
donné en partage à tous. Pour engager le dialogue, nous devons faire appel à ce qui nous est commun, 
cette  capacité  de  raisonner  et  d'argumenter.  Idée  fausse  encore  :  les  Lumières  pécheraient  par  trop 
d'abstraction. "L'homme, monsieur, je ne l'ai jamais rencontré", ironisait Joseph de Maistre, ennemi juré 
de la Révolution. Or les Lumières ont inventé à la fois l'histoire et l'anthropologie, qui exigent toutes deux 
la reconnaissance de la singularité des sociétés. Il est vrai qu'elles ont maintenu aussi l'héritage de l'école 
du droit naturel, à savoir que les êtres humains, en tant que tels, étaient pourvus de droits, valables quels 
que soient le régime, le lieu ou le climat. 
 
Parlons des personnages emblématiques de cette époque. Qui sont-ils ? 
— Deux figures familières accueillent les visiteurs de l'exposition, celles de Mozart et de Rousseau. Ce 
dernier est un critique des Lumières et, à ce titre, leur penseur le plus profond. Mozart, dont les opéras 
chantent  l'aspiration  à  l'amour  et  au  bonheur  purement  humains,  est  une  brillante  incarnation  des 
Lumières. Comme d'ailleurs des peintres comme Fragonard, maître de la sensualité, ou Chardin, dont La 
Fontaine exprime mieux que de longs discours la dignité des humbles. 
Douze  personnages  encadrent  les  six  grands  thèmes  de  l'exposition.  Parmi  eux,  pour  les  sciences, 
Benjamin  Franklin  : cet  américain  autodidacte,  inventeur  du  paratonnerre,  était  aussi  un  remarquable 
écrivain, un pédagogue et un homme politique qui a séjourné longtemps en France. L'italien Vico plaide 
pour  l'histoire  au  nom  de  l'irréductibilité  des  nations.  L'écossais  Adam  Smith,  les  allemands  Kant  et 
Goethe sont autant de figures indispensables. 
 
Leur vision du monde peut-elle encore nous guider ? 
— Je le crois, et j'ai essayé de le montrer dans un petit livre, L'Esprit des Lumières. Rousseau voit les 
immenses dangers qui pèsent sur notre monde, mais, en même temps, il croit en la perfectibilité, qui est la 
possibilité pour chacun d'entre nous, s'il livre les efforts nécessaires, de se transformer. Mais cette liberté 
qui nous permet de nous perfectionner peut aussi nous conduire vers le mal. 
Chez le juriste Beccaria, on trouve une remarquable argumentation contre la torture et la peine de mort. 
Or non seulement ces pratiques subsistent dans les faits en beaucoup d'endroits, mais elles ont été de 
nouveau théorisées à la suite des attentats du 11 Septembre : comme en France au moment de la guerre 
d'Algérie, on a proclamé que, dans la guerre contre le terrorisme, tous les moyens sont bons pour obtenir 
des renseignements. L'esprit des Lumières peut nous aider à combattre ces dérives effrayantes de la part 
des grandes démocraties. De même, il est là pour nous rappeler que l'économie ne doit pas être sa propre 
finalité - le développement pour le développement -, mais qu'elle doit être au service des êtres humains. 
Une vie politique dans laquelle garder le pouvoir serait la seule motivation de ceux qui y aspirent est un 
autre exemple de cette abolition néfaste de la finalité humaine. 
L'exigence d'universalité nous indique qu'au sein d'un pays il ne peut y avoir des citoyens de première et 
de seconde catégorie ; la participation démocratique ne saurait être déniée à ceux qui ne nous ressemblent 
pas  parce  qu'ils  viennent  d'ailleurs  ou  sont  d'une  autre  religion.  Bref,  l'esprit  des  Lumières  a  encore 
beaucoup à faire dans le monde d'aujourd'hui. 
 
Pourtant, des aspects peu reluisants de notre époque naissent des Lumières... 
— Les adversaires évidents, comme l'obscurantisme, sont les plus faciles à combattre. Plus sournois sont 
des travers enracinés dans les idées mêmes des Lumières. Par exemple le scientisme : alors que la science 
doit être servante, on l'a vue souvent sortir de son domaine pour dicter ses fins à la société. Dérive encore 
quand, de l'individu autonome des Lumières, on passe à l'individu autosuffisant. Or nous naissons dans le 
langage, dans la culture, et nous dépérissons dans l'isolement. Les Lumières ne sont pas davantage un 
éloge hédoniste de l'instant présent. L'être humain est pourvu de ces capacités spécifiques que sont la 
mémoire et l'imaginaire. Vivre seulement dans la sensation, c'est nier l'humain. Perversion enfin que le 
colonialisme, qui s'est paré des oripeaux des Lumières pour justifier ses conquêtes. 
 
Avons-nous failli dans la transmission de l'héritage des Lumières ? 
— Ne nous berçons pas de l'idée que les démocraties libérales sont là pour toujours. Les forces opposées 
aux Lumières sont enracinées : la préférence pour la soumission plutôt que pour la liberté, le besoin de 
consolation, le goût du pouvoir ne sont pas moins humains que les valeurs promues par les Lumières. C'est 
pourquoi raviver les principes est une nécessité qui ne s'arrête jamais : la pierre risque toujours de rouler 
vers le bas, que ce soit dans notre propre existence ou dans la vie publique. 
Propos recueillis par Sophie Gherardi Dessin de Chloe Poizat