Résumé - Université de Provence

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Etude de géographie théorique et expérimentale
ETUDE DE GEOGRAPHIE THEORIQUE ET EXPERIMENTALE
Habilitation à Diriger des Recherches Vol. 3
UNIVERSITE DE PROVENCE
UFR des Sciences Géographiques et de l’Aménagement
Jean-luc Bonnefoy
[email protected]
14 décembre 2005
Jury :
Marie-Claire Robic, directrice de recherche CNRS, Géographie-Cités
Léna Sanders, directrice de recherche CNRS, Géographie-Cités
Joël Charre, professeur à l’université d’Avignon et des Pays de Vaucluse
Jean-Paul Ferrier, professeur à l’université d’Aix-Marseille I
Robert Jeansoulin, directeur de recherche CNRS, LSIS-CMI
Giovanni A. Rabino, professeur à l’école polytechnique de Milan
Pré-rapporteurs :
Léna Sanders, directrice de recherche CNRS, Géographie-Cités
Guy Di Méo, professeur à l’université de Bordeaux III
Robert Jeansoulin, directeur de recherche CNRS, LSIS-CMI
Sommaire :
INTRODUCTION ............................................................................................................................................. 6
1. QUELQUES BONNES RAISONS POUR NE PAS S’OUBLIER ............................................................ 20
LE FACTUEL ET LE SENSIBLE...................................................................................................................... 22
GEOGRAPHIE QUANTITATIVE ET MONDE SENSIBLE............................................................................ 25
LA NECESSITE D’ENTRER EN COMPLEXITE ............................................................................................ 36
UN ENGAGEMENT POSTMODERNE ? ......................................................................................................... 39
2. UN ANCRAGE DANS LES SCIENCES DE LA COMPLEXITE ........................................................... 42
UNE VALSE A DEUX TEMPS ? ...................................................................................................................... 43
UN EXEMPLE PRIS AU DEBUT DES TEMPS ............................................................................................... 46
PAN SUR LE BEC DE LA CAUSALITE LINEAIRE ...................................................................................... 48
UNE « SOUPE PRIMITIVE » AUTO-ORGANISEE ........................................................................................ 56
3. LA MODELISATION D’UN MONDE PERÇU COMPLEXE ................................................................ 62
BREF HISTORIQUE .......................................................................................................................................... 63
LES SYSTEMES MULTI-AGENTS ................................................................................................................. 69
REINTRODUIRE LE SUJET DANS L’UNIVERS DES OBJETS ................................................................... 76
Etude de géographie théorique et expérimentale
4. RETOURNER QUELQUES QUESTIONS PAR LA MODELISATION MULTI-AGENTS ............... 87
DECRIRE PAR DES CARTES, C’EST PRESCRIRE DES THEORIES .......................................................... 87
UNE THEORIE TROP EFFICACE CACHE D’AUTRES ATTRAITS ............................................................ 91
AU-DELA DE L’ILLUSION, UNE EMPATHIE RAISONNEE ....................................................................... 96
LES LIMITES DE LA MODELISATION DYNAMIQUE ................................................................................ 98
EXEMPLE DE MODELISATION AU NIVEAU DISCRET ET SPATIAL ..................................................... 103
MAIS QU’AVONS-NOUS FAIT ? .................................................................................................................... 107
5. GENERICITE ET SIMULATION DE TERRITOIRES ARTIFICIELS ................................................ 123
L’IMBRICATION DE L’OBSERVATEUR-SUJET ET DE L’OBSERVE-OBJET ......................................... 124
UN EXERCICE DE STYLE : LE MODELE « BROUTE LA FORET »........................................................... 131
UNE DYNAMIQUE DE PEUPLEMENT : LE MODELE « DYN-MARTIN » ................................................ 141
HOLISME METHODOLOGIQUE, INDIVIDUALISMES METHODOLOGIQUE ET ATOMIQUE............. 153
6. UN CHEMIN A FAIRE EN MARCHANT ................................................................................................ 158
VERS UNE GEOGRAPHIE COGNITIVE ? ..................................................................................................... 159
ESPACE, STRUCTURES SPATIALES ET TERRITORIALITE DES TERRITOIRES .................................. 163
COMPORTEMENTS ET STRATEGIES ........................................................................................................... 170
VERS UN COMPLEXE HABITANT A STRATEGIES DYNAMIQUES........................................................ 177
INVESTIR LES THEORIES ET MODELES CLASSIQUES DE LA GEOGRAPHIE ..................................... 192
CONCLUSION ................................................................................................................................................. 199
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES ........................................................................................................ 207
TABLE DES ILLUSTRATIONS..................................................................................................................... 221
TABLE DES MATIERES ................................................................................................................................ 223
Résumé :
Ce volume est organisé en six chapitres. Le premier, sous le titre « Quelques bonnes raisons
pour ne pas s’oublier », met en scène le monde factuel et le monde sensible. Il prend le parti
d’une géographie qui ne souhaite pas prendre les risques inhérents à une déshumanisation :
retrait de l’observateur-sujet et retrait de la multiplicité des points de vue des personnes
habitantes. En montrant la nécessité de faire entrer ces composantes au côté des objets
habituels de l’analyse spatiale, vient le deuxième chapitre : « Un ancrage dans les sciences de
la complexité ». A travers un exemple où le temps s’avère être une donnée primordiale, cette
partie montre l’intérêt de l’implication du chercheur — son inclusion interprétative —, et
l’inévitable circularité entre le monde réel, le monde sensible et le monde des produits de
l’esprit. Cette tripartition du monde exige du chercheur : modestie, réfutabilité et un
engagement à discourir, non sur la complexité du monde, mais sur un « monde perçu
complexe », qui figure le troisième chapitre. Il présente l’historique des outils de modélisation
qui permettent actuellement, à toute une communauté de chercheurs et dans diverses
disciplines, de créer un petit théâtre : espace géographique pour nous, et territoire pour des
personnes habitantes artificielles qui le peuplent.
Le quatrième chapitre « Retourner quelques questions par la modélisation multi-agents » est
l’exposé de l’itinéraire qui m’a conduit dans la direction annoncée, en présentant comme
jalons les inquiétudes et les espoirs relevés dans mes travaux concernant : le recueil des
données, l’implication du chercheur, la relation agrégé/désagrégé, l’intérêt d’une approche
réticulaire, la réification des théories, … Il est également l’exposé d’une pratique des
systèmes multi-agents. C’est une progression vers le cinquième chapitre « Généricité et
Etude de géographie théorique et expérimentale
simulation de territoires artificiels ». Celui-ci fournit deux exemples de travaux dans l’idée de
simulation de territoires artificiels, qu’ils soient une approche très théorique de l’espace ou
une application voulue plus proche d’une certaine « réalité ». Ce chapitre est avant tout, une
contextualisation de la démarche entreprise.
Le sixième et dernier chapitre « Un chemin à faire en marchant » constitue un projet
concernant les recherches à mener dans quelques directions principales. Une première piste en
trois volets s’attache d’abord au triptyque perception, représentation, espace, en relation avec
les stratégies individuelles. Elle s’intéresse ensuite à la vie quotidienne, et enfin à
l’apprentissage de l’espace. Ceci non pour s’engager particulièrement vers une géographie
cognitive, mais pour mieux appréhender notre sphère essentielle : l’espace des tribulations
individuelles et leurs relations indissociables de la sphère sociale. Une deuxième piste
s’emploie à la confrontation de modèles multi-agents avec des théories et modèles classiques
de la géographie, avec l’espoir de validations réciproques. Une dernière direction concerne
l’imbrication d’une praxis des habitants et ses liens dynamiques avec les décisions des acteurs
de l’aménagement.
De plus, le contenu de ce texte et le projet global, tentent d’établir une plate-forme de
confrontation et d’inter-fécondation entre nos courants disciplinaires, sous l’égide des
sciences de la complexité et de la simulation.
La géographie quantitative s’est constituée dans les années 50 par la conjonction de l’arrivée
de méthodes d’analyse nouvelles, et d’un « état de l’art » qui voyait l’écrasement des valeurs
géographiques en quelques-unes exprimant une rente de situation, une position relative à un
marché,… Ces valeurs se satisfont d’une information géographique agrégée par unités
spatiales. Cette agrégation de l’information constitue une des différences évidentes dans la
manière de faire et penser des géographes lors d’une étude de terrain : s’ils récupèrent dans
leurs filets des « bouts d’espace » agrégeant des personnes humaines ou des personnes une à
une dans leurs relations identitaires, représentationnelles, sociales. Là, apparaît de manière un
peu plus évidente, la direction prise en amont vers plus de matérialité et d’horizontalité d’un
côté (la structuration de l’espace à méso-échelle), ou plus d’idéel et de verticalité de l’autre
(les identités, les représentations locales).
Concernant la géographie contemporaine, réduire les personnes humaines à des « paquets » va
à l’encontre de la diversité du sujet et par là, de la complexité de ses organisations spatiales.
Cela n’empêche en rien de faire efficacement, par exemple, une géographie des villes, des
réseaux de villes, des dynamiques intra-urbaines, bien au contraire. Il y a des niveaux
opérationnels d’analyse que des géographes ont bien cernés, mais qui restreignent la
multiplicité des valeurs humaines.
En se référant à une définition d’A. Bailly (1992)1 : « la géographie a pour but d'éclairer les
points de vue individuels ou de groupes, et pour objets d'évaluer les relations reconnues qui
permettent de formuler les pratiques spatiales explicites et implicites », nous percevons
l’ambivalence théorique mais également tout l’intérêt des objectifs d’une géographie
humaniste consistant à révéler des organisations spatiales ET à comprendre les vécus des
habitants.
1
Bailly A. (1992). « Les représentations en géographie ». In : Bailly A., Ferras R., Pumain D. (dir.).
Encyclopédie de la géographie. Paris : Economica. 371-381.
Etude de géographie théorique et expérimentale
Pour ce faire, les chemins empruntés le sont sans forcément s’inquiéter d’une segmentation de
la discipline géographique. Nous nous appuyons d’abord sur les sciences de la complexité et
les sciences cognitives. Ensuite, des références à la géographie sociale, culturelle ou néohumaniste sont plus que nécessaires dès que le discours scientifique aborde le niveau
atomique des habitants. Il ne s’agit pas d’un positionnement « à la charnière de » mais juste
de rechercher un peu d’inter-fécondation entre courants géographiques.
D’abord, comme bien des géographes, il s’agit de considérer le territoire comme « un monde
perçu complexe », et de se situer au sein des théories de la complexité. Il faut ensuite inscrire
sa géographie dans une approche « chorologique » (c’est-à-dire une étude scientifique des
distributions et des organisations spatiales produites par l’homme et la société). Le projet
n’est en rien différent de celui de l’analyse spatiale. Il faut également épouser une
géographicité qui soit une réflexion sur la présence de l’homme à son habitat (Dardel E.,
19522 ; Raffestin Cl., 19893 ; Ferrier J. P., 1984, 19984).
Il n’y a aucune ambiguïté à unir ainsi démarche de connaissance et relation existentielle, parce
qu’elles sont unies par les sciences de la complexité, et procèdent d’un monde perçu sur trois
plans : matériel, sensible et celui de nos constructions collectives (Popper K., 1973)5, qui ne
manque pas d’incorporer le point de vue du chercheur. Cette démarche globale se rapproche
du point de vue de J. P. Ferrier (1998), selon lequel un discours géographique qui rende
compte de la présence au monde des habitants, n’est pas une histoire des gens dans les lieux,
mais une construction sur les lieux ayant du sens pour les habitants.
Nous sommes lancés dans une étude de géographie théorique et expérimentale pour aller dans
ce sens. La géographie théorique et quantitative a fait un gros effort de conceptualisation que
ce point de vue épouse et souhaite compléter. Il s’agit maintenant de formuler autrement
certaines questions géographiques auxquelles cette géographie a déjà répondu, et de se servir
de ses acquis. Ou, de répondre à des questions qu’elle a laissées pour un temps de côté, faute
d’instrument méthodologique adéquat. « Expérimental » ne qualifie pas ce projet, mais
signifie ouvertement que nous y faisons des expériences. Ce terme est juste mis en lieu et
place de « quantitative », bien trop connoté. Cela reste de la même veine car l’analyse spatiale
regorge d’expérimentations. Nous qualifions cette approche d’induction scientifique, c’est-àdire une démarche abductive contrôlée par un processus hypothético-déductif.
Ce texte justifie, relate et nourrit un projet en cours : réaliser une analyse spatiale centrée sur
un habitant indissociable de ses valeurs et de ses représentations de l’espace. Et bien que ce
que nous proposons soit déjà en route dans nombre d’autres disciplines (physique, écologie,
économie, …), au moins dans sa version « individu centrée », le pratiquant de l’analyse
spatiale a souvent quelques réticences à s’affranchir de ses objets habituels : les unités
spatiales, conglomérat pourtant parfois douteux ; et d’en considérer d’autres, les habitants,
trop singuliers à son goût. Heureusement, ceci est de moins en moins vrai. Et
personnellement, nous ne renions aucun de ces niveaux, les deux s’épaulant mutuellement
2
Dardel E. (1952). L'homme et la terre. Paris : PUF. Réed. CTHS 1990. 194p.
Raffestin C. (1989). « Théories du réel et géographicité ». Espaces Temps. N° 40-41. 26-31.
4
Ferrier J.-P. (1984). Antée 1. La géographie ça sert d'abord à parler du territoire, ou le métier des
géographes. Aix-en-Provence : Edisud. 248p.
Ferrier J.-P. (1998). Le contrat géographique ou l'habitation durable des territoires. Antée 2. Coll.
Sciences Humaines. Lausanne : Payot. 251p.
5
Popper K. (1935). La logique de la découverte scientifique. Coll. Bibliothèque scientifique.
Lauzanne : Payot (trad. 1973). 480p.
3
Etude de géographie théorique et expérimentale
dans notre propos. Le praticien d’une géographie sociale, quant à lui, pourrait voir dans cette
démarche encore plus de tortures infligées à l’humain. Nous essaierons de le convaincre qu’il
n’en est rien.
Le premier acte de cette reprise en main du sujet, fut de ne plus vouloir considérer des unités
spatiales mais des habitants tissant des liens avec une structuration de l’espace à plusieurs
niveaux. Pourtant, l’argument basé sur une métaphore des pratiques spatiales par la cinétique
des gaz est souvent revenu en critique d’une démarche habitant, y compris par moi-même. Il
est clair que la statistique a permis d’éviter de se concentrer sur les mouvements des
molécules pour prédire la pression d’un gaz. Or, les personnes humaines ne sont pas des
molécules, avant tout par leurs capacités cognitives. Ces capacités cognitives sont nées de la
représentation : chacun voit le monde à sa propre aune, mais parce que nous sommes de la
même essence et que nous adhérons à des valeurs et des représentations communes, nos
comportements, qu’ils soient imitatifs ou plus autonomes, aboutissent à des formes spatiales
récurrentes. L’organisation sociale et spatiale créée est structurée en niveaux. Les pratiques
individuelles deviennent des flux et l’analyse spatiale montre à ce niveau méso-géographique
sa puissance explicative. Et elle peut argumenter : peu importe si Paul va de A à B, Jacques de
A à C, Mireille de B à C, …, et quelles sont les raisons de leurs déplacements, le fait est qu’il
est possible de prédire les flux.
Si le géographe se lance à la poursuite de l’ingénieur, il peut s’arrêter là. C’est de moins en
mois le cas. S’il a un souci de connaissance centré sur la personne, il va creuser ici et chercher
les raisons de cette efficacité, ce que l’analyse spatiale ne dit pas, et surtout ce qu’elle ne peut
pas dire. De même, s’il a le souci de produire une connaissance sur le territoire qui ait un sens
pour les gens. Il peut alors s’engager vers un discours scientifique qui informe sur le quotidien
et le banal (le dedans des flux), plutôt que sur l’exceptionnel (la raison du résidu par rapport à
un espace et un modèle globaux). Nous sommes engagés dans une démarche théorique et
expérimentale sur la banalité de nos actes quotidiens, avec des outils de l’analyse spatiale,
parce que nous accordons beaucoup de confiance à ses méthodes scientifiques, et parce que
réassortir ainsi le couple objet-sujet donne une puissance renouvelée aux pratiques
individuelles dans la dynamique du territoire (Di Méo G., 2000)6.
Dans le cas qui nous occupe, il est nécessaire de construire des modèles informatiques et de
faire des simulations, justement pour mettre en œuvre la complexité annoncée. Faire ce genre
de simulation revient à essayer de se représenter des images possibles de la complexité des
organisations spatiales des êtres vivants que nous sommes, en jouant sur l’interrelation des
niveaux micro, méso et macro-géographiques.
Pour toucher à la signification des lieux ou du territoire pour les habitants, par exemple lors
de la simulation de dynamiques spatiales dans un cadre urbain, il faut toucher à leur vécu, et
leur rendre un peu de leur singularité, ce qui sort du cadre de l’analyse spatiale classique. Pour
cela, nous bâtissons une application informatique — un Système Multi-Agents — qui donne à
des entités artificielles, quelques caractéristiques bien humaines de notre rapport à l’espace.
Autrement dit, il y a une cloche de verre pourvue d’instruments de mesure, et sous la cloche
le matériel d’expérience : des personnes humaines modélisées au mieux en fonction de
l’expérience, et qui ont au moins comme caractéristiques leur unicité, leur intentionnalité et
leur autonomie.
Di Méo G. (2000). « Que voulons-nous dire quand nous parlons d’espace ? ». In : Lévy J., Lussault
M. (dir.). Logiques de l'espace, esprit des lieux. Coll. Mappemonde. Paris : Belin. 37-48.
6
Etude de géographie théorique et expérimentale
Les règles de comportement de ces personnes artificielles sont une objectivation du sujet telle
que pourrait la faire un chercheur en géographie sociale, culturelle, ou un sociologue, …, et il
importe de tester ces règles — en tant qu’hypothèses de recherche —, pour mieux comprendre
la genèse de structures spatiales constatées par ailleurs. Une fois lâchés, ces « agents » (au
sens informatique) sont autonomes, et construisent leur vécu, leurs représentations en fonction
de leurs projets, leur production d’espace, … Ils se déplacent, entrent en interaction dans un
espace donné, et participent à rendre à des lieux une part de leurs identités. Cet espace luimême, les encadre et fournit contraintes et potentialités. Bref, la cloche de verre permet de
voir se recréer pour ces entités, une approche subjective de leur territoire, ceci en fonction
d’un certain savoir scientifique les concernant mis dans le logiciel en termes de règles, et rien
qu’en fonction de ce savoir.
En fait, il y a une sorte de retournement opéré grâce à ces outils : le subjectif est dans la
« machine ». L’expérimentateur est à l’extérieur, avec sa subjectivité bien sûr, et ses outils
d’objectivation. Il y a surtout une connaissance absolue des règles qui produisent pour les
personnes modélisées, l’unicité de leurs représentations (forcément partielles), de leurs
trajectoires spatiales, sociales, …
Ce projet est également un travail sur la signification de concepts géographiques. Il ne doit
pas être perçu comme une tentative de reproduire des personnes humaines et des territoires
dans une machine. Il y a quelques caractéristiques du rapport de l’humain à la société et à
l’espace, objectivées par ailleurs, et donc potentiellement injectables dans un modèle, qui
intéressent les géographes et qu’il s’agit de reproduire pour interroger la genèse des formes
spatiales. Pour ce faire, il y a un jeu à organiser, entre objectif et subjectif, niveaux micro et
macro, qui devient très heuristique avec les outils produits actuellement par les
informaticiens.
Aller vers plus d’abstraction mais sur d’autres principes, en réinjectant la variabilité des
habitants, leurs points de vue, leur imbrication avec des niveaux méso et macroscopiques et le
sujet regardant, c’est un peu le souhait de notre travail participant à donner un sens proche de
l’humain à une démarche abstraite. Il ne s’agit pas non plus de faire une géographie culturelle
instrumentée car comme l’indiquait A. Buttimer dans une communication orale (Géopoint
2002), « la géographie culturelle a échoué parce qu’elle a perdu le contact avec la matérialité
des choses ». Elle trouvait la géographie culturelle trop tournée vers le symbolique, pas assez
incorporée à la société matérielle au sens braudelien, c’est-à-dire trop éloignée du fait que tout
élément de la société produit, achète, se transporte, … Elle pouvait se permettre cette (auto)critique, ayant beaucoup plus tôt fustigé le rêve positiviste de la révolution quantitative
(1974)7.
Nous n’avons pas essayé d’envisager une « géographie de l’entre-deux » ou d’avoir
prétentieusement une « vue raisonnée » à laquelle s’essaya Vidal sur la fin de sa vie
(Robic M.C., 1992)8. Le cadre théorique et méthodologique ici construit, se voudrait une
plate-forme de discussion pour géographes. C’est une tentative de formalisation pour se poser
quelques questions sur l'espace que l'on peut aborder ensemble de manière théorique et
conceptuelle, du fait même de cette formalisation. Nous souhaitons surtout que ce cadre
théorique ne soit pas porteur de fracture dans l’interaction entre personne habitante, territoire
7
Buttimer A. (1974). Values in geography. Paper N° 24. Washington, DC : Association of American
Geographers Resource.
8
Robic M.-Cl. (1992). « Epistémologie de la géographie ». In : Bailly A., Ferras R., Pumain D. (dir.).
Encyclopédie de la géographie. Paris : Economica. 55-73.
Etude de géographie théorique et expérimentale
et société. Il existe une voie qui est attentive à l’existence des hommes dans les lieux, à
l’importance croissante de la territorialité des territoires. Il est possible d’envisager une
analyse spatiale qui œuvre de même. C’est une attitude de géographe qui implique non de
connaître encore mieux l’organisation des espaces, mais de connaître et communiquer « la
façon d’être et d’être au monde » de « l’homme-habitant » (Ferrier J.-P., 1992)9.
Notre projet géographique principal, filtrant le monde à travers les théories de la complexité,
s’emploi à mettre en scène les interactions entre l’individu, le social et l’espace. Cet espace
géographique réalisé, à la fois processus et résultat, est vu comme une organisation
organisante, liant l’individuel à différents niveaux fonctionnels, sociaux et spatiaux. Pour cela
nous avons imaginé un complexe habitant, défini comme un être social inséparable de
représentations mentales, individuelles et collectives, qu’il forge et qui le forgent, parce
qu’elles sont peu séparables de son appartenance sociale. Ce faisant, il est autonome. Il a des
objectifs en relation avec ses valeurs sociales, et fait des choix en fonction de sa connaissance.
Mais bien que volontaires, ses choix sont contraints par cette connaissance même, par les
actions d’autres êtres sociaux, par les institutions, …, les aménagements. Ainsi, viennent
d’autres projets qui explorent d’une part, ce monde des contraintes (et de potentialités
nouvelles) venant « d’en haut », et d’autre part les espaces de liberté qui s’ouvrent à lui. L’un
s’attache à l’articulation entre ce complexe habitant et les décisions d’acteurs de
l’aménagement ; l’autre s’empare de la quotidienneté, du sens commun et de l’apprentissage
de l’espace.
Un projet parallèle est plus lié à notre filière disciplinaire et souhaite relire des théories
géographiques, des modèles agrégés de l’analyse spatiale, à la lumière des sciences de la
complexité. Cette relecture se fait par le bas, le niveau habitant, pour envisager différemment
le dedans des structures de l’espace, travailler sur leur signification interne, et sortir de
l’ornière des comportements moyens. Ces modèles ne disent pas plus de choses sur
l’organisation topologique des structures spatiales, et ils ne sont pas prédictifs : c’est une
démarche à hauteur d’homme.
Aux côtés d’enquêtes de terrain et de statistiques, les Systèmes Multi-Agents m’aident à
mettre à plat et rendre opératoire ma conception du territoire et de la géographie. Si cette
démarche se concrétise aujourd’hui, elle a infusé doucement, et pointait déjà avant l’outil. La
lecture de textes plus ou moins anciens, les colloques, les groupes de travail au sein des
UMR 5603 SET puis de l’UMR 6012 ESPACE, les possibilités d’enseigner ce point de vue et
ces méthodes, d’encadrer des recherches, tout cela, finalement, permet de trouver les mots
pour la mieux dire.
Le problème et tout à la fois l’avantage de la démarche expérimentale réside dans sa lenteur.
Parce que la simulation instrumentée requiert la rigueur d’un équilibriste, l’avancée doit se
faire pas à pas. Mais également parce que les modèles qui mettent en œuvre un niveau
« habitant », s’inspirent de travaux de géographie qui n’ont pas adopté une démarche de
simulation informatique. Le chantier qui s’ouvre est alors énorme et la pluridisciplinarité
devient patente, également pour puiser dans les disciplines connexes qui ont avancé sur cette
voie.
9
Ferrier J.-P. (1992). « Le paysage : connaissance, esthétique et éthique ». In : Mondada L., Panese F.,
Soderström O. (dir.). In : Actes du colloque international de Lausanne « Paysage et crise de la
lisibilité. De la beauté à l’ordre du monde ». (1991). 267-274.
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