toute pensée est toujours portée par une volonté et des affects. Or l’esprit « marche d’une
pièce » avec la volonté :
La volonté est un des principaux organes de la créance ; non qu’elle forme la créance,
mais parce que les choses sont vraies ou fausses, selon la face par où on les regarde. La
volonté, qui se plaît à l’une plus qu’à l’autre, détourne l’esprit de considérer les qualités de
celles qu’elle n’aime pas voir ; et ainsi l’esprit, marchant d’une pièce avec la volonté, s’arrête
à regarder la face qu’elle aime ; et ainsi il en juge par ce qu’il voit.
Blaise Pascal, Pensées, § 99
Ainsi, toute pensée est perspective, pour reprendre les termes de Nietzsche. Il n’y a pas de
pensée sans volonté, pas de réponse sans question, pas d’idée sans problème.
Gardons-nous mieux désormais, messieurs les philosophes, de la vieille affabulation
conceptuelle dangereuse qui a posé un « sujet de la connaissance pur, soustrait à la volonté,
soustrait à la douleur, soustrait au temps », gardons-nous des tentacules de concepts
contradictoires tels que « raison pure », « spiritualité absolue », « connaissance en soi » : – on
y exige toujours de penser un œil qui ne peut pas être pensé du tout, un œil qui ne doit avoir
absolument aucune direction, dans lequel les forces actives et interprétatives grâce auxquelles
seules le voir devient un voir quelque chose doivent être entravées, faire défaut, on y exige
donc toujours un contresens et un monstre conceptuel d’œil. Il n’y a qu’un voir en
perspective, qu’un « connaître » en perspective ; plus nous laissons d’affects prendre la
parole, plus nous savons donner d’yeux, d’yeux différents pour cette même chose, et plus
notre « concept » de cette chose, notre « objectivité » seront complets. Mais éliminer la
volonté en général, suspendre les affects tout autant qu’ils sont, à supposer que nous en
soyons capables : comment ? cela ne signifierait-il pas castrer l’intellect ?…
Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, III, § 12
2. Toute ouverture au monde est affectée (Heidegger)
Les affects ne sont pas quelque chose d’étranger à la pensée et qui viendraient la
« colorer » de l’extérieur. Bien au contraire, en tant que catégorie existentielle fondamentale
(nous sommes toujours déjà affectés d’une manière ou d’une autre, nous ne pouvons sortir de
cette structure affective, et l’insensibilité ou l’indifférence sont encore des manières d’être
affectés), les affects sont ce qui détermine notre première ouverture au monde. Le monde se
découvre à nous comme gai, ennuyeux, triste ou dangereux selon notre manière d’être
affectés.
[L]’affection est éloignée de quelque chose comme la trouvaille d’un état psychique. Elle
présente si peu le caractère d’une saisie se re-tournant rétrospectivement sur soi que toute
réflexion immanente ne peut au contraire « trouver » des « vécus » que parce que le Dasein
est déjà ouvert en son affection. La « simple tonalité » ouvre le Là plus originairement –
mais, corrélativement, elle le referme aussi encore plus obstinément que toute non-
perception.
C’est ce que manifeste l’aigreur. Dans l’aigreur, le Dasein devient aveugle à lui-même, le
monde ambiant de la préoccupation se voile, la circon-spection de la préoccupation se
fourvoie. L’affection est si peu réfléchie qu’elle tombe justement sur le Dasein tandis qu’il
est adonné et livré sans réfléchir au « monde » dont il se préoccupe. La tonalité assaille. Elle
ne vient ni de l’« extérieur », ni de l’« intérieur », mais, en tant que guise de l’être-au-monde,
elle monte de celui-ci même. Or, avec cette détermination, nous sommes en mesure de
dépasser une simple délimitation négative de l’affection par rapport à la saisie réflexive de
l’« intérieur » et d’accéder à un aperçu positif dans son caractère d’ouverture. La tonalité a à
chaque fois déjà ouvert l’être-au-monde en tant que totalité, et c’est elle qui permet pour la
première fois de se tourner vers… L’être-intoné ne se rapporte pas de prime abord à du
psychique, il n’est pas lui-même un état intérieur qui s’extérioriserait ensuite
mystérieusement pour colorer les choses et les personnes. Et c’est en quoi se manifeste le
second caractère d’essence de l’affection. Elle est un mode existential fondamental de