Schelling a raison, car si l’on se réfère à la racine de “éthique”, on voit des choses passionnantes : (Je
me suis reportée aux remarques de Pierre Bailly, F.Martin, Émile Benveniste
et Hartmut Buchner
)
Éthique est un mot grec qui vient de la racine indo-européenne * swedh- et a donné se en
latin, him, her en anglais, ihn, sie, sich, en allemand (l’esprit rude de la racine * e devenant s ou h). Le
sens de cette racine est “soi”, pronom réfléchi et possessif applicable à toutes les personnes qui
relèvent d’une appartenance (autour de soi, entre soi, ce qui est propre à soi). Aussi dans la langue
grecque, les mots comme ethnos, le peuple, mais aussi l’allié, le parent étès et hétairos, le compagnon,
idios, privé, ou encore le compagnon d’âge équivalent (hèlix, ikos), l’ âge (hèlikia), et les adjectifs
possessifs, hos, hè, hon son, sa, ses, proviennent de cette même racine. Dans le grec ékastos s’ajoute à
l’idée du soi présente dans la racine, celle de la séparation que l’on retrouve dans “sed” en latin.
La racine indo-européenne *swedh-, devient en sanskrit svadha. En latin cela devient suesco,
suetus d’où dé-suet. Dé-suet c’est donc étymologiquement ce qui a perdu son soi. (On pourrait
s’amuser et affirmer que le mot éthique est dé-suet, qu’il s’est perdu, qu’il a perdu son soi, qu’il a
perdu son éthique qu’il faut tenter de refaire briller non pas de façon identique, mais conformément à
l’être de la langue, autrement).
Cela dit, pour donner encore quelques repères dans les langues que nous parlons, ajoutons
qu’on retrouve cette racine dans sœur, Schwester, en russe dans svat: prétendant au mariage, svojak:
beau-frère, tous ces mots relevant d’une appartenance au “soi”.
Éthique est en grec explique Aristote
, ce qui est relatif à l’éthos, ce qui est propre à soi, et ce
qui est relatif à la coutume et à l’habitude et qui devient soi. Aristote note l’alternance vocalique de
èthos (le séjour, puis la manière d’être, le caractère) en éthos (habitude, coutume).
Benveniste analyse ces remarques étymologiques en disant que l’ “idée primitive du mot”
éthique (pour reprendre l’expression de Schelling) dit l’appartenance à un groupe les “siens propres”
comme elle dit aussi le soi comme individualité. Je trouve pour ma part que l’on peut aller plus loin
dans la compréhension, dans l’entente du soi ou du chez soi qu’avec le mot individualité qui est
réducteur par rapport à ce que dit la racine grecque, d’autant plus que chez Homère les èthea (Il. VI,
511) se rapportent à l’homme comme aux animaux et désignent leur lieux de séjour, lieux où vivent
troupeaux et bergers, là où ils habitent, lieux apparentés aux pâturages (nomos) ce qui se partage, ce
qui est donné en partage.
L’éthique est donc quelque chose qui concerne le séjour, l’habitation, le lieu du chez soi et
peut de façon dérivée aller jusqu’à désigner ce qui concerne le caractère et même l’habitude, qui ne
sont pas sans rapport avec le lieu du chez soi.
Une question passionnante naît de cette étude de l’étymologie. Comment sommes-nous
passés dans l’histoire du mot, de l’idée de “soi” à “éthique”? Et comment y revenir pour mieux
entendre? On en semble bien loin! Ou bien plutôt pour suivre Schelling dans sa démarche de
philologue, c’est-à-dire de philosophe, comment rattacher le sens émoussé à son sens premier,
comment redonner vie au mot éthique, comment rattacher l’éthique à “soi” pour entendre vraiment,
pour redonner un sens non émoussé par l’absence de pensée?
Émile Benveniste Le vocabulaire des institutions indo-européennes (éd. Minuit, t. I, p. 330-
3).
Harmut Buchner Les traits fondamentaux de l’éthique aristotélicienne dans Aristote Éthique
à Nicomaque, VI (Pocket, Paris 2007)
Aristote Éthique à Nicomaque, II, 1. On peut remarquer qu'Aristote abandonne quelque peu
èthos pour éthos dans ce texte bien que s'y entende encore en tous deux l'habitation, le séjour.