POLÉMIQUE Les barrages plus polluants que les
centrales à charbon
Des chercheurs viennent de découvrir que les barrages libèrent des
quantités très importantes de gaz à effet de serre. L’énergie
hydraulique n’est donc pas si propre que ça.
Dans les années 1980, environ 2 500 km2 de forêt amazonienne ont été
inondés pour alimenter en électricila ville de Manaus, au Brésil. Le projet
avait semblé à l’époque un choix intelligent, s’inscrivant dans la logique du
développement durable. On sacrifiait certes une étendue importante de forêt
pluviale, mais le Brésil accédait ainsi à une source d’énergie non polluante. Le
pays a consenti plusieurs fois à ce type de compromis : plus de 80 % de son
électricité est produite par des centrales hydrauliques.
Toutefois, il se pourrait que les barrages ne soient pas aussi verts et propres
qu’on le pensait. Certaines découvertes récentes fournissent une conclusion
dérangeante : l’impact des barrages sur le réchauffement planétaire serait
souvent plus important que celui des centrales à combustibles fossiles de
puissance équivalente. Si ce fait est avéré, les stratégies énergétiques
actuelles, en particulier dans les pays en voie de développement, vont devoir
être repensées. Le problème réside dans la biomasse contenue dans les lacs
artificiels. Lorsque les terrains sont inondés, de grandes quantités de matière
organique se retrouvent coincées sous les flots. La biomasse est ensuite
constamment renouvelée par de nouveaux apports. En zone tropicale, dans
l’eau tiède des bassins de retenue, cette matière se décompose en émettant du
méthane et du dioxyde de carbone, deux gaz à effet de serre. Le plus
préoccupant est le méthane, qui a un impact sur le réchauffement climatique
plus de vingt fois supérieur à celui du CO2 sur une période de cent ans.
En ce qui concerne le barrage de Balbina, tous les spécialistes ou presque
s’accordent désormais à dire qu’une centrale à combustible fossile aurait émis
moins de gaz à effet de serre. Mais, à partir de là, les avis divergent. Dans le
premier camp se trouve Philip Fearnside, écologue à l’Institut national de
recherche d’Amazonie, à Manaus. Dans le cadre de son travail, qui se fonde
principalement sur des calculs théoriques, il s’est intéressé à l’eau qui coule des
barrages. Dans la plupart des cas, l’eau relâchée est celle qui se trouve à
plusieurs mètres en dessous de la surface, et le liquide subit donc un brusque
changement de pression. D’après le chercheur, ce changement provoque une
émission de méthane, un peu comme le CO2 s’échappe en sifflant d’une
bouteille de boisson gazeuse lorsqu’on l’ouvre. Ses dernières études montrent
qu’un barrage type en zone tropicale émettra pendant les dix premières années
de son fonctionnement quatre fois plus de dioxyde de carbone qu’une centrale à
combustible fossile de puissance équivalente. Dans l’autre camp se trouvent
Luiz Pinguelli Rosa et ses collègues de l’université fédérale de Rio de Janeiro,
qui accusent Philip Fearnside d’exagérer les quantités de gaz à effet de serre
émises par les lacs de retenue. Ils lui reprochent en particulier d’avoir extrapo
à partir de mesures prises au barrage de Petit-Saut, en Guyane française, dans
les années qui ont immédiatement suivi sa mise en eau, c’est-à-dire au
moment où la quantité de biomasse submergée était la plus importante.
Un renversement pour les pays en voie de développement
Les informations sur les barrages tropicaux étant rares, cette discussion, qui
dure déjà depuis dix ans, s’est envenimée sans approcher de la moindre
conclusion. Les organisations écologistes mettent en doute l’impartialité du
travail de Luiz Pinguelli Rosa, financé en partie par l’industrie hydraulique. Rosa
nie catégoriquement que ses recherches soient influencées d’une façon
quelconque, et accuse à son tour Fearnside de chercher à montrer qu’il y a “un
problème avec les barrages”.
Un colloque organisé à Paris par l’UNESCO n’a pas mis fin à leur querelle, mais
les chercheurs auront au moins pu examiner les dernières données disponibles
sur la question, dont les résultats d’une étude sur les émissions de méthane
provenant de sites en aval de trois barrages tropicaux réalisée par Frédéric
Guérin et ses collègues du Laboratoire d’aérologie de Toulouse, publiée le 14
novembre. Les chercheurs français ont découvert que la quantité de méthane
qui s’accumule dans les lacs de retenue est telle que les émissions en aval,
rarement prises en compte dans les estimations sur l’impact environnemental
d’un barrage, représentent entre un dixième et un tiers de la totalité des gaz
émis. Selon une autre étude récente, les seules émissions en aval du barrage
de Balbina ont le même potentiel d’effet de serre que 6 % de tous les
combustibles fossiles consommés par São Paulo, une ville qui compte plus de
11 millions d’habitants. L’impact global des barrages pourrait être important
même en faisant abstraction de leurs émissions en aval. Danny Cullenward,
expert en politique énergétique à l’université Stanford, a effectué des calculs
préliminaires à partir des chiffres donnés par Fearnside.
Comparaison
Le barrage du Petit-Saut et sa retenue la plus vaste étendue d’eau française
s’étendent sur 50 kilomètres de long, en Guyane. Il a été conçu pour alimenter
toute la région côtière et en particulier la ville de Kourou, où la population a
doublé en six ans. Selon certains chercheurs, il va produire sur cent ans
l’équivalent de 30 millions de tonnes de CO2. Des centrales de puissance
équivalente fonctionnant au charbon auraient produit l’équivalent de 98 millions
de tonnes, 77 millions pour le fuel et 64 millions pour le gaz.
Il insiste sur le fait qu’un plus grand nombre de données est nécessaire, mais
selon ses estimations les barrages libéreraient entre 95 millions et 122 millions
de tonnes de méthane par an. Si ses calculs sont bons, toutes les estimations
portant sur les émissions mondiales de méthane (qui habituellement n’incluent
pas les émissions des barrages) doivent être augmentées de 20 %.
Beaucoup sont d’avis que l’on en sait déjà assez pour agir sans plus attendre.
Les gigantesques projets de barrages envisagés dans les zones tropicales,
comme la centrale hydraulique d’une valeur de 5 milliards de dollars sur le
fleuve Congo, en inquiètent plus d’un. Un autre grand sujet de préoccupation
est le “mécanisme de développement propre” [un mécanisme d’investissement
inclus dans le protocole de Kyoto], qui permet aux pays développés de financer
des projets d’énergie propre dans les pays en voie de développement en
échange de crédits d’émissions de gaz à effet de serre. Certains scientifiques et
associations de défense de l’environnement souhaitent une révision de cette
mesure. Mais, si les informations manquent, les choses ont peu de chances de
changer. Conscients de cela, les chercheurs qui se sont rendus au colloque de
l’UNESCO ont débattu des priorités à établir et de la meilleure façon de
travailler ensemble. Des progrès plus importants seront peut-être réalisés à
partir de 2008, si le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du
climat [GIEC, l’organisme international qui fédère les travaux des spécialistes
du réchauffement climatique] décide d’élaborer un rapport spécial sur le sujet.
Jim Giles
Nature
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