Doc. 1 - Le développement durable est-il

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Les enjeux écologiques de la croissance
Doc. 1 - Le développement durable est-il soutenable ?
Le deuxième Sommet de la Terre à Johannesburg ne produira sans doute guère plus d'effet que le
premier (à Rio en 1992) si les bonnes intentions ne sont pas davantage relayées par une réelle volonté politique. Telle est l'essence du scepticisme dominant. Si le processus engagé à Rio n'a pas entraîné un vrai recul de la pauvreté et de la pollution, il a au moins contribué à faire du développement
durable un nouveau paradigme en passe de s'imposer comme une dimension incontournable de tout
programme politique moderne.
En fait, il ne nous manquerait plus à présent que des responsables politiques à la hauteur de l'enjeu.
Le fond du problème est peut-être exactement inverse : ce n'est pas la volonté politique qui fait défaut,
mais une vision politique. Nous ne disposons pas encore d'un modèle de développement durable
politiquement soutenable. Alors, des volontés politiques bien réelles s'emparent d'un concept à la
mode pour légitimer des politiques économiques somme toute conformes aux aspirations dominantes.
Pour les gouvernements du Nord, il s'agit le plus souvent de faire durer le développement, et pour les
élites du Sud, il s'agit de rattraper un retard de développement. Aussi, nombre d'écologistes et d'économistes hétérodoxes considèrent le nouveau paradigme comme insoutenable, parce qu'il ne renonce
en rien au culte de la croissance marchande.
Au Nord, l'écologie n'est pas une aspiration collective, mais une contrainte politique imposée progressivement depuis les années 70. La montée d'une culture post-matérialiste, encore minoritaire, a engendré des partis Verts qui contraignent les partis de gouvernement à verdir leurs programmes. Mais
ce phénomène affecte surtout des partis sociaux-démocrates et socialistes européens acquis au culte
néokeynésien de la croissance et de plus en plus convaincus des vertus d'une économie de marché.
Dans ce contexte, l'environnement est juste une variable contraignante qui augmente le coût social de
fonctionnement d'un système voué à la croissance infinie des produits marchands. L'immense majorité des Européens persiste à assimiler le progrès social à la croissance équitable de la consommation
marchande. Et c'est bien ce développement-là que nous souhaiterions rendre durable, en trouvant
des parades aux menaces environnementales.
Un développement insoutenable
Or, cette conception du développement durable n'est pas soutenable. Dès les années 70, les travaux
de Nicholas Georgescu-Roegen et de René Passet , notamment, ont montré que la logique de croissance infinie propre au capitalisme était physiquement insoutenable. Tant que notre mode de vie repose sur la consommation d'un capital non reproductible, il n'est, par définition, pas reproductible indéfiniment. Depuis les années 90, des préoccupations nouvelles se sont ajoutées à la menace d'un
inéluctable épuisement des ressources : les problèmes de santé publique associés à la pollution, le
trou dans la couche d'ozone, l'effet de serre et le changement climatique. La crainte majeure semble
désormais moins de manquer de ressources que d'être au contraire, encore en mesure d'en consommer assez pour rendre la planète invivable.
Pour l'écologie radicale, le seul moyen de combattre cette funeste perspective consiste à bouleverser
nos modes de vie et notre système économique, afin de mettre un terme rapide à la destruction du
patrimoine naturel. Nicholas Georgescu-Roegen montre qu'il ne suffit pas de renoncer à la croissance.
En effet, le simple maintien de notre niveau de vie actuel pérenniserait des prélèvements considérables dans notre patrimoine, au détriment des perspectives de survie des générations futures :
" Chaque fois que nous produisons une voiture, nous le faisons au prix d'une baisse du nombre de
vies à venir ". Ainsi, la croissance zéro ne ferait que retarder les catastrophes ; seule la " décroissance " permettrait de retrouver un mode de vie soutenable.
Une autre excellente raison de prôner la décroissance, au moins dans les pays du Nord, réside dans
l'impératif de développement des pays du Sud. Dans un monde où les 20 % d'habitants du Nord consomment 80 % des ressources mondiales, l'engagement du Sud dans un mouvement mondial pour le
développement durable est politiquement insoutenable s'il ne consiste pas à redistribuer la consommation des ressources à son profit. François Schneider propose un calcul grossier, mais très éclairant
sur ce qui est ici en jeu. Si, pour rétablir la justice à l'horizon 2050, nous devions offrir une consommation par habitant partout équivalente à celle qui prévaut aujourd'hui au Nord, et en supposant que ce
dernier se contente du niveau actuel, il nous faudrait disposer d'un espace naturel équivalent à douze
planètes ! Le seul scénario autorisant l'égalité mondiale à un niveau soutenable impliquerait un doublement de la consommation dans les pays du tiers monde et sa décroissance annuelle de 5 % dans
les pays industrialisés pendant quarante-huit ans !
Une autre écologie radicale
On peut certes discuter ces estimations, mais cela ne changera rien au problème. Quand bien même
la décroissance nécessaire pour " libérer " les ressources nécessaires au développement du Sud
serait de cinq à dix fois inférieure à ce qu'indiquent les chiffres de Schneider, une décroissance serait
politiquement impossible et socialement inacceptable. Quand on considère les problèmes sociaux
insolubles auxquels nous sommes confrontés dès que la croissance est seulement ralentie, il est évident qu'un recul annuel permanent de la production de 1 % ou même de 0,5 % engendrerait un véritable chaos social. Seules des dictatures effroyables pourraient l'imposer avant de s'orienter rapidement vers une autre solution : le génocide des pauvres. Après tout, s'il nous faut deux ou trois planètes pour rendre notre mode de vie soutenable, il " suffirait " de diviser la population mondiale dans
les mêmes proportions !
Si l'on estime que notre culture relativement démocratique nous interdit d'envisager une telle perspective, il faut se rendre à l'évidence qu'elle nous interdit aussi de promouvoir la décroissance que l'écologie radicale nous présente comme une nécessité vitale. La seule issue à cette impasse est de rechercher non pas la décroissance, mais une autre croissance qui substitue progressivement la consommation de services immatériels et de matière recyclée aux biens dont la fabrication détruit le patrimoine naturel. Une voiture fabriquée avec les matériaux d'une ancienne voiture et consommant de
l'électricité solaire ou éolienne n'est pas produite " au prix d'une baisse du nombre de vies à venir ".
Il est heureusement une autre écologie radicale, incarnée par exemple par Lester Brown, qui dessine
les contours d'une " éco-économie ". Cette dernière suggère une révolution mentale : loin de considérer l'environnement comme une donnée contraignante à intégrer dans le système économique, elle
envisage l'économie comme un outil de production d'un meilleur environnement. Cette économie fondée sur le recyclage des énergies propres et l'essor des services, pourrait à la fois assurer le pleinemploi et le progrès du niveau de vie. Certes, elle implique une autre conception du niveau de vie, qui
renonce notamment à l'accumulation indéfinie de biens matériels. Mais si cette mutation culturelle est
tout sauf triviale, elle est déjà en cours pour une partie des populations du Nord et elle sera plus aisée
pour les trois quarts de l'humanité dont le niveau de vie repose déjà essentiellement sur des biens
relationnels et non sur des consommations matérielles.
On peut exiger d'une société d'autant plus d'efforts qu'ils sont tendus vers une perspective de progrès.
A l'inverse, agiter le spectre de catastrophes à venir peut être d'autant plus contre-productif qu'elles
paraissent inéluctables. Quand on interrogeait Théodore Monod sur l'avenir de l'humanité, il répondait
que l'espèce humaine pourrait être remplacée par les descendants des céphalopodes marins ! Mais
se projeter ainsi dans le long terme est le meilleur moyen de justifier l'immobilisme : à quoi bon s'échiner à sauver une terre promise aux pieuvres et aux calamars du futur ? Alors, ce n'est pas à nous
faire peur que les écologistes doivent s'employer de toute urgence, mais à nous faire envie.
Jacques Généreux - Alternatives économiques septembre 2002
Doc. 2 - Croissance : Attali contre Attali
A la veille de la table ronde du Grenelle de l'environnement et dix jours après que la commission pour
la libération de la croissance, que préside Jacques Attali, a rendu ses premières propositions, les objectifs de chacune de ces démarches paraissent antinomiques. L'un des groupes de préparation (nº 6)
du Grenelle juge nécessaire « une réorientation profonde de nos modes de production et de consommation, du fait de l'ampleur et de la gravité des déséquilibres écologiques actuels ». La commission
Attali vise une croissance de 5 % sans évoquer le problème environnemental posé par une activité
économique intense.
Le cœur de cette apparente contradiction repose dans la notion même de croissance, utilisée quotidiennement par les décideurs politiques et économiques comme si elle ne posait pas problème. Pourtant, à l'heure où la crise écologique est manifeste et suscite une large discussion dans le cadre du
Grenelle de l'environnement, le concept de croissance est devenu un instrument très inadapté pour
guider l'action collective.
Étrangement, c'est Jacques Attali lui-même qui, dans un texte paru en 1973, posait bien le problème
qu'il semble avoir oublié. Il avait alors publié, dans le no 52 de La Nef (une revue de réflexion, disparue depuis, et animée alors par Lucie Faure, l'épouse de l'homme politique Edgar Faure), un article
intitulé « Vers quelle théorie économique de la croissance ? » Le jeune économiste - il avait alors 30
ans - expliquait combien le rapport du Club de Rome, The Limits of Growth (les limites de la croissance), était un livre « prudent ». Il soulignait ensuite les principaux écueils de la notion de croissance.
Les modèles de croissance sont « incapables d'analyser les relations entre la croissance et le bien-
être », écrivait-il. Cette remarque a ensuite été confirmée par de nombreuses études montrant que la
croissance du PIB n'entraîne pas une augmentation de la satisfaction des individus, comme le synthétise l'OCDE dans son Panorama de la société publié en 2006.
M. Attali attaquait ensuite l'indicateur même dont la croissance mesure l'augmentation, le PIB (produit
intérieur brut - on parlait alors plutôt du PNB - produit national brut) : « Les grandeurs de la comptabilité nationale conduisent à mesurer la croissance par un indicateur unique, le PNB, dont il est devenu
banal aujourd'hui de souligner l'inadéquation. » Cette remarque reste si juste que le groupe no 6 recommande d' « élaborer des indicateurs agrégés de développement durable tels que le PIB vert,
l'empreinte écologique ou le capital public naturel ».
En effet, aujourd'hui comme en 1973, le PIB ne mesure pas l'impact de l'activité économique sur l'environnement. Par exemple, observe l'économiste Jean-Charles Hourcade, directeur du Cired (Centre
international de recherche sur l'environnement et le développement), « la croissance du PIB peut aussi enregistrer comme un surcroît de richesse l'activité engendrée par la réparation de ce qui a été
dégradé vingt ans auparavant. C'est la croissance shadok ! »
Troisième argument du jeune Attali, la croissance permet de masquer les inégalités de revenu. Si le
gâteau augmente un peu pour ceux d'en bas, ils sont moins tentés de remettre en cause la part que
s'allouent ceux d'en haut. « Il est un mythe savamment entretenu par les économistes libéraux, selon
lequel la croissance réduit l'inégalité, écrivait M. Attali. Cet argument permettant de reporter à «plus
tard» toute revendication redistributive est une escroquerie intellectuelle sans fondement. » En 2007,
la remarque prend d'autant plus de poids que l'inégalité est beaucoup plus grande qu'en 1973, comme
l'ont montré de nombreux travaux, comme ceux de Thomas Piketty et d'Emmanuel Saez.
Un phénomène nouveau est apparu depuis les années 1970, que ne pouvait percevoir le jeune Attali,
mais qui aggrave encore le cas de la croissance du PIB telle qu'elle est usuellement perçue : malgré
le progrès technologique, elle ne réduit pas l'impact de l'économie sur l'environnement. Dans les années 1990, les économistes néolibéraux ont suggéré, dans une théorie appelée la « courbe de Kuznets », qu'à partir d'un certain niveau de richesse, la pollution générée par une économie diminuait.
En fait, comme le souligne Olivia Montel-Dumont dans une étude parue dans Les Cahiers français
(mars-avril 2007, La Documentation française), « les données empiriques ne valident pas de façon
tranchée » cette thèse. Le bilan est même franchement négatif si l'on considère que la dégradation de
l'environnement affecte en retour le niveau de la production, comme le fait valoir le rapport de l'économiste Nicholas Stern sur les effets économiques du changement climatique.
Une façon concrète d'appréhender ce problème est d'analyser la consommation de matières premières, d'espace et d'énergie, qui est le meilleur témoin global de l'impact de l'activité économique sur
l'environnement. Plus elle est élevée, plus cet impact est fort. Or, comme le relève l'Institut français de
l'environnement dans son rapport « L'Environnement en France 2006 », la croissance dans les pays
européens ne se traduit pas par une baisse des consommations de ressources ; il n'y a pas de « découplage » entre ces deux grandeurs, pour reprendre le terme des économistes. Même si notre économie est plus efficace (il faut moins de matière pour une même unité de PIB), l'augmentation du PIB
surpasse le progrès de cette efficacité productive. « Peu importe à notre planète que les véhicules ou
les industries soient unitairement plus efficaces, résume Jean-Marc Jancovici dans la revue de l'École
polytechnique, La Jaune et la Rouge (août 2007) : ce qu'elle «voit» c'est la consommation globale
pour ce qui est flux de matière ou d'énergie, ou de rejets. »
Au total, la croissance ne peut être posée comme un objectif en soi : le niveau de la consommation de
matières par l'économie est central. « L'enjeu économique de la politique environnementale n'est pas
de promouvoir une économie désindustrialisée, écrit le groupe nº 6 du Grenelle, mais une économie
plus sobre en carbone, en énergie et en ressources naturelles non renouvelables. »
Sur France Inter, le 16 octobre, M. Attali affirmait : « La meilleure façon de ne pas polluer est de revenir à l'âge de pierre. » Cette réponse caricaturale ne fait pas honneur au débat. Il s'agit au contraire de
définir une économie qui stoppe la dégradation de l'environnement tout en permettant un bien-être
équitablement partagé. Pour ce faire, il convient de réinterroger rigoureusement le concept de croissance et de PIB, comme le faisait bien l'Attali de 1973.
Hervé Kempf - Le Monde 24 octobre 2007
Doc. 3 - Croissance soutenable ou croissance zéro ?
Qu'est-ce que le développement soutenable ? Une croissance qui trouve le moyen de se perpétuer,
ou un développement qui met la biosphère au centre de ses préoccupations et non plus l'homme ?
Répondre à ces questions revient à s'interroger sur les fondements du capitalisme et les valeurs des
sociétés contemporaines.
Alors que le développement soutenable est souvent présenté comme la solution permettant de réconcilier les dynamiques économiques, sociales et écologiques, il convient, avant tout, de le considérer
comme un problème. Le rapport Brundtland (1987) le définit comme « un type de développement qui
permet de satisfaire les besoins du présent sans compromettre la possibilité pour les générations
futures de satisfaire les leurs ». Pour Jacques Theys, il s'agit là d'un « principe normatif sans norme »
: comment doit-on s'y prendre, en effet, selon quelles modalités, quelles politiques, quels instruments,
pour accroître le bien-être de la population mondiale, lutter contre les inégalités sociales et sauvegarder la biosphère ? Les avis divergent et la concurrence est rude pour donner un contenu normatif au
développement soutenable.
Capital humain contre capital naturel
La discipline économique se présente, précisément, comme un discours normatif sur la façon dont on
opère les choix en société. Pour autant, il n'y a pas unanimité parmi les économistes sur le sens à
donner à la problématique du développement soutenable. Pour la théorie économique dominante, les
problèmes d'environnement et de pauvreté ne pourront se résoudre qu'avec plus de croissance. Conçu au milieu des années 50 pour répondre aux propositions keynésiennes qui légitimaient une intervention de l'Etat dans le champ de l'économie, le modèle de Solow, légèrement amendé, constitue
l'élément central de la réponse de la théorie néoclassique à la problématique du développement soutenable.
Dans la perspective néoclassique, la soutenabilité signifie la « non-décroissance » dans le temps du
bien-être individuel, lequel peut être mesuré par le niveau d'utilité, le revenu ou la consommation.
Pour que le bien-être économique des générations futures soit équivalent au minimum à celui des
générations présentes, il faut leur transmettre une capacité de production de biens et de services, et
donc un stock de capital intact. Si la quantité totale de capital doit rester constante, il est possible,
selon les néoclassiques, d'envisager des substitutions entre les différentes formes de capital : une
quantité accrue de « capital créé par les hommes » (équipements, connaissances et compétences)
doit pouvoir prendre le relais de quantités moindres de « capital naturel » (ressources naturelles et
services environnementaux). Ainsi, selon Robert Solow, un échange s'opère dans le temps : la génération présente consomme du capital naturel et, en contrepartie, lègue aux suivantes plus de capacités de production sous forme d'équipements, de connaissances et de compétences.
Plusieurs hypothèses sont nécessaires pour accréditer ce modèle de « soutenabilité faible ». D'abord,
l'innovation technique doit fournir les solutions autorisant la substitution entre les différentes formes de
capital. Ensuite, un régime d'investissement particulier doit être défini : la règle d'Hartwick stipule que
les rentes procurées par l'exploitation des ressources naturelles épuisables doivent être réinvesties en
capital technique, via un système de taxation ou un fonds d'investissement spécifique. Enfin, bien que
les prix soient absents du modèle de Solow ? celui-ci figure une économie planifiée, un agent unique
décidant seul de l'affectation des ressources ?, les néoclassiques partent de l'hypothèse que l'allocation des ressources est réalisée par le « marché ». Les valeurs des différentes formes de capital doivent être déterminées par des prix. D'où la nécessité d'intégrer à la sphère marchande les ressources
naturelles et les pollutions qui, au départ, lui sont extérieures.
Le dernier avatar de la croissance économique
A côté de ces modèles très abstraits, les néoclassiques entendent montrer que la poursuite de la
croissance va effectivement dans le sens de la protection de l'environnement. Gene Grossman et Alan
Krueger ont ainsi cherché à établir une corrélation entre le revenu par habitant et certains indicateurs
de pollution de l'air et de l'eau dans plusieurs pays. Leurs résultats montrent que les émissions polluantes croissent en fonction du revenu moyen jusqu'à une certaine limite puis décroissent, traçant
ainsi une courbe en U inversé, que l'on désigne parfois comme une courbe de Kuznets environnementale, du nom de l'économiste qui, dans les années 50, avait tenté d'établir une relation similaire
entre la croissance du revenu par tête et les inégalités sociales. L'explication fournie par les auteurs
est que, dans les prémices du développement, il y a peu d'émissions polluantes du fait de la faiblesse
de la production. Puis, les débuts mal maîtrisés de l'industrialisation provoquent un surcroît de pollution. Enfin, les moyens financiers dégagés, le poids croissant des services et la préférence croissante
des individus pour la qualité de la vie à mesure que leur revenu augmente permettent de réduire les
pollutions. Ainsi, l'enrichissement apporté par la croissance contribuerait à ménager l'environnement.
On retrouve dans cette thèse la théorie développée en son temps par Walt W. Rostow qui résume
l'histoire des sociétés humaines à cinq stades de développement. Une fois le « décollage » effectué,
celles-ci connaissent une croissance autoentretenue (self-sustaining growth) qui modifie la structure
de l'économie. A mesure que le progrès technique se diffuse, des industries nouvelles prennent le
relais des anciennes et fournissent aux capitaux de nouveaux débouchés. La démonstration de G.
Grossman et A. Krueger est novatrice dans le fait que, contrairement à W.W. Rostow qui, guerre
froide oblige, doutait de l'avenir des sociétés avancées de son temps, elle leur confère un destin plus
enthousiasmant. Le développement soutenable ne désignerait-il pas, en paraphrasant W.W. Rostow,
la sixième étape de la croissance ? C'est bien ce que semblent croire la Banque mondiale et le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE) qui ont repris cet argument dans leurs rapports publiés en 1992.
Le problème, comme en conviennent G. Grossman et A. Krueger, est que cette relation en U inversé
ne peut être généralisée. Elle ne vaut que pour certains polluants qui ont des impacts locaux à court
terme et non, par exemple, pour les rejets de CO2 ou la production des déchets ménagers qui croissent avec le revenu par tête. De plus, quand elle est établie, cette relation n'est pas mécanique. C'est
parce que des politiques publiques sont menées que l'on peut enregistrer des résultats encourageants
dans la lutte contre les pollutions. Enfin, il ne faut pas oublier que les réductions d'émissions observées peuvent être compensées par d'autres augmentations, les industries les plus polluantes pouvant
être transférées sous des latitudes où la réglementation est moins contraignante.
Le point de vue de l'économie écologique
Un deuxième ensemble de travaux met l'accent sur les dommages écologiques induits par la dynamique cumulative. La volonté de prendre en compte la spécificité de phénomènes irréductibles à la
logique marchande commande cette perspective de recherche qui, depuis une vingtaine d'années,
s'est institutionnalisée sous le terme d'« économie écologique ». Celle-ci s'est traduite par un appel,
régulièrement réitéré depuis le XIXe siècle, à l'ouverture de l'économie aux sciences de la nature afin
de déterminer des limites écologiques à l'activité économique.
Du fait de leur caractère potentiellement épuisable, la soutenabilité a toujours été un élément central
de l'économie des ressources naturelles renouvelables. Une des sources de l'idée de développement
soutenable se trouve ainsi dans les modèles de foresterie, élaborés à partir du XVIIIe siècle, et de
gestion des pêches, qui ont connu leur essor depuis les années 60. La ressource biologique y est
considérée comme une sorte de capital naturel dont il importe d'optimiser la gestion dans le long
terme. L'objectif à atteindre dans ces modèles bioéconomiques est le « rendement soutenable maximal », c'est-à-dire la consommation maximale de ressources qui peut être indéfiniment réalisée à
partir du stock de ressources existant. Le problème est que la rationalité économique individuelle, qui
vise la recherche du profit maximal dans le temps le plus court, entre en contradiction avec la logique
écologique et le rythme de reproduction des ressources naturelles. Ce point avancé de longue date
par les économistes, même libéraux, légitime une intervention de l'Etat et des règles de gestion particulières.
Depuis vingt ans, cette réflexion sur la gestion des ressources naturelles a pris un tour nouveau avec
la reconnaissance des problèmes globaux d'environnement. Mais, en l'état des connaissances, on est
encore loin de donner un contenu opérationnel à une bioéconomie globale. Tout au plus peut-on édicter des principes entendus, selon Herman Daly, comme des règles minimales de prudence. Primo, les
taux d'exploitation des ressources naturelles renouvelables ne doivent pas dépasser leurs taux de
régénération. Secundo, les taux d'émission des déchets doivent être égaux aux capacités d'assimilation et de recyclage des milieux dans lesquels ces déchets sont rejetés. Tertio, l'exploitation des ressources naturelles non renouvelables doit se faire à un rythme égal à celui de leur substitution par des
ressources renouvelables. A l'opposé de la position défendue par les économistes néoclassiques, on
trouve là l'idée d'une complémentarité entre le capital naturel et les autres facteurs de production. Ce
modèle de soutenabilité forte repose sur la nécessité de maintenir, dans le temps, un stock de capital
naturel critique dont les générations futures ne sauraient se passer.
Si ce principe est simple, sa traduction concrète est loin de l'être. La première difficulté consiste à
identifier et mesurer les différentes composantes de ce capital naturel critique. Nous avons affaire à
de nombreux éléments, différents par leurs caractéristiques écologiques, les jeux d'acteurs qui les
concernent et les modalités de régulation existantes. Qu'est-ce qui est essentiel et pertinent pour les
générations futures dans cet ensemble ? Une seconde difficulté est d'appliquer à chacun de ces éléments une « gestion normative sous contrainte », en instituant trois niveaux de normes encadrant
l'activité économique. Cela revient à déterminer d'abord des limites quantitatives à l'exploitation des
ressources naturelles ou aux rejets polluants, à définir ensuite les modalités de répartition de cette
contrainte qui soient les plus équitables possible et, enfin, à mettre sur pied les institutions permettant
aux acteurs économiques de prendre des décisions optimales en fonction de ces différentes contraintes. Or les problèmes environnementaux sont souvent l'objet de controverses. Si l'on dispose de
bases scientifiques suffisantes pour apporter des réponses, des interrogations majeures demeurent
sur les causes des dégradations et leurs conséquences, les responsabilités à invoquer, les instruments à adopter... Cette situation, qui conduit à un apprentissage collectif entre la production de connaissances et la prise de décision, complique grandement l'élaboration d'une politique. Néanmoins,
malgré les difficultés de mise en œuvre, l'exemple de la lutte internationale contre le changement
climatique est à méditer. Le protocole de Kyôto (1997) a réussi à arrêter une norme écologique sous
la forme d'une quantité globale maximale de CO2 à rejeter dans l'atmosphère. Même si, à l'évidence,
cela ne va pas de soi, l'élaboration d'un ensemble de normes encadrant un ensemble d'activités économiques ne relève pas de l'impossible mais bien de la détermination politique.
La modernisation écologique du capitalisme
L'écologie industrielle est un autre courant de réflexion qui dit s'inspirer de la science écologique afin
de repenser les processus de production et de consommation. La nouveauté de cette approche ne
réside pas tant dans les principes invoqués, connus depuis fort longtemps, que dans ceux qui l'émettent. L'article de référence de l'écologie industrielle a été écrit par Robert Frosch et Nicholas Gallopoulos (8), ingénieurs de l'industrie automobile. Ces auteurs s'inspirent aussi de réflexions issues d'institutions internationales, le PNUE notamment, dont R. Frosch a été le premier secrétaire adjoint en 1973.
La méthodologie employée consiste à étudier le « métabolisme industriel » des systèmes socioéconomiques, c'est-à-dire à mesurer les flux de matières et d'énergie qui traversent les systèmes productifs. Les écologues industriels s'efforcent ensuite d'optimiser et de diminuer ces flux en les bouclant
sur eux-mêmes, en instituant des processus de dématérialisation des biens et des services fournis
aux consommateurs et en recyclant les sous-produits et les déchets associés à leur fabrication. Un
appareillage de normes techniques et managériales (normes Iso ou règlement Emas) vient certifier
ces pratiques « éco-efficientes » et permet d'envoyer des signaux de qualité en direction des consommateurs et des pouvoirs publics. Ces informations biophysiques doivent être reliées à celles utilisées traditionnellement dans la prise de décision économique, à savoir les prix et les profits réalisés.
L'écologie industrielle se place ainsi dans une tradition libérale qui, pour prendre en compte l'environnement, préfère les calculs du marché à l'autorité de l'Etat jugée coercitive par nature. De plus en plus
présentes dans les forums de négociation, les entreprises entendent ainsi reprendre la main en matière de développement soutenable et contrôler la modernisation écologique du capitalisme.
Autre développement ou fin du développement ?
Un troisième ensemble de travaux met l'accent sur les questions sociales soulevées par la problématique du développement soutenable. Rompant avec la vision qui fait de l'avènement du développement le déroulement normal de l'histoire économique et sociale, les auteurs de ces analyses s'interrogent sur la spécificité du non-développement que connaissent certains pays et sur les possibilités d'un
autre développement que celui tracé par les pays occidentaux. Si certains veulent conserver l'objectif
du développement, d'autres appellent à le rejeter et à instituer d'autres perspectives de progrès social.
Le terme « écodéveloppement » est lancé par les organisateurs de la conférence de Stockholm
(1972) après que celle-ci a vu une opposition frontale entre pays du Nord et du Sud. Il reçoit le soutien
du Pnue dans les années 80 avant que la notion de développement soutenable n'apparaisse dans les
sphères internationales. L'économiste Ignacy Sachs a attaché son nom à cette doctrine. Conçue pour
répondre à la dynamique particulière des économies rurales du tiers-monde, elle s'est peu à peu élargie pour devenir une philosophie générale du développement. La croissance en tant que telle n'est
pas rejetée par I. Sachs, mais doit être mise au service du progrès social et de la gestion raisonnable
des ressources et des milieux naturels. Dans la perspective du développement endogène, il importe
que chaque communauté définisse par elle-même son propre « style de développement », en particulier par le choix de « techniques appropriées », compatibles avec son contexte culturel, institutionnel
et écologique. La nécessité du développement est réaffirmée mais cet objectif doit se décliner en une
pluralité de trajectoires et de modèles d'économie mixte. Il convient notamment de mettre en œuvre
une « planification participative » permettant un juste équilibre entre le marché, l'Etat et la société
civile.
Les travaux de Joan Martinez-Alier s'inscrivent aussi dans cette doctrine qui entend montrer que développement et non-développement sont les deux faces d'une même dynamique capitaliste. Les économies périphériques des pays du Sud sont extraverties car liées aux débouchés qu'offre le « centre »
et aux décisions des multinationales et des gouvernements du Nord. Bon nombre de pays du Sud
s'appauvrissent en exportant à bas prix leurs ressources vers le Nord, sans que soient pris en compte
les coûts sociaux et environnementaux induits. Pour sortir de cet « échange écologiquement inégal »,
J. Martinez-Alier propose d'en modifier les termes, voire de rompre avec la spécialisation du commerce international.
Plus largement, cet auteur replace la question de la pauvreté au cœur de l'enjeu de la soutenabilité ?
un thème qui est revenu avec force lors du sommet de Johannesburg (2002) ? mais d'une manière
moins convenue. En s'appuyant sur les exemples des mouvements sociaux des pays du tiers-monde,
comme celui mené par Chico Mendès au Brésil ou celui de la « justice environnementale » aux EtatsUnis, il entend montrer, d'une part, que la pauvreté n'est pas seulement à considérer comme une menace pour l'environnement ? ce que sous-entendent le rapport Brundtland et les tenants d'une courbe
environnementale de Kuznets ? et d'autre part, que la protection de l'environnement n'est pas qu'un «
luxe de riches ». Il existe un « écologisme des pauvres » qui luttent pour une meilleure reconnaissance de leurs droits. Cette perspective est d'autant plus sérieuse que nombre de politiques environnementales tendent les rapports entre Nord et Sud, que ce soit par l'instauration d'un système de
permis négociables pour prévenir le changement climatique ou d'un commerce international de gènes
pour lutter contre l'érosion de la biodiversité. On peut en attendre de puissants effets redistributifs.
Ces politiques s'appuient en effet sur la reconnaissance de nouveaux droits de propriété en matière
d'environnement, « droits à polluer » dans le premier cas, droits de propriété intellectuelle dans le
second. De plus, les prix auxquels s'échangeront ces droits dépendront largement de la distribution
initiale de la richesse et des revenus. Il y a fort à parier, écrit J. Martinez-Alier, que les pauvres vendront leurs droits à bas prix. D'où la nécessité pour les mouvements sociaux de peser sur les négociations environnementales si l'on ne veut pas qu'elles induisent de nouvelles exclusions et inégalités
sociales.
Décroissance conviviale et austérité joyeuse
Radicalisant plus encore le débat, certains économistes appellent au rejet de l'idée même de développement soutenable, accusée de masquer l'occidentalisation du monde et la marchandisation des
rapports sociaux. Pour réinventer un imaginaire en matière de changement social, ils assignent, selon
l'expression de Serge Latouche, un objectif de « décroissance conviviale ».
La décroissance est attachée à l'oeuvre de Nicholas Georgescu-Roegen. Cet économiste propose un
« programme bioéconomique minimal » destiné à faire durer le plus longtemps possible le stock
d'énergie et de matière disponible pour l'humanité. Celui-ci repose sur l'idée d'agir sur la demande de
biens et de services plutôt que sur l'offre, tout en restant conscient de la nécessité pour les populations pauvres de voir leurs conditions matérielles s'améliorer. Ces propositions rejoignent celles de
certains penseurs de l'écologie politique en matière d'autolimitation des besoins et d'élaboration d'une
norme du « suffisant ». Ivan Illich prônait ainsi une « austérité joyeuse », soit un modèle de société où
les besoins sont réduits mais où la vie sociale est plus riche parce que plus conviviale. Cette recherche de l'autonomie des individus ? qui s'oppose à la dépendance vis-à-vis du mode de régulation
marchand ? oblige aussi à considérer de manière critique les liens qui unissent le productivisme et le
consumérisme. Si l'on veut se défaire de la compensation existentielle que constitue la consommation
de bon nombre de biens et de services, il importe de partager autrement les gains de productivité et
de réduire le temps de travail. En d'autres termes, il s'agit de redéfinir les frontières de la rationalité
économique et des rapports marchands et d'œuvrer ni plus ni moins qu'à un « après-capitalisme ».
La problématique du développement soutenable nous oblige à nous interroger sur l'orientation souhaitable du changement social, mais aussi sur les forces sociales porteuses d'avenir et sur les moyens
d'action qu'on leur prête. Si certains économistes affichent leur confiance dans la régulation marchande pour parer aux problèmes environnementaux et sociaux, d'autres considèrent qu'il faut fixer
des contraintes quantitatives et des normes non marchandes. Le débat porte alors sur les acteurs les
mieux à même de fixer et de faire respecter ces normes : les pouvoirs publics, les acteurs privés, les
firmes ou les partenariats avec des ONG ? Les économistes les plus critiques mettent l'accent sur les
luttes politiques à mener contre le capitalisme et nous convient à une réflexion sur les valeurs dominantes de nos sociétés d'abondance. C'est donc aussi la façon de construire le discours économique
qui est en débat.
Franck-Dominique Vivien – Sciences Humaines Hors Série n° 49 - 2005
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