III, 7-8

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(La pagination indiquée entre parenthèses est celle de la traduction de Clerselier de 1647)
7. Vous concluez : et partant, il ne reste que la seule idée de Dieu dans laquelle il faut
considérer s’il y a quelque chose qui n’ait pu venir de moi-même. Par le nom de Dieu j’entends une
substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute connaissante, toute puissante et par
laquelle moi-même et toutes les autres choses qui sont (s’il est vrai qu'il y en ait qui existent) ont été
créées et produites. Toutes lesquelles choses sont en effet telles que, plus attentivement je les
considère, et moins je me persuade que l’idée que j’en ai puisse tirer son origine de moi seul. Et par
conséquent, de tout ce qui a été dit ci-devant, il faut nécessairement conclure que Dieu existe. Vous
voilà enfin parvenu où vous aspiriez. Quant à moi, comme j’embrasse la conclusion que vous venez
de tirer, aussi ne vois-je pas d’où vous pouvez la déduire. (374) Vous dites que les choses que vous
concevez de Dieu sont telles qu’elles n’ont pu venir de vous-même, pour inférer de là qu’elles ont
dû venir de Dieu. Mais premièrement, il n’y a rien de plus vrai qu’elles ne sont point venues de
vous-même et que vous n’en avez point eu l’intelligence de vous seul. Car, outre que les objets
mêmes extérieurs vous en ont envoyé les idées, elles sont aussi parties et vous les avez apprises de
vos parents, de vos maîtres, des discours des sages et, enfin, de l’entretien de ceux avec qui vous
avez conversé. Mais vous répondrez peut-être : je ne suis qu’un esprit qui ne sais pas s’il y a rien
au monde hors de moi, je doute même si j’ai des oreilles par qui j’ai pu ouïr aucune chose et ne
connais point d’hommes avec qui j’ai pu converser. Vous pouvez répondre cela. Mais le diriez-vous
si vous n’aviez en effet point d’oreilles pour nous ouïr et s’il n’y avait point d’hommes qui vous
eussent appris à parler ? Parlons sérieusement et ne déguisons point la vérité. Ces paroles que
vous prononcez de Dieu, ne les avez-vous pas apprises de la fréquentation des hommes avec qui
vous avez vécu ? Et puisque vous tenez d’eux les paroles, ne tenez-vous pas d’eux aussi les notions
désignées et entendues par ces mêmes paroles ? Et partant, quoiqu’on vous accorde qu’elles ne
peuvent pas venir de vous seul, il ne s’ensuit pas pour cela qu’elles doivent venir de Dieu, mais
seulement de quelque chose hors de vous. En après, qu’y a-t-il dans ces idées que vous n’ayez pu
former et composer de vous-même à l’occasion des choses que vous avez autrefois vues et
apprises ? Pensez-vous pour cela concevoir quelque (375) chose qui soit au dessus de l’intelligence
humaine ? Certainement, si vous conceviez Dieu tel qu’il est, vous auriez raison de croire que vous
auriez été instruit et enseigné de Dieu même. Mais tous ces attributs que vous donnez à Dieu ne
sont rien autre chose qu’un amas de certaines perfections que vous avez remarquées en quelques
hommes ou en d’autres créatures, lesquelles l’esprit humain est capable d’entendre, d’assembler et
d’amplifier comme il lui plaît, ainsi qu’il a déjà été plusieurs fois observé.
Vous dites que, bien que vous puissiez avoir de vous-même l’idée de la substance parce que
vous êtes une substance, vous ne pouvez pas néanmoins avoir de vous-même l’idée de la substance
infinie parce que vous n’êtes pas infini. Mais vous vous trompez grandement si vous pensez avoir
l’idée de la substance infinie, laquelle ne peut être en vous que de nom seulement et en la manière
que les hommes peuvent comprendre l’infini, qui est, en effet, ne pas le comprendre. De sorte qu’il
n’est pas nécessaire qu’une telle idée soit émanée d’une substance infinie, puisqu’elle peut être
formée en conjoignant et amplifiant les perfections que l’esprit humain est capable de concevoir,
comme il a déjà été dit. Si ce n’est peut-être que lorsque les anciens philosophes, en multipliant les
idées qu’ils avaient de cet espace visible, de ce monde et de ce peu de principes dont il est composé,
ont formé celles d’un monde infiniment étendu, d’une infinité de principes et d’une infinité de
mondes, vous vouliez dire qu’ils n’ont pas formé ces idées par la force de leur pensée, mais qu’elles
leur ont été (376) envoyées en l’esprit par un monde véritablement infini en son étendue, par une
véritable infinité de principes et par une infinité de mondes réellement existants.
Quant à ce que vous dites : que vous concevez l’infini par une vraie idée, certainement, si elle
était vraie, elle vous représenterait l’infini comme il est en soi et, partant, vous comprendriez ce qui
est en lui de plus essentiel et dont il s’agit maintenant, à savoir l’infinité même. Mais votre pensée
se termine toujours à quelque chose de fini et vous ne dites rien que le seul nom d’infini, pour ce
que vous ne sauriez comprendre ce qui est au-delà de votre compréhension. En sorte qu’on peut
dire avec raison que vous ne concevez l’infini que par la négation du fini. Et ce n’est pas assez de
dire que vous concevez plus de réalité dans une substance infinie que dans une finie. Car il faudrait
que vous conceviez une réalité infinie, ce que néanmoins vous ne faites pas. Et même, à vrai dire,
vous ne concevez pas plus de réalité, d’autant que vous étendez seulement la substance finie, et
après vous vous figurez qu’il y a plus de réalité dans ce qui est ainsi agrandi et étendu par votre
pensée qu’en cela même lorsqu’il est raccourci et non-étendu. Si ce n’est que vous vouliez aussi que
ces philosophes conçussent en effet plus de réalité lorsqu’ils s’imaginaient plusieurs mondes que
lorsqu’ils n’en concevaient qu’un seul. Et sur cela, je remarquerai en passant que la cause
pourquoi notre esprit se confond d’autant plus que plus il augmente et amplifie quelque espèce ou
idée, vient de ce qu’alors il dérange cette espèce de sa situation naturelle, qu’il en ôte la (377)
distinction des parties et qu’il l’étend de telle sorte et la rend si mince et si déliée qu’enfin elle
s’évanouit et se dissipe. Je ne m’arrête pas à dire que l’esprit se confond pareillement pour une
cause toute opposée, à savoir lorsqu’il amoindrit et apetisse par trop une idée qu’il aurait
auparavant conçue sous quelque sorte de grandeur.
Vous dites qu’il n’importe pas que vous ne puissiez comprendre l’infini ni même beaucoup de
choses qui sont en lui, mais qu’il suffit que vous en conceviez bien quelque peu de choses, afin qu’il
soit vrai de dire que vous en avez une idée très vraie, très claire et très distincte. Tant s’en faut : il
n’est pas vrai que vous ayez une idée de l’infini mais bien seulement du fini, s’il est vrai que vous ne
compreniez pas l’infini mais seulement le fini. On peut dire tout au plus que vous connaissez une
partie de l’infini, mais non pas pour cela l’infini même. En même façon qu’on pourrait bien dire
que celui-là aurait connaissance d’une partie du monde qui n’aurait jamais rien vu que le trou
d’une caverne. Mais on ne pourrait pas dire qu’il aurait l’idée de tout le monde. En sorte qu’il
passerait pour tout à fait ridicule s’il se persuadait que l’idée d’une si petite portion fût la vraie et
naturelle idée de tout le monde. Mais, dites-vous, il est du propre de l’infini qu’il ne soit pas
compris par vous qui êtes fini. Certes, je le crois, mais il n’est pas du propre de la vraie idée de
l’infini de n’en représenter qu’une très petite partie ou plutôt rien du tout, puisqu’il n’y a point de
proportion de cette partie avec le tout. Il suffit, dites-vous, que vous conceviez bien (378)
distinctement ce peu de choses. Oui, comme il suffit de voir l’extrémité des cheveux de celui duquel
on veut avoir une véritable idée. Un peintre n’aurait-il pas bien réussi qui, pour me représenter
naïvement sur une toile, aurait seulement tracé un de mes cheveux ou même l’extrémité de l’un
d’eux ? Or, il est vrai pourtant qu’il y a une proportion non seulement beaucoup moindre mais
même infiniment moindre entre tout ce que nous connaissons de l’infini et l’infini même qu’entre un
de mes cheveux ou l’extrémité de l’un d’eux et mon corps entier. En un mot, tout votre
raisonnement ne prouve rien de Dieu qu’il ne prouve aussi d’une infinité de mondes. Et ce, d’autant
plus qu’il a été plus aisé à ces anciens philosophes d’en former et concevoir les idées par la
connaissance claire et distincte qu’ils avaient de celui-ci, qu’il ne vous est aisé de concevoir un
Dieu ou un être infini par la connaissance de votre substance dont la nature ne vous est pas encore
connue.
8. Vous faites après cela cet autre raisonnement : car comment serait-il possible que je puisse
connaître que je doute et que je désire, c’est-à-dire qu’il me manque quelque chose et que je ne suis
pas entièrement parfait, si je n’avais en moi aucune idée d’un être plus parfait que le mien, par la
comparaison duquel je reconnaîtrais mes défauts ? Mais, si vous doutez de quelque chose, si vous en
désirez quelqu’une, si vous connaissez qu’il vous manque quelque perfection, quelle merveille y a-til en cela puisque vous ne connaissez pas tout, que vous n’êtes pas en toutes choses et que vous ne
possédez pas tout ? Vous reconnaissez, dites-vous, que vous n’êtes pas tout parfait. Certainement,
(379) je vous crois et vous le pouvez dire sans envie et sans vous faire tort. Donc, concluez-vous, il
y a quelque chose de plus parfait que moi qui existe. Pourquoi non ? combien que ce que vous
désirez ne soit pas toujours en tout plus parfait que vous êtes. Car, lorsque vous désirez du pain, ce
pain que vous désirez n’est pas en tout plus parfait que vous ou que votre corps. Mais il est
seulement plus parfait que cette faim ou inanition qui est dans votre estomac. Comment donc
conclurez-vous qu’il y a quelque chose de plus parfait que vous qui existe ? C’est à savoir, en tant
que vous voyez l’université des choses, dans laquelle et vous et le pain et les autres choses avec
vous sont renfermées. Car chaque partie de l’univers ayant en soi quelque perfection, et les unes
servant à perfectionner les autres, il est aisé de concevoir qu’il y a plus de perfection dans le tout
que dans une partie et, par conséquent, puisque vous n’êtes qu’une partie de ce tout, vous devez
connaître quelque chose de plus parfait que vous. Vous pouvez donc en cette façon avoir en vous
l’idée d’un être plus parfait que le vôtre, par la comparaison duquel vous reconnaissiez vos défauts.
Pour ne point dire qu’il peut y avoir d’autres parties dans cet univers plus parfaites que vous et,
cela étant, vous pouvez désirer ce qu’elles ont et, par leur comparaison, vos défauts peuvent être
reconnus. Car vous avez pu connaître un homme qui fût plus fort, plus sain, plus vigoureux, mieux
fait, plus docte, plus modéré et, partant, plus parfait que vous. Et il ne vous a pas été difficile d’en
concevoir l’idée et, par la comparaison de cette idée, (380) connaître que vous n’avez pas tant de
santé, tant de force et, en un mot, tant de perfections qu’il en possède.
Vous vous faites un peu après cette objection : mais peut-être que je suis quelque chose de
plus que je ne pense, et que toutes ces perfections que j’attribue à Dieu sont en quelque façon en
moi en puissance quoiqu’elles ne se produisent pas encore et ne se fassent point paraître par leurs
actions, comme il peut arriver si ma connaissance augmente de plus en plus à l’infini. Mais à cela
vous répondez : encore qu’il fût vrai que ma connaissance acquît tous les jours de nouveaux degrés
de perfection et qu’il y eût en moi beaucoup de choses en puissance qui n’y sont pas encore
actuellement, toutefois rien de tout cela n’appartient à l’idée de Dieu, dans laquelle rien ne se
rencontre seulement en puissance, mais tout y est actuellement et en effet. Et même, n’est-ce pas un
argument infaillible d’imperfection en ma connaissance, de ce qu’elle s’accroît peu à peu et qu’elle
s’augmente par degrés. Mais on peut répliquer à cela qu’il est bien vrai que les choses que vous
concevez dans une idée sont actuellement dans cette idée même, mais néanmoins, elles ne sont pas
pour cela actuellement dans la chose même dont elle est l’idée. Ainsi l’architecte se figure l’idée
d’une maison, laquelle, de vrai, est actuellement composée de murailles, de planchers, de toits, de
fenêtres et d’autres parties suivant le dessein qu’il en a pris. Et néanmoins, la maison ni aucune de
ses parties ne sont pas encore actuellement, mais seulement en puissance. De même aussi cette idée
que les anciens philosophes avaient d’une infinité de mondes contient en effet des mondes infinis,
mais vous ne direz pas pour cela que ces (381) mondes infinis existent actuellement. C’est
pourquoi, soit qu’il y ait en vous quelque chose en puissance, soit qu’il n’y ait rien, c’est assez que
votre idée ou connaissance se puisse augmenter et accroître par degrés. On ne doit pas pour cela
inférer que ce qui est représenté ou connu par elle existe actuellement. Ce qu’après cela vous
remarquez, à savoir que votre connaissance ne sera jamais actuellement infinie, vous doit être
accordé sans contestation. Mais aussi devez-vous savoir que vous n’aurez jamais une vraie et
naturelle idée de Dieu, dont il vous restera toujours beaucoup plus (et même infiniment plus) à
connaître que de celui dont vous n’auriez vu que l’extrémité des cheveux. Car je veux bien que vous
n’ayez pas vu cette homme tout entier. Toutefois, vous en avez vu d’autres par la comparaison
desquels vous pouvez, par conjecture, vous figurer de lui quelque idée. Mais on ne peut pas dire
que nous ayons rien vu de semblable à Dieu et à l’immensité de son essence.
Vous dites que vous concevez que Dieu est actuellement infini, en sorte qu’on ne saurait rien
ajouter à sa perfection. Mais vous en jugez ainsi sans le savoir, et le jugement que vous en faites ne
vient que de la prévention de votre esprit, ainsi que les anciens philosophes pensaient qu’il y eût
des mondes infinis, une infinité de principes et un univers si vaste en son étendue qu’on ne pouvait
rien ajouter à sa grandeur. Ce que vous dites ensuite : que l’être objectif d’une idée ne peut pas
dépendre ou procéder d’un être qui n’est qu’en puissance, mais seulement d’un être formel ou
actuel, voyez comment cela (382) peut être vrai si ce que je viens de dire de l’idée d’un architecte et
de celle des anciens philosophes est véritable. Et principalement si vous prenez garde que ces
sortes d’idées sont composées des autres dont votre entendement a déjà été informé par l’existence
actuelle de leurs causes.
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