L’approche monétaire qui est la plus utilisée dans cette production d’indicateurs,
généralement qualifiés de « seuil de pauvreté », tient compte au plus haut point d’une
caractéristique des sociétés modernes : l’importance du caractère abstrait et impersonnel de
l’argent. Ce dernier, comme l’a souligné Simmel dans sa philosophie des Geldes, autorise la
rupture des liens de subordination inter-personnelle qui présidaient à l’échange de biens en
nature. Autrement dit, et quand bien même cet argent lui ferait défaut, le « pauvre » est évalué
à la même aune que le « riche », et surtout, en dehors de tout lien de subordination. De ce
point de vue, le « pauvre » que nous envisageons ici est bien spécifié, c’est celui de la société
démocratique ou société des individus évoquée ci-avant, et qui plus est, des individus saisis à
travers un caractère des plus communs, des plus impersonnels et des plus abstraits : le
quantum d’argent qui les situe dans une distribution sociale —et le plus souvent nationale.
Que l’on prenne un « seuil » absolu comme celui définit par l’UNAF (Union
nationale des associations familiales) —et évalué, en 1998, à 5000 F. par unité de
consommation et par mois— voire celui représenté par les minima sociaux ou toute
combinatoire de ces derniers, ou encore un « seuil » relatif comme celui issu de la méthode
dite du panier de biens et de services —plutôt utilisé aux États Unis parce qu’il tient compte
des disparités géographiques—, dans tous les cas le « pauvre » est appréhendé abstraitement
et impersonnellement
.
Ces « seuils » vont d’ailleurs recevoir des significations analytiques bien différentes.
Certains vont prendre le sens de minima vitaux. Ils tentent ainsi de définir un niveau de revenu
en deça duquel la « vie » deviendrait, si ce n’est impossible, du moins extrêment difficile.
C’est bien ce niveau de revenu disponible que retenait, dès 1974, Lionel Stoléru pour définir
ce qu’il appelait le « seuil de pauvreté absolue »
. Existerait donc un niveau de revenu au-
dessous duquel ne pourraient être satisfaits les besoins vitaux minimaux des individus, ces
derniers étant de ce fait à considérer comme pauvre « absolument ». En 1988, Serge Milano
prétendra chiffrer ce seuil « absolu » à hauteur de 1655 francs par mois et par personne
.
Cette « ligne de pauvreté » partagerait donc radicalement les pauvres des non-pauvres. Outre
les inconvénients bien connus de tels seuils —habituellement qualifiés d’« effets de seuil »—,
la définition desdits besoins vitaux et leur appréciation soulèvent d’emblée de grosses
Voir Danièle DEBORDEAUX, 1988, “Les recherches sur les lignes de pauvreté”, Recherches et Prévisions-
CNAF, n° 14/15, décembre 1988/mars 1989.
Lionel STOLERU, 1974, Vaincre la pauvreté dans les pays riches, Paris, Flammarion.
Serge MILANO, 1988, La pauvreté absolue, Paris, Hachette.