Mises en garde aux lecteurs et lectrices : L’expression « sociologie radicale » employée un peu légèrement à l’occasion des journées SAPP de mars-avril dernier renvoie à une posture commune que nous explorons depuis quelques années à travers des ateliers de travail collectif et la mise en place d’une association de recherche coopérative. Ce texte vise à tester et expliciter plus systématiquement en quoi consiste une telle sociologie. Nous en sommes actuellement au stade du brouillon ou, pour le dire plus élégamment, d’un document de travail qui reste encore, pour une large part, inabouti. La discussion pourra donc porter sur le fond des propositions, sur notre aptitude à défendre les spécificités du « laboratoire radical », mais également, à un autre niveau, sur le travail de réécriture qu’il faudrait engager pour pouvoir proposer ce texte à la publication. Propositions pour une sociologie radicale. Proposition 1 : La sociologie pragmatique est une sociologie radicale. La qualification de « radicale » a été appliquée initialement à Garfinkel par un de ses détracteurs qui jugeait ses « idées dangereuses »1, avant d’être reprise à leur compte par les éditeurs de l’ouvrage : L’ethnométhodologie, une sociologie radicale. Radicale, cette sociologie l’est, en ce qu’il s’agit de revenir « aux choses mêmes », autrement dit de : « revenir à ce monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours, et à l’égard duquel toute détermination scientifique est abstraite, signitive et dépendante, comme la géographie à l’égard du paysage où nous avons d’abord appris ce que c’est qu’une forêt, une prairie, une rivière » (nous soulignons)2. Ou encore, pour reprendre cette fois-ci les termes de Garfinkel, il convient de ne pas s’attacher uniquement aux objets déjà mis en signes – ce que tend à faire l’activité scientifique en général, mais de s’intéresser aux « objets organisationnels », aux procédures et méthodes qui organisent l’activité sociale de l’intérieur. Radicale, cette sociologie l’est alors en ce qu’elle en rabat sur ses ambitions en matière de théorisation et de modélisation. Une telle sociologie, attachée à la description des « phénomènes concrets d’ordre et de sens [constitutifs des faits sociaux] » (p. 10), ne saurait en passer par des « analyses formelles » qui manquent cette dimension en-acte de la production du monde social. Elle est radicale en un troisième sens puisqu’elle reconnaît, conséquemment, la capacité des acteurs à prendre part à l’institution de l’objectivité du monde et, du même coup, l’absence de monopole des sociologues – plus largement des scientifiques – en la matière. Elle s’efforce de « retrouver le travail d’organisation, d’ordonnancement et de mise en sens qui constitue [les L’anecdote est rapportée dans l’introduction de l’ouvrage L’ethnométhodologie, une sociologie radicale édité par M. de Fornel, A. Ogien et L. Quéré en 2001. 2 Merleau-Ponty cité par de Fornel, Ogien et Quéré, ibid. p. 9. 1 1 faits sociaux] comme réalité objective » (p. 10), travail auquel les scientifiques prennent part, mais… au même titre que les acteurs-eux-mêmes. Ces développements ont donné lieu à quelques formules frappantes, qu’elles soient de Garfinkel (l’acteur n’est pas un « idiot culturel ») ou d’autres qu’on pense à la « sociologie performative » ou au « transfert de compétences » dont parle M. Callon3, qui toutes pointent la nécessité de prendre en compte l’intelligence des acteurs, leurs compétences à organiser les mondes dans lesquels ils sont engagés. La radicalité tient finalement à ce que le sociologue se retrouve dessaisi d’un certain nombre de tâches et d’opération qu’il s’appropriait jusque là. L’objectivation, mais également la compréhension, l’interprétation ou encore la définition ontologique des êtres ne sont pas la charge exclusive du chercheur, il la partage avec les acteurs. Ces opérations ne sont plus alors ce que vise le travail du sociologue, mais autant de thèmes pour son enquête4. Il incombe finalement au chercheur une tâche en propre, celle de faire passer tous ces assemblages pratiques de « l’arrière boutique à la vitrine » (Latour) et de prêter ainsi attention à ce qui reste largement « seen but unnoticed » (Garfinkel)5. Pour ce faire, il dispose également d’une compétence en propre, « cette capacité de déplacement qui est ce qu[‘il] peut apporter en propre, parce que les acteurs sont trop pris dans leurs univers de valeurs pour pouvoir le faire » (Heinich, 1998, p. 80). Et il apparaît ainsi que le travail du chercheur, outre le fait qu’il est essentiellement descriptif comme indiqué précédemment, peut se résumer en une opération d’augmentation de lisibilité. Les propositions suivantes consistent essentiellement à faire jouer et, de là, à tester les possibilités de déplacement de la radicalité d’un plan à un autre, du laboratoire sociologique au terrain des luttes radicales. Il s’agit ainsi (proposition 2) de se demander dans quelle mesure ces sociologies radicales (aux plans épistémologique, méthodologique ou théorique) sont particulièrement bien ajustées pour ressaisir ce qui se joue, cette fois-ci au plan d’agencements concrets, sur des terrains où se trouve engagée de la radicalité politique. Il y a là un premier jeu de bascule entre la radicalité d’une sociologie et la radicalité de pratiques politiques, ou encore : quand la radicalité n’est plus seulement le fait d’une sociologie, mais d’acteurs engagés politiquement. 3 Ici, il nous importe assez peu de définir les lignes de partage entre ces courants que sont, par exemple, l’ethnométhodologie et la sociologie pragmatique. Il nous importe davantage de souligner que ce qui est considéré comme « radical » dans la proposition de Garfinkel par de Fornel, Ogien et Quéré, ce « retour aux choses » et les conséquences que nous avons dégagées, valent pour ces deux sociologies. Et les références mentionnées sous cette première proposition sont volontairement éclectiques et hétérogènes. 4 Cette conversion du regard et de l’objet sociologique est formulée de manière exemplaire, au plan de la sociologie de l’art, par la définition que donne Nathalie Heinich de la tâche de la « posture a-critique » : « Se donner pour objet de dire non ce que l’art est, mais ce qu’il “ représente ” pour les acteurs (si l’on accepte un usage très lâche du terme de “ représentation ”, englobant les perceptions et les opérations de catégorisation, d’interprétation et de jugement, par opposition aux “ essences ” ou aux “ choses mêmes ” : voilà le changement de posture qui permet à la sociologie de faire autre chose que ce que font les acteurs eux-mêmes, en prenant pour objet non plus l’objet de leurs mots et de leurs actions (l’art), mais les mots et les actions qui constituent l’art en tant que tel. » (1998, p.24). 5 Indiquons en passant que de Fornel, Ogien et Quéré pointent ce qui constituerait un quatrième niveau de radicalité dans cette sociologie : à savoir qu’il n’existe pas de protocoles de recherche ou de méthodes établis d’avance permettant d’enregistrer le genre de phénomènes qui intéressent les ethnométhodologues et qu’il convient d’inventer un langage apte à dire ces choses. Or cette entreprise n’est pas sans « risques » (p. 11), le genre de phénomènes qui intéresse les ethnométhodologues met en tension le régime de validité scientifique puisque celui-ci repose sur la possibilité de mettre en proposition, et donc en signes, des choses qu’on entend d’abord saisir dans ce qu’elles ont d’« organisationnel ». 2 Il s’agit alors, l’intérêt d’une approche pragmatique pour de tels terrains étant largement attestée, de se demander jusqu’où une approche pragmatique de la radicalité politique ne requière pas la mise à l’épreuve du laboratoire sociologique. Les propositions 3, 4 et 5 ont alors à charge de définir les lignes de ce que à quoi ressemble un tel laboratoire. Proposition 2 : Une sociologie pragmatique de la radicalité politique implique de penser sociologiquement le débordement. Il nous semble indispensable qu’une sociologie pragmatique s’intéressant à des expériences politiques radicale soit en mesure de penser le débordement et le dissensus. Ce serait là une des conditions de sa pertinence heuristique. Une approche pragmatique de la notion de radicalité, saisie « au niveau de la rue » ou des terrains, permet d’éviter d’avoir à en passer par une définition idéologique de la radicalité (qui se réfèrerait uniquement à une tradition anarchiste ou révolutionnaire) au profit d’une approche en termes de configurations pratiques, prêtant une attention toute particulière au motif du débordement. Il y aurait là une façon, encore, de repenser et de donner tout son sens au caractère proprement marginal de ces entreprises collectives. Et ici, nous pensons notamment aux travaux d’A. Baudry sur les groupes pro-féministes masculins, à ceux de R. Eliçabe autour des collectifs anarcho-punks, à ceux d’A. Guilbert concernant la définition des espaces « autres » ou transgressifs, de Y. Lemery au sujet du renouvellement de la forme manifestante, de C. Martinez à propos du féminisme radical ou encore de P. Viot concernant les grèves de la faim de sans papiers et aux contributions de A.S. Haeringer dans le cadre de l’atelier « corps et politique » associant plusieurs des chercheurs et chercheuses mentionné-e-s. La diversité des sites et des collectifs mentionnés dans cette brève énumération renvoie d’emblée à une inventivité et une multiplicité des formes assez frappantes. Partir des terrains, c’est alors aussi reconnaître cette puissance d’émergence, assez caractéristique des agencements radicaux et dont « sociologie performative » (Callon) doit pouvoir rendre compte de manière particulièrement ajustée. La tâche du sociologue consiste en effet ici à recueillir l’inventivité formelle, les théories et les expertises endogènes, qui peuvent concerner autant les ateliers en non mixité et la construction identitaire des individus genrés, la résistance physique des corps et sa transposition dans l’espace public selon un processus spécifique de mise en cause, la mobilisation politique des affects au sein des agencements anarcho-punks... L’approche performative, si elle permet d’engager la recherche au plus près des formes mêmes de l’action, ne se limite pas à une micro sociologie descriptive. Cette perspective commune nous a ainsi permis de dégager des ressemblances de famille propre à baliser (provisoirement et partiellement) l’espace de la radicalité politique. Nous pouvons d’ores et déjà avancer trois grandes lignes analytiques qui nous semblent être en mesure de caractériser sociologiquement la radicalité politique comme débordement politique (sans toutefois réduire ce divers hétérogène) : 3 Marginalité Sous la notion de radicalité, nous désignons toute une série de situations qui s’inscrivent « aux bords du politique » (J. Rancière) ou, pour le dire dans les termes de J. Ion, qui participent d’un redéploiement de l’engagement public hors de la sphère politique institutionnelle. Qu’il s’agisse de l’occupation de lieux vagues ou de friches industrielles sans droit ni titre, ou encore de collectifs informels qui recourent à l’action directe au risque de l’illégalité, ou cherchent à faire déborder le format classique des manifestations « tenues par le SO, des orgas et les grosses centrales syndicales », les expériences radicales répertoriées présentent toutes cette particularité d’opérer à la marge de l’institution, voire contre elle. De ce fait, elles engagent la définition de formes d’action singulières, au format du problème, qui impliquent bien une dynamique de performation au sens que lui donne M. Callon. Sensibilisation Groupe informel manifestive, groupes d’affinités recomposés en situation, mouvance féministe radicale ou anarcho-punk… sur le terrain de la radicalité politique on quitte pour une part le domaine stabilisé du social pour s’engager sur celui de l’expérimentation politique. Les expérimentations politiques radicales impliquent quasi systématiquement l’élaboration de nouvelles formes de vie partagées, en particulier sur des modes affinitaires et la constitution de nouvelles sensibilités6. La radicalité en passe en effet par des interventions sur le sensible qui remettent en cause les termes de son partage policier (Rancière). Elle engage une tension fondamentale qui n’implique pas tant de faire entrer la politique dans l’ordre du sensible, mais bien plutôt de retravailler leur intrication, d’en défaire les nouages pré-existants. D’un point de vue méthodologique le sociologue se retrouve, pour accéder à ces pratiques d’expérimentations sensibles, à devoir co-exister avec les acteurs, à prendre part (au sens de prendre parti) à leur vie quotidienne. La dimension affective liée à l’expérimentation de modes de vies dissidents contamine le corps du chercheur de sorte qu’il se retrouve de fait pris dans les dynamiques du subjectivations politiques. Conflictualité Enfin, la notion de radicalité désigne également cette part d’antagonisme fondamental (contre le « patriarcat », contre le « capitalisme », la « gentrification des quartiers », la spéculation immobilière, ou encore la police…). Les formes de groupements radicaux ont pour enjeu l’expression de dissensus et visent à déborder les cadres établis (cadres du genre, de la bonne tenue, de la bonne manifestation, etc.). Et l’institution sociologique ne fait pas exception selon nous. Cette charge de conflictualité déborde le cadre naturel de la sociologie pragmatique ; elle échappe en partie à sa grammaire et comme part in intégrable, vient précisément en retravailler les termes, faire jouer ses contours et ses visées. Une saisie pragmatique de la radicalité politique produit bien des effets de connaissance. Mais la question politique, la question de l’émancipation pratiquée et mise en œuvre localement sur 6 On pense ici, par exemple, au travail en non mixité engagé par les féministes étudiées par C. Martinez et qui tendent vers la figure de « l’individuE », à l’ouverture d’espaces de relations « soustraits à la domination » et permettant dès lors l’émergence de nouvelles formes de sociabilité et de subjectivité dans le cas des « squats politiques, par opposition aux squats simplement d’habitation », à l’expérimentation de nouvelles modalités du vivre ensemble et de circulation des émotions dans les « agencements anarcho-punks », etc. 4 ces différents terrains produit également ses effets, elle ne laisse pas indemne non plus le laboratoire sociologique. Proposition 3 : Insuffisances de la posture critique. Affirmation de ce que la question de l’émancipation ne se réduit pas au problème du bon inventaire des partis en présence. Ou comment s’attacher aux bons sujets, c’est penser le conflit et, de là, prendre parti. La sociologie bourdieusienne est traversée par une visée émancipatrice et pourrait, à ce titre, venir nourrir notre démarche. Elle apparaît en effet comme le paradigme de la sociologie engagée. Le sociologue bourdieusien a en effet pour tâche de mettre au jour les rapports de domination dans lesquels les acteurs sont pris et ce dévoilement doit permettre à tout un chacun d’opérer un retour sur soi et ainsi, de s’auto-transformer. Les ressources de la sociologie sont ici érigées au rang d’outils d’émancipation. C’est en se faisant sociologue que tout un chacun peut espérer se libérer des déterminismes sociaux. Mais cette prétention de la sociologie– elle est la sortie/solution – n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes – que les sociologues pragmatiques ont d’ailleurs pointé7. Le premier tient sans doute à l’accessibilité inégale des ressources sociologiques, mais il en est d’autres inhérents à la position de surplomb qu’elle confère au sociologue. L’on pense ici à cette scène quelque peu surréaliste du film de P. Carles sur Bourdieu, d’ailleurs évoquée en note par C. Lemieux et Y. Barthes, dans laquelle Bourdieu, chahuté par des jeunes de banlieue qui lui demandent ce qu’ils peuvent faire eux de ce beau programme livré clé en main mais qui leur semble tout de même bien théorique, les exhorte à acheter le dernier livre d’Abdelmalek Sayad pour y trouver les outils de leur propre émancipation. Ici, la sociologie critique s’avère problématique en ce qu’elle ne reconnaît pas une compétence égale à l’émancipation. Dans la perspective critique il est des outils d’émancipation plus efficaces que d’autres, au premier rang desquels on trouve ceux de la sociologie… Mais ce point de vue sur le social vient écraser toute expression d’une capacité critique des acteurs eux mêmes, leur compétence à faire valoir l’injustice de telle ou telle situation et leur capacité à y faire face, bref toutes les manifestations que doit prendre en compte une sociologie de la critique8. De là une difficulté bien politique celle là : la sociologie critique se pense comme une entreprise d’émancipation dans la mesure même où elle produit une différence, une inégalité des intelligences entre sociologue expert et acteur social aveugle (ou idiot). Un discours qui montre la nécessité de la domination et de la méconnaissance par le dominé de la loi de la domination ne peut que difficilement devenir une arme de combat 9. Et L’on pense ici à C. Lemieux et Y. Barthes dans un article paru dans la revue Mouvements en 2002, nov.-déc., n° 24, ou encore à N. Dodier et I. Baszanger ou également L. Boltanski (sociologie critique, sociologie de la critique). 8 Dans cette perspective « la sociologie quitte son piedestal extérieur pour reprendre pied dans la vie de tous les jours, celle où les personnes luttent inerpretent se justifient et agissent aussi en fonction du sens qu’elles confèrent à leurs actions » Luc Boltanski, "La cause de la critique", Raisons politiques, 3, 2000 , p. 173-174. 9 On objectera que la sociologie critique doit dé fataliser le social, permettre aux acteurs profanes de se convertir en sociologues de leurs propres pratiques, mais c’est au prix d’une bien curieuse torsion logique : on s’émanciperait ainsi en faisant sien un savoir qui explique le caractère massif, socialement et historiquement déterminé, de la domination, d’une domination d’autant plus entière qu’elle est méconnue. Le social c’est le social de la domination et sa reproduction tient à la méconnaissance, par les dominés, de la loi de la domination. 7 5 plus encore, partant du primat de l’inégalité, ses propositions prennent à rebours des modes de subjectivation politique qui reposent au contraire sur l’égalité de tout un chacun, sur la démonstration dans les discours et dans les faits d’une « compétence des incompétents » (Rancière). Les luttes radicales sont menées précisément par des êtres qui n’ont pas de tire à intervenir politiquement et de ce fait bricolent des modes d’intervention renouvelés, inventent et prouvent dans ce mouvement même l’existence d’une capacité d’action et d’énonciation qui n’était pas repérable jusque là. Le « do it yourself » de la mouvance anarcho-punk et du mouvement « squat », l’empowerment du féminisme radical ou ses proclamations selon lesquelles « si tu sais faire un gâteau tu sais faire une bombe », les pratiques d’action directe « en manif », en termes de réappropriation de logement ou de diffusion de contre information…Toutes ces expressions, même si elles recèlent une charge critique, ne s’originent pas dans le constat de la domination mais plutôt dans la capacité à y opposer quelque chose, comme une puissance d’émancipation, qu’une sociologie politique soucieuse des formes émergentes de la politique devra pouvoir recueillir… S’il s’avère donc impossible d’adopter la posture critique, comment pour autant ne pas jeter le projet émancipateur avec l’eau du bain de la critique autrement dit les inconséquences de la théorie critique ? Quelle peut être la portée politique d’une sociologie qui a pris ses distances avec Bourdieu ? Au plan politique, le pragmatisme peut en effet sembler bien effrayant. Sa tendance à célébrer le réel, l’ordinaire et donc possiblement la domination réelle et ordinaire est une explication possible de l’opprobre dont certains l’ont entaché. Pourtant, c’est ici faire peu de cas des propositions pragmatiques. En effet, ces sociologues ne se sont pas contentés de pointer les limites des propositions politiques de la sociologie bourdieusienne, mais se sont efforcés, dans le même temps, de clarifier celles qu’engageait leur posture. Et le projet pragmatique n’apparaît plus alors comme régi par un souci de neutralité. En faisant le « sacrifice de [son] intelligence » (Boltanski), le sociologue considère que les acteurs auxquels il a à faire ont des compétences critiques qui leur sont propres et qu’ils développent au lieu qui convient, au lieu où les problèmes se posent à eux. Il ne s’agit plus alors, dans un tel projet, d’enjoindre les acteurs à se libérer de leur inconscient social en endossant la posture sociologique, mais de rendre visible leur aptitude à la critique. Ce faisant, le sociologue ne se positionne plus en expert, davantage, il refait l’histoire en ménageant une place aux vaincus. Décrire les formes de la critique, c’est en effet mettre sur un plan d’égalité la critique dominante, reconnue et celles qui sont plus marginales, moins légitimes. Cette opération de symétrisation, loin d’être neutre, confère un poids aussi important aux critiques profanes qu’aux critiques expertes et c’est là un des partis pris de telles sociologies (cf. Dodier et Baszanger). La proposition politique de la sociologie pragmatique repose ainsi sur la conviction que la mise en évidence des diverses critiques ou expertises et la reconnaissance de la compétence de tout un chacun à la critique renforcent les visées démocratiques. L’idéal démocratique consiste en effet en l’art de la dispute et l’échange d’arguments. En outre, l’engagement des sociologues consiste également en ce que, une fois mis au jour la diversité des critiques et les conditions de félicité des différentes formes de critique, les acteurs peuvent se repérer dans l’espace de la critique et donner plus de poids, d’efficace à leurs arguments. Ici la toute puissance scientifique, explicatrice du sociologue se paye d’une impuissance pratique et inversement, la sociologie critique pour être mobilisable, ne peut que perdre en qualité scientifique (Lemieux, Barthes). 6 Ce faisant, de telles sociologies risquent toujours de recomposer la fiction de la démocratie pacifiée. Les théories de l’ « acteur social intelligent » venant redoubler celle de « l’acteur rationnel économique » pour célébrer les noces de la gouvernance moderne et de la bonne gestion des affaires courantes. Reconnaître l’étendue des compétences d’acteurs-parlantdepuis-leur-place peut tout aussi bien revenir à ne laisser qu’une portion congrue à ces acteurs : leur place, autrement dit un espace réduit et confiné, en dehors duquel aucune compétence ne saurait leur être reconnue. On pense ici à la traduction politique qu’a pu connaître ce souci de prendre en compte la compétence des profanes, à travers les conseils de quartier et aux critiques – dont certaines sont d’ailleurs sociologiques (Carrel) – qui ont pu être émises : dans de tels dispositifs de concertation, on prête d’autant plus de compétences à l’« habitant » qu’il est convié en tant que tel et donc relégué à sa place d’« habitant » qui ne peut avoir un point de vue et un avis que sur des choses bien ordinaires (« les crottes de chien » ou « les places de parking ») et ne saurait en aucun cas être partie prenante de décisions politiques qui sont finalement laissées à charge des « politiques » ou autres « experts »10… Par ailleurs, selon cette conception, toute la politique devient affaire de problèmes à traiter selon l’idéal de discussion publique : en recomposant l’espace des intérêts en présence, en laissant jouer la logique de la concertation. C’est oublier que la politique peut être faite aussi de torts irréconciliables, que les acteurs d’un conflit ne se rêvent pas tous en « partenaires sociaux », que toutes les inégalités ne sont pas forcément intégrables au grand jeu du consensus. Ce que nous proposons c’est de faire jouer Callon contre Callon, autrement dit de nous attacher à des sujets irréconciliables, qui ne sauraient se satisfaire de leur association, au titre de participant-depuis-leur-place, à des instances du type « forum hybride » puisque leur présence est toujours de l’ordre d’une effraction, qui met en cause le partage des places/ l’assignation à une place. C’est en ce sens que nous entendons nous décaler par rapport à/ affronter avec cette logique induite par la sociologie pragmatique qui proclame sinon la fin de l’histoire, tout au moins sa finalisation dans un règlement assagi et consensuel, propre à assurer la pondération bien comprise et pacifiée des intérêts en présence11. De ce point de vue, la sociologie radicale que nous entendons mettre en pratique vise à décrire les chaînages pratiques et concrets de l’émancipation à l’œuvre sur nos terrains, à faire valoir la compétence des incompétents, et ce afin de ne pas glisser dans les errements de la sociologie critique. Il lui appartient également de prendre au sérieux le scandale des situations étudiées, restituer la charge de conflictualité et de dissensus portés par les sujets de la radicalité politique, dans l’optique cette fois de déborder la sociologie pacificatrice. 10 Tous les discours critiques et les mobilisations tournés contre les politiques de réaménagements urbains et élaborés en dehors des cadres strictement institutionnels dénoncent le fait que les « habitants » n’ont quasiment aucune prise sur le cours des choses au sein des instances institutionnelles. La prise en charge technique et politique du projet Euromed à Marseille ou de la rénovation des pentes de la croix-rousse par exemple ne laissent qu’une place mineure à ceux qui ont une expérience ordinaire de ces espaces, il leur est demandé au mieux de s’adapter, au pire de quitter les lieux. 11 Nous faisons référence ici au triomphe de la « démocratie de consensus » qui nous semble en effet intégrer en son sein la figure de la démocratie technique qu’exemplifient les forums hybrides chers à M. Callon, , P. Lascoumes et Y. Barthe, y compris à leur corps défendant. 7 Proposition 4 : Aux effets de connaissances induits sur le terrain de la radicalité politique doivent répondre des effets politiques susceptibles de déformer le laboratoire d’une sociologie radicale. Mais il s’agit surtout d’accepter d’être traversé par certaines des dynamiques qui travaillent nos terrains ou nos « objets », comme on dit parfois un peu trop rapidement, d’accepter la déformation du laboratoire sociologique par les logiques qu’il était supposé contenir : d’où, en ce qui concerne le collectif de chercheurs évoqués plus haut/ notre collectif de chercheurs, la mise en place de projets collectifs d’écriture sociologique (concernant la mouvance squat, ou le rapport du corps à la politique) et de formes de recherche coopératives intégrant aux conditions de production de l’enquête les dynamiques de mises en commun et d’auto organisation qui caractérisent plusieurs de nos objets de recherche. Les dynamiques politiques à l’œuvre sur nos terrains travaillent en effet l’organisation de la recherche de sorte que les affects et modes d’organisations qui leur sont propres viennent imprégner nos pratiques de recherche. Le collectif s’est peu à peu noué autour de séances régulières de travail dans le squat villeurbannais « La Scierie » sur la question de la saisie sociologique du corps. Cet atelier de travail, autant par sa thématique même que par l’espace dans lequel il prenait place a construit un groupe affinitaire implicite et défini une première forme singulière à notre activité collective. De manière informelle et sans concertation préalable, nos corps se sont retrouvés portés à penser la question du corps dans la situation même où elle se posait. Peu à peu la forme du collectif a muté en une association de recherche (le GRAC 12) afin de répondre à la triple nécessité de trouver des moyens autonomes pour financer, publiciser et poursuivre collectivement nos recherches. Mais nous positionner volontairement entre pairs à l’écart de l’institution universitaire (et dans des squats) a également ouvert de nouvelles possibilités de circulation des connaissances et permis l’auto-définition de modes d’organisations internes. Ceux-ci se caractérisent par leur souplesse mais restent sous-tendus par plusieurs logiques d’actions: faire en sorte que tous les membres puissent prendre part à l’ensemble des décisions, garder une attention pour redistribuer en permanence les tâches mais aussi les pouvoirs, enfin, redistribuer équitablement les ressources matérielles entre tous. Ces logiques peuvent se concrétiser par exemple dans la constitution d’une caisse commune, dans la collectivisation de nos réseaux et de nos compétences (aussi de nos inquiétudes) ou bien encore, dans le cas de la recherche pour le PUCA, à travers la multiplication des responsables scientifiques. D’un point de vue méthodologique, la prise en compte de la présupposition d’une égalité des intelligences et le souci d’une pragmatique au sens fort nous ont conduit à réactualiser les principes de la recherche action. Cette méthodologie spécifique est adaptée aux modes d’organisation des terrains explorés car l’hybridation des compétences qui caractérise le travail des acteurs est ainsi importée dans les modalités pratiques de la recherche. Celle-ci entend être une tentative originale d’articulation des problématiques et des pratiques indigènes, des problématiques sociologiques et des pratiques ethnographiques. Et cela 12 Le GRAC ou Groupe de Recherche Action a été créé en juillet 2006, il est composé de Rémi Eliçabe, Amandine Guilbert, Anne-Sophie Haeringer, Yannis Lemery et Laetitia Overnay. Nous avons pour l’instant fait un premier travail d’enquête en partenariat avec l’Observatoire Régional de la Santé du Rhône, et nous venons de signer un contrat de recherche avec le Plan Urbanisme Construction Architecture. Nous sommes également en discussion avec d’autres organismes publics et privés pour réaliser des travaux de sous-traitances. 8 implique de prendre la mesure des homologies et imprégnations réciproques. Dans le projet PUCA par exemple, cela signifie que les acteurs qui décident de participer au projet « les participants » sont impliqués dans l’ensemble du processus de recherche. En cela cette méthodologie intègre les processus de démocratie directe qui sont au cœur de la pratique des acteurs concernés par la recherche. Un ou plusieurs membres du GRAC sont mandatés pour travailler avec les participants à la collecte de données, aux analyses et à la diffusion des résultats dans leur milieu. Le cadre de la recherche est donc construit en concertation avec les acteurs dès le début du travail ethnographique. L’enquête se construit en s’appuyant sur une circulation constante des matériaux et des résultats provisoires entre l’équipe de recherche et les participants. Ainsi, ces derniers pourront contribuer, sous la forme de retours écrits et d’entretiens collectifs, à l’avancement de la recherche en y inscrivant leurs propres analyses. Notre proximité avec les acteurs des terrains étudiés facilite grandement ces opérations de restitution et d’échanges. Enfin, cette manière de faire permet de réduire concrètement le clivage entre les savoirs produits par les acteurs et ceux produits par les chercheurs, l’hybridation des connaissances permet une reconnaissance plus grande des savoirs profanes. Proposition 5 : Le laboratoire radical est en permanence sous tension… La proposition 4 insiste sur l’ouverture du laboratoire à des logiques habituellement exclues hors de ses murs (association par affinités) ou encore sur son détachement institutionnel (existence en propre, absence de membres ayant un statut universitaire, etc.) et sa résistance à l’instrumentation des connaissances produites par les pouvoirs en place. Pour autant, force est de constater, qu’au jour d’aujourd’hui, les activités dans lesquelles nous sommes engagés à travers le GRAC frottent, à différents niveaux, avec certaines des propositions que nous venons d’énoncer. Ainsi, les logiques de commande et de financement nous ont conduits à entreprendre des recherches pour le compte d’organismes publics ou même privés. De même, notre visibilité n’est pas indépendante de nos attaches universitaires : nous afficher comme chargés de recherche, mais néanmoins doctorants, nous confère un statut académique qui vient sans doute pallier pour partie à l’anonymat de notre collectif. Ou encore l’aide précieuse de J. Ion, chercheur CNRS et directeur de thèse de deux d’entre nous, apportée lors de la rédaction de notre proposition de réponse pour le PUCA nous a permis de construire une réponse ajustée au format attendu par cette instance et, ainsi, de voir notre proposition retenue. Il ne s’agirait donc pas ici, en fin de parcours, de vouloir purifier un laboratoire et de tenir jusqu’au bout des propositions qui ne résistent pas toujours aux aléas pratiques. Précisément, la politicité de notre démarche, jusque dans sa radicalité, ne consiste en aucun cas à revenir à ce qui s’apparenterait à un nouveau confinement, ou pour le dire dans des termes qui sont ceux de la pratique militante, à un « ghetto ». Au contraire, la pratique que nous défendons s’hybride non seulement en ce que nous sommes amenés à défendre des manières spécifiques de nous attacher à nos sujets de recherche, mais également en ce que nous sommes amenés à renégocier continuellement le cadre dans lequel nous les développons. En ce sens notre pratique est faite de débrouille et de combines et, à ce titre, elle ne saurait se ramener à l’énonciation de principes définis a priori, ailleurs que là… où les problèmes se posent et où ils trouvent, nécessairement, leurs solutions pratiques, celles que nous sommes amenés à bricoler, dans l’ordinaire de notre pratique – pour paraphraser M. Callon. 9 Ainsi, il ne faudrait pas voir dans l’énoncé des deux tensions précédentes (affirmation d’une logique non institutionnelle et travail pour des organismes apparentés ou encore mobilisation de soutiens universitaires, affirmation d’un souci de préserver les résultats de la recherche de leur instrumentation par les pouvoirs politiques et réponse à des appels d’offres d’instances intéressées par les résultats pratiques de la recherche et leurs applications possibles) une liste exhaustive et close des tensions qui traversent le laboratoire radicale. Elles ne sont que l’expression de celles auxquelles nous avons déjà été confrontés. De même, il ne faudrait pas considérer que ces deux tensions ont été réglées une fois pour toutes, elles demandent au contraire à être constamment renégociées, redéplacées, dans le cours du développement du GRAC, mais aussi dans la logique des enquêtes que nous entreprenons. Il apparaît ainsi que nous nous inscrivons assez largement dans le programme politique de la sociologie pragmatique : le laboratoire radical vise en effet à élargir la liste des acteurs à prendre en compte, à faire rentrer dans le champ de l’enquête et de la politique des acteurs intempestifs, avec toute leur charge de conflictualité. Pour autant, s’ajoute de notre côté une prise de parti, au sens d’un engagement dans ce système de tension. 1 0