Genre littéraire et idéologie religieuse. L'image de la servante domestique dans la fiction édifiante méthodiste Jean-Pierre van Noppen L’édification par la lecture La quasi totalité de la littérature enfantine du 18e/19e siècle appartenait au genre didactique. Les auteurs anglais et américains de l’époque se sentaient chargés d’une mission divine d’évangéliser et éduquer les générations futures dès leur plus jeune âge et choisirent, pour ce faire, de se lancer avec application dans la production de littérature édifiante. Les maisons d’édition protestantes d’outre-Atlantique publièrent des milliers de volumes (reliés en format «poche», 9 x 14 cm) consacrés au seul but d’instruire par la lecture, et en assurèrent la distribution par le biais, notamment, des écoles du dimanche des églises protestantes. Cette littérature, nourrie par les importations britanniques autant que par la production évangélique locale, suivait la même démarche que les films et des jeux éducatifs d’aujourd’hui: on y donnait aux prescriptions morales une forme extérieure généralement associée au plaisir et à la détente. Initialement, le genre s’inspirait des tracts religieux du 18e siècle, tels que les histoires pieuses d’Hannah More et de Mary Butts Sherwood – des récits quasi hagiographiques qui relataient la vie, la conversion et (surtout) la mort de jeunes enfants, cette dernière selon les conventions de l’ars moriendi, genre fort prisé à une époque où la mort était une réalité omniprésente et où l’espérance de vie dans certaines régions d’Angleterre ne dépassait guère la jeune adolescence. Les personnages immortalisés par ces biographies pieuses n’étaient ni nobles ni sages, mais de simples gosses, représentés avec réalisme, auxquels les jeunes lecteurs pouvaient sans peine s’identifier. Ce conditionnement par les «bonnes lectures» relevait d’une pédagogie rousseauiste qui postulait que l’enfant, être malléable par excellence, pouvait être édifié à force de bons exemples, et que les mémoires d’enfants pieux et autres récits exemplaires constituaient autant de «flèches dirigées vers le coeur» susceptibles de conduire la vie des lecteurs dans les voies du salut – le salut éternel, cela s’entend, mais aussi une part de salut sur terre, manifesté par une vie plus supportable et une position plus élevée sur l’échelle sociale. En effet, le genre édifiant se fit, à la tournure du siècle, le reflet et l’instrument d’une vision plus utilitaire de l’éthique religieuse. Même si le «réalisme» des récits était grossier et le schéma narratif cousu de fil blanc (du péché au salut en passant par la découverte de la volonté divine, le remords, et la conversion), le lien avec la réalité de la vie de l’époque (perçue à travers les yeux de l’écrivain moralisateur) constituait une composante essentielle du genre. Dans ses développements au 19e siècle, le genre se caractérisait par une volonté délibérée de participer à un courant moderniste selon lequel la religion, pour être efficace, devait être «exciting», et s’adresser à l’imagination et aux émotions de l’individu. Par conséquent, l’autorité et les considérations doctrinales y furent progressivement subordonnées aux sentiments (les «passions du coeur») et à l’engagement, qui permettaient à l’individu de s’affirmer et se mettre en valeur. Le réveil méthodiste du 18e siècle, qui prêchait une grâce accessible à tous, avait déjà permis au croyant, même le plus humble, de prendre conscience de sa valeur aux yeux de Dieu, et de son devoir de faire bon usage des dons reçus en partage – de faire, comme les serviteurs dans la parabole biblique, fructifier ses talents. Par le truchement de certaines pratiques dans les communautés de croyants, le méthodisme du 19e siècle permit, voire encouragea, un glissement du centre d’intérêt vers l’individu lui-même: l’examen de conscience, la confession publique, les échanges au cours des études bibliques, les prières spontanées et les activités sociales constituaient autant d’occasions où chacun, grand ou petit, riche ou pauvre, homme ou femme, pouvait acquérir le sens de sa propre importance et du potentiel – spirituel mais aussi psychique et social – qui lui était donné à développer. C’est dans cette perspective que les maîtres à penser cherchèrent à canaliser la passion évangélique dans des voies qui permettraient aux jeunes convertis d’opérer leur «self-management», c’est-à-dire de construire leur identité et de gérer leur propre avenir dans le monde. L’idée, relativement nouvelle, de l’accès gratuit pour tous à l’alphabétisation et la lecture, permit à ces auteurs anonymes mais ambitieux de se servir des écoles du dimanche et de leurs bibliothèques comme vecteurs d’une éthique évangélique et sociale. En effet, les écrivains moralisateurs trouvaient dans la fiction édifiante un champ d’action et un public à la taille de leurs ambitions, car les petits lecteurs avides des villes en pleine expansion et des communautés pionnières à la «frontier» firent une consommation massive de cette littérature, s’il faut en juger par les rapports des prédicateurs méthodistes itinérants et des journaux tenus par les mères de famille. Vers le milieu du 19e siècle, la popularité de ces histoires, souvent la seule forme de culture à la portée des familles, avait permis la création d’un nouveau créneau sur le marché de l’édition. Les auteurs évangéliques saisirent les possibilités offertes par les nouveaux développements technologiques (la presse à vapeur et la reliure peu couteuse) pour répandre le message du salut à travers une littérature à bon marché, et espérèrent ainsi remplacer (tant par la quantité que par la qualité) les hornbooks et récits vulgaires sur feuilles volantes qui constituaient la littérature enfantine de l’époque. Les situations, les illustrations et l’imagerie furent choisis (consciemment ou non) pour promouvoir ce que les auteurs estimaient être un mode de vie évangélique réalisable par leur public. Ces livres didactico-anecdotiques semblent relever davantage d’une écriture populaire bien intentionnée que d’une sérieuse intention pastorale. Mais pour cette raison justement, ils nous donnent un reflet, sinon une idée représentative, de la façon dont le message religieux du méthodisme et les idées morales et sociales qu’il prêchait, furent adoptés, relayés et enfin intégrés dans la culture de l’époque. L’impact de ce type de littérature sur la culture populaire fut d’autant plus significatif que de nombreux enfants entre 5 et 15 ans fréquentaient les écoles du dimanche, qui dans de nombreux villages possédaient les seules bibliothèques publiques gratuites et donc accessibles à toute la population. Les méthodistes, qui dès le début avaient encouragé la lecture et cherché à rendre la littérature religeuse très largement accessible, reconnurent que «la parole du prédicateur s’envole comme le souffle qui la porte, mais les mots du livre imprimé subsistent, pour s’adresser aux générations à naître ». Le livre à bon marché fut qualifié d’«enseignant infatigable» – une image révélatrice de la métaphore directrice «la vie est une école» sur laquelle se fondaient les auteurs des ouvrages édifiants. Nous y reviendrons. Une éthique du succès Quels que soient le public visé ou la doctrine religieuse sous-tendant le récit, les livres destinés aux écoles du dimanche étaient porteurs de deux messages fondamentaux, à savoir 1) que tout problème, spirituel ou séculier, pouvait être réduit à un nombre de composantes maîtrisables une à une, et ainsi résolu; et 2) qu’avec l’aide de Dieu et des valeurs éthiques protestantes, l’effort individuel devait conduire au succès. Il existait, toutefois, un genre largement similaire de littérature édifiante et admonitoire dans les milieux non-croyants, également peuplé de personnages modèles qui avaient réponse à tous les problèmes éthiques et domestiques. Dans un cas comme dans l’autre, la «naïveté» du récit – le manque de finesse dans la caractérisation, la facilité avec laquelle les personnages atteignaient leurs buts, le manque de subtilité dans la moralisation, le caractère stéréotypé des descriptions – rend cette littérature un peu ridicule, voire agaçante, aux yeux du lecteur contemporain. Mais l’idéologie sous-jacente, c’est-à-dire, la promesse de succès et d’ascendance sociale offerte par une saine auto-gestion, devait à l’époque exercer un attrait non négligeable sur des milliers de lecteurs aux perspectives limitées; d’autant plus que le réalisme primitif et la réduction de l’éthique à une série de maximes toutes faites semblaient mettre cet idéal de l’élevation sociale à la portée des lecteurs les plus démunis. En fait, même si l’on peut supposer que les auteurs étaient sans doute capables de davantage de finesse, l’absence de sophistication littéraire était une qualité soigneusement cultivée par ces écrivains: animés par la ferme conviction que «l’enfant ne demandait qu’une chose, à savoir, la vérité pure et simple», ils/elles mettaient leur point d’honneur à éviter «les tournures extravagantes, qui ne peuvent plaire qu’aux esprits pervertis», et réservaient leurs rares éclats de grandiloquence à la louange du progrès technique et social, qui devait profondément modifier tout le paysage humain : le chemin de fer («un monstre volant»), le paquebot («un magnifique palais aquatique») ou l’éducation universelle («un fleuve majestueux et puissant coupant à travers les couches sociales»). Dans cette perspective optimiste, l’école du dimanche devint, à l’échelon local, l’outil qui promettait d’apporter jusqu’aux confins de la civilisation (la «frontier» américaine), les bienfaits de l’éducation, la respectabilité et la dignité; tout comme elle avait, un demi-siècle auparavant, aidé à transformer les enfants des mineurs et ouvriers anglais «de loups et tigres en êtres humains». La notion d’école constitua d’ailleurs l’une des métaphores directrices régissant l’univers de ces écrivains moralisateurs. Elle permit de combiner les impératifs évangéliques avec le nouveau réalisme littéraire dans une démarche délibérément et explicitement didactique. Ainsi, dans un des ouvrages distribués par les écoles du dimanche, Learning to Feel (1845), la famille est représentée comme une «école», où le père de famille réunit ses rejetons une fois par semaine autour de son fauteuil, pour leur «enseigner» par l’exemple et l’image «les sentiments corrects» – une morale basée sur le contraste à peine nuancé entre les enfants «sages» et «désobéissants». Dans une de ses anecdotes, le père raconte qu’il a vu, au cours d’une promenade, un mastiff enchaîné, et un paon en liberté faisant la roue. Morale de cette observation: «Soyez sages comme le maître de ces animaux: gardez sous contrôle les sentiments susceptibles de faire du tort à autrui, et laissez libre cours à ceux qui créent la beauté et donnent la joie». Ainsi, le Papa joue au «maître» éclairé qui instruit ses enfants – et le lecteur – dans l’art de vivre et de poursuivre le bien. Notons en passant que les menaces d’enfer et de damnation, si caractéristiques d’une certaine pédagogie du 18e siècle, sont absentes des raisonnements paternels, et que le but des entretiens ne semble plus être de déclencher la conscience du péché et la crise de la conversion, comme c’était la cas dans la littérature pieuse antérieure. Dans la famille du 19e siècle, installée dans le confort de sa demeure bourgeoise, la volonté de faire le bien fait partie des acquis; le chantage par la peur n’a plus de raison d’être. L’image de la famille-école peut être vue à son tour comme une projection à l’échelle humaine de Dieu, Père céleste, réunissant ses enfants dans son Église pour leur apprendre à suivre le voies de l’obéissance, du salut et, conformément à l’idéologie de l’époque, du succès. Le message, pour religieux qu’il fût, y prenait moins la forme d’une théologie que d’un ensemble de valeurs et d’images répondant aux aspirations et anxiétés du monde de l’époque. La quête du salut, le passage des ténèbres à la lumière, y passait par la découverte de l’identité et la réalisation du potentiel de chacun – pas uniquement l’ascension sur l’échelle sociale, pour désirable qu’elle pût paraître, mais aussi et surtout la conversion, par l’enseignement, d’un état d’illettrisme, d’ignorance et d’impuissance à l’éducation, la culture, la discipline, le respect de soi et l’intégrité morale. My Station and its Duties ([1830], 1845) Le livre qui nous intéresse relève lui aussi du genre scolaire, mais se montre plus explicite, tant dans son exploitation de la métaphore de l’école que dans son caractère utilitaire. Le récit se déroule dans une école de village qui forme les demoiselles à un futur emploi comme servantes domestiques; un emploi subalterne, certes, mais qui offrait aux jeunes filles des classes ouvrières et agricoles une certaine mobilité sociale en leur permettant de fréquenter les classes supérieures. L’enseignant est perçu non comme un oppresseur qui contraindrait les jeunes filles à adopter un rôle de service et d’obéissance, mais comme un bienfaiteur et un guide: tout comme le père de famille dans Learning to Feel, le professeur dans My Station and Its Duties cherche à donner à ses élèves les repères verbaux, moraux et psychologiques qui leur permettront de s’orienter elles-mêmes dans la vie et de trouver dans la société la place et les attitudes (la «station» et les «duties») qui conviennent à de jeunes chrétiennes. Le titre même rappelle l’attitude réputée «protestante» selon laquelle la place de chacun dans la société correspondrait à une vocation divine. Le catéchisme anglais en usage parmi les méthodistes stipulait que «les dix commandements m’apprennent à discerner mes devoirs envers Dieu et envers mon prochain [...] à la place («state of life») où il plaira à Dieu de m’appeler»; de même, un cantique d’école du dimanche victorien, All Things Bright and Beautiful, suggère que le statut de chacun est ordonné par Dieu: «The rich man in his castle / The poor man at his gate / God made them, high or lowly / And ordered their estate», mais la littérature donne à comprendre que l’amélioration du rang social est une récompense séculière accordée à celles et ceux qui savent faire bon usage des talents reçus. Sur ce point, la philosophie de l’école pour enfants de classe ouvrière et moyenne ne diffère guère de celle qui régit la formation des enfants des classes aisées: si les enseignants ne permettaient pas aux enfants de développer leur potentiel, «ce serait une perte regrettable, tant pour l’élève que pour la société». Notons toutefois que l’école ne prodigue pas d’enseignement professionnel pratique (cuisine, nettoyage, ...), mais la lecture et, surtout, une formation morale, visant essentiellement à développer les attitudes et réflexes qui, appliqués à bon escient, permettront aux jeunes filles d’acquérir elles-mêmes les savoir-faire requis dans les maisons où elles seront engagées. Le savoir-faire ménager n’est qu’un détail par rapport à l’attitude «correcte» d’obéissance et d’humilité, attitude légitimée par la religion, qui doit se pratiquer au travail tout comme à l’école et dans la famille. C’est à ce point que les idéologies religieuse et utilitariste se rejoignent: les jeunes élèves sont appelées à se prendre en main et à gérer leurs attitudes et sentiments; mais comme nous le verrons, les sentiments qui conduisent au succès restent, dans ce cas , ceux du chrétien humblement soumis à une instance divine qui dirige son destin. Ainsi, le récit des aventures scolaires des jeunes filles peut être lu à la fois comme métaphore de la vie chrétienne et comme mise en oeuvre pratique de l’éthique qui résulte de l’interaction entre la religion et la société de l’époque. Au cours de l’instruction, Teacher circulait parmi les élèves, et leur rappelait leur «état». Le rôle à jouer dans la société constituait une partie intégrante de l’identité à acquérir par chaque élève; mais le rang à prendre n’était pas synonyme de statut socio-économique : à ce stade-ci, il se définissait en vertu des rôles de fille, de soeur, d’élève et de compagne de classe, avec toutes les responsabilités que cela impliquait. La négligence de ces responsabilités déplairait, évidemment, aux parents, aux frères et soeurs, aux enseignants et aux condisciples, mais par-dessus tout, à Dieu. Selon Teacher, «il est tout à votre avantage d’accomplir votre devoir: vous y gagnerez le respect de votre entourage, et par la même, vous vous éléverez». Reste à voir quelle sera la «récompense» réservée aux élèves qui se conforment à ces consignes. Trois candidates-servantes: Esther, Maria et Hannah L’école est fréquentée par de jeunes filles âgées de six à quinze ans, les plus âgées fonctionnant comme monitrices encadrant les petites, sous la surveillance du professeur. Chacune d’elles incarne une ou plusieurs attitudes à adopter ou à éviter. Le lecteur rencontre aussi quelques jeunes filles qui n’ont pas fréquenté l’école; celles-ci, illettrées, irresponsables et inefficaces, jalousent les demoiselles qui ont connu les bienfaits de l’instruction; mais même parmi les élèves, les candidates indisciplinées, immodestes, ou trop ambitieuses voient leurs chances de succès compromises, et parfois «tournent mal». L’élève modèle est Esther Emmet, dont le nom annonce déjà les qualités: dans l’anglais du 18e siècle, «emmet» est un des mots désignant la fourmi, animal donné en exemple (avec l’abeille) d’une existence active, industrieuse et prévoyante. Son amie Maria, en revanche, est moins parfaite, mais apparaît comme le personnage le plus sympathique et, sans doute, le plus proche des petites lectrices concernées par ce récit. C’est sa tentative de restreindre sa joyeuse et insouciante personnalité, ambitieuse et spontanée, pour se conformer aux exigences de son statut qui constitue la «lutte» la plus instructive, et la plus intéressante, dans l’histoire. Au terme d’un cycle, Teacher , qui cherche toujours à proposer à ses élèves des buts réalisables, annonce que quatre postes d’apprentie-servante vont se libérer dans les ménages de ses connaissances: assistante-cuisinière, assistante-gardienne d’enfants, assistante-ménagère et assistante-servante auprès d’une dame. Cette perspective d’un vrai emploi remplit les demoiselles «de désir et d’espoir». Mais avant de leur proposer un poste, teacher décide de mettre Esther et Maria à l’épreuve. Elle leur ordonne de déposer le lendemain matin une lettre cachetée à l’adresse d’une dame, et d’attendre une réponse avant de revenir à l’école. Les filles – et le lecteur – n’apprendront que plus tard que la lettre propose à la dame de choisir entre les deux candidates celle qui remplacera une servante qui ne lui a pas donné satisfaction. La tâche des candidates consiste à faire bonne impression sur leur future maîtresse, à gagner sa confiance et son approbation, sans savoir que c’est là l’épreuve à réussir. Mais le lendemain matin, Maria, dans son impatience de bien faire, oublie d’attendre Esther et se met en route toute seule. Les servantes de la dame (qui n’ont évidemment pas reçu la formation requise) traitent la petite candidate avec mépris, lui confisquent la lettre, et essaient d’en lire le contenu. Maria, choquée par l’impolitesse et le manque de respect des servantes, se sauve et retourne à l’école sans attendre la réponse, suscitant par là la fausse impression que c’est elle la coupable. A son retour, sa copine Esther l’attend pour la rabrouer: elles étaient censées faire la commission à deux, et attendre la réponse! Et pour comble de malheur, Teacher annonce l’«horrible nouvelle» que la lettre est arrivée à destination avec le sceau brisé. Le reste de la journée – et une bonne partie du récit – sont consacrés à trouver les responsables de cet acte coupable, à leur administrer une juste sanction, et à tirer les leçons morales de l’incident : les bons et les mauvais motifs, la bonne et la mauvaise éducation, et les dégâts qu’a causés l’ambition mal ciblée de Maria. Fort heureusement pour elles, les petites finissent par être nommées à deux des postes convoités; mais pas avant que l’école leur ait fait comprendre que le chemin qui monte du milieu ouvrier vers les demeures des classes nanties requiert davantage, et autre chose, qu’un savoir-faire pratique: il faut que les servantes (et les lectrices à leur suite) modifient leur image d’elles-mêmes et apprennent à éprouver de nouveaux sentiments, conformes aux principes évangéliques d’humilité et d’obéissance prodigués par l’école. Dans le livre, cette prise de conscience prend la forme d’une discussion entre nos deux jeunes personnages. Lorsque Teacher annonce les emplois vacants et demande aux grandes élèves de désigner les jeunes filles parmi les «petites» qui seraient prêtes à prendre le service, Maria se porte volontaire sans attendre leur avis, tandis qu’Esther préfère modestement attendre que Teacher l’estime prête et la choisisse. C’est là l’attitude correcte, car «les servantes ne se mettent pas en avant» et font confiance à l’autorité. De même, Esther estime devoir encore accumuler beaucoup d’expérience avant de savoir ce qui plaira à ses employeurs. Pour Maria, il n’y a pas de problème: «Tout cela ne me paraît pas bien difficile. Je crois que n’importe qui d’entre nous peut bercer un bébé, nouer un tablier, récurer un sol ou nettoyer la grille de l’âtre»; à quoi la sage Esther riposte: «Ah, Maria, mais nous ne ferons jamais ces choses comme eux veulent qu’elles soient faites. C’est cela qu’on doit apprendre par l’expérience. Peut-être bien que les choses que nous trouvons bonnes ne leur conviendront pas du tout». Et une troisième élève, Hannah, de raconter les malheurs qui lui arrivèrent lorsqu’elle était appelée à remplacer sa grande soeur pendant quelques jours. Elle se croyait à la hauteur de la tâche, mais son illusion fut de courte durée: «Je devais répondre à la sonnette du salon. Pendant que Mme Marsden m’expliquait ce qu’il fallait faire, je restais là à tourner la poignée de la porte». Sa nervosité lui attira aussitôt une remontrance: «Que fais-tu là! Je ne t’ai pas appelée pour secouer mes poignées! Va plutôt chercher du charbon et balaie l’âtre». Mais cette nouvelle tâche se transforma, elle aussi, en désastre: «J’ai apporté les charbons, mais j’ai heurté le mur avec mon seau ... on peut encore voir la trace dans la peinture aujourd’hui !» D’où une nouvelle colère de Madame Marsden : «Petite maladroite, va! Ne reste pas plantée là, et ferme la porte derrière toi !» Mais dans sa hâte, Hannah laissa la porte pleine d’empreintes de doigts poussiéreux. Paniquée, elle essaya de réparer les dégâts en frottant avec son tablier, mais cela n’eut comme effet que d’étaler plus encore la poussière. «Arrête de pleurnicher», se fâcha la patronne; «Hâte-toi de balayer les cendres». Mais la pauvre Hannah cogna le manteau de cheminée avec sa pelle à poussière, et Madame Marsden, excédée, lui arracha ses outils des mains: «Mais prends donc garde à ce que tu fais, malheureuse ! Tu mets de la poussière partout ! Tout est sali ! Ah! Vas t’en et envoie-moi quelqu’un d’autre !» Et il ne restait plus à la brave Hannah qu’à tirer les leçons de cette humiliation: «Tu ne peux pas savoir comme il est difficile de devoir tout faire autrement ! Je n’avais encore jamais porté de seau à charbons ou tenu une de ces brosses. Et si j’avais sali quelque chose chez moi, je l’aurais tout simplement essuyé. Chez nous, tout est de couleur sombre, et je n’avais aucune idée que ce serait différent si je touchais une porte blanche ! Le jour où je me fais engager quelque part, j’espère que ce sera à la cuisine, où je peux apprendre les choses petit à petit». Esther en conclut qu’elle veut commencer par les débuts modestes, «tout comme il faut apprendre l’alphabet avant de lire, et les chiffres avant de calculer». A quoi Maria rétorque: «moi, j’aimerais mieux commencer immédiatement au sommet». Elle n’a, d’ailleurs, pas beaucoup aimé son stage: «la semaine dernière, j’étais monitrice, et je pouvais surveiller les autres. Cette semaine-ci, c’est moi qui me suis fait observer, examiner et diriger. Je m’en serais bien passée !». La bonne humeur et l’audace entreprenante de Maria ont dû plaire davantage aux lectrices américaines que l’attitude modèle, humble et effacée, d’Esther; mais l’auteur s’abstient de «censurer» ses personnages au nom de la correction idéologique, et la tension entre les deux attitudes, qui ne doit pas être étrangère à ses lectrices, rend le petit ouvrage plus intéressant et plus proche de la réalité. Le but de l’école était, en effet, de permettre aux jeunes filles de trouver le juste équilibre entre deux tendances apparemment opposées: les servantes étaient appelées à trouver et développer leur propre identité, et à remplir leurs obligations envers Dieu et elles-mêmes dans un monde parfois très différent du leur (ce qui signifiait parfois défendre leur vertu et leur dignité), mais cette recherche d’une identité devait s’effectuer dans le cadre de la structure sociale existante, au sein de laquelle elles devaient «tenir leur place». Le fait d’apprendre aux jeunes femmes à gérer elles-mêmes cet équilibre (dans le monde professionnel et dans l’église comme dans la vie en général) était aussi une façon de leur faire comprendre qu’elles n’étaient pas, dans un monde encore très dominé par le paradigme masculin, des «nouilles sans cerveau» (l’expression est de George Eliot !) mais des êtres humains à part entière, doués d’intelligence et de volonté. 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