.
Exercices
 Dans l’interminable débat entre Hegel et Kant, avez-vous envie de prendre
partie, dans quel sens et pourquoi ? Où chacun d’eux est-il le plus fort ?
 En quoi Rousseau est-il un auteur « critique » ?
 Que pensez-vous de ce que Hegel écrit de la mort ?
 Prenez les textes 38,39 et 41, et cherchez à établir entre eux une "dialogique".
 Les textes de Nietzsche présentent à chaque fois une sorte de « dialectique ».
Pouvez vous les expliciter ?
 Paul Tillich affirme que le stoïcien est le véritable adversaire du chrétien : qu'en
pensez–vous ?
 Par quel travail passe-t-on de la résurrection à la damnation ? en quoi est-ce
« le même énoncé » ?
 En suivant les indications de M.Serres, que se passe-t-il pour la religion au
moment de la Réforme ?
63


Reprise des questions sur l’ensemble des textes :
Essayez d'exprimer en une phrase ce dont il est question dans chacun de
ces textes, et quel en est le "domaine". Essayez d'exprimer par un schéma et
quelques mots la "problématique" que chacun de ces textes construit (la manière
dont les notions sont opposées, corrélées, mises en analogie ou en série, etc).
Notez en passant les concepts, les petits modèles d'analyse, les formulations,
dont vous pensez qu'ils vous seront utiles (et que vous gardez dans votre "boîte à
outils").
Tentez de vous exercez, avec un ami, à la reconnaissance de textes dont
vous auriez caché la signature. Un autre bon exercice consiste à se pénétrer
d’un ou deux textes d’un auteur, et de tenter de rédiger un petit texte « à la
manière de… ».
2. Dissertations
Voici quelques recommandations élémentaires pour faire une dissertation. Mais il n’y a
pas de modèle, pas de théorie à la hauteur de l’exercice pratique (un peu comme on
apprend à nager), et c’est en le faisant qu’on apprend à le faire. Relisez le texte sur la
confiance en soi de Emerson ; c’est ce plaisir que vous devez éprouver et faire sentir
que vous éprouvez. Ne vous cachez pas derrière une culture philosophique, pensez
tranquillement par vous-même.
 Le sujet donne déjà des informations, un début de problématique, une manière
de poser la question. Notez-les.
 Tentez de revenir de là à la question qu’il pose ainsi, aux questions implicites
qu’il contient ou à celles qu’il soulève, bref aux différentes « pointes » du sujet.
Tournez-le sous ses jours les plus surprenants. L’introduction est destinée à
fomuler cette surprise avant que d’annoncer les grandes lignes de votre plan.
 Jetez sur une feuille le maximum d’idées ayant trait au sujet, sous tous ces
aspects, et espacez-les sur le même plan pour les avoir ensemble sous les yeux.
 Allez à la recherche d’informations sur le sujet, lisez (dico —mais ne
commencez pas par des plates définitions juxtaposées, cela tue le mouvement—
histoire de la philo et textes de philosophes, romans, théâtre , parlez avec des
amis, etc.)
 Colorez ce qui vous paraît faire partie du même ensemble.
 Tracez un plan, un itinéraire, dans lequel vous devez ménager des surprises, des
détours, des retournements. Il faut chercher la ligne de plus haute
problématicité, qui donne le texte le plus vivant. N’hésitez pas à ne pas tenir
compte de tout ce que vous avez trouvé si c’est trop éloigné, trop tiré par les
cheveux
 Essayez d’autres plans avant de vous arrêter à celui qui vous semble le meilleur,
c’est à dire qui épouse le mieux le contenu de ce que vous sentez que vous avez à
dire. Le plan n’est pas un moule extérieur (sur une pensée mollusque) c’est la
découverte que vous faites de l’ordre et de la cohérence intime de votre pensée,
du fait qu’elle est articulée.
 Ne rédigez pas entièrement au brouillon, sauf l’introduction. Rédigez
directement d’après un plan détaillé (pour trois heures, une heure de plan et
deux heures de rédaction définitive, par exemple). Laissez-vous éventuellement
64
porter par les embarras (que vous pouvez raconter, essayer d’analyser) ou les
nouvelles idées rencontrées au cours de votre rédaction.
 La conclusion (pas obligatoire, car parfois on s’arrête simplement sur une
dernière interrogation) revient sur les principales questions soulevées, pour
manifester que l’on sait que l’on n’a pas répondu à tout, mais qu’on a quand
même clarifié ou déplacé une ou deux questions.
Parmi les sujets suivants, vous pouvez en choisir un pour une dissertation rédigée
(faites–la en temps limité: 3h, et d’une longueur limitée : 4000 signes ou 700 mots), soit
proposez cinq plans de dissertation (pas plus de 30mn de travail pour chaque plan).
 "Après moi le déluge".
 Nietzsche écrit : "les pensées les plus précieuses apparaissent à la fin, mais les
pensées les plus précieuses ce sont les méthodes". Qu'en pensez–vous ?
 Une thèse qui pourrait être soutenue par plusieurs argumentations
contradictoires peut–elle être soutenue par l'une de ces argumentations ?
 La Parole, l'Ecriture, le Silence.
 Le sommeil, est-ce le contraire de la pensée ?
 Dieu peut–il "vouloir" quelque chose ?
 La conjugalité est-elle compatible avec la filiation ?
 On fait souvent l'"historique" d'une question : pourrait–on en faire la
"géographie"?
 "Les dieux sont morts. Oui, ils sont morts de rire en entendant l'un d'eux dire
qu'il était le seul". Que pensez–vous de cette phrase de Nietzsche ?
 « Il se pourrait, créatures terrestres qui avons commencé d'agir en habitants de
l'univers, que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c'est à dire
de penser et d'exprimer, ce que nous sommes cependant capables de faire »
(Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, prologue). Qu’en pensezvous ?
 La fin du monde.
 Marcel Gauchet parle du Christianisme comme de "la religion de la sortie de la
religion"; pourrait–on parler du "savoir de la sortie du savoir", et quelle en
serait la figure ?
 Le temps, le moi, et l'autre.
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 "Tout mal commis par l'un est mal subi par l'autre. Faire le mal, c'est faire
souffrir autrui. La violence ne cesse de refaire l'unité entre mal moral et
souffrance". Que pensez–vous de cette proposition de P.Ricoeur ?
 "La douceur évangélique".
 Kierkegaard écrit : « Comment la médiocrité interprète la Bible. Elle interprète
sans cesse les paroles du Christ, tant et si bien qu’elle en tire ce qui la
caractérise, la banalité sans nul accent spirituel —dès lors toute difficulté étant
écartée, elle est tranquillisée et se prévaut des paroles du Christ. Il échappe
complètement à la médiocrité qu’ainsi surgit une nouvelle difficulté, la plus
ridicule que l’on puisse imaginer (…) comment expliquer que Christ ait pu être
crucifié, car en ce monde de la banalité on n’a pas coutume de ounir de mort la
pratique de banales remarques» (Remarques brèves dans « l’instant », Œuvres
éd. de l’Oronte tome 19, p.215). Réagissez avec sincérité.
 Le possible comme catégorie technique et comme catégorie éthique.
 La réalité est–elle, finalement, ce qu'il y a de mieux ?
 Quel courage "répondra" à l'angoisse de l'absurde ?
Exemples (ce ne sont pas des modèles, mais pour donner une idée de ce que je
demande ici —en effet une dissertation classique, cinq fois plus longue que ce genre de
petit essai, doit se faire avec de véritables notes en bas de page et une structure plus
détaillée) :
Le sommeil, est-ce le contraire de la pensée ?
Les philosophes sont souvent perçus comme de pures consciences, toujours claires et toujours
actives, et Kant remerciait Hume de l’avoir réveillé de son « sommeil dogmatique ». Prenant le contrepied
d’une telle idée, je proposerai ici un éloge du sommeil, et plus précisément un éloge de la pensée
rapportée au sommeil —soit dans une opposition bien rythmée, soit dans l’existence certaine d’une pensée
en dormant. Ne faut-il pas s’endormir sur une question, la laisser travailler en dormant, pour pouvoir faire
cette expérience si bien décrite par Platon, qu’
"Ainsi donc, chez celui qui ne sait pas, il existe, concernant telles choses qu'il se trouve ne pas
savoir, des pensées vraies concernant ces choses mêmes qu'il ne sait pas. Et à présent, ces
pensées, elles viennent de se lever en lui, à la manière d'un rêve"38.
Car si je dis éloge du sommeil, évidemment nous sommes tous d'accord. Qui ferait l'éloge de
l'insomnie? Et pourtant nous avons apparemment perdu le secret du sommeil, comme nous avons perdu le
secret de l'action éveillée. En même temps peut-être, puisque simultanément il nous faut autant de drogue
et d'adjuvants pour le moindre repos comme pour le moindre effort. Pour suppléer aux deux millions de
boîtes de somnifères consommées chaque mois dans notre pays (et nous jetons la pierre à notre jeunesse
désemparée ou à nos coureurs cyclistes!) je pourrais faire un éloge moral du sommeil, en faire un art, une
sagesse, une religion. Mais je ferais alors ce que Nietzsche, au début de son Ainsi parlait Zarathoustra,
reproche aux professeurs de vertu: de faire de la morale un traité du bien-dormir. On dort mieux si on n'a
pas tué, si on n'a pas volé, si on est réconcilié avec son adversaire, si on ne fait pas des acrobaties pour
tromper son voisin avec sa femme, etc. Il faut cependant accorder à son professeur de sommeil un grain de
38
Platon, le Ménon 85–c.
66
sagesse: on a parfois des motifs d'insomnie qu'il vaut mieux avoir résolus avant de se coucher. L'insomnie
n'est-elle pas l'indice de celui ou celle qui n'a pas la conscience tranquille, qui est trop occupé par la
conscience qu'il a de lui-même?
Pas toujours. Le philosophe Emmanuel Lévinas, dans De l’existence à l’existant, parle au
contraire de l'insomnie comme d'un envahissement par le bruissement de l'être d'où l'on ne peut se retirer
ni s'absenter, même en se mettant en boule dans un coin: on veille pour rien, sans objet, mais sans
véritable conscience non plus, roulant sans fin dans une sorte de présence où rien ne passe. Cela, direzvous, mais c'est le bonheur, si vraiment enfin tout est présent! Quand on pense à tout, d'ailleurs, le plus
souvent on s'endort heureux; et plus généralement quand on pense on s'endort assez vite. Mon conseil
pour dormir, pour autant que penser ne soit pas penser à une chose mais au moins à deux en même temps:
non pas de ne penser à rien, de faire le vide (aussitôt rempli par le bruissement dont parle Lévinas), mais
au contraire de penser à tout. Car précisément c'est parce qu'on est conscient, parce qu'on pense, et plus
bêtement parce qu'on a une certaine activité cérébrale que l'on dort. Ce qui peut nous sortir de l'insomnie
anxieuse comme de l'activisme fébrile et vain, c'est ce rythme. Jamais il ne pourra être vigilant, celui que
l'on a tenu sans cesse sur le qui-vive pour des riens, et que l'on a empêché de dormir, dans une
mobilisation et une conscientisation de tous les instants qui finit par le laisser incapable d'une véritable
action éveillée. Et jamais il ne pourra s'endormir, se laisser gagner par une bienheureuse fatigue, celui que
l'on occupe tellement qu'il n'a plus de marge d'action à lui, qui lui donnerait le sentiment que sa fatigue est
bien la sienne, qu'il est fatigué par son action propre. Et les deux processus se renforcent, car celui qui a
peur de se réveiller, de se réveiller vraiment, on comprend qu'il ait peur de s'endormir.
Plus il y a conscience claire et active, plus il y a tranquillement sommeil. Les lichens dorment
probablement assez peu. Les poissons déjà davantage, quoique d'un sommeil tout autre que le nôtre.
Arthur Schopenhauer, qui fut le maître de Nietzsche, estime que les grands génies ont besoin d'une
quantité de sommeil inhabituellement importante, un peu comme les enfants dont l'intelligence se forme.
C’est dire si la pensée ne s’oppose pas au sommeil : elle lui est corrélative… Mais pour accepter cela,
encore faut-il ne pas avoir peur du sommeil, de l'ensommeillement; ne pas avoir peur de perdre le maîtrise
de nos expressions faciales, de perdre le fil de cette continuité narrative par laquelle nous nous assurons,
parfois à bon compte, que nos existences sont bien uniques de bout en bout, bien individuées, bien
clairement et distinctement nôtres. Dans le sommeil tout cela est bien moins clair. Schopenhauer pensait
que dans le sommeil nous sommes au plus proche du noyau de notre être, de ce noyau de désir et de
vouloir-vivre par lequel nous poursuivons le désir de nos prédécesseurs, et par lequel nous comprenons et
participons de tout ce qui, proche ou lointain, enfants, génies, poissons, lichens, désire être. Cet éloge-là
du sommeil nous le rend bien plus attendrissant que les vertus couronnées de pavot dont Nietzsche
montrait le ridicule, et qui font du sommeil le lieu où nous croyons enfin être définitivement à l'abri de la
rumeur du monde. Seul est bon à prendre la sommeil où nous ouvrons la fenêtre à cette rumeur, pour nous
oublier en elle, et simplement y songer un peu.
La conjugalité est-elle compatible avec la filiation ?
La famille se trouve placée devant un problème particulièrement délicat et difficile: comment
articuler conjugalité et filiation? D'une part nous avons l'exigence d'établir une véritable égalité des sexes,
et d'autre part celle de respecter une irréductible différence de génération. C'est peut-être la difficulté de la
famille aujourd'hui, ce qui en fait un lieu "tragique", que de parvenir à nouer conjugalité et filiation, tant
chacun de ces liens a son génie propre, sa symbolique spécifique, et tant l'une suppose le travail de la
symétrie quand l'autre voudrait la prise en compte de l'assymétrie. Cela supposerait de distinguer et
d'articuler deux dimensions de l'institution, l'une horizontale, dans le conflit possible et l'alliance toujours
à réinterpréter, et l'autre verticale, dans la durée et la protection du "petit" que demande la filiation.
La première pose le mariage comme une alliance entre individus égaux, où la conjugalité n'est
plus subordonnée à la filiation, mais peut être vécue comme une sincérité, une fidélité, un plaisir libres.
Cette libre-alliance brise l'assujetissement des femmes à leur rôle dans l'économie de la filiation. C'est ce
que chantait le grand Milton dans son plaidoyer pour le divorce, et les cultures protestantes ont souvent
bataillé en ce sens. Pour aller jusqu'au bout de cette grande idée il faut refuser la séparation entre des
passions désinstituées et une institution matrimoniale utilitaire, qui pareillement nient le temps et la
possibilité des conflits conjugaux; et proposer le mariage comme institution du sentiment, comme acte
civil qui institue l'égalité et fait de l'amour une courtoisie, une capacité poétique à se fixer des règles et à
les réinterpréter à deux au long de la vie.
Peut-on cependant, à l'inverse d'une tradition millénaire, subordonner entièrement le lien de
filiation, qui n'est pas un contrat, au lien d'égale et libre-conjugalité? Un enfant n'est-il qu'un adulte
67
miniature, auquel on demande de "consentir"? C'est ici qu'apparaît la seconde dimension de toute
institutionalité, qui tient à la génération, à la durée qui précède et excède le consentement individuel: car
la filiation doit être "autorisée", comme une juste dissymétrie des droits et devoirs. La justice ici travaille
à contresens de l'ordinaire: elle doit interdire la symétrie, rappeler la différence des générations. La
tradition catholique a une grande culture de ce type d'institutionalité. C'est cette institution de la filiation
qui permettra d'échapper à l'alternative ruineuse entre la réduction de la généalogie à la génétique, et sa
dissolution dans le modèle du libre-consentement.
Ce que je me demande, c'est comment nouer l'autonomisation du sujet que suppose la
conjugalité, et l'institution de la filiation. Car ce qui est délicat, c'est qu'il faut faire place ici à la différence
des sexes, et là à l'égalité des personnes. Car les adultes sincères et consentants sont aussi des êtres
fragiles et dissymétriques, portant dans leurs amours la trace de leur enfance. Et que sont des enfants qui
jamais n'en viendraient à s'émanciper, à prendre leur autonomie? Ce que je vois, c'est la complicité
vicieuse entre le rêve d'une Autorité qui tient ses ouailles en enfance, et le triomphe des petits sujets-rois
qui font tous leurs caprices et ne sont même plus des individus. Ce que je voudrais, c'est la corrélation
vertueuse entre une institution qui sache faire place à l'autonomisation des sujets, et des sujets qui sachent
venir d'une enfance et s'inscrire dans la génération, c'est à dire dans un monde plus durable qu'eux-mêmes.
Et ce que je décris c'est peut-être l'idée d'une conjonction oecuménique où nous avons encore beaucoup à
apprendre les uns des autres.
Plaidoyer pour l’indulgence philosophique
Pendant que j’écris ces lignes, des milliers de lycéens planchent sur leur copie de philo du
baccalauréat. Pour ma part, je pense en ce moment beaucoup à eux. Non pour compatir à leur peine, mais
pour me réjouir de toutes les pensées qui sont en train d’éclore. J’en ai le sentiment et presque la
sensation, comme si chacune de ces idées émettait une onde de joie spécifique. D’abord oui parce qu’une
idée est toujours un joie, joie de pousser plus loin et d’aller voir de l’autre côté, joie de revenir au même
mais tout autrement, joie de voir une différence là où on mélangeait tout, joie de voir une ressemblance où
l’on n’en avait jamais vu. Ensuite parce qu’un être qui pense, en tant qu’il pense, est heureux. Si
seulement on pouvait ne jamais perdre ce contentement d’être simplement et tranquillement au bonheur de
sa propre pensée ! Oser suivre docilement son plaisir de penser, et ne pas céder sur ce plaisir ! Enfin parce
qu’on ne peut penser sans désirer partager ses idées, et que les pensées demandent à être communiquées, à
être partagées. Comme toutes les joies, elles sont communicatives, et le plaisir de penser est indissociable
du plaisir de « communiquer son plaisir aux autres », comme le dit Kant dans sa Critique de la faculté de
juger. On voudrait alors s’adresser au monde entier, et pour Kant, la civilité « exige de chacun qu’il tienne
compte de cette communication universelle en raison d’un contrat originaire pour ainsi dire, qui est dicté
par l’humanité elle-même » et elle « n'accorde de valeur aux sensations que dans la mesure où elles
peuvent être universellement communiquées ».
C’est justement pourquoi la pensée est toujours un peu tremblante, car la communication d’une
joie n’est pas imposable à autrui. Elle dépend de la manière dont l’autre va la recevoir. Mon plaisir de
pensée dépend du plaisir de l’autre à la partager. On peut ne pas parvenir à partager un tel plaisir, et sentir
que l’idée qui vient de faire notre bonheur ne dit rien à celui ou celle à qui on voulait la partager. Quelle
déception alors, quelle tristesse, quelle haine peut-être ! Mais la civilité, la civilisation, c’est justement
aussi l'acceptation que l'on ne puisse pas forcer quelqu'un à avoir du plaisir. Cette prise en compte des
difficultés qu’il y a à penser ensemble, à partager les idées, détermine justement un élargissement des
capacités de communiquer. Elle nous fait mieux accepter de participer aux pensées des autres, de les
saluer au moins, même si on ne sait pas encore si leurs bonheurs sont compatibles ou non avec les nôtres.
Elle nous amène à nous y prendre mieux pour faire part de notre propre plaisir de penser, sans bouder
notre plaisir mais sans vouloir en faire une vanité, un objet d’envie, ni d’approbation unanime. Et ce
travail de la pensée et de l’imagination sera toujours au foyer de la communauté humaine, rien jamais ne
pourra le faire à notre place.
Telle est la grandeur de la dissertation philosophique, de donner à chacun l’occasion d’éprouver
ce plaisir. Un plaisir libérateur de confiance en sa propre pensée, un plaisir assez civil pour se confier au
jugement des autres. Et un bon sujet est comme la règle ingénieuse d'un jeu d'échecs ou de cartes, ayant
incorporé assez d'expériences pour libérer un vrai espace d'improvisation. Lorsqu’on creuse soi-même ses
propres questions, en élargissant le cercle, on découvre aussi peu à peu que l'on peut en faire le tour, que
ce n'est pas un horrible infini ; on découvre que personne n'est définitivement plus avancé que les autres,
et on se sent soudain contemporain. C’est une injustice révoltante que cette occasion ne soit pas donnée
bien plus tôt, et à tous les écoliers. C’est aussi une injustice terrible, que cette loterie par laquelle les
68
lycéens tombent sur un « bon » ou un « mauvais » prof, puisque la philo ne dure qu’une année —et encore
nous avons de la chance en France, c’est l’un de nos luxes. La classe de philo peut alors n’être plus qu’un
vaccin, après lequel on sera définitivement immunisé aux idées philosophiques, insensible et comme
amputé d’une forme essentielle de plaisir. Mais ce qui me révolte le plus, c’est d’imaginer d’avance la
pluie de mauvaises notes en philo au baccalauréat, de jugements persifleurs sabrant les copies. Sans
chance de recommencer, sans encouragement à poursuivre. Et si le baccalauréat est l’un de nos rites de
passage, alors la fréquente sévérité des correcteurs (j’en ai été) est comme un rite d’excision. C’est une
pratique qui ne stérilise sans doute pas la philosophie, mais en ôte le plaisir, la saillie, la pointe subversive
et vivante, l’un des seuls trésors qui nous restent, le simple plaisir de penser.
69
Cinquièmes éléments.
Poétique de l'interrogation
Du questionnement comme technique et méthode pour approcher les situations
ou les textes, on arrive ainsi à de tout autres rivages, plus méditatifs, où l'interrogation
pure et presque poétique fait le chemin vers un autre monde, un autre sujet. À plusieurs
reprises nous avons vu à l'oeuvre ce "travail", au sens d'un enfantement, qui fait de la
problématisation une métaphorisation, et de la métaphorisation une problématisation.
Mais ce n'est pas le même travail qui s'opère dans les figures qui problématisent le sujet
et dans celles qui problématisent le monde. Nous voudrions esquisser ce double travail
de l'humour qui se rapporte à soi et de l'ironie qui porte sur un monde. Car ce n'est pas
le même cercle, celui au milieu duquel on s'avance pour faire son numéro et chercher à
dévoiler "qui" on est, et celui par lequel on se tient ensemble à distance d'une question
où chacun s'oublie.
Sur ce chemin qui ne se sépare pas de sa vérité (l'interrogation fraye un passage
de la méthode à la vérité par la reconnaissance de l'ignorance), nous pouvons suivre le
travail de deux dialogueurs: Socrate et Jésus. Ce n'est pas un hasard si l'un et l'autre
répondent souvent par des questions. Mais ce sont des questions qui accouchent
l'interlocuteur et qui enfantent un autre monde.
Leçon 10
Rhétorique, herméneutique, poétique le travail de la métaphore
Entre ces trois grandes disciplines, il y a des différences et des recoupements.
Les différences sont ainsi exposées par Ricoeur :
"La rhétorique reste l'art d'argumenter en vue de persuader un auditoire qu'une
opinion est préférable à sa rivale. La poétique reste l'art de construire des
intrigues en vue d'élargir l'imaginaire individuel et social. L'herméneutique reste
l'art d'interpréter les textes dans un contexte distinct de celui de leur auteur et de
leur auditoire initial, en vue de découvrir de nouvelles dimensions de la
réalité"39.
La métaphore est, conjointement avec l’interrogation, l’un des moyens de penser
le recoupement de ces disciplines. Ricoeur présente la métaphore vive (pas les
métaphores sédimentées et usuelles comme le temps c’est de l’argent, mais par exemple
« le temps est un mendiant » de Shakespeare) comme une prédication impertinente,
c’est à dire une attribution qui crée une tension entre des sphères sémantiques qui
résistent à leur rapprochement. Or, tout se passe comme si l'impertinence la plus vive
était ce qui réinterprète le plus vivement la tradition la plus endormie, la plus enfoncée
sous la sédimentation des usages ordinaires. C'est ici le propre de la refiguration du
monde dont nous avons parlé. Les créations les plus inédites rouvrent les métaphores les
plus archaïques. Et la vivacité d'une question peut réveiller une question que l'on croyait
depuis longtemps résolue et révolue.
39
Lectures 2, Paris : Le Seuil, 1992 p.493-494.
70
Or on peut penser la métaphore vive en termes de question et de réponse, et la
vivacité de la métaphore comme le choc dans le même énoncé entre des propositions de
monde plus ou moins incompatibles. Ce choc "suspend" le sens ordinaire des termes
dans l'énoncé, et oblige l'imagination sémantique à faire des rapprochements inédits.
Cela évoque aussi Wittgenstein s'étonnant que la signification puisse en quelque sorte
agir à distance, que l'usage d'un mot puisse être étendu à ce qui lui ressemble, et que
cela soit compris.
La métaphoricité tient à cette compossibilité de "mondes" hétérogènes dans un
autre monde, plus "tensif" peut–être mais aussi plus réel. On peut ainsi parler d'une
référence tensive, où la métaphore répare en quelque sorte la perte de singularité
occasionnée dans le langage par l'attribution de prédicats. La condensation en un seul
énoncé métaphorique de plusieurs énoncés tient suspendue la question de savoir si les
deux mondes évoqués sont ou non compossibles. Mais il y a alors un travail de la
référence, où le questionnement (qui, quoi) relance sans cesse l'identification du
référent, ou sa réidentification dans des mondes différents.
La rhétorique des accords et des différends entre contemporains,
l’herméneutique de la réinterprétation des traces laissées par les prédécesseurs, sont ici
toutes les deux comme débordées par une poétique.
On a vu que l'interprétation ne peut pas s'installer sans reste dans un projet
d'explicitation des questions implicites: on ne peut pas thématiser toutes les
problématiques de précompréhension qui se trouvent en arrière de nos usages. Il y a des
métaphores déposées, toute une épaisseur de préfiguration où le langage se confond
avec l'affectif et le corporel, et qu'on ne peut pas entièrement expliciter.
C'est probablement ce qui fait la réserve de Ricoeur envers l'entreprise de
Habermas: on doit accepter l'existence d'expériences, de questions, de convictions non
explicitables entièrement et qui résistent dans la même proportion à l'argumentation. Il y
a me semble–t–il un second motif, c'est que la mimésis poétique, à la différence de
l'argumentation rhétorique qui s'adapte aux présuppositions de son auditoire, ne vise pas
moins qu'à remanier et à bouleverser ces présupposés, cette préfiguration:
"La conversion de l'imaginaire, voilà la visée centrale de la poétique. Par elle, la
poétique fait bouger l'univers sédimenté des idées admises, prémisses de
l'argumentation rhétorique. Cette même percée de l'imaginaire ébranle en même
temps l'ordre de la persuasion..."(L2 p.487).
Si la visée poétique est de changer le monde, elle ne peut le faire que parce que les
attentes propres du texte et son monde viennent bouleverser, suspendre et réorienter les
attentes préalables du lecteur, qui change ainsi de monde. Mais comment est-ce
possible ? Peut-on changer de monde ?
71
Leçon 11
Socrate et Jésus selon Kierkegaard.
Voici deux incontestables "auteurs" qui n'ont pas laissé d'écrits. Où donc est leur
oeuvre? On pourrait pointer de nombreuses ressemblances, et autant de différences
profondes entre Socrate et Jésus, mais l'un et l'autre pratiquent l'ironie en questionnant
davantage qu'ils ne répondent. Et l'un et l'autre sont morts de telle sorte qu'une
apparence de justice s'est déchirée. Parmi les premiers témoins, enfin, deux ont
commencé par trahir.
11.1) Socrate:
a) L'ironie et le dialogue socratique :
L’ironie socratique ne peut être séparée de celle de Platon, car c’est du même
mouvement que l’on peut lire dans le dialogue Hippias majeur (où Platon est encore très
proche de Socrate) :
« Hippias : — Ce qu’est le beau, je vais lui répondre et je ne risque pas d’être
jamais réfuté par lui ! À parler franc, une belle jeune fille, sache le bien, voilà
qui est beau ! Socrate : — Belle réponse, par le Chien, Hippias, (…) mais mon
bonhomme demandera alors « et une belle marmite, n’est-ce pas une belle
chose ? » Hippias : — qu’est-ce que cet homme (…) qui sur un si noble sujet use
de termes aussi vils ? Socrate : —c’est comme ça qu’il est, Hippias, pas
distingué, vulgaire au contraire, n’ayant d’autre souci que celui du vrai »
(Hippias maj, 288)
Et dans le dialogue Le Parménide (bien après la mort de Socrate), où Platon fait
dialoguer le vieux sage Parménide et le jeune Socrate qui vient d’exposer sa théorie des
idées :
« Parménide —Tu crois donc qu’il y aurait des idées en soi du juste, du bon,
etc. ? Socrate —Oui. —Et tu crois aussi qu’il y aurait des idées de choses
comme le poil, la poussière, la saleté ? —Certes non ! —C’est que tu es encore
un peu jeune, Socrate, reprit Parménide… » (Le Parménide, 130-c).
Cette ironie se manifeste par un retournement de la situation :
"Il est possible en effet que nous ne sachions ni l'un ni l'autre rien de beau ni de
bon. Mais lui il croit qu'il en sait, alors qu'il n'en sait pas, tandis que moi, tout de
même que en fait je ne sais pas, pas davantage je ne crois que je sais ! J'ai l'air en
tout cas d'être plus sage que lui au moins sur un petit point, celui–là précisément
: que ce que je ne savais pas, je ne croyais pas non plus le savoir ! (...) Peu s'en
fallut que ceux qui avaient la plus belle réputation ne fussent à mon avis ceux
qui manquaient le plus de sagesse, alors que d'autres qui passaient pour valoir
72
moins étaient des hommes convenablement doués sous le rapport du bon
jugement"40.
L'ironie socratique est cette puissance qui transmute la réponse en question et la
question en réponse. Avec ce double déplacement c'est le monde entier qui tremble et se
dédouble entre un monde apparent et un monde réel. L'ironie détruit le monde de
l'apparence. Mais quel est cet autre monde? Quel est le sujet capable de résister (ou
d'apparaître) à (ou avec) cette destruction?
b) L'anamnèse; quand interroger c'est savoir :
Ce qui résiste à la destruction, ou ce qui apparait au terme de ce terrible travail
de l'interrogation, c'est un soudain ressouvenir, une "réminiscence". Nous nommerons
ainsi ces moments surprenants où nous nous disons, dans le sentiment pourtant d'une
certitude toute simple et toute neuve: "ça, je le savais!" Même un enfant esclave (le
comble de la supposée ignorance) peut "reconnaître" la suite des opérations qui
constituent le théorème de Pythagore:
"Ainsi donc, chez celui qui ne sait pas, il existe, concernant telles choses qu'il se
trouve ne pas savoir, des pensées vraies concernant ces choses mêmes qu'il ne
sait pas. Et à présent, ces pensées, elles viennent de se lever en lui, à la manière
d'un rêve" (Ménon 85–c).
La réminiscence est ce point où l'ignorance est le lieu du savoir; ce point où la question
est assez précisée, assez claire, pour être déjà une réponse.
c) Y–a–t–il un objet du dialogue ?
On dira que l'objet du dialogue c'est l'"idée" (de beauté, de justice, de vertu, de
multiplicité et d'unité, mais pourquoi pas aussi de poil, de crasse, de boue, etc).
Remarquons tout de suite, contre un certain platonisme scolaire, que les idées ne sont
pas des réalités séparées (quelque part dans un "monde des idées") mais des identités
sémantiques, des significations invariantes (substituables). Les idées répondent à un
problème qui n'est pas métaphysique mais métalinguistique:
"Quel que soit l'objet dont on délibère, un unique point de départ permet de s'en
bien tirer : c'est obligatoirement de savoir ce qu'est l'objet sur lequel on délibère ;
autrement, c'est forcé, on manque complètement le but (...) se figurant le savoir,
ils ne se mettent pas en peine d'un accord au point de départ de la recherche et, à
mesure qu'ils y avancent, comme de juste ils le paient, puisqu'ils ne s'accordent
ni avec eux–mêmes ni entre eux !" (Le Phèdre 237–c).
L'idée, en ce sens, c'est simplement la question : de quoi parle–t–on? Quelque belle que
soit une réponse, elle est rapportée à son usage: à quelle question répond–elle
exactement? La dialectique met l'interrogation au centre du cercle. Et rien ne justifie
jamais l'arrêt du dialogue, sinon la lassitude ou la politesse.
11.2) Jésus:
Jésus n’est pas qu’un maître ni tout à fait sceptique ni tout à fait cynique du
dialogue et de l'entretien socratique, où la mise en scène et en question des
40
Apologie de Socrate 21.
73
interlocuteurs les oblige et les autorise à changer de point de vue, et où l'interrogation ne
met fin à la croyance en ce monde que pour accoucher d'un monde autrement crédible.
C’est tout autant : 1) Un rabbin talentueux, interprète très singulier de la Loi de Moïse,
exigeant la justice totale pour chacun, et manifestant que sur les bords la Loi ne répond
pas à toutes les questions. 2) Un chorégraphe organisant ses déplacements dans l'espace
et le temps comme une liturgie, et dont la biographie est déjà une légende dorée, un
parcours d'étapes sur le chemin de la vie. 3) Un homme divin, un thaumaturge, un
guérisseur, capable de faire des miracles, de faire faire l'inattendu, de délivrer du mal. 4)
Un Messie, stratège libérateur d'Israël et chassant les marchands du Temple, mais qui se
laisse juger et condamner sans appeler les armées célestes, et ses troupes se dispersent
consternées. 5) Un moraliste subtil, tendre et cynique, un fabuliste familier et drôle dont
les propos de table indiquent la sagesse du Royaume de Dieu, son éblouissante
proximité. Ici je m’attarderai avec Kierkegaard sur la première figure.
a) L'interrogation retournée, et la réponse suspendue :
Le travail de retournement opéré par l'ironie socratique se retrouve dans les
ironies de Jésus, qui sont fréquentes. En Jean 9 (39–40), l’évangéliste met en scène un
Jésus qui répond à des Pharisiens (ne pas oublier que les pharisiens sont, comme les
sophistes pour la philosophie, un type, une posture dans le discours —nous sommes tous
pharisiens comme nous sommes tous sophistes) :
« je suis venu en ce monde pour que voient ceux qui ne voient pas et que ceux
qui voient deviennent aveugle. Des pharisiens qui se trouvaient avec lui
entendirent et lui dirent : « sommes-nous des aveugles nous aussi ?» Si vous
étiez des aveugles, vous seriez sans péché ; mais vous dites : nous voyons! Ainsi
votre péché demeure » (9, 39–40).
Dans l'épisode de l'impôt dû à César (Mt 22, 15–22), où Jésus répond à une
question par une autre question, il déplace la question. Ce faisant, il brise la
problématique entière des Pharisiens et des Hérodiens qui cherchaient à le prendre au
piège: il brise leurs "arrières–pensées", il répond à leur murmure (Jn, 6 41–61). C’est
aussi ce que l’on trouve en Luc 14 (1–6) :
«il le guérit et le renvoya. Puis il leur dit : « lequel d’entre vous, si son fils ou son
bœuf vien tà tomber dans un puit, ne l’en tireras aussitôt, le jour du Sabbat ? » Et
à cela ils furent incapables de rien répliquer »
Si le questionnant se retrouve questionné, c'est parce que l'ironie de Jésus
radicalise sa question même qui était jusque là une question positive, une question mûe
par le savoir de la réponse: Jésus retourne à l'interlocuteur sa propre interrogation mais
dénudée, il le renvoie à un silence perplexe. On pourrait dire que Jésus le renvoie,
dépouillé de réponse, à sa responsabilité infinie.
b) La parabole, où le Royaume est celui qui..:
Ce qu'on trouve dans toutes les paraboles, c'est une mise en scène de situations
ordinaires, qui est en même temps une intrigue du Royaume de Dieu. C'est un homme
qui.., et un homme qui.., et si on va jusqu'au bout de cette mise en scène, comme dans la
parabole du Samaritain, les interlocuteurs sont placés devant une question du type :
"lequel est celui qui..?". La réalité désignée par ces paraboles est d'abord celle des
interlocuteurs placés par le scénario devant un appel et un choix. Jésus laisse
l'interlocuteur sans réponse, ou plutôt avec une réponse figurée, une réponse qui
74
l'interroge et le place en position de responsabilité. Comme si la réalité la plus ordinaire
pouvait être "levée" par une réalité seconde qui est la réalité du Royaume de Dieu. La
parabole fait voir/agir un invisible.
c) L'enfantement d'un monde :
Comme le montre Erich Auerbach dans sa Mimésis, il y a dans les Evangiles un
mélange des genres ; et ce mélange permet de représenter ce qui n'était pas
représentable, de briser la clôture du monde "présentable" pour atteindre un réel moins
présentable, comme c'est le cas comme dans toutes les grandes oeuvres littéraires
(Shakespeare ou Proust par exemple). Les conversations de Jésus sont trop
individualisées pour la Loi, trop intériorisées pour les Prophéties ; et parmi les genres
hellénistiques, elles sont trop simples et concrètes pour être Tragiques, trop graves pour
être Comiques. Le reniement de Pierre, cette tragédie mais qui arrive à un analphabète,
ce drame mais si banal, ne peut être raconté qu'après Jésus. Or c'est l'interrogation qui
permet d'articuler ces différents modes. Non pas un interrogation pour savoir ni pour
savoir si l'autre sait. Mais une interrogation qui engendre chez l'interlocuteur, chez le
lecteur, quelque chose comme le sentiment que ce vieux monde désenchanté peut–être
réenfanté; quelque chose comme le sentiment qu'un enfant peut y naître.
11.3) Itinéraire de Kierkegaard
Kierkegaard s’est fait connaître comme un intellectuel brillant, et séducteur.
Mais quand il rompt ses fiançailles avec Régine Ølsen (voir la Reprise —« seul l’amour
selon la reprise est le véritable amour ») quand il rompt avec l’Église luthérienne
officielle (voir L’instant et le texte 47*), tout le monde s’écarte de lui avec frayeur.
Le problème de Kierkegaard peut être raconté comme une incessante quête de
soi "devant Dieu". Cette question centrale, "qui suis–je?", "qui dites–vous que je suis?",
que suis–je en vérité, là où je ne peux plus mentir, "devant le Seigneur", vient briser
toute identification. Devant Dieu, le Moi est encore un non–Moi, un masque. Mais on
pourrait aussi raconter l'itinéraire de Kierkegaard comme la suite des réponses possibles
à la question: "suis–je le Socrate dont la chrétienté a besoin?" Pour ce parcours sur le
questionnement comme méthode, le Socrate dont parle ici Kierkegaard ressemble à
Jean–Baptiste et semble dire : "préparez les chemins du Seigneur"41.En fait il fait le vide
(ibid.p.43) ne prend rien au sérieux que le rien (ibid.p.244), et par lui l'ironie devient la
voie; "non pas la vérité, mais la voie" (ibid.p. 295). C'est en Jésus seul que la voie même
est la vérité (Jean 14, 6). D'où l'importance décisive, pour son enquête même, du rapport
exact entre Socrate et Jésus.
Or voici comment S.Kierkegaard comprend le Socrate qui corrompt la jeunesse:
"la vie de la famille n'avait à ses yeux aucune validité. Pour lui, l'État et la famille
étaient une somme d'individus: c'est pourquoi il entretenait avec les membres de l'État et
de la familles mêmes relations qu'avec les individus, toutes autres lui étant
indifférentes"42. Socrate défend pourtant la justice, en "citoyen métaphorique". En effet,
sous les contraintes du dialogue, qui brise l'identification du sujet à son grand discours,
le sujet est en même temps lui–même et autre chose que lui–même, son double c'est à
dire son adversaire; à partir de l'aporie qui a brisé le discours premier auquel il
41
S.Kierkegaard, Le concept d'ironie, Paris : Ed. de l'Orante 1975, p.238–239.
42
S.Kierkegaard, Le concept d'ironie constamment rapporté à Socrate, op.cit. p.169.
75
s'identifiait, il est l'idée dont il est en quête43, il est la question qui lui permet de
"traverser" divers discours, et de se "tenir" dialectiquement. L'idéal du sage devient alors
de se tenir tout seul, même si l'on n'est soutenu par rien que la question même44. Par rien
d'autre que l'humour de la question. Or cet humour même montre que l'on n'est pas sage
tout seul, mais devant autrui, ou se retournant rougissant vers lui, comme incertains de
nous-mêmes.
Dans les Miettes philosophiques, sous le nom de Johannes Climacus, il part de la
proposition que "l'ignorant qui pose la question ne sait même pas ce qui l'amène à la
poser", et demande "à quel point la vérité peut–elle s'apprendre"? La relation de maître à
disciple peut être la relation socratique du maître qui interroge et éprouve ainsi la
cohérence et la "responsabilité" des réponses, et du disciple qui est accouché de la vérité
qu'il ne savait pas porter en lui. Devant celui qui nous interroge, à travers nos variations
mêmes nous sommes conduits à un minimum de non–contradiction et de cohérence.
Le drame tient au fait que notre réponse (aussi cohérente et responsable soit–elle
devant sa question) soulève des interrogations autres, et devant lesquelles elle se défait.
Le sujet ainsi ne peut plus tirer de lui–même le minimum de cohérence qui en ferait un
individu, un indivisible; il ne peut plus se "tenir" debout tout seul. Mais pour
Kierkegaard, dans le rapport à Jésus, le disciple n'a pas de vérité en lui : il est amené à
rompre avec les vérités qu'il croyait porter, à se vider de lui–même, et à naître à nouveau
en acceptant de recevoir d'"en haut" une interrogation qui révèle en lui une dette
irrémédiable, et fait de lui un enfant.
Jan Patocka écrit que le souci platonicien de l'âme est, sous l'exigence de ne pas se contredire, une
montée vers la simplicité.
43
V.Brochard, Les sceptiques grecs, Paris: Vrin, 1986, p.73, parlant de Pyrrhon; et S.Kierkegaard,
op.cit.p.50, décrit avec Baur comment Socrate seul, à la fin du Banquet, se tient debout.
44
76
Leçon 12
La passion du questionnement et l'enfantement du monde
Kierkegaard fait donc de l'interrogation cette ironie ou cet humour qui vient
soulever le discours, et faire que la même proposition qui répondait à une question
"engendre" elle-même la possibilité d'une autre. C'est ce moment transversal de
"problématologisation" qui concerne la métaphore. En effet, entre le stade où la réponse
est pleinement l'assertion d'un monde possible où la question première trouvait sa
réponse, et le stade où la nouvelle question est formulée clairement dans sa demande de
réponse et dans sa visée d'un autre monde possible, il y a une sorte de travail
considérable pendant lequel la proposition est en même temps réponse et question. Déjà
la réponse n'est plus considérée littéralement comme réponse; elle n'est réponse que
dans un sens figuré. Mais elle n'est pas encore reformulée comme une question littérale
et explicite; la question n'y est que figurée. Autrement dit, entre une réponse qui était
pleinement l'assertion d'un monde qui réponde à la question initiale, et une nouvelle
question qui doit trouver sa réponse dans un autre monde possible, il y a un travail de
deuil et d'enfantement. Voici ce qu'écrit Kierkegaard:
"l'ironie ne concerne plus tel ou tel phénomène particulier, être–de– fait isolé,
mais la vie toute entière est devenue étrangère au sujet ironique qui, à son tour,
devient étranger à la vie ; comme la réalité n'a plus de valeur aux yeux de ce
dernier, il devient, dans une certaine mesure, irréel lui aussi. Il faut tout d'abord
donner ici au mot "réalité" le sens de réalité historique, c'est à dire de réalité
donnée à une époque précise et dans certaines conditions (...) Nous remarquons
ici une contradiction par où passe le monde en évolution. La réalité donnée à une
époque précise vaut pour la génération et pour les individus qui la composent ;
or, à moins de dire que le monde a cessé de se développer, il faut qu'une autre
réalité supplante la première et la supplante à travers les individus, la génération,
et par eux. Ainsi pour la génération contemporaine de la Réforme, le
catholicisme était la réalité donnée ; mais en même temps cette réalité n'était
plus valable comme telle. Nous avons là deux réalités qui s'affrontent. C'est là
l'aspect profondément tragique de l'histoire universelle. Un individu peut avoir
une place justifiée dans cette histoire universelle et peut, en même temps, venir
mal à propos (...) Tout évènement semblable qui fait date dans l'histoire
comporte deux mouvements remarquables. D'une part nous avons le principe
nouveau qui doit se faire jour, de l'autre, le principe ancien qu'il faut rejeter. Le
premier cas nous met en présence de l'individu prophétique qui devine au loin
l'obscur et vague contour de l'idée nouvelle. L'individu prophétique ne possède
pas le principe à venir, il le pressent seulement. Il ne saurait l'imposer ; mais il
est aussi perdu pour la réalité à laquelle il appartient"45.
Ce que l'on sent à travers la pratique de l'interrogation, c'est aussi bien cet
accouchement, cette "maïeutique" de la responsabilité du sujet, que la métaphorisation
de la réalité donnée. Grosse d'une question, la réponse est travaillée par l'enfantement de
ce monde (cf.Leçon 3 sur l’enfance). Ce faisant elle accentue l'excommunication; on
peut même dire que pour s'effectuer, elle "doit" se faire excommunier, disparaître de la
45
S.Kierkegaard, Le concept d'ironie, ibid., p.234–239.
77
communication ordinaire afin d'ouvrir un autre espace de communication, un autre
monde: il faut bien que ce monde exclue celui qui n'en parle pas le langage, pour que
celui-ci prouve que son langage est bien un "monde" possible, une terre et un ciel
nouveaux.
Ainsi l’enfantement du monde ne se contente pas de dénoncer le monde comme
mauvais ou pourri ! Il suppose finalement d’approuver le monde comme cet intervalle
qui s’étend entre plusieurs points de vue, et qu’explorent nos conversations. C'est
Hannah Arendt qui est allée le plus loin dans cette conception du monde comme ce qui
"s'étend entre les hommes". Elle reproche aux hommes de notre temps de faire trop
facilement usage de la faculté de se retirer du monde, car
« Avec chaque retrait de ce genre, se produit une perte en monde presque
démontrable; ce qui est perdu, c'est l'intervalle spécifique et habituellement
irremplaçable qui aurait dû se former entre cet homme et ses semblables »46.
Cet intervalle irremplaçable, on peut aussi l’appeler l’amitié et la cité humaine, qui
reposent sur la capacité à partager le malheur et la joie, à partager le monde où nous
nous trouvons.
« On le sait, les anciens pensaient qu'une vie humaine ne peut se passer d'amis, et
même qu'une vie sans amis ne vaut pas vraiment la peine d'être vécue. L'idée
qu'on a besoin de l'aide d'amis dans l'infortune intervenait peu dans cette opinion;
au contraire, ils pensaient plutôt qu'il ne peut y avoir de bonheur pour un humain
si un ami ne le partage pas. Il y a là sans doute quelque chose de comparable à la
maxime selon laquelle ce n'est que dans l'infortune qu'on reconnaît ses vrais
amis, mais ceux que nous tenons pour nos vrais amis sans en être instruits par le
malheur sont plutôt ceux à qui nous n'hésitons pas à montrer notre bonheur, et
sur qui nous comptons pour partager notre joie (…)
Il paraît évident que partager de la joie est absolument supérieur de ce point de
vue, à partager de la souffrance. C'est la joie, et non la souffrance, qui est
loquace, et le véritable dialogue humain diffère de la simple discussion, en ce
qu'il est entièrement pénétré du plaisir que procure l'autre et ce qu'il dit -la joie,
pour ainsi dire, en donne le ton ».47
C’est que, comme elle l’écrit dans son livre principal :
« C’est par la parole et l’action que nous nous insérons dans le monde humain,
et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous
confirmons et assumons le fait brut de notre apparition physique originelle.
Cette insertion ne nous est pas imposée, comme le travail par la nécessité, nous
n’y sommes pas engagés par l’utilité, comme pour l’œuvre. Elle peut être
stimulée par la présence des autres dont nous souhaitons peut-être la compagnie,
mais elle n’est jamais conditionnée par autrui ; son impulsion vient du
H.Arendt, "De l'humanité en de sombres temps" in Vies politiques, Paris: Gallimard/TEL p.13.
Dans cet intervalle, l'unité de la vérité doit rester soumise à la dualité de l'amitié, car c'est entre deux
êtres qu'"un monde peut de nouveau naître" (p.91).
46
Hannah Arendt, "De l'humanité en de sombres temps" in Vies politiques, Paris: Gallimard/TEL, p.24 et
34.
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commencement venu au monde à l’heure de notre naissance, et auquel nous
répondons en commençant du neuf de notre propre initiative »48.
48
Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris : Calmann-Lévy coll.Agora, 1983, p.233.
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