Philosophie et dialogue interculturel (FILO 2500) Essai de synthèse L’objectif fondamental poursuivi par la réflexion proposée tout au long de ces lectures était d’articuler la relation de la philosophie au dialogue interculturel avec l’identification des conditions d’un apprentissage collectif. I. Apport d’une éthique interculturelle Le premier argument rencontré dans cette perspective fut celui présenté en introduction par Ricardo Salas Astrain, professeur au Chili, à partir de son ouvrage Ética Intercultural (2003). Dans ce qu’il nomme lui-même un « essai d’éthique discursive pour des contextes culturels conflictuels », Ricardo propose de relire l’exigence d’une éthique interculturel selon l’emboîtement de quatre principes de base conduisant de la prise en compte des situations vécues jusqu’à la construction d’un cadre légitime d’interaction et de propositions communes. Ces quatre principes tentent d’établir un pont entre le procéduralisme (des Habermas et des Apel) et l’herméneutique (des Ricoeur et des Gadamer), à la manière notamment des recherches menées par Jean-Marc Ferry dans Les puissances de l’expériences, mais aussi d’un auteur comme Enrique Dussel (chap. 3, § 4). Le premier principe est celui de la reconnaissance de la conflictualité des cultures, tant interne qu’externe. Toute culture est d’abord divisée en elle-même par les tensions issues des rapports sociaux. Elle comprend toujours des tendances à l’ouverture et à la fermeture, des formes d’assimilation et de syncrétisme croisées avec des formes de résistance et de repli identitaire. Les divisions sociales entre riches et pauvres, hommes et femmes, les conflits intergénérationnels, les stéréotypes sociaux traversent les formations culturelles et les structurent. Il n’y a pas d’expérience d’une ou plusieurs cultures sans expérience des conflits qui les habitent. Le deuxième principe est celui du dialogue. Celui-ci consiste a inscrire par rapport à la reconnaissance de la conflictualité une exigence de rationalité qui consiste à maintenir active la tension structurante de l’ouvert et du fermé dans le cultures, à éviter de réduire cette tension à une simple opposition manichéenne du bien et du mal, comme si seule la société ouverte était synonyme de bien et que toute forme d’affirmation identitaire relevait du particularisme qu’il faut combattre au nom d’un universel abstrait. La force anthropologique de la culture Marc Maesschalck, le mai 2004 1 provient de l’équilibre qu’elle parvient à réaliser entre l’ouvert et le fermé. Le dialogue évite l’« extrémisation » des tensions inhérentes aux cultures. Le troisième principe est celui de la réflexivité. Dans la recherche d’un maintien de la tension entre l’ouvert et le fermé, il est nécessaire d’identifier les ressources internes à une culture qui favorise ce travail d’équilibre. Il s’agit de ressources réflexives, des ressources que l’on a parfois identifiées avec les grandes sagesses et les récits contenant les croyances fondatrices des entités culturelles. Selon ce principe, il n’y a pas de monopole culturel des ressources réflexives, ni du point de vue des différentes cultures ni du point de vue de la forme. Chaque culture possède de telles ressources et selon des formes d’organisation différentes (poème généalogique, mythe, philosophie, religion, etc.). Ces ressources ont pour point commun de rendre possible une attention thématique aux contenus d’expression culturelle selon leur signification pour la réalisation d’un monde en commun ou d’une forme de vie commune. Elles donnent donc accès à une distance évaluative. Le quatrième principe est celui de la normativité. Celui-ci permet d’articuler la perception évaluative d’une culture propre avec les règles génériques d’un cadre d’interaction avec d’autres cultures. Au-delà du travail sur les conflits rendu possible par l’exigence dialogique et la distance critique, une exigence normative est nécessaire pour tracer le cadre d’un espace de confrontation sur les conditions d’un monde en commun. Les règles qui en ressortent constituent uniquement un cadre idéal de communication qui doit être rempli par les principes précédents. Il s’agit de se donner le moyen d’une légitimité commune dans l’échange des points de vue de manière à former des significations communes. Dans un deuxième temps, nous avons tenté de reconstruire cet argument en dissociant explicitement les deux dérives que rendraient possibles des argumentations réduites à l’un des points de vue que tente d’associer Ricardo. Qu’en serait-il des mêmes principes s’ils étaient énoncés excluvisement du point de vue d’une éthique procédurale, d’une éthique herméneutique ou d’une éthique pragmatique ? Il apparaît que dans chacun des cas un aspect essentiel de la tension qui structure l’enchaînement des principes proposés par Ricardo serait manqué. □ Procéduralisme : Dès que l’on considèrerait, en effet, que les conflits de valeurs sont de nature indécidable et qu’il faut trouver une manière de tester les positions en présence selon des critères différents de ceux mobilisés immédiatement dans le conflit, on engage un déplacement du dialogue qui emmène plutôt vers l’intérêt à dialoguer lui-même que vers l’usage du dialogue en lien aux éléments irréductibles du conflit. Marc Maesschalck, le mai 2004 2 □ Herméneutique : De la même manière, si le dialogue devient une manière commode de réinterpréter les expériences vécues de manière à les détacher de leur contexte pour les mettre en corrélation avec d’autres figures génériques de l’émotivité, c’est la volonté de symétriser les contextes qui l’emportent en vue de rendre possible possibles des fusions d’horizon1. □ Pragmatisme : Enfin, si les capacités réflexives se réduisent uniquement à des capacités de redescriptions multiples des mondes vécus, selon une approche perspectiviste, l’effet de thématisation attendu de la prise de distance possible se perd au profit d’une ironie permanente à l’égard de toutes les formes de description possible en tant que manifestations provisoires et partielles d’un arrière-plan intarissable. La sagesse n’est plus évaluation critique en fonction d’une signification, mais elle devient dérision de la volonté de puissance que masque toute fixation sur une singularité. Il ressort de cette reprise que ce sont les trois premiers principes mis en évidence par Ricardo qui sont le plus directement mis en question par la séparation des trois registres qui s’y articulent. L’exigence de normativité est un acquis typique des réflexions actuelles sur les modalités de la communication visant l’intercompréhension des sujets engagés dans la recherche d’un monde commun. Mais la manière dont cette exigence s’articule d’abord avec les contraintes spécifiques d’un contexte d’auto-structuration des mondes vécus où se jouent, selon les termes de habermas, les solidarités naturelles, les identités et le sens –, ceci reste au contraire un point aveugle des théories normativistes d’inspiration kantienne. L’exigence éthique telle que comprise par Ricardo est de s’impliquer dans les tensions internes (et contradictoires) des vécus culturels de telle sorte d’y introduire une logique dialogale suffisamment attentives au maintien des tensions que pour mettre en évidence les ressources qui déjà rendent possible ce genre de maintien et freine les tentatives de réduction par un travail d’autolimitation des termes en opposition. La normativité n’est alors constructible comme principe éthique qu’en fonction de ce moment interne d’éthicisation des cultures par la maîtrise dialogique et réflexive des conflits qui les traversent et les structurent. Par cette clarification des enjeux du premier argument apporté par Ricardo pouvait alors se mettre en place un deuxième argument : celui-ci porte sur le lien Dans cette perspective, certains modèles délibératifs cherchent à favoriser l’agrégation de « different semiotics universes which deal with alternative descriptions of the realities of policymaking » (Gottweis H., « Theorical Strategies of Poststructuralist Analysis », p. 264) en renforçant la capacité de réinterprétation par les différents groupes concernés des différentes lectures possibles d’un même problème politique en fonction des univers cognitifs mobilisés. 1 Marc Maesschalck, le mai 2004 3 entre les trois premiers principes et le quatrième, c’est-à-dire entre le moment de l’éthicisation des cultures et celui de l’émergence de significations communes grâce à la normativité construite en fonction de l’interaction. II. Phénoménologie et pragmatisme Une première manière de formuler cet argument est de confronter Rorty et Husserl. L’opposition du pragmatisme ironiste et de la phénoménologie comme science rigoureuse conduit à poser les conditions d’un quelque chose en commun comme corrélat du discours social. Or la carence majeure de la position pragmatiste à ce sujet est de poser la raison publique comme un principe dérivé sans véritable corrélat individuel. Il faudrait, à côté du pouvoir privé de redécrire le monde vécu, un ordre public capable de se laisser surprendre par une augmentation des capacités individuelles. Mais un tel ordre public ne saurait être produit de manière volontariste en sélectionnant les bonnes et les mauvaises redescriptions. Chaque redescription du sens de l’existence commune, des espoirs et des valeurs vécues, comporte le risque d’humilier ceux qui la reçoivent. L’option volontariste consiste à accompagner la redescription d’un argumentaire de manière à investir le récepteur possible d’un nouveau pouvoir de vérité sur son histoire (Contingence, ironie et solidarité, p. 135). L’option ironiste consiste au contraire à partager simplement le sentiment d’un danger commun d’humiliation et à laisser ouvert l’espoir qu’à la faveur d’un contexte historique porteur certaines redescriptions parviennent effectivement à augmenter nos chances d’être bon, d’éviter l’humiliation des autres (p. 134). Cet espoir tient à peu de chose : des détails d’un sentiment d’estime de soi porté par un langage privé qui tisse une signification finale et que l’on voudrait voir respecté par autrui. La tâche de l’ironiste n’est que celle « d’accroître notre capacité de reconnaître et de décrire les différentes sortes de petites choses autour desquelles les individus ou les communautés centrent leur imagination et leur vie » (p. 137). La seule garantie du pragmatiste est donc formel : disposer d’un espace social qui reste ouvert au perspectivisme de la redescription du monde par les significations privées. Mais le corrélat possible de telles redescriptions ne réside que dans une exigence de solidarité par rapport à une menace commune, celle d’imposer une vision dirigiste d’un pouvoir de vérité qui occulterait la possible compassion entre des expériences non-linguistiques. On ne trouve donc pas de place pour l’émergence de significations communes en lien à l’éthicisation de la culture. Il manque cette corrélation entre la constitution de la signification et sa justification selon une forme de validité dépendante de l’intersubjectivité que permet d’élaborer Husserl. Une deuxième manière de formuler l’argument d’un lien nécessaire entre le moment de l’éthicisation des cultures et celui de l’émergence de significations Marc Maesschalck, le mai 2004 4 communes grâce à la normativité consiste à reprendre l’insuffisance de la position pragmatiste du point de vue même de ses propres prétentions, à savoir : l’accroissement des capacité de solidarité face à la souffrance non dite. Rorty affirme, dans cette perspective, que l’ironisme fonctionne à l’inverse des prétentions métaphysiques à mettre en évidence un noyau d’humanité commune par un effet de généralisation. Selon la culture ironiste, la solidarité doit se construire à partir des particularités, grâce à l’observation quasi ethnographique du privé et de l’idiosyncrasie (Contingence, ironie et solidarité, p. 138). « En particulier, les romans et ethnographies qui sensibilisent à la douleur de ceux qui ne parlent pas notre langue doivent faire le travail qu’étaient censées faire les démonstrations d’une nature humaine commune » (ibid.). Mais comment, audelà de l’affirmation de cette exigence, un commun peut-il se dessiner, s’entendre et se comprendre à travers ces redescriptions de vécus nonlinguistiques ? Rorty parle à plusieurs reprises d’éducation du sentiment, tout en mobilisant le fameux slogan qu’une lecture de La case de l’oncle Tom vaut mieux qu’une lecture de la Critique de la raison pratique. Mais le slogan ne suffit pas à déterminer les conditions d’apprentissage social qui permettent à la redescription littéraire d’être incorporée, imaginée de nouveau par le récepteur, recomposée de manière à accroître sa propre capacité de solidarité. III. La « parole de nuit » Pour mieux cerner cette insuffisance, j’ai choisi de travailler des auteurs qui ont choisi de travailler directement sur leur mode d’expression en tentant une voie intermédiaire entre la création romanesque et la critique conceptuelle. Ces auteurs sont des essayistes, souvent à mi-chemin entre la littérature et la philosophie, souvent marqué par leur formation intellectuelle, mais en même temps soucieux de s’en libérer, pour donner plus d’espace à des métaphores et à des schèmes expressifs, voire parfois à des types moraux, pour donner accès à la pensée à une forme de référence qui dépasse la sélection opérée par l’idée claire et distincte. Comme pour le Gadamer de Dichten und Deuten (Kleine Schriften II, pp. 9-15), le poétiser indique un sens qui demeure à l’horizon du dicible. Ce choix de l’entre-deux est indicatif néanmoins de la volonté de ménager un chemin pour l’interprétant et d’ouvrir la possibilité de l’intercompréhension, sans attendre tout d’une communication immédiate par la communion des sentiments et émotions. Il n’est pas certain, en effet, que l’empathie empirique puisse se concevoir comme un prérequis de l’empathie intellectuelle et qu’elle ne doive pas se préparer par un déplacement de l’attention de la simple projection spéculaire (vers un miroir de soi) vers la dépossession de soi par l’autre (comme ce là-bas <en soi-pour soi> annulant la perspective de l’ici2). Un 2 Cf. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, pp. 48-49 (cité par Todorov, Nous et les autres, p. 103) Marc Maesschalck, le mai 2004 5 tel déplacement demanderait un apprentissage que ces auteurs ont tenté de concevoir par leur production intermédiaire. L’exigence d’un principe d’apprentissage pourrait donc orienter une deuxième formulation de l’argument visant à lier éthicisation et normativité. Nous avons tenté de construire cet argument en quatre temps de manière à faire écho à la première proposition de Ricardo Salas. Le premier temps est celui de la crise de l’identité ou de la manifestation de l’altérité. Il est primordial d’étudier ce temps pour ce qu’il est, c’est-à-dire un moment de crise qui plonge l’écrivain et le lecteur dans une négativité commune, une sorte d’indécision de la parole qui met en contact avec l’expérience vive, sans laisser de sursis au concept. Nous avons construit ce moment sous la modalité de la tension : une tension entre la démesure et l’exil intérieur. Cette tension permettait de revisiter le principe de la conflictualité proposé par Ricardo en l’incarnant cette fois dans une expérience plus intime de la perception du champ existentiel préalable à toute construction du champ social. Qu’il s’agisse de Glissant ou de Yanick Lahens étudiant la littérature haïtienne, le moment de la dépossession du soi s’impose à la pensée soit sous le mode de la spatialité (la terre chez Glissant : Le discours antillais, p. 471), soit sous le mode de la temporalité (l’exil intérieur chez Lahens : « L’exil entre écrire et habiter », pp. 173-175). Cette tension spécifiquement perceptive qui distend tout autant la mesure du monde environnant que la conscience intime du temps reprend radicalement, dans l’ordre de la constitution des phénomènes sensoriels, ce dépaysement existential ou cette étrangèreté qu’a sans cesse tenté d’exprimer l’ontologie phénoménologique (cf. la conclusion de Ricoeur, Soi-même comme un autre, pp. 408-409): l’inappropriation du soi pour dire l’éthique (selon Levinas) ou la dérilection du moi pensant par rapport à l’origine de son être-là (selon Heidegger). L’intérêt des expériences limites de l’essai littéraire est qu’elle replace dans l’indécision perceptive l’origine de cette crise métaphysicoéthique que tentent de redécrire les constructions plus élaborées de la phénoménologie ou de l’herméneutique. La tension radicalisée permet aussi de mettre en évidence la nécessité d’un deuxième dans son incapacité à simplement cerner la forme d’un commun. Avec Glissant et Juminer, dans La parole de nuit, nous avons abordé cette sorte d’aporie liée à l’extrémisation de la tension. La tension conduit soit à la juxtaposition des univers, soit à leur imbrication, sans véritable intersection ou échange. La syntaxe nègre parle les mots de l’Europe, nous dit Juminer, tandis que Glissant ne trouve de commun possible que dans la suspension du geste impérialiste soucieux d’administrer et la reconnaissance de l’irréductibilité d’un autre dans l’horizon du même : une Afrique qui demande réparation à une Europe qui cherche à être aimée… Marc Maesschalck, le mai 2004 6 Melchior Mbonimpa nous a permis de trouver une autre voie vers le principe du dialogue en tant, cette fois, que reconnaissance d’un commun. Dans la conversation de deux personnages du Totem des Baranda se découvre progressivement une communauté d’appartenance au-delà de la complicité linguistique (la langue vernaculaire) et des structures de parenté (lois du lignage, etc.). Ce commun est découvert grâce à la récitation du poème généalogique. Ce poème relie les interlocuteurs au-delà de quinze générations et de la dispersion géographique (temps et espace). Le poème libère ainsi de l’indécision perceptive par la simple déclaration d’un quelque chose en commun qui libère plus qu’il n’oblige. Le poème inaugure ce que Melchior Mbonimpa appelle ailleurs le principe du « petit reste » ou, encore, le principe prophétique : la capacité de déterminer des éléments particuliers susceptibles de former une contre-culture ou une culture résistant à la normalisation, à la dissolution (Défis actuels de l’identité chrétienne, p. 191). Des auteurs ont pu parler de ce principe comme de celui d’une « réserve eschatologique » : il est ici inséré radicalement dans le poème fondateur d’une existence, comme un accroissement possible de solidarité. Deux autres temps peuvent encore être explorés en fonction des principes proposés par Mbonimpa dans ses travaux sur Eboussi Boulaga et Georges Morel. Dès que la tension perceptive n’annule pas la possibilité d’émergence d’une culture commune de ces « petits restes » difficiles à percevoir, mais essentiels pour constituer un dialogue qui permettent le passage de l’éthicisation à la normalité, cette culture ne peut s’effectuer qu’en mettant en question la marge limitée qu’elle peut atteindre dans le monde des vérités déjà établies et assurées. Elle va jouer sur l’écart du rationnel et du raisonnable, comme dit Ricoeur, mais en cherchant à déterminer une marge de « croyable », un idéal réfléchi qui tend au dépassement des limites données par les perceptions certaines et les connaissances génériques3. Au-delà du principe du « commun » c’est donc un principe d’inférence qui se concrétise. Le dernier temps qui permet d’achever le mécanisme d’apprentissage recherché est celui du principe de constructibilité de la destination ouverte par l’inférence partie d’une résistance possible. L’accès à la normativité dans l’apprentissage collectif dépend ainsi de l’accroissement des capacités à organiser la réalisation d’un monde possible en commun grâce à l’acquisition de nouvelles croyances liées au dépassement (inférentiel) des perceptions certaines (indécisions perceptives) et des connaissances génériques (poème généalogique). 3 Sur ces distinctions notionnelles, voir D. Dubois et H. Prade, « Conditionnement, inférence plausible et révision », in P. LIVET (dir), Révision des croyances, Hermès, 2002, pp. 147-166. Marc Maesschalck, le mai 2004 7