Etude de géographie théorique et expérimentale ETUDE DE GEOGRAPHIE THEORIQUE ET EXPERIMENTALE Habilitation à Diriger des Recherches Vol. 3 UNIVERSITE DE PROVENCE UFR des Sciences Géographiques et de l’Aménagement Jean-luc Bonnefoy [email protected] 14 décembre 2005 Jury : Marie-Claire Robic, directrice de recherche CNRS, Géographie-Cités Léna Sanders, directrice de recherche CNRS, Géographie-Cités Joël Charre, professeur à l’université d’Avignon et des Pays de Vaucluse Jean-Paul Ferrier, professeur à l’université d’Aix-Marseille I Robert Jeansoulin, directeur de recherche CNRS, LSIS-CMI Giovanni A. Rabino, professeur à l’école polytechnique de Milan Pré-rapporteurs : Léna Sanders, directrice de recherche CNRS, Géographie-Cités Guy Di Méo, professeur à l’université de Bordeaux III Robert Jeansoulin, directeur de recherche CNRS, LSIS-CMI Sommaire : INTRODUCTION ............................................................................................................................................. 6 1. QUELQUES BONNES RAISONS POUR NE PAS S’OUBLIER ............................................................ 20 LE FACTUEL ET LE SENSIBLE...................................................................................................................... 22 GEOGRAPHIE QUANTITATIVE ET MONDE SENSIBLE............................................................................ 25 LA NECESSITE D’ENTRER EN COMPLEXITE ............................................................................................ 36 UN ENGAGEMENT POSTMODERNE ? ......................................................................................................... 39 2. UN ANCRAGE DANS LES SCIENCES DE LA COMPLEXITE ........................................................... 42 UNE VALSE A DEUX TEMPS ? ...................................................................................................................... 43 UN EXEMPLE PRIS AU DEBUT DES TEMPS ............................................................................................... 46 PAN SUR LE BEC DE LA CAUSALITE LINEAIRE ...................................................................................... 48 UNE « SOUPE PRIMITIVE » AUTO-ORGANISEE ........................................................................................ 56 3. LA MODELISATION D’UN MONDE PERÇU COMPLEXE ................................................................ 62 BREF HISTORIQUE .......................................................................................................................................... 63 LES SYSTEMES MULTI-AGENTS ................................................................................................................. 69 REINTRODUIRE LE SUJET DANS L’UNIVERS DES OBJETS ................................................................... 76 Etude de géographie théorique et expérimentale 4. RETOURNER QUELQUES QUESTIONS PAR LA MODELISATION MULTI-AGENTS ............... 87 DECRIRE PAR DES CARTES, C’EST PRESCRIRE DES THEORIES .......................................................... 87 UNE THEORIE TROP EFFICACE CACHE D’AUTRES ATTRAITS ............................................................ 91 AU-DELA DE L’ILLUSION, UNE EMPATHIE RAISONNEE ....................................................................... 96 LES LIMITES DE LA MODELISATION DYNAMIQUE ................................................................................ 98 EXEMPLE DE MODELISATION AU NIVEAU DISCRET ET SPATIAL ..................................................... 103 MAIS QU’AVONS-NOUS FAIT ? .................................................................................................................... 107 5. GENERICITE ET SIMULATION DE TERRITOIRES ARTIFICIELS ................................................ 123 L’IMBRICATION DE L’OBSERVATEUR-SUJET ET DE L’OBSERVE-OBJET ......................................... 124 UN EXERCICE DE STYLE : LE MODELE « BROUTE LA FORET »........................................................... 131 UNE DYNAMIQUE DE PEUPLEMENT : LE MODELE « DYN-MARTIN » ................................................ 141 HOLISME METHODOLOGIQUE, INDIVIDUALISMES METHODOLOGIQUE ET ATOMIQUE............. 153 6. UN CHEMIN A FAIRE EN MARCHANT ................................................................................................ 158 VERS UNE GEOGRAPHIE COGNITIVE ? ..................................................................................................... 159 ESPACE, STRUCTURES SPATIALES ET TERRITORIALITE DES TERRITOIRES .................................. 163 COMPORTEMENTS ET STRATEGIES ........................................................................................................... 170 VERS UN COMPLEXE HABITANT A STRATEGIES DYNAMIQUES........................................................ 177 INVESTIR LES THEORIES ET MODELES CLASSIQUES DE LA GEOGRAPHIE ..................................... 192 CONCLUSION ................................................................................................................................................. 199 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES ........................................................................................................ 207 TABLE DES ILLUSTRATIONS..................................................................................................................... 221 TABLE DES MATIERES ................................................................................................................................ 223 Résumé : Ce volume est organisé en six chapitres. Le premier, sous le titre « Quelques bonnes raisons pour ne pas s’oublier », met en scène le monde factuel et le monde sensible. Il prend le parti d’une géographie qui ne souhaite pas prendre les risques inhérents à une déshumanisation : retrait de l’observateur-sujet et retrait de la multiplicité des points de vue des personnes habitantes. En montrant la nécessité de faire entrer ces composantes au côté des objets habituels de l’analyse spatiale, vient le deuxième chapitre : « Un ancrage dans les sciences de la complexité ». A travers un exemple où le temps s’avère être une donnée primordiale, cette partie montre l’intérêt de l’implication du chercheur — son inclusion interprétative —, et l’inévitable circularité entre le monde réel, le monde sensible et le monde des produits de l’esprit. Cette tripartition du monde exige du chercheur : modestie, réfutabilité et un engagement à discourir, non sur la complexité du monde, mais sur un « monde perçu complexe », qui figure le troisième chapitre. Il présente l’historique des outils de modélisation qui permettent actuellement, à toute une communauté de chercheurs et dans diverses disciplines, de créer un petit théâtre : espace géographique pour nous, et territoire pour des personnes habitantes artificielles qui le peuplent. Le quatrième chapitre « Retourner quelques questions par la modélisation multi-agents » est l’exposé de l’itinéraire qui m’a conduit dans la direction annoncée, en présentant comme jalons les inquiétudes et les espoirs relevés dans mes travaux concernant : le recueil des données, l’implication du chercheur, la relation agrégé/désagrégé, l’intérêt d’une approche réticulaire, la réification des théories, … Il est également l’exposé d’une pratique des systèmes multi-agents. C’est une progression vers le cinquième chapitre « Généricité et Etude de géographie théorique et expérimentale simulation de territoires artificiels ». Celui-ci fournit deux exemples de travaux dans l’idée de simulation de territoires artificiels, qu’ils soient une approche très théorique de l’espace ou une application voulue plus proche d’une certaine « réalité ». Ce chapitre est avant tout, une contextualisation de la démarche entreprise. Le sixième et dernier chapitre « Un chemin à faire en marchant » constitue un projet concernant les recherches à mener dans quelques directions principales. Une première piste en trois volets s’attache d’abord au triptyque perception, représentation, espace, en relation avec les stratégies individuelles. Elle s’intéresse ensuite à la vie quotidienne, et enfin à l’apprentissage de l’espace. Ceci non pour s’engager particulièrement vers une géographie cognitive, mais pour mieux appréhender notre sphère essentielle : l’espace des tribulations individuelles et leurs relations indissociables de la sphère sociale. Une deuxième piste s’emploie à la confrontation de modèles multi-agents avec des théories et modèles classiques de la géographie, avec l’espoir de validations réciproques. Une dernière direction concerne l’imbrication d’une praxis des habitants et ses liens dynamiques avec les décisions des acteurs de l’aménagement. De plus, le contenu de ce texte et le projet global, tentent d’établir une plate-forme de confrontation et d’inter-fécondation entre nos courants disciplinaires, sous l’égide des sciences de la complexité et de la simulation. La géographie quantitative s’est constituée dans les années 50 par la conjonction de l’arrivée de méthodes d’analyse nouvelles, et d’un « état de l’art » qui voyait l’écrasement des valeurs géographiques en quelques-unes exprimant une rente de situation, une position relative à un marché,… Ces valeurs se satisfont d’une information géographique agrégée par unités spatiales. Cette agrégation de l’information constitue une des différences évidentes dans la manière de faire et penser des géographes lors d’une étude de terrain : s’ils récupèrent dans leurs filets des « bouts d’espace » agrégeant des personnes humaines ou des personnes une à une dans leurs relations identitaires, représentationnelles, sociales. Là, apparaît de manière un peu plus évidente, la direction prise en amont vers plus de matérialité et d’horizontalité d’un côté (la structuration de l’espace à méso-échelle), ou plus d’idéel et de verticalité de l’autre (les identités, les représentations locales). Concernant la géographie contemporaine, réduire les personnes humaines à des « paquets » va à l’encontre de la diversité du sujet et par là, de la complexité de ses organisations spatiales. Cela n’empêche en rien de faire efficacement, par exemple, une géographie des villes, des réseaux de villes, des dynamiques intra-urbaines, bien au contraire. Il y a des niveaux opérationnels d’analyse que des géographes ont bien cernés, mais qui restreignent la multiplicité des valeurs humaines. En se référant à une définition d’A. Bailly (1992)1 : « la géographie a pour but d'éclairer les points de vue individuels ou de groupes, et pour objets d'évaluer les relations reconnues qui permettent de formuler les pratiques spatiales explicites et implicites », nous percevons l’ambivalence théorique mais également tout l’intérêt des objectifs d’une géographie humaniste consistant à révéler des organisations spatiales ET à comprendre les vécus des habitants. 1 Bailly A. (1992). « Les représentations en géographie ». In : Bailly A., Ferras R., Pumain D. (dir.). Encyclopédie de la géographie. Paris : Economica. 371-381. Etude de géographie théorique et expérimentale Pour ce faire, les chemins empruntés le sont sans forcément s’inquiéter d’une segmentation de la discipline géographique. Nous nous appuyons d’abord sur les sciences de la complexité et les sciences cognitives. Ensuite, des références à la géographie sociale, culturelle ou néohumaniste sont plus que nécessaires dès que le discours scientifique aborde le niveau atomique des habitants. Il ne s’agit pas d’un positionnement « à la charnière de » mais juste de rechercher un peu d’inter-fécondation entre courants géographiques. D’abord, comme bien des géographes, il s’agit de considérer le territoire comme « un monde perçu complexe », et de se situer au sein des théories de la complexité. Il faut ensuite inscrire sa géographie dans une approche « chorologique » (c’est-à-dire une étude scientifique des distributions et des organisations spatiales produites par l’homme et la société). Le projet n’est en rien différent de celui de l’analyse spatiale. Il faut également épouser une géographicité qui soit une réflexion sur la présence de l’homme à son habitat (Dardel E., 19522 ; Raffestin Cl., 19893 ; Ferrier J. P., 1984, 19984). Il n’y a aucune ambiguïté à unir ainsi démarche de connaissance et relation existentielle, parce qu’elles sont unies par les sciences de la complexité, et procèdent d’un monde perçu sur trois plans : matériel, sensible et celui de nos constructions collectives (Popper K., 1973)5, qui ne manque pas d’incorporer le point de vue du chercheur. Cette démarche globale se rapproche du point de vue de J. P. Ferrier (1998), selon lequel un discours géographique qui rende compte de la présence au monde des habitants, n’est pas une histoire des gens dans les lieux, mais une construction sur les lieux ayant du sens pour les habitants. Nous sommes lancés dans une étude de géographie théorique et expérimentale pour aller dans ce sens. La géographie théorique et quantitative a fait un gros effort de conceptualisation que ce point de vue épouse et souhaite compléter. Il s’agit maintenant de formuler autrement certaines questions géographiques auxquelles cette géographie a déjà répondu, et de se servir de ses acquis. Ou, de répondre à des questions qu’elle a laissées pour un temps de côté, faute d’instrument méthodologique adéquat. « Expérimental » ne qualifie pas ce projet, mais signifie ouvertement que nous y faisons des expériences. Ce terme est juste mis en lieu et place de « quantitative », bien trop connoté. Cela reste de la même veine car l’analyse spatiale regorge d’expérimentations. Nous qualifions cette approche d’induction scientifique, c’est-àdire une démarche abductive contrôlée par un processus hypothético-déductif. Ce texte justifie, relate et nourrit un projet en cours : réaliser une analyse spatiale centrée sur un habitant indissociable de ses valeurs et de ses représentations de l’espace. Et bien que ce que nous proposons soit déjà en route dans nombre d’autres disciplines (physique, écologie, économie, …), au moins dans sa version « individu centrée », le pratiquant de l’analyse spatiale a souvent quelques réticences à s’affranchir de ses objets habituels : les unités spatiales, conglomérat pourtant parfois douteux ; et d’en considérer d’autres, les habitants, trop singuliers à son goût. Heureusement, ceci est de moins en moins vrai. Et personnellement, nous ne renions aucun de ces niveaux, les deux s’épaulant mutuellement 2 Dardel E. (1952). L'homme et la terre. Paris : PUF. Réed. CTHS 1990. 194p. Raffestin C. (1989). « Théories du réel et géographicité ». Espaces Temps. N° 40-41. 26-31. 4 Ferrier J.-P. (1984). Antée 1. La géographie ça sert d'abord à parler du territoire, ou le métier des géographes. Aix-en-Provence : Edisud. 248p. Ferrier J.-P. (1998). Le contrat géographique ou l'habitation durable des territoires. Antée 2. Coll. Sciences Humaines. Lausanne : Payot. 251p. 5 Popper K. (1935). La logique de la découverte scientifique. Coll. Bibliothèque scientifique. Lauzanne : Payot (trad. 1973). 480p. 3 Etude de géographie théorique et expérimentale dans notre propos. Le praticien d’une géographie sociale, quant à lui, pourrait voir dans cette démarche encore plus de tortures infligées à l’humain. Nous essaierons de le convaincre qu’il n’en est rien. Le premier acte de cette reprise en main du sujet, fut de ne plus vouloir considérer des unités spatiales mais des habitants tissant des liens avec une structuration de l’espace à plusieurs niveaux. Pourtant, l’argument basé sur une métaphore des pratiques spatiales par la cinétique des gaz est souvent revenu en critique d’une démarche habitant, y compris par moi-même. Il est clair que la statistique a permis d’éviter de se concentrer sur les mouvements des molécules pour prédire la pression d’un gaz. Or, les personnes humaines ne sont pas des molécules, avant tout par leurs capacités cognitives. Ces capacités cognitives sont nées de la représentation : chacun voit le monde à sa propre aune, mais parce que nous sommes de la même essence et que nous adhérons à des valeurs et des représentations communes, nos comportements, qu’ils soient imitatifs ou plus autonomes, aboutissent à des formes spatiales récurrentes. L’organisation sociale et spatiale créée est structurée en niveaux. Les pratiques individuelles deviennent des flux et l’analyse spatiale montre à ce niveau méso-géographique sa puissance explicative. Et elle peut argumenter : peu importe si Paul va de A à B, Jacques de A à C, Mireille de B à C, …, et quelles sont les raisons de leurs déplacements, le fait est qu’il est possible de prédire les flux. Si le géographe se lance à la poursuite de l’ingénieur, il peut s’arrêter là. C’est de moins en mois le cas. S’il a un souci de connaissance centré sur la personne, il va creuser ici et chercher les raisons de cette efficacité, ce que l’analyse spatiale ne dit pas, et surtout ce qu’elle ne peut pas dire. De même, s’il a le souci de produire une connaissance sur le territoire qui ait un sens pour les gens. Il peut alors s’engager vers un discours scientifique qui informe sur le quotidien et le banal (le dedans des flux), plutôt que sur l’exceptionnel (la raison du résidu par rapport à un espace et un modèle globaux). Nous sommes engagés dans une démarche théorique et expérimentale sur la banalité de nos actes quotidiens, avec des outils de l’analyse spatiale, parce que nous accordons beaucoup de confiance à ses méthodes scientifiques, et parce que réassortir ainsi le couple objet-sujet donne une puissance renouvelée aux pratiques individuelles dans la dynamique du territoire (Di Méo G., 2000)6. Dans le cas qui nous occupe, il est nécessaire de construire des modèles informatiques et de faire des simulations, justement pour mettre en œuvre la complexité annoncée. Faire ce genre de simulation revient à essayer de se représenter des images possibles de la complexité des organisations spatiales des êtres vivants que nous sommes, en jouant sur l’interrelation des niveaux micro, méso et macro-géographiques. Pour toucher à la signification des lieux ou du territoire pour les habitants, par exemple lors de la simulation de dynamiques spatiales dans un cadre urbain, il faut toucher à leur vécu, et leur rendre un peu de leur singularité, ce qui sort du cadre de l’analyse spatiale classique. Pour cela, nous bâtissons une application informatique — un Système Multi-Agents — qui donne à des entités artificielles, quelques caractéristiques bien humaines de notre rapport à l’espace. Autrement dit, il y a une cloche de verre pourvue d’instruments de mesure, et sous la cloche le matériel d’expérience : des personnes humaines modélisées au mieux en fonction de l’expérience, et qui ont au moins comme caractéristiques leur unicité, leur intentionnalité et leur autonomie. Di Méo G. (2000). « Que voulons-nous dire quand nous parlons d’espace ? ». In : Lévy J., Lussault M. (dir.). Logiques de l'espace, esprit des lieux. Coll. Mappemonde. Paris : Belin. 37-48. 6 Etude de géographie théorique et expérimentale Les règles de comportement de ces personnes artificielles sont une objectivation du sujet telle que pourrait la faire un chercheur en géographie sociale, culturelle, ou un sociologue, …, et il importe de tester ces règles — en tant qu’hypothèses de recherche —, pour mieux comprendre la genèse de structures spatiales constatées par ailleurs. Une fois lâchés, ces « agents » (au sens informatique) sont autonomes, et construisent leur vécu, leurs représentations en fonction de leurs projets, leur production d’espace, … Ils se déplacent, entrent en interaction dans un espace donné, et participent à rendre à des lieux une part de leurs identités. Cet espace luimême, les encadre et fournit contraintes et potentialités. Bref, la cloche de verre permet de voir se recréer pour ces entités, une approche subjective de leur territoire, ceci en fonction d’un certain savoir scientifique les concernant mis dans le logiciel en termes de règles, et rien qu’en fonction de ce savoir. En fait, il y a une sorte de retournement opéré grâce à ces outils : le subjectif est dans la « machine ». L’expérimentateur est à l’extérieur, avec sa subjectivité bien sûr, et ses outils d’objectivation. Il y a surtout une connaissance absolue des règles qui produisent pour les personnes modélisées, l’unicité de leurs représentations (forcément partielles), de leurs trajectoires spatiales, sociales, … Ce projet est également un travail sur la signification de concepts géographiques. Il ne doit pas être perçu comme une tentative de reproduire des personnes humaines et des territoires dans une machine. Il y a quelques caractéristiques du rapport de l’humain à la société et à l’espace, objectivées par ailleurs, et donc potentiellement injectables dans un modèle, qui intéressent les géographes et qu’il s’agit de reproduire pour interroger la genèse des formes spatiales. Pour ce faire, il y a un jeu à organiser, entre objectif et subjectif, niveaux micro et macro, qui devient très heuristique avec les outils produits actuellement par les informaticiens. Aller vers plus d’abstraction mais sur d’autres principes, en réinjectant la variabilité des habitants, leurs points de vue, leur imbrication avec des niveaux méso et macroscopiques et le sujet regardant, c’est un peu le souhait de notre travail participant à donner un sens proche de l’humain à une démarche abstraite. Il ne s’agit pas non plus de faire une géographie culturelle instrumentée car comme l’indiquait A. Buttimer dans une communication orale (Géopoint 2002), « la géographie culturelle a échoué parce qu’elle a perdu le contact avec la matérialité des choses ». Elle trouvait la géographie culturelle trop tournée vers le symbolique, pas assez incorporée à la société matérielle au sens braudelien, c’est-à-dire trop éloignée du fait que tout élément de la société produit, achète, se transporte, … Elle pouvait se permettre cette (auto)critique, ayant beaucoup plus tôt fustigé le rêve positiviste de la révolution quantitative (1974)7. Nous n’avons pas essayé d’envisager une « géographie de l’entre-deux » ou d’avoir prétentieusement une « vue raisonnée » à laquelle s’essaya Vidal sur la fin de sa vie (Robic M.C., 1992)8. Le cadre théorique et méthodologique ici construit, se voudrait une plate-forme de discussion pour géographes. C’est une tentative de formalisation pour se poser quelques questions sur l'espace que l'on peut aborder ensemble de manière théorique et conceptuelle, du fait même de cette formalisation. Nous souhaitons surtout que ce cadre théorique ne soit pas porteur de fracture dans l’interaction entre personne habitante, territoire 7 Buttimer A. (1974). Values in geography. Paper N° 24. Washington, DC : Association of American Geographers Resource. 8 Robic M.-Cl. (1992). « Epistémologie de la géographie ». In : Bailly A., Ferras R., Pumain D. (dir.). Encyclopédie de la géographie. Paris : Economica. 55-73. Etude de géographie théorique et expérimentale et société. Il existe une voie qui est attentive à l’existence des hommes dans les lieux, à l’importance croissante de la territorialité des territoires. Il est possible d’envisager une analyse spatiale qui œuvre de même. C’est une attitude de géographe qui implique non de connaître encore mieux l’organisation des espaces, mais de connaître et communiquer « la façon d’être et d’être au monde » de « l’homme-habitant » (Ferrier J.-P., 1992)9. Notre projet géographique principal, filtrant le monde à travers les théories de la complexité, s’emploi à mettre en scène les interactions entre l’individu, le social et l’espace. Cet espace géographique réalisé, à la fois processus et résultat, est vu comme une organisation organisante, liant l’individuel à différents niveaux fonctionnels, sociaux et spatiaux. Pour cela nous avons imaginé un complexe habitant, défini comme un être social inséparable de représentations mentales, individuelles et collectives, qu’il forge et qui le forgent, parce qu’elles sont peu séparables de son appartenance sociale. Ce faisant, il est autonome. Il a des objectifs en relation avec ses valeurs sociales, et fait des choix en fonction de sa connaissance. Mais bien que volontaires, ses choix sont contraints par cette connaissance même, par les actions d’autres êtres sociaux, par les institutions, …, les aménagements. Ainsi, viennent d’autres projets qui explorent d’une part, ce monde des contraintes (et de potentialités nouvelles) venant « d’en haut », et d’autre part les espaces de liberté qui s’ouvrent à lui. L’un s’attache à l’articulation entre ce complexe habitant et les décisions d’acteurs de l’aménagement ; l’autre s’empare de la quotidienneté, du sens commun et de l’apprentissage de l’espace. Un projet parallèle est plus lié à notre filière disciplinaire et souhaite relire des théories géographiques, des modèles agrégés de l’analyse spatiale, à la lumière des sciences de la complexité. Cette relecture se fait par le bas, le niveau habitant, pour envisager différemment le dedans des structures de l’espace, travailler sur leur signification interne, et sortir de l’ornière des comportements moyens. Ces modèles ne disent pas plus de choses sur l’organisation topologique des structures spatiales, et ils ne sont pas prédictifs : c’est une démarche à hauteur d’homme. Aux côtés d’enquêtes de terrain et de statistiques, les Systèmes Multi-Agents m’aident à mettre à plat et rendre opératoire ma conception du territoire et de la géographie. Si cette démarche se concrétise aujourd’hui, elle a infusé doucement, et pointait déjà avant l’outil. La lecture de textes plus ou moins anciens, les colloques, les groupes de travail au sein des UMR 5603 SET puis de l’UMR 6012 ESPACE, les possibilités d’enseigner ce point de vue et ces méthodes, d’encadrer des recherches, tout cela, finalement, permet de trouver les mots pour la mieux dire. Le problème et tout à la fois l’avantage de la démarche expérimentale réside dans sa lenteur. Parce que la simulation instrumentée requiert la rigueur d’un équilibriste, l’avancée doit se faire pas à pas. Mais également parce que les modèles qui mettent en œuvre un niveau « habitant », s’inspirent de travaux de géographie qui n’ont pas adopté une démarche de simulation informatique. Le chantier qui s’ouvre est alors énorme et la pluridisciplinarité devient patente, également pour puiser dans les disciplines connexes qui ont avancé sur cette voie. 9 Ferrier J.-P. (1992). « Le paysage : connaissance, esthétique et éthique ». In : Mondada L., Panese F., Soderström O. (dir.). In : Actes du colloque international de Lausanne « Paysage et crise de la lisibilité. De la beauté à l’ordre du monde ». (1991). 267-274.