Pauvreté, exclusion et sciences sociales - Hal-SHS

publicité
AISLF (Groupe de travail "Inégalités, identités et liens sociaux")
Universidade Regional do Noroeste do Estado doRio Grande do Sul
CEOS - Investigações Sociológicas - Universidade Nova de Lisboa
Colloque Politiques Publiques, Pauvreté et Exclusion sociale
Ijuí, Rio Grande do Sul, Brésil, 26-27-28-29 novembre 2003.
Michel MESSU
Pauvreté, exclusion… et sciences sociales
1
Le propos de cette communication est de montrer que, de nos jours, les sciences
sociales participent au premier chef de la définition des « concepts » et des politiques
publiques qui y ont recours et en découlent parfois. Conséquemment, c’est la validité
théorique, conceptuelle et explicative d’un certain nombre de phénomènes sociaux qui se
trouvera interrogée et remise en cause.
Pour ce faire, je voudrais rappeler combien les conceptions de la pauvreté que nous
pouvons rencontrer dans les travaux de sociologie ou que nous avons pu rencontrer dans
l’histoire des idées sociales et politiques sont foncièrement dépendantes de ce que j’appellerai
ici un idéal social normatif. Ensuite, je tenterai d’établir comment les sciences sociales ou
plus exactement les institutions qui produisent des sciences sociales contribuent directement à
la formulation de cet idéal social normatif. Enfin, je m’interrogerai donc sur la validité
sociologique des notions de pauvreté et d’exclusion sociale et, peut-être surtout, ce qu’elles
permettent de ne pas penser des transformations de nos sociétés.
Conclu : la pauvreté n’existe pas, seuls existent des pauvres.
1- Pauvreté, exclusion et idéal social normatif.
Si le « pauvre » a pu jouer, historiquement parlant —tant dans la tradition judaïque
que chrétienne, ou encore dans la tradition républicaine laïque—, le rôle de médiateur
symbolique entre les hommes, voire entre les hommes et Dieu, c’est bien parce qu’on a pu lui
conférer, par l’opération d’attribution performative de statut, la charge de réaliser, au-delà de
l’aumône ou de la prestation sociale d’assistance que le reste de la collectivité lui fournit, la
cohésion communautaire ou, en termes plus précis, l’effectuation de l’idéal social normatif.
Autrement dit, si c’est par le truchement du pauvre que se réalise —ou du moins que
s’accomplit pour une part— le renforcement de la collectivité, particulièrement du désir de
« vivre ensemble », c’est cette fonction de médiation qui, sur le plan social, prime plus que la
personne même du « pauvre ». On comprend mieux pourquoi, dans son analyse, Simmel
pouvait faire remarquer qu’en tant que personne et sujet social, le « pauvre » peut n’avoir
aucune importance aux yeux de ceux qui contribuent nonobstant à sa survie personnelle. Dans
la relation d’aumône ou de prestation d’assistance sociale proprement dite, l’individu
« pauvre » peut disparaître en tant que tel, dit Simmel, au profit de l’égoïsme subjectif du
2
donateur —comme c’est le cas dans le Nouveau testament—, ou au profit de la communauté
sociale —comme dans le cas de l’assistance sociale des États modernes. En effet, comme le
rappelle l’auteur de Der Arme, lorsque Jésus dit à l’homme riche : « donne tes biens aux
pauvres », c’est bien le salut de l’âme de l’homme riche qu’il a en vue et non le sort, hic et
nunc, des « pauvres ». De même, dans le cadre de l’assistance sociale légale, il n’est pas
demandé au contributeur de s’intéresser au sort du récipiendaire, mais seulement de ne pas se
soustraire à l’impératif social et à la loi, c’est-à-dire de maintenir sa contribution légale en
s’en remettant cette fois à un fidéicommis —l’État, le plus souvent ; des institutions privées,
fondations, associations…, parfois.
Ainsi, par l’entremise du « pauvre » se trouve assuré la satisfaction des intérêts bien
compris de tous ces acteurs. En premier lieu, l’intérêt du « pauvre » quant à sa survie,
puisqu’il reçoit effectivement. Intérêt fugace en tant que tel qui peut donc disparaître comme
fin de l’action —du don comme de la prestation d’assistance. L’intérêt du donateur, ensuite,
qui en échange de son don reçoit gratifications divines ou gratifications morales, selon le cas.
Ne serait-ce que par absence de sanctions réprobatrices et de déchéance métaphysique ou
sociale, selon le cas toujours. Enfin, l’intérêt de la collectivité qui résulte en quelque sorte de
la satisfaction des deux autres. Quant à l’intérêt de Dieu, on peut par hypothèse l’admettre,
mais nous ne saurions nous prononcer plus avant en la matière, si ce n’est en filant la
métaphore durkheimienne qui avait promu la société équivalent sociologique de Dieu.
2- Pauvreté, exclusion et sciences sociales
De ce que nous avons vu jusqu’ici, on peut avancer que, quelle que soit la société
dans laquelle on le considère, le « pauvre » reste avant tout une figure idéologique, au sens où
seule son image a besoin d’exister pour susciter action et réaction sociales. Certes, cette
dernière est incarnée par des individus, mais c’est sa représentation sous les traits du
« pauvre » qui importe, avec, doit-on ajouter, la représentation du « social » sur lequel il se
détache. La figure du « pauvre » aide en effet à penser l’ordre social et les relations
qu’entretiennent entre eux ceux qui le matérialisent. De ce point de vue, la « pauvreté » est
une notion aussi opératoire que le « travail », la « folie », le « genre » (gender), ou tout autre
clef d’entrée, pour se représenter la société. En effet, et on le sait depuis toujours, la question
que pose l’existence de toute société est celle du processus par lequel les individus qui la
3
constituent établissent les « liens » qui la structureront —y compris ceux, parfois seulement
apparents, d’exclusion. La société des individus que nous a livré Nobert Élias en est bien
l’expression conceptuelle la plus achevée 1. C’est pourquoi les représentations que les uns se
font des autres participent de ce —ou ces— processus.
Cela dit, et comme nous l’avons également vu, cette représentation du « pauvre »
engage nombre d’enjeux idéologiques et politiques —via la production de discours, parfois à
prétention scientifique, comme ceux du Mouvement ATD-Quart monde, et la mobilisation
politique pour faire pression sur les pouvoirs publics. On peut même dire qu’elle réfléchit
encore une des dimensions de l’activité des chercheurs en sciences sociales. Mieux, et en
dernière analyse, on est en droit d’affirmer que c’est seulement dans ce cadre que les
productions « scientifiques » d’indicateurs de « pauvreté » arrivent à prendre tout leur sens.
De fait, les chercheurs en sciences sociales dans leur ensemble, lorsqu’ils tentent de
décrire la « pauvreté » ou d’en fournir une définition opératoire, ne font que retrouver, pour
l’essentiel, les présupposés idéologiques qui habitent les définitions et représentations de ce
qu’on peut appeler le sens commun demi-savant et partisan des protagonistes du combat
contre la « pauvreté ». Que ce soit à travers la construction des indicateurs de « pauvreté » ou
à travers les descriptions ou témoignages qui émaillent les discours militants, émerge un
véritable common knowledge, et aussi une même vision de la société et de ses principes
fondamentaux de structuration. Élargissons d’ailleurs le propos et affirmons que tout discours
savant —scientifique, religieux ou autre— rejoint le discours de sens commun dans sa vision
de la totalité sociale dans laquelle prend place la « pauvreté ». C’est aussi pour cette raison
que le « pauvre » des sociétés d’ordres ou de castes se présentera, et surtout sera appréhendé,
sous d’autres traits que le « pauvre » des sociétés démocratiques et d’abondance. Et c’est
encore pour cette raison que le discours savant qui en donnera raison sera, dans un cas plutôt
religieux, dans l’autre plutôt scientifique.
La production des indicateurs de « pauvreté » à laquelle se livrent les chercheurs en
sciences sociales —quelle qu’en soit d’ailleurs leur validité du point de vue interne à leur
construction : rigueur de la démarche, sûreté des choix, pouvoir discriminant, etc.—, comme
la mesure —toujours recommencée— du nombre des « pauvres » à laquelle ils se livrent
également, ne sauraient être neutres, comme l’on dit, au regard de cette vision de la société
envisagée ci-dessus.
1 Nobert ÉLIAS, 1991 pour la trad. franç., La société des individus, Paris, Fayard.
4
L’approche monétaire qui est la plus utilisée dans cette production d’indicateurs,
généralement qualifiés de « seuil de pauvreté », tient compte au plus haut point d’une
caractéristique des sociétés modernes : l’importance du caractère abstrait et impersonnel de
l’argent. Ce dernier, comme l’a souligné Simmel dans sa philosophie des Geldes, autorise la
rupture des liens de subordination inter-personnelle qui présidaient à l’échange de biens en
nature. Autrement dit, et quand bien même cet argent lui ferait défaut, le « pauvre » est évalué
à la même aune que le « riche », et surtout, en dehors de tout lien de subordination. De ce
point de vue, le « pauvre » que nous envisageons ici est bien spécifié, c’est celui de la société
démocratique ou société des individus évoquée ci-avant, et qui plus est, des individus saisis à
travers un caractère des plus communs, des plus impersonnels et des plus abstraits : le
quantum d’argent qui les situe dans une distribution sociale —et le plus souvent nationale.
Que l’on prenne un « seuil » absolu comme celui définit par l’UNAF (Union
nationale des associations familiales) —et évalué, en 1998, à 5000 F. par unité de
consommation et par mois— voire celui représenté par les minima sociaux ou toute
combinatoire de ces derniers, ou encore un « seuil » relatif comme celui issu de la méthode
dite du panier de biens et de services —plutôt utilisé aux États Unis parce qu’il tient compte
des disparités géographiques—, dans tous les cas le « pauvre » est appréhendé abstraitement
et impersonnellement 2.
Ces « seuils » vont d’ailleurs recevoir des significations analytiques bien différentes.
Certains vont prendre le sens de minima vitaux. Ils tentent ainsi de définir un niveau de revenu
en deça duquel la « vie » deviendrait, si ce n’est impossible, du moins extrêment difficile.
C’est bien ce niveau de revenu disponible que retenait, dès 1974, Lionel Stoléru pour définir
ce qu’il appelait le « seuil de pauvreté absolue » 3. Existerait donc un niveau de revenu audessous duquel ne pourraient être satisfaits les besoins vitaux minimaux des individus, ces
derniers étant de ce fait à considérer comme pauvre « absolument ». En 1988, Serge Milano
prétendra chiffrer ce seuil « absolu » à hauteur de 1655 francs par mois et par personne 4.
Cette « ligne de pauvreté » partagerait donc radicalement les pauvres des non-pauvres. Outre
les inconvénients bien connus de tels seuils —habituellement qualifiés d’« effets de seuil »—,
la définition desdits besoins vitaux et leur appréciation soulèvent d’emblée de grosses
2 Voir Danièle DEBORDEAUX, 1988, “Les recherches sur les lignes de pauvreté”, Recherches et Prévisions-
CNAF, n° 14/15, décembre 1988/mars 1989.
3 Lionel STOLERU, 1974, Vaincre la pauvreté dans les pays riches, Paris, Flammarion.
4 Serge MILANO, 1988, La pauvreté absolue, Paris, Hachette.
5
difficultés. Marx ne les avait-il pas déjà rencontrées lorsqu’il s’essayait à la description des
standards de vie du prolétariat industriel ? On le sait, les « besoins vitaux absolus » sont
relatifs à de multiples contextes —géographiques, historiques, voire physiologico-culturels.
Partant, la définition « absolue » de la pauvreté se relativise, et la manière généralement
retenue pour y procéder est de faire varier le contenu du « panier de biens nécessaires », ou le
poids relatif des dépenses jugées indispensables au sein d’un « budget-type ». Ainsi, au cours
des vingt dernières années, les experts ont-ils —résultat des observations directes des
évolutions de notre société menées le plus souvent par ces mêmes experts 5— été amené à
modifier le poids relatif des dépenses d’alimentation —premier poste dans tous les calculs
effectués depuis la Seconde guerre mondiale— au profit des dépenses de logement. Bref, les
seuils « absolus » de pauvreté sont donc éminemment relatifs. A fortiori les seuils dits, fort
justement, relatifs.
Notons encore que, s’agissant de ces derniers, puisqu’ils se réfèrent au niveau de vie
de la société considérée —niveau moyen, niveau médian ou tout autre niveau— ils vident déjà
la « pauvreté » qu’ils définissent d’une partie de sa signification d’état social nettement
spécifié. Du moins, sa spécification est-elle susceptible de prendre des sens sensiblement
différents. Ainsi, le « seuil » proposé par l’UNAF depuis 1952, s’apparente-t-il plus à un
« seuil » de vie modeste mais décente dans une société démocratique de consommation et de
protection qu’à un « seuil » de pauvreté tel que nous l’avons envisagé jusqu’ici. La raison en
tient essentiellement en ce que le budget-type de référence qui sert à définir ce « seuil »
comprend parmi ses sept postes de dépenses des postes que d’autres indicateurs excluaient —
par exemple, les postes « transports » (utilisation et amortissement d’une automobile de 5
CV), « loisirs », « amortissement du mobilier et des équipements ménagers », etc. 6. Un tel
« seuil » fixe non pas un minimum vital mais un minimum de dignité. Comme le remarque
Bernard Aubert, « le but n’[est] pas d’assurer la survie mais la vie, en tenant compte des
habitudes moyennes de consommation des Français. »
7
Ajoutons, pour notre part, que ces
« seuils » —absolus ou relatifs, mais c’est encore plus patent s’agissant des derniers— ont, si
ce n’est une visée normative, du moins une vision normalisée des comportements des
5 On pensera d’abord à l’INSEE, au CERC, au CRÉDOC, à l’OCDE, à la Commission européenne, aux organes
de la statistique, des études et de la recherche des grandes institutions de protection sociale et des
départements ministériels.
6 Pour une comparaison de différents indicateurs avec les budgets-types de l’UNAF, voir le précieux article de
Bernard AUBERT, “Seuils de pauvreté et montants des minima sociaux”, Recherches et Prévisions CNAF, n°
50/51, Décembre 1997/Mars 1998, pp. 69-79.
7 Bernard AUBERT, “Seuils de pauvreté et montants des minima sociaux”, Op. cit., p. 73.
6
individus auxquels on les applique. Comme c’est généralement le cas pour ce genre
d’indicateurs, ils tendent moins à décrire le comportement réel des individus concernés —
consommations effectives, utilisations réelles des biens, etc.— qu’à fixer des normes
comportementales —normes de consommation, d’utilisation, etc.—, quand bien même ces
dernières seraient-elles le produit statistique d’observations et de mesures des comportements
réels. Ce disant, ils vont s’avérer être d’utiles instruments de calcul, soit pour fournir une
image de la dispersion des niveaux de la consommation des ménages, des usages de tel ou tel
bien, etc. ; soit pour éclairer la décision politique en matière de fixation du montant de minima
sociaux comme ce fut le cas pour le RMI par exemple 8.
Mais, et pour revenir à notre propos initial, quels qu’ils soient, ces
« seuils » procèdent à une abstraction monétaire de ce qu’ils incitent, dans la plupart des cas, à
interpréter substantiellement. Ils permettent tout à la fois d’appréhender « objectivement »
l’état de pauvreté de l’individu puisque tout individu est situable sur une échelle des revenus,
et de donner un contenu à cette « pauvreté », comme défaut de consommation, moindre ou
absence d’utilisation de tel ou tel bien ou service, etc., bref, comme écart significatif à la
norme comportementale. D’où le glissement vers des définitions substantives de la pauvreté,
comme le fait par exemple l’auteur de la citation précédente qui propose que l’on regarde la
« pauvreté » comme « une situation vécue de faible satisfaction des besoins ‘économiques’,
c’est-à-dire pouvant être assouvis par une dépense monétaire. » 9
C’est d’ailleurs lorsque le « seuil » se trouve basé sur la distribution nationale des
revenus que la chose est la plus probante. Ici l’abstraction atteint peut-être son plus haut
niveau, puisqu’il s’agira d’appréhender la « pauvreté » au regard d’une autre abstraction dont
le principe tend à indifférencier, et donc à homogénéiser, le plus possible la situation réelle
des individus. Ainsi en est-il du « seuil de pauvreté » défini par la demi-moyenne ou la demimédiane des revenus du ménage corrigés par le nombre d’unités de consommation dont se
compose ce dernier (selon l’échelle d’Oxford ou, selon, celle de l’OCDE)
10.
Ce « seuil de
8 Des éléments sont également donnés dans l’article de Bernard A UBERT, “Seuils de pauvreté et montants des
minima sociaux”, Op. cit.
9 Bernard AUBERT, “Seuils de pauvreté et montants des minima sociaux”, Op. cit., p. 78.
10 En général le revenu moyen est plus fort que le revenu médian. Essentiellement parce qu’il se trouve plus
fortement influencé par les revenus les plus élevés. Le revenu médian, quant à lui, est plus sensible à la
situation des classes moyennes, lesquelles, du même coup, seront plus facilement concernées par la variation
du « seuil ». Les échelles d’unités de consommation attribuent des poids relatifs variables aux différents
éléments constitutifs du ménage. L’échelle d’Oxford attribue, pour sa part, un poids de 1 au premier adulte,
de 0,7 aux autres adultes de plus de 15 ans, et de 0,5 aux enfants de moins de 15 ans. L’échelle de l’OCDE
7
pauvreté » en effet compare, en principe, tous les ménages selon un seul critère : celui, abstrait
et impersonnel, des revenus
11.
Autrement dit, cette méthode suppose bien qu’entre toutes les
situations, qu’entre le « riche » et le « pauvre », il y ait quelque chose de fondamentalement
commun, quelque chose qui autorise leur rassemblement en une même compréhension. Bref,
ce qu’on pourrait appeler une unité ou identité sociale commune, ou mieux encore, une
socialité partagée.
Cette socialité partagée est celle que nous mettons à la base de notre conception
démocratique de la société d’opulence —comme disait John Kenneth Galbraith— ou société
des consommateurs —selon la formulation de Robert Rochefort. De fait, ces indicateurs ou
« seuils » de pauvreté, et dans la mesure où ils monétarisent la mesure, supposent que le
« pauvre » comme le « riche » est foncièrement un consommateur de biens et de services. En
effet, qu’il s’agisse de ce qui compose son « panier », qu’il s’agisse de la hauteur de son
revenu, voire même le niveau de ses aspirations
12,
le « pauvre », ici, est foncièrement un
équivalent —calculatoire— du « riche ». Et si on peut en faire validement un équivalent
calculatoire, c’est parce qu’il est d’abord un équivalent ontologico-social. L’individu
statistique recèle encore, ici, un individu ontologique et social, lequel, en termes politiques
reçoit nom de citoyen.
Ainsi, est-ce parce que domine une conception ou vision démocratique et
consumériste de la société que « pauvres » et « riches » participeront d’une même
construction savante d’indicateurs. Ce faisant, sera en retour accréditée l’idée que « pauvres »
et « riches » partagent une même essence sociale —sont également citoyens et potentiellement
consommateurs. Mieux, la construction de ces indicateurs servira de support à la réification du
« pauvre ». Ces indicateurs participeront, notamment par leurs applications dans des études
empiriques et, a fortiori, par ce que ces dernières autoriseront en termes de préconisations ou
de pressions politiques, de toutes sortes d’entreprises réalistiques de constitution d’une entité
sociale spécifiée : « les pauvres ». Et l’on peut penser ici aussi bien aux « rapports » faits
auprès des institutions politiques (Conseil Économique et Social, Ministères ou autres),
accorde toujours 1 au premier adulte, mais 0,5 aux autres adultes et 0,3 aux enfants. La première échelle
revient à donner un primat aux dépenses alimentaires, la seconde, aux dépenses de logement.
11 En principe, car les enquêtes de l’INSEE, à partir desquelles seront effectués les calculs de « seuils », ne
prennent en compte que les ménages ordinaires ; c’est-à-dire ne considèrent pas les personnes qui se trouvent
dans des établissements d’accueil et d’hébergement, et, a fortiori, les gens du voyage et autres SDF.
12 Il existe des méthodes dites subjectives qui cherchent à établir des « seuils de pauvreté » en demandant aux
individus statistiques concernés —des “ménages”— de se prononcer sur ce qu’il serait souhaitable qu’un
ménage d’un type défini, ou encore qu’un ménage équivalent au leur, puisse avoir en termes de revenu ou de
panier de biens.
8
qu’aux inévitables et hivernales « couvertures » journalistiques des drames ou difficultés
affectant tel ou tel groupe d’individus.
En somme, ces « seuils » et autres tentatives d’appréhension savante de la
« pauvreté » fourniront autant d’appréciations normatives au principe même de la formation
d’une représentation sociale des « pauvres ». Ils pourront d’autant mieux le faire qu’entre eux
et cette représentation il y a en commun —et en un sens à leurs soubassements— une seule et
même vision de la société. Celle que nous avons dite tout à la fois démocratique, de
consommation, de protection, et d’essence individualiste. On comprend du même coup
pourquoi les études empiriques et les propositions d’actions politiques en faveur des
« pauvres » vont se faire sur les terrains du revenu et de la consommation de services
(logement, santé, éducation, etc.). Ce faisant, et tout en prétendant n’utiliser que des
catégories savantes, scientifiquement construites, objectives —ajoute-t-on même à
l’occasion—, elles ne font que retrouver leur vision de la société, leurs présupposés
idéologiques —au sens, justement, de ces principes de vision ou d’appréhension qui président
à la compréhension que l’on peut se faire du monde social.
Soulignons encore cette contribution singulière —somme toute caractéristique de nos
sociétés, et peut-être surtout de nos croyances et principes cognitifs— des instruments, forgés
par les sciences sociales, d’appréhension et de compréhension du monde social. Tout
naturellement —c’est-à-dire sans faire appel à autre chose qu’à la conviction en leur pouvoir
de cognition— ces dernières contribuent à forger le point de vue normatif, à produire la fiction
« pauvreté » qui correspond à notre société —société qui, nous venons de le rappeler, peut être
appelée, non sans un certain bonheur, la société des individus. Une fois encore, principes de
connaissance —en l’occurrence, principes positifs ou scientifiques de la connaissance— et
vision du monde social —c’est-à-dire, aussi bien ce qui a trait aux rapports interindividuels
qu’aux règles de structuration des positions ou places sociales occupées par ces individus— se
font congruents. Mieux, cette congruence, c’est patent s’agissant de la « pauvreté », est le
signe d’une filiation entre les catégories construites dans le cadre des savoirs positifs et des
sciences sociales et les catégories sociales dont on use pour se représenter le monde social
dans lequel nous vivons. Bref, les sciences sociales lorsqu’elles se proposent de définir et de
quantifier la « pauvreté » ne font que se soumettre à la vision commune —dominante, peut-on
9
dire— de notre société, et érigent en axiome cognitif ce qui n’est qu’énoncé normatif. Par leur
truchement, l’adhésion axiologique se fait principe de connaissance.
3- Le sens sociologique du pauvre
En somme, et comme l’avait bien noté Georg Simmel, le « pauvre » n’est
aucunement la fin du geste charitable ou de la prestation d’assistance. La fin poursuivie
transcende le don, et même l’application du droit à l’assistance lorsque ce dernier est reconnu.
La fin est sociale, quand bien même celui qui la poursuit n’aurait-il d’abord que des
préoccupations morales ou métaphysiques à l’esprit. En un sens, elle est au-delà des attentes et
motivations des protagonistes de l’échange assistanciel. Pour le dire d’une autre manière, elle
produit un effet émergent proprement social là où les attentes individuelles se veulent
éminemment humaines —que ce soit dans le registre de l’égoïsme (éviter la condamnation,
sauver son âme…) ou dans celui de l’altruisme (partager fraternellement la souffrance de
l’autre…). Ajoutons que cette dernière observation permet aussi de rendre compte de la
rentabilité sociale différentielle des motivations du donateur. Donner au premier venu,
souvent celui qui sait le mieux mendier, voire qui feint le mieux le dénuement ou le handicap,
ou donner sélectivement selon une grille d’analyse des « mérites », prétentions ou handicaps
avérés —via, par exemple, les professionnels de l’analyse que sont aussi les travailleurs
sociaux—, recouvrent autant de « motivations » dont les effets, en termes de secours et d’aide
effectifs apportés aux destinataires et en de « liens sociaux » —stricto sensu— et de
« cohésion sociale » —lato sensu— ne sauraient se confondre. La rentabilité sociale
décroissante de l’aumône médiévale a été suffisamment décrite pour que nous ne nous y
attardions pas outre mesure.
Il apparaît donc bien que, sur le plan sociologique, le « pauvre », tout comme le
prolétaire salarié de l’entreprise capitaliste, n’ait pas besoin d’être autre chose qu’une
abstraction pour remplir une mission sociale. Être simplement titulaire d’une force de travail,
pour l’un, d’une désignation de « pauvreté », pour l’autre, sont là les conditions suffisantes
pour exercer leurs vocations sociales. Leurs traits singuliers, leurs identités individuelles, sont
secondes, en quelque sorte anecdotiques. Le scandale —régulièrement dénoncé— qu’il y
aurait à ignorer la « personne » du pauvre est sentimental et moral, mais nullement
sociologique. Ce déficit de reconnaissance n’altère nullement le potentiel sociologique inscrit
10
dans le traitement hic et nunc de la « pauvreté » légitimement manifestée. D’une certaine
manière, le « pauvre » sature son sens social en remplissant sa fonction de truchement
symbolique.
4- Conclusion
le « pauvre » est toujours celui de la société dans laquelle il se trouve situé. C’est
cette dernière qui lui donne toute sa consistance. La « pauvreté » n’est donc qu’une manière
de dire le social, son ordonnancement et la distribution des places qui l’accompagne. Mieux,
peut-être, elle n’est qu’un moment métaphorique du discours sur la société. Et il faut encore
filer la métaphore pour trouver, de manière toute spéculative, ce que sont les caractères
intrinsèques de ladite pauvreté. Le texte biblique a pu le faire sous la figure christique,
l’idéologie marxiste-léniniste a eu le prolétariat et le sous-prolétariat, les groupes de pression
socio-politique contemporains le font en arborant des « exclus ». Mais l’analyse sociologique
ou socio-historique, pour sa part, ne parvient jamais à exhiber de telles figures.
La raison première est que la figure du pauvre que tracera l’analyse socio-historique
révèlera d’abord et avant tout les traits caractéristiques de la société qui autorise cette figure.
Des traits qui, de manière essentielle, rendent compte de la nature du « lien social » que tissent
entre eux les membres de la formation sociale considérée. En effet, pour pouvoir penser la
pauvreté, c’est-à-dire, tout à la fois, se penser comme « pauvre », être pensé comme
« pauvre » et penser l’autre en tant que « pauvre », la nature de la relation qui unit ceux qui
occupent ces différentes postures cognitives doit être subsumée si ce n’est sous la catégorie de
l’identité stricte, du moins de l’homogénéité. Elle doit se comprendre comme une relation de
bonne intelligence —dans tous les sens de l’expression.
L’hétérogénéité radicale, celle qui fonde l’étrangeté totale, interdit de penser l’autre
autrement que sous la forme de l’altérité absolue. Elle conduit à la négativité de l’étranger.
Cet autre-là ne saurait être moins que moi, ou ne saurait avoir moins que moi. Il n’est
radicalement pas moi. Il n’a rien à voir avec moi. Il n’est pas, tout simplement. De là à ce
qu’il n’est pas à être, c’est un pas qui a souvent été facilement franchi. La qualité d’étranger
—la xenia des Grecs— a souvent conduit à la pratique de la xenèlasia, du bannissement de
11
l’étranger. Il n’en est pas, et il ne peut pas en être de même du « pauvre » qui, lui, demande à
être perçu et donc reçu.
Pour que le pauvre soit, il faut pouvoir le reconnaître, voire s’y reconnaître. Le
« pauvre » est un alter ego ; il participe si ce n’est de mon identité singulière, du moins de
mon identité sociale —cette représentation que je peux faire partager aux autres de ce que je
suis. De ce point de vue, la « pauvreté » —comme notion abstraite ou idéalité— en appelle
fondamentalement à la dialectique de l’altérité et de l’ipséité. Le « pauvre » se présente
toujours comme celui qui est à la fois autre, en termes d’avoir ou d’être social —au sens du
statut ou de la position sociale—, et le même, en termes d’appartenance sociale —au sens du
partage d’une condition humaine socialisée. Point donc de « pauvreté » sans communauté,
sans commune identité, ni, dialectiquement, sans différence avérée. Le « pauvre », c’est
l’autre moi-même, mais finalement autre. Dit autrement, la « pauvreté » ne réclame pas la
confusion, tant s’en faut. Elle exige reconnaissance et distance.
C’est bien pourquoi Simmel inscrit sa réflexion sur Le pauvre dans une approche du
« lien social » qui fait être dedans tout en étant dehors, ou dehors tout en se pensant dedans.
Ce qui doit donc se comprendre, non pas selon une partition dichotomique
inclusion/exclusion, mais dans un mouvement de composition de l’homogène à partir
d’éléments ou de positions hétérogènes.
Michel Messu
Université de Nantes
GRASS-CNRS (UMR 7022)
12
Téléchargement