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Mises en garde aux lecteurs et lectrices :
L’expression « sociologie radicale » employée un peu légèrement à l’occasion des journées
SAPP de mars-avril dernier renvoie à une posture commune que nous explorons depuis
quelques années à travers des ateliers de travail collectif et la mise en place d’une association
de recherche coopérative.
Ce texte vise à tester et expliciter plus systématiquement en quoi consiste une telle sociologie.
Nous en sommes actuellement au stade du brouillon ou, pour le dire plus élégamment, d’un
document de travail qui reste encore, pour une large part, inabouti. La discussion pourra donc
porter sur le fond des propositions, sur notre aptitude à fendre les spécificités du
« laboratoire radical », mais également, à un autre niveau, sur le travail de réécriture qu’il
faudrait engager pour pouvoir proposer ce texte à la publication.
Propositions pour une sociologie radicale.
Proposition 1 : La sociologie pragmatique est une sociologie radicale.
La qualification de « radicale » a é appliquée initialement à Garfinkel par un de ses
détracteurs qui jugeait ses « idées dangereuses »
1
, avant d’être reprise à leur compte par les
éditeurs de l’ouvrage : L’ethnométhodologie, une sociologie radicale.
Radicale, cette sociologie l’est, en ce qu’il s’agit de revenir « aux choses mêmes », autrement
dit de : « revenir à ce monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours, et à
l’égard duquel toute détermination scientifique est abstraite, signitive et dépendante, comme
la géographie à l’égard du paysage nous avons d’abord appris ce que c’est qu’une forêt,
une prairie, une rivière » (nous soulignons)
2
. Ou encore, pour reprendre cette fois-ci les
termes de Garfinkel, il convient de ne pas s’attacher uniquement aux objets déjà mis en signes
ce que tend à faire l’activité scientifique en général, mais de s’intéresser aux « objets
organisationnels », aux procédures et méthodes qui organisent l’activité sociale de l’intérieur.
Radicale, cette sociologie l’est alors en ce qu’elle en rabat sur ses ambitions en matière de
théorisation et de modélisation. Une telle sociologie, attachée à la description des
« phénomènes concrets d’ordre et de sens [constitutifs des faits sociaux] » (p. 10), ne saurait
en passer par des « analyses formelles » qui manquent cette dimension en-acte de la
production du monde social.
Elle est radicale en un troisième sens puisqu’elle reconnaît, conséquemment, la capacité des
acteurs à prendre part à l’institution de l’objectivité du monde et, du même coup, l’absence de
monopole des sociologues plus largement des scientifiques en la matière. Elle s’efforce de
« retrouver le travail d’organisation, d’ordonnancement et de mise en sens qui constitue [les
1
L’anecdote est rapportée dans l’introduction de l’ouvrage L’ethnométhodologie, une sociologie
radicale édité par M. de Fornel, A. Ogien et L. Quéré en 2001.
2
Merleau-Ponty cité par de Fornel, Ogien et Quéré, ibid. p. 9.
2
faits sociaux] comme alité objective » (p. 10), travail auquel les scientifiques prennent part,
mais… au même titre que les acteurs-eux-mêmes.
Ces développements ont donné lieu à quelques formules frappantes, qu’elles soient de
Garfinkel (l’acteur n’est pas un « idiot culturel ») ou d’autres qu’on pense à la « sociologie
performative » ou au « transfert de compétences » dont parle M. Callon
3
, qui toutes pointent
la nécessité de prendre en compte l’intelligence des acteurs, leurs compétences à organiser les
mondes dans lesquels ils sont engagés. La radicalité tient finalement à ce que le sociologue se
retrouve dessaisi d’un certain nombre de tâches et d’opération qu’il s’appropriait jusque là.
L’objectivation, mais également la compréhension, l’interprétation ou encore la définition
ontologique des êtres ne sont pas la charge exclusive du chercheur, il la partage avec les
acteurs. Ces opérations ne sont plus alors ce que vise le travail du sociologue, mais autant de
thèmes pour son enquête
4
.
Il incombe finalement au chercheur une tâche en propre, celle de faire passer tous ces
assemblages pratiques de « l’arrière boutique à la vitrine » (Latour) et de prêter ainsi attention
à ce qui reste largement « seen but unnoticed » (Garfinkel)
5
. Pour ce faire, il dispose
également d’une compétence en propre, « cette capacité de déplacement qui est ce qu[‘il] peut
apporter en propre, parce que les acteurs sont trop pris dans leurs univers de valeurs pour
pouvoir le faire » (Heinich, 1998, p. 80). Et il apparaît ainsi que le travail du chercheur, outre
le fait qu’il est essentiellement descriptif comme indiqué précédemment, peut se résumer en
une opération d’augmentation de lisibilité.
Les propositions suivantes consistent essentiellement à faire jouer et, de là, à tester les
possibilités de déplacement de la radicalité d’un plan à un autre, du laboratoire sociologique
au terrain des luttes radicales.
Il s’agit ainsi (proposition 2) de se demander dans quelle mesure ces sociologies radicales
(aux plans épistémologique, méthodologique ou théorique) sont particulièrement bien ajustées
pour ressaisir ce qui se joue, cette fois-ci au plan d’agencements concrets, sur des terrains
se trouve engagée de la radicalité politique. Il y a un premier jeu de bascule entre la
radicalité d’une sociologie et la radicalité de pratiques politiques, ou encore : quand la
radicalité n’est plus seulement le fait d’une sociologie, mais d’acteurs engagés politiquement.
3
Ici, il nous importe assez peu de définir les lignes de partage entre ces courants que sont, par exemple,
l’ethnométhodologie et la sociologie pragmatique. Il nous importe davantage de souligner que ce qui est
considéré comme « radical » dans la proposition de Garfinkel par de Fornel, Ogien et Quéré, ce « retour aux
choses » et les conséquences que nous avons dégagées, valent pour ces deux sociologies. Et les références
mentionnées sous cette première proposition sont volontairement éclectiques et hétérogènes.
4
Cette conversion du regard et de l’objet sociologique est formulée de manière exemplaire, au plan de la
sociologie de l’art, par la définition que donne Nathalie Heinich de la tâche de la « posture a-critique » : « Se
donner pour objet de dire non ce que l’art est, mais ce qu’il représente pour les acteurs (si l’on accepte un
usage très lâche du terme de représentation ”, englobant les perceptions et les opérations de catégorisation,
d’interprétation et de jugement, par opposition aux essences ou aux choses mêmes : voilà le changement
de posture qui permet à la sociologie de faire autre chose que ce que font les acteurs eux-mêmes, en prenant pour
objet non plus l’objet de leurs mots et de leurs actions (l’art), mais les mots et les actions qui constituent l’art en
tant que tel. » (1998, p.24).
5
Indiquons en passant que de Fornel, Ogien et Quéré pointent ce qui constituerait un quatrième niveau
de radicalité dans cette sociologie : à savoir qu’il n’existe pas de protocoles de recherche ou de méthodes établis
d’avance permettant d’enregistrer le genre de phénomènes qui intéressent les ethnométhodologues et qu’il
convient d’inventer un langage apte à dire ces choses. Or cette entreprise n’est pas sans « risques » (p. 11), le
genre de phénomènes qui intéresse les ethnométhodologues met en tension le régime de validité scientifique
puisque celui-ci repose sur la possibilité de mettre en proposition, et donc en signes, des choses qu’on entend
d’abord saisir dans ce qu’elles ont d’« organisationnel ».
3
Il s’agit alors, l’intérêt d’une approche pragmatique pour de tels terrains étant largement
attestée, de se demander jusqu’où une approche pragmatique de la radicalité politique ne
requière pas la mise à l’épreuve du laboratoire sociologique. Les propositions 3, 4 et 5 ont
alors à charge de définir les lignes de ce que à quoi ressemble un tel laboratoire.
Proposition 2 : Une sociologie pragmatique de la radicalité politique implique de
penser sociologiquement le débordement.
Il nous semble indispensable qu’une sociologie pragmatique s’intéressant à des expériences
politiques radicale soit en mesure de penser le débordement et le dissensus. Ce serait une
des conditions de sa pertinence heuristique.
Une approche pragmatique de la notion de radicalité, saisie « au niveau de la rue » ou des
terrains, permet d’éviter d’avoir à en passer par une définition idéologique de la radicalité (qui
se réfèrerait uniquement à une tradition anarchiste ou révolutionnaire) au profit d’une
approche en termes de configurations pratiques, prêtant une attention toute particulière au
motif du débordement. Il y aurait une façon, encore, de repenser et de donner tout son sens
au caractère proprement marginal de ces entreprises collectives.
Et ici, nous pensons notamment aux travaux d’A. Baudry sur les groupes pro-féministes
masculins, à ceux de R. Eliçabe autour des collectifs anarcho-punks, à ceux d’A. Guilbert
concernant la définition des espaces « autres » ou transgressifs, de Y. Lemery au sujet du
renouvellement de la forme manifestante, de C. Martinez à propos du féminisme radical ou
encore de P. Viot concernant les grèves de la faim de sans papiers et aux contributions de A.-
S. Haeringer dans le cadre de l’atelier « corps et politique » associant plusieurs des chercheurs
et chercheuses mentionné-e-s.
La diversité des sites et des collectifs mentionnés dans cette brève énumération renvoie
d’emblée à une inventiviet une multiplicité des formes assez frappantes. Partir des terrains,
c’est alors aussi reconnaître cette puissance d’émergence, assez caractéristique des
agencements radicaux et dont « sociologie performative » (Callon) doit pouvoir rendre
compte de manière particulièrement ajustée. La tâche du sociologue consiste en effet ici à
recueillir l’inventivité formelle, les théories et les expertises endogènes, qui peuvent
concerner autant les ateliers en non mixité et la construction identitaire des individus genrés,
la résistance physique des corps et sa transposition dans l’espace public selon un processus
spécifique de mise en cause, la mobilisation politique des affects au sein des agencements
anarcho-punks...
L’approche performative, si elle permet d’engager la recherche au plus près des formes
mêmes de l’action, ne se limite pas à une micro sociologie descriptive. Cette perspective
commune nous a ainsi permis de dégager des ressemblances de famille propre à baliser
(provisoirement et partiellement) l’espace de la radicalité politique. Nous pouvons d’ores et
déjà avancer trois grandes lignes analytiques qui nous semblent être en mesure de caractériser
sociologiquement la radicalité politique comme débordement politique (sans toutefois réduire
ce divers hétérogène) :
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Marginalité
Sous la notion de radicalité, nous désignons toute une série de situations qui s’inscrivent « aux
bords du politique » (J. Rancière) ou, pour le dire dans les termes de J. Ion, qui participent
d’un redéploiement de l’engagement public hors de la sphère politique institutionnelle. Qu’il
s’agisse de l’occupation de lieux vagues ou de friches industrielles sans droit ni titre, ou
encore de collectifs informels qui recourent à l’action directe au risque de l’illégalité, ou
cherchent à faire déborder le format classique des manifestations « tenues par le SO, des orgas
et les grosses centrales syndicales », les expériences radicales répertoriées présentent toutes
cette particularité d’opérer à la marge de l’institution, voire contre elle. De ce fait, elles
engagent la définition de formes d’action singulières, au format du problème, qui impliquent
bien une dynamique de performation au sens que lui donne M. Callon.
Sensibilisation
Groupe informel manifestive, groupes d’affinités recomposés en situation,
mouvance féministe radicale ou anarcho-punk… sur le terrain de la radicalité politique on
quitte pour une part le domaine stabilisé du social pour s’engager sur celui de
l’expérimentation politique. Les expérimentations politiques radicales impliquent quasi
systématiquement l’élaboration de nouvelles formes de vie partagées, en particulier sur des
modes affinitaires et la constitution de nouvelles sensibilités
6
. La radicalité en passe en effet
par des interventions sur le sensible qui remettent en cause les termes de son partage policier
(Rancière). Elle engage une tension fondamentale qui n’implique pas tant de faire entrer la
politique dans l’ordre du sensible, mais bien plutôt de retravailler leur intrication, d’en défaire
les nouages pré-existants. D’un point de vue méthodologique le sociologue se retrouve, pour
accéder à ces pratiques d’expérimentations sensibles, à devoir co-exister avec les acteurs, à
prendre part (au sens de prendre parti) à leur vie quotidienne. La dimension affective liée à
l’expérimentation de modes de vies dissidents contamine le corps du chercheur de sorte qu’il
se retrouve de fait pris dans les dynamiques du subjectivations politiques.
Conflictualité
Enfin, la notion de radicalité désigne également cette part d’antagonisme fondamental (contre
le « patriarcat », contre le « capitalisme », la « gentrification des quartiers », la spéculation
immobilière, ou encore la police…). Les formes de groupements radicaux ont pour enjeu
l’expression de dissensus et visent à déborder les cadres établis (cadres du genre, de la bonne
tenue, de la bonne manifestation, etc.). Et l’institution sociologique ne fait pas exception selon
nous. Cette charge de conflictualité déborde le cadre naturel de la sociologie pragmatique ;
elle échappe en partie à sa grammaire et comme part in intégrable, vient précisément en
retravailler les termes, faire jouer ses contours et ses visées.
Une saisie pragmatique de la radicalité politique produit bien des effets de connaissance. Mais
la question politique, la question de l’émancipation pratiquée et mise en œuvre localement sur
6
On pense ici, par exemple, au travail en non mixité engagé par les féministes étudiées par C. Martinez
et qui tendent vers la figure de « l’individuE », à l’ouverture d’espaces de relations « soustraits à la domination »
et permettant dès lors l’émergence de nouvelles formes de sociabilité et de subjectivité dans le cas des « squats
politiques, par opposition aux squats simplement d’habitation », à l’expérimentation de nouvelles modalités du
vivre ensemble et de circulation des émotions dans les « agencements anarcho-punks », etc.
5
ces différents terrains produit également ses effets, elle ne laisse pas indemne non plus le
laboratoire sociologique.
Proposition 3 : Insuffisances de la posture critique. Affirmation de ce que la
question de l’émancipation ne se réduit pas au problème du bon inventaire des
partis en présence. Ou comment s’attacher aux bons sujets, c’est penser le conflit
et, de là, prendre parti.
La sociologie bourdieusienne est traversée par une visée émancipatrice et pourrait, à ce titre,
venir nourrir notre démarche. Elle apparaît en effet comme le paradigme de la sociologie
engagée. Le sociologue bourdieusien a en effet pour tâche de mettre au jour les rapports de
domination dans lesquels les acteurs sont pris et ce dévoilement doit permettre à tout un
chacun d’opérer un retour sur soi et ainsi, de s’auto-transformer. Les ressources de la
sociologie sont ici érigées au rang d’outils d’émancipation. C’est en se faisant sociologue que
tout un chacun peut espérer se libérer des déterminismes sociaux.
Mais cette prétention de la sociologie elle est la sortie/solution n’est pas sans poser un
certain nombre de problèmes que les sociologues pragmatiques ont d’ailleurs pointé
7
. Le
premier tient sans doute à l’accessibilité inégale des ressources sociologiques, mais il en est
d’autres inhérents à la position de surplomb qu’elle confère au sociologue.
L’on pense ici à cette scène quelque peu surréaliste du film de P. Carles sur Bourdieu,
d’ailleurs évoquée en note par C. Lemieux et Y. Barthes, dans laquelle Bourdieu, chahuté par
des jeunes de banlieue qui lui demandent ce qu’ils peuvent faire eux de ce beau programme
livré clé en main mais qui leur semble tout de même bien théorique, les exhorte à acheter le
dernier livre d’Abdelmalek Sayad pour y trouver les outils de leur propre émancipation. Ici, la
sociologie critique s’avère problématique en ce qu’elle ne reconnaît pas une compétence égale
à l’émancipation. Dans la perspective critique il est des outils d’émancipation plus efficaces
que d’autres, au premier rang desquels on trouve ceux de la sociologie…
Mais ce point de vue sur le social vient écraser toute expression d’une capacité critique des
acteurs eux mêmes, leur compétence à faire valoir l’injustice de telle ou telle situation et leur
capacité à y faire face, bref toutes les manifestations que doit prendre en compte une
sociologie de la critique
8
. De une difficulté bien politique celle : la sociologie critique se
pense comme une entreprise d’émancipation dans la mesure même où elle produit une
différence, une inégalité des intelligences entre sociologue expert et acteur social aveugle (ou
idiot). Un discours qui montre la nécessité de la domination et de la méconnaissance par le
dominé de la loi de la domination ne peut que difficilement devenir une arme de combat
9
. Et
7
L’on pense ici à C. Lemieux et Y. Barthes dans un article paru dans la revue Mouvements en 2002,
nov.-déc., 24, ou encore à N. Dodier et I. Baszanger ou également L. Boltanski (sociologie critique,
sociologie de la critique).
8
Dans cette perspective « la sociologie quitte son piedestal extérieur pour reprendre pied dans la vie de
tous les jours, celle où les personnes luttent inerpretent se justifient et agissent aussi en fonction du sens qu’elles
confèrent à leurs actions » Luc Boltanski, "La cause de la critique", Raisons politiques, 3, 2000 , p. 173-174.
9
On objectera que la sociologie critique doit dé fataliser le social, permettre aux acteurs profanes de se
convertir en sociologues de leurs propres pratiques, mais c’est au prix d’une bien curieuse torsion logique : on
s’émanciperait ainsi en faisant sien un savoir qui explique le caractère massif, socialement et historiquement
déterminé, de la domination, d’une domination d’autant plus entière qu’elle est méconnue. Le social c’est le
social de la domination et sa reproduction tient à la méconnaissance, par les dominés, de la loi de la domination.
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