Dominique Avon

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D. Avon (Université du Maine, France)
LE FAIT RELIGIEUX ET L’INSTANCE CRITIQUE DE L’HISTOIRE
EN CLIMAT LIBÉRAL
La voix publique n’est pas uniforme, la production historienne influe, pour une
part, sur son contenu. Or, les lieux d’expression de l’enseignant-chercheur en histoire
ne sont plus bornés à l’enceinte de l’université, aux maisons d’édition et à une certaine
presse spécialisée. De nouveaux débouchés s’offrent à lui, comme expert responsable
d’audit, dans des entreprises ou organisations internationales, dans les médias audiovisuels et, ponctuellement, dans le monde judiciaire 1. La modification de ce rôle culturel
et social provoque un risque de réduction de son espace de liberté, donc de critique.
Sauf exception, justement discutée par les historiens, l’Etat n’impose aucun discours,
les étudiants ne sont plus prédisposés à la révolte comme à la fin des années soixante
du siècle dernier, le marché n’est que de faible pression puisque, en moyenne, nos
publications correspondent à des tirages qui varient entre 1.000 et 5.000 exemplaires.
Un tel cadre devrait prédisposer à des débats d’interprétation sereins sur tel ou tel sujet.
Mais l’on constate plutôt un balancement entre atonie sur des pans entiers de notre
histoire et polémique sur des sujets récurrents. Parmi ces derniers, les débats relatifs
au fascisme ou au communisme ont en partie épuisé les arguments des spécialistes,
l’attention se porte davantage sur la Grande Guerre, les phénomènes de colonisation /
décolonisation, la lecture du développement du capitalisme et désormais tout ce qui
tourne autour du « religieux ». L’option pratique ici défendue est de revendiquer
l’autonomie de la discipline, tout en sachant que le prix à payer est la parcellisation du
savoir, le refus de la prétention à la globalité.
Lorsque l’historien ou le philosophe se penche sur la discipline historique, le
résultat est souvent présenté comme le produit de la rencontre entre la réalité passée et
le chercheur inscrit dans un présent. Il semble aller de soi qu’il écrit d’abord pour luimême. De ce fait, l’attention à la société dans laquelle nous vivons, aux étudiants avec
lesquels nous travaillons, aux lecteurs susceptibles d’être accrochés par nos lignes, est
bien souvent négligée. Or, de plus en plus, des voix se font entendre pour exprimer des
réactions diverses, voire contradictoires, sur tel ou tel point de l’enseignement, sur les
présupposés qui pétrissent les manuels du secondaire notamment2 : ici l’on s’interroge
sur la manière dont l’islam est abordé3 ; là, au contraire, c’est la représentation du
christianisme qui est en question4. Ce phénomène illustre l’éclatement pluriel des
sociétés de l’Ouest européen qui, sous des modalités variables et avec de vives
tensions, reconnaît à toute personne la liberté d’accepter un legs sous réserve
d’inventaire lui permettant de combiner des appartenances multiples. Dans le cadre
hexagonal, pour schématiser, il n’y a plus (seulement !) un affrontement entre deux
partenaires, ceux de la France laïque et ceux de la France catholique, comme au début
du XXe siècle où deux catégories de manuels se faisaient face5, mais une multiplicité
d’appartenances identitaires (territoriale, générationnelle, sexuelle, nationale…), parmi
Olivier DUMOULIN, Le rôle social de l’historien. De la chaire au prétoire, Paris, Albin Michel, « Bibliothèque Histoire »,
2003, 343 p.
2 Enquête : « Religions à l’École », Science & Vie, n°1003, octobre 2003.
3 Pour une première étude sur un corpus limité, voir Marlène NASR, Les Arabes et l’Islam vus par les manuels scolaires
français (1986 et 1997), Paris / Beyrouth, Karthala / Center for Arab Unity Studies, 2001, 376 p.
4 Projet mené depuis 2004 par des collaborateurs de la revue Histoire du Christianisme Magazine, Jean-Yves Riou (dir.).
5 Christian AMALVI, « L'histoire pour tous : la vulgarisation historique en France d'Augustin Thierry à Ernest
Lavisse 1814-1914. » Thèse soutenue en 1994, sous la direction de Charles-Olivier Carbonell. 3 volumes de texte (1012
pages) et un volume d'annexes.
1
lesquelles l’identité religieuse n’est pas la moindre. Le cadre général reprend sous
d’autres formes le débat américain entre version positive « melting pot » ou négative
« salad bowl »6. Les termes -tel « métissage »- sont ici exaltés et là au contraire
dénigrés. Les expressions politiquement correctes, telle celle de « société pluriethnique », ne résolvent rien dans la mesure où les définitions de l’ethnie restent
problématiques. Devant le caractère hybride de la société, il y a ceux qui sont malades
de certaines différences, et il y a ceux qui disent que la France –plus que l’Europe
d’ailleurs- est malade de ses différences.
Les sociologues et les philosophes qui travaillent sur ces enjeux très
contemporains7, plus que la réhabilitation d’un principe de « tolérance » qui accepte –et
soumet- l’altérité absolue de celui où celle qui est différent8, sont en quête d’un accord
minimum commun. Michael Walzer, qualifié d’animateur du courant « communautarien
modéré » aux Etats-Unis, écrit ainsi : « Le critère central est donc le suivant : quoi que
nous fassions par ailleurs pour faire coexister harmonieusement les différents groupes,
nous devons défendre la liberté individuelle et permettre aux membres de tous ces
groupes de participer à la vie politique démocratique. »9 Plus largement, le défi consiste
bel et bien à se retrouver, notamment dans le cadre des sciences humaines, sur un
langage acceptable par tous les spécialistes et accessible au plus grand nombre.
La combinaison de références religieuses, culturelles et idéologiques se
retrouve, sous des termes et des intensités variables, chez des militants catholiques,
protestants, juifs ou musulmans, en réaction à l’état actuel de la société. Au risque
d’enterrer un peu vite la force de la tradition et la demande d’autorité de la part des
fidèles, les spécialistes du fait religieux constatent une dérégulation du « croire »,
expliquent que la religiosité contemporaine prend des formes individualisées –« choix »
et « construction de soi » que peuvent traduire les figures du « pèlerin » et du
« converti »10-, mais produit également de nouvelles formes de sociabilité dans un
marché de biens spirituels pluriel11, jusque dans ce que le langage courant appelle
« sectes »12. La grande majorité de ces observateurs s’accordent cependant pour
signaler une revalorisation socioculturelle du religieux, qu’ils analysent comme
l’expression d’une triple réaction : face à « la fluidité des non-lieux », à « la dissolution
du temps », « à l’individualisme extrême »13, ce qui conduit certains à définir la France
comme un « pays laïc de culture catholique »14, alors que dans le même temps d’autres
la voit victime d’une exculturation du catholicisme, après avoir connu une perte de
l’emprise institutionnelle15. Le combat, en tous les cas, ne se situe plus au niveau du
cadre de l’action de la part des autorités de tutelle pour les croyants. Au milieu des
années 1990, l’évêque d’Angoulême, Mgr Dagens, a exprimé un positionnement sans
détours : « Nous acceptons sans hésiter de nous situer, comme catholiques, dans le
contexte culturel et institutionnel d’aujourd’hui, marqué notamment par l’émergence de
Denis LACORNE, La Crise de l’identité américaine. Du melting-pot au multiculturalisme, Paris, Gallimard, « Tel », 2003
(1997), 448 p.
7 Michel WIEVIORKA, La Violence, Balland, « Voix & regards », 2004, p. 40-46.
8 Yves-Charles ZARKA, Franck LESSAY, John ROGERS (dir.), Les Fondements philosophiques de la tolérance, t. 1 Études,
t. 2 Textes et Documents, t. 3 Pierre BAYLE, Supplément du Commentaire philosophique, Paris, P.U.F., « Fondements de la
politique », 2002, 324 p., 454 p. et 264 p.
9 Michael WALZER, Traité sur la tolérance, Paris, Gallimard, 1998, qui fait suite à La critique sociale au XXe siècle.
Solitude et solidarité, Paris, Métailié, 1996, 275 p.
10 Danièle HERVIEU-LÉGER, Le pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Paris, Flammarion, 1999, 290 p.
11 Danièle HERVIEU-LÉGER, La religion en miettes ou la question des sectes, Paris, Calmann-Lévy, 2001, 219 p.
12 Jean-Pierre CHANTIN, Des « Sectes » dans la France contemporaine 1905-2000. Contestations ou innovations religieuses ?,
Toulouse, Privat, « Hommes et Communautés », 2004, 157 p.
13 Jean-Paul WILLAIME, Sociologie des religions, Paris, P.U.F., « Que sais-je ? », 1995, p. 108.
14 Jean-Paul WILLAIME, « Laïcité et religion en France », dans G. DAVIE et D. HERVIEU-LÉGER (dir.), Les identités
religieuses en Europe, Paris, La Découverte, 1996, p. 153-171.
15 Danièle HERVIEU-LÉGER, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2004, p. 20, p. 36, p. 91-93.
6
l’individualisme et par le principe de la laïcité. Nous refusons toute nostalgie pour des
époques passées où le principe d’autorité semblait s’imposer de façon indiscutable.
Nous ne rêvons pas à un impossible retour à ce que l’on appelait la chrétienté. C’est
dans le contexte de la société actuelle que nous entendons mettre en œuvre la force de
proposition et d’interpellation de l’Évangile, sans oublier que l’Évangile est susceptible
de contester l’ordre du monde et de la société, quand cet ordre tend à devenir
inhumain. »16 À quelques années de distance, les responsables musulmans de
mosquées ou d’associations ont, à l’initiative du ministère de l’Intérieur et des Cultes,
été invités à signer une charte qui, bien qu’ayant suscité une controverse sur la notion
de liberté de conscience17, n’en fixe pas moins pour l’islam de France la règle
générale : les religions s’inscrivent dans un cadre déterminé par l’État.
Le cadre laïque compris comme possibilité de discrétion rend admissible l’option pour
des histoires désaxées à destination d’un public varié. Il n’est plus possible, si jamais ça
l’a été, de poser comme a priori un « entre nous » qui ferait que nous nous comprenons
à demi-mot parce que nous sommes d’un même côté contre d’autres en face. On y
perd en confort immédiat, on y gagne sans aucun doute en clarté et en exigence de
pensée. Est-ce succomber au mythe d’une histoire « valable pour tous » ? Le sens de
la formule des maîtres de l’école dite positive portait moins sur la partie formelle et
interprétative du discours historien que sur la sécurité des sources. Sans accorder un
caractère absolu à telle ou telle représentation de l’histoire, il paraît possible de se
retrouver sur un niveau de crédibilité suffisant pour servir de base commune aux débats
d’interprétation, ce que Marrou appelait « la zone correcte d’application de la raison
historique »18. Napoléon Bonaparte a existé, pour reprendre les termes d’une
expérience historienne célèbre, passons donc aux problématiques sérieuses. Il ne s’agit
pas de moduler le discours en fonction du public, ni de le réduire à un dénominateur
inodore et incolore. Il s’agit de partir d’un ensemble de propositions qui ne dépendent
pas d’un horizon de provenance unique, par exemple confessionnel, lorsque la
recherche s’inscrit dans le champ de l’histoire religieuse.
En d’autres termes, nous partageons quelque pré-compréhension, un ethos
culturel commun, une forme de langage du corps social, un peu plus fine que le
sentiment de commune appartenance à l’humanité ou illustration de celle-ci. Puisque
l’entre-nous s’est élargi au-delà de l’itinéraire Athènes-Jérusalem-Rome-Paris, il devrait
être possible d’aboutir à un stade où les débats peuvent porter sur des questions de
compétence (contresens, référence fausse…), mais pas d’appartenance. D’où
l’exclusion de la question de la « vérité » et du « sens », qui sont des problématiques à
défendre à l’extérieur du champ de l’histoire, pour mieux tenir la distance critique. Il faut
certes prendre au sérieux le reproche du jésuite Paul Valadier, qui a choisi d’opter pour
la confrontation19 au nom d’une vérité qui ne se négocierait pas, à l’encontre de la
prétention de l’enseignant à approcher le fait religieux de manière laïque : « Même si
son souci premier consiste en effet à faire découvrir les finesses et les beautés des
techniques littéraires ou picturales, vient un moment où il doit bien quitter le point de
vue de la ‘grenouille froide’ et expliquer pourquoi au total il aime ou juge déficiente
l’œuvre étudiée. D’ailleurs les élèves attendent une telle prise de position. Serait-ce de
bonne pédagogie que de prétendre mettre devant des faits sans dire comment on se
situe soi-même, et si on le fait, comment ne pas s’engager, avancer ses raisons,
expliquer pourquoi cela fait sens ou pourquoi on se dit insatisfait et critique ? La peur
d’un dogmatisme (toujours possible) ne doit pas faire tomber dans le piège, bien réel,
Claude DAGENS, Proposer la foi dans la société actuelle. Lettre aux catholiques de France, Paris, Cerf, 1996, p. 20.
Voir Leïla BABÈS et Michel RENARD, “ Quelle liberté de conscience ? ”, Libération, 26 juin 2000.
18 Henri-Irénée MARROU, De la connaissance historique, Paris, Seuil, « Points », 1954, p. 134.
19 Paul VALADIER, Nietzsche et la critique du christianisme, Paris, Cerf, 1974, p. 585.
16
17
d’un positivisme plat et insipide. »20 Le choix clairement adopté dans les lignes qui
suivent est inverse, parce que le public a, selon moi, moins besoin de maîtres que
d’esprits critiques et parce qu’en matière de recherche et d’enseignement, il m’apparaît
possible de parler avec enthousiasme d’enjeux intellectuels, sans prendre position, par
exemple, pour Thomas d’Aquin contre Avicenne.
Entretien avec Paul Valadier dans « Peut-on enseigner les religions d’une manière laïque ? », Le Monde des Religions,
janvier-février 2004, p. 26.
20
Plaidoyer pour la « grenouille froide »
La question se pose de savoir si, en contrepoint du contexte qui a prévalu au
berceau de l’école des Annales, nous ne serions pas victime d’un retour un force d’une
pensée libérale qui estime que, le temps aidant, la société se modernisera peu à peu
via son élite, et donc présuppose, outre une philosophie de l’histoire, la conviction d’une
vocation européano-américaine à une mission universelle de cette civilisation opposant
de manière renouvelée les lumières de la raison à l’obscurantisme des passions. Après
la crise de l’idée de progrès marquée par le retour aux terroirs, aux cultures, aux
coutumes, aux traditions orales, au quotidien de l’homme du peuple, reviendrait en
force cette conviction que, poussée par la liberté rebaptisée freedom, notre monde irait
mécaniquement vers plus de justice.
En tant qu’historien, je ne cherche ni à changer ni à conserver ce monde, je ne
tire pas de leçon du passé, mais, dans le champ des idées qui m’occupe, je travaille à
la relativisation permanente du discours, au dépouillement des affirmations
dogmatiques et des cosmologies de toutes sortes. Philosophie de la conscience
d’inspiration néo-kantienne ? Peut-être, la formule m’a frappé : « Notre siècle est le
siècle propre de la critique, à laquelle tout doit se soumettre. La religion par sa sainteté,
et la législation par sa majesté, veulent ordinairement s’y soustraire. Mais alors elles
excitent encore contre elles un juste soupçon, et ne peuvent prétendre à ce respect
sincère que la raison accorde seulement à ce qui a pu soutenir son libre et public
examen. »21 Avec Kant, la critique bénéficiant de l’effort philologique de Le Clerc et
surtout de Bayle, est devenue le nœud de l’expérience rationnelle, philosophique,
jusqu’à s’identifier, pour un courant du moins, à la philosophie elle-même. Enrichi par là,
je conçois l’histoire religieuse comme un espace agnostique, qui ne rejette, ne nie, ni
n’affirme le divin.
Il va de soi que la fonction critique n’est pas le tout de la philosophie, encore
moins de l’histoire et, même en leur fonction critique, l’une comme l’autre restent
influençables. En outre, l’exercice critique n’implique pas la condamnation au silence.
Le débat comme l’herméneutique restent ouverts. Bergson a montré que même après
les critiques de Kant et le positivisme de Comte, une connaissance métaphysique
restait possible, du moins ne devait pas être rejetée à priori. Sur ce point, je m’inscris
dans la voie indiquée par Henri-Irénée Marrou parlant d’epokhé, soit la « suspension
des préoccupations existentielles les plus urgentes »22. Que nous soyons tentés
d’intervenir personnellement est une chose, tout particulièrement lorsque nous
approchons de l’histoire la plus contemporaine, que nous succombions à cette tentation
en est une autre. Écrivons l’ambition épistémologique d’un trait : il est possible de
présenter les chants chrétiens de Manzoni et, dans un même mouvement, la raillerie de
la sensibilité religieuse par Carducci sans prendre position pour celui-ci ou pour celui-là.
Le discours historien ne se limite certes pas à l’explication, au sens de l’établissement
des connexions causales et d’une hiérarchisation des faits, mais il est possible, dans la
phase interprétative et pour autant qu’elle se distingue de la précédente, d’en rester à
un « sens » problématique sans y introduire des « valeurs ». De ce point de vue, la
discipline, est a-morale, elle ne vise pas à être leçon.
Afin d’expliciter cette position, prenons l’une des questions les plus caricaturales
en histoire religieuse : Si Dieu est, de quel côté se place-t-il ? Pendant la Civil War, au
Nord comme au Sud des Etats-Unis des pasteurs évangéliques ont appelé à la « sainte
21
22
Emmanuel KANT, Critique de la raison pratique, Paris, P.U.F., 1965, 192 p.
Henri-Irénée MARROU, De la connaissance…, op. cit., p. 237.
guerre »23 ; Dieu justifiait-il l’esclavagisme ou son abolition ? Pendant la Grande
Guerre, de part et d’autre du Rhin des prêtres catholiques ont appelé à la guerre au
nom de Dieu ; ce Dieu justifiait-il l’Alsace allemande ou française ? Transportons-nous
dans le cadre contemporain pour mesurer à quel point, en 2005, la problématique est
d’une brûlante actualité. Dans ces quelques dizaines de kilomètres carrés qui imposent
leur rythme à une grande partie du monde, des rabbins appellent leurs coreligionnaires
à quitter ou au contraire à rester dans la bande de Gaza ; Dieu justifie-t-il telle frontière
d’Israël ou telle autre ? Le problème s’aggrave encore lorsque la théologie et la
référence scripturaire diffèrent entre les acteurs qui s’affrontent. Que répondre au
philosophe Alain Finkielkraut qui expliquait, au mois de juillet 2004 dans le cadre d’une
émission de France Culture, qu’il fallait que les musulmans reconnaissent, non pas
seulement l’existence, mais la « légitimité » de l’État d’Israël : dans son esprit, sur quoi
se fonde cette « légitimité », sur la Bible ?24 Le magistère catholique, contrairement à
certaines aspirations du début du XXe siècle, n’envisage plus de s’engager dans cette
bataille de la terre dite « sainte », « au nom de Dieu ». Dont acte. En revanche, arqué
sur ses propres références religieuses, Tariq Ramadan explique que pour « la
conscience musulmane contemporaine », Jérusalem est « occupée par autrui »25. Et il
ne manque pas de chrétiens sionistes26, notamment aux Etats-Unis où leur nombre
s’élèverait à quarante millions, pour défendre au nom d’une lecture de la Bible, non
seulement l’existence d’un État d’Israël mais les frontières les plus larges de celui-ci.
La ligne critique vise à ne pas se situer dans une relation avec le sujet étudié : le
débat ne peut être qu’historiographique. La mise à distance est, d’abord, refus de
prendre parti. L’option n’implique pas un discours mou. L’empathie est trop souvent
réduite à un sentiment de surface, or l’enjeu est grave et l’histoire, pour paraphraser le
Nietzsche des Considérations inactuelles ne peut être supportée que par des
personnalités fortes. Le crible de la critique est, par définition, sévère pour tous les
tenants de l’intransigeantisme, de l’authenticité, de l’absolu : la rédaction à venir d’une
histoire de la fin du XXe siècle montrera que, en privé, le cheikh chiite Fadlallah laisse
telle personnalité libanaise libre de boire de l’alcool ou que Dom Gérard, abbé du
monastère du Barrou, invite tel divorcé-remarié à communier, à tout le moins le jour de
Pâques. Étonnante distorsion entre l’image donnée et le fait caché. La responsabilité de
l’historien se limite à révéler l’écart, lorsqu’il en a connaissance, entre paroles et gestes,
publics ou privés, sans prononcer de jugement. En 1972, Anouar el-Sadate expliquait
publiquement qu’il fallait se battre contre l’État d’Israël non pas seulement au nom d’un
droit international afin de recouvrer une terre occupée, le Sinaï, mais pour des motifs
religieux : « Nous croyons qu’Allah est de notre côté. Nous croyons que la justice est de
notre côté. Nous croyons, suivant le commandement d’Allah, que nous sommes une
nation élue au-dessus de toutes les nations. …] Personne ne pourra jamais décider du
destin de Jérusalem. Avec l’aide de Dieu, nous la reprendrons des mains de ceux dont
le Coran a dit : ‘Il est écrit qu’ils seront humiliés et misérables.’ …] Il ne s’agit plus
seulement de libérer notre pays, il s’agit de notre honneur et du destin en lequel nous
avons foi. Nous les renverrons dans leur ancien état. »27 Cinq ans plus tard, le même
Mark NOLL, America’s God : From Jonathan Edwards to Abraham Lincoln, New York/Oxford, Oxford University
Press, 2002.
24 La tournure du débat, auquel je participais, n’a pas permis d’aborder le problème de manière claire.
25 Aziz ZEMOURI, Faut-il faire taire Tariq Ramadan ?, Paris, L’Archipel, 2005, p. 376. Dans l’extrait cité, Tariq Ramadan
invite les musulmans à combattre des formes d’aliénation plus profondes encore, mais celle-ci ne conserve pas moins,
pour lui et dans cette formulation, un caractère réel.
26 Mohammed Taleb, philosophe, prépare actuellement un ouvrage intitulé : Sionisme chrétien et théologie de la
prospérité. Des pèlerins du Mayflower à la globalisation néo-libérale. Il est également responsable du réseau
transdisciplinaire arabe Bayt al-Hikma.
27 Discours du 25 avril 1972, traduit dans Les Juifs et Israël vus par les théologiens arabes. Extraits des Procès Verbaux de la
4e Conférence de l’Académie de Recherche islamique (préface de D.F. GREEN), Genève, Éd. de l’Avenir, 1974, p. 9-10.
23
homme était le premier chef d’État arabe à se rendre à la Knesset, puis à signer les
accords de Camp David, préalable au traité de paix égypto-israélien, et à envisager de
faire du Sinaï le symbole de la rencontre et de la fraternité entre les trois
monothéismes. L’historien peut-il aller au-delà de la mise à jour de cette distance en
prenant soin de contextualiser précisément ce moment-ci et ce moment-là ?
Le souci de ce type d’histoire n’est ni de dénoncer des menteurs et des
fantoches, ni d’exalter des héros et des saints, il n’est ni de donner raison, ni d’afficher
des torts. ce travail est laissé au lecteur, s’il tient à le faire, en tant qu’être humain,
citoyen ou confessant : « la tâche d’un historien est moins de démystifier les idéologies,
de révéler qu’elles cachent autre chose ou de dire ce qu’elles cachent, que de mettre
au point un chapitre inédit de critique historique qui, considérant les idéologies,
mentalités et toutes autres expressions comme des traces, préciserait quel ordre de
faits il est permis ou non permis de reconstituer à partir de traces de ce genre »28
Auteur de ces lignes, et pourfendeur du concept d’idéologie, Veyne distingue quatre
jugements de valeur en histoire : la question de ce qui aurait dû être n’est pas son
problème ; la question de ses valeurs par rapport à celles de ses sujets n’est pas son
problème ; la question d’un idéal de vérité est le problème du philosophe, pas de
l’historien29 ; la question de la motivation cachée, inconsciente, est la plus délicate. À
titre d’illustration, les débats relatifs au génocide des Juifs durant la Seconde Guerre
mondiale et à la « responsabilité » de l’Église catholique30 paraissent obscurcir
beaucoup plus qu’ils n’éclairent la connaissance du passé.
L’espace disciplinaire sécularisé
L’histoire, telle qu’elle est ici conçue, ne vise pas une moralité civique, libérale et
séculière au sens défendu par Durkheim, qui cherchait à établir celle-ci par le biais de
sa discipline. Son dessein inabouti de rédiger une somme sur la morale était étayé sur
un postulat préalable à son observation et à son analyse scientifique, débouchant sur
une norme : il n’y a qu’une humanité, qu’un idéal moral, qu’une idée religieuse
fondamentale derrière les formes diverses que lui donnent les hommes, au chercheur
de la retrouver. Dans la perspective par nous adoptée, le seul combat citoyen à mener
en tant qu’historien reste celui de l’autonomie de la parole, et de son expression
publique libre. Si rôle social il y a, il se limite à la relativisation critique des discours, y
compris celui des pouvoirs en place, la porte restant ouverte aux instances de sens. Ce
seuil minimum étant acquis, tout le reste est sujet à discussion et débat. Gardons-nous
de croire qu’il est acquis, notamment en histoire religieuse. Au Liban, un sunnite a bien
du mal à discuter publiquement de la question même du caractère « inimitable » du
Coran ; et un maronite aura du mal à écrire qu’à un moment de son histoire, son Église
prônait le monothélisme, c’est-à-dire qu’elle était hérétique du point de vue catholique.
À l’orée du XXIe siècle, il est encore bien des domaines où ce « au nom de Dieu »
justifie le refus du débat parmi les autorités religieuses. Il n’est que de lire le dernier
ouvrage du jésuite Sesbouë, en particulier les deux dernières pages et ces mots
évoquant un domaine « non discutable » en théologie : « Je reconnais …] volontiers
que l’extension de l’infaillibilité aux vérités connexes appartient vraiment à la doctrine
catholique et que ce point n’est plus sujet à discussion. Comme il ne s’agit pas d’une
question de foi, c’est un point qui requiert la ‘soumission de l’intelligence et de la
Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, « Points », 1971, p. 236.
Voir également Léo STRAUSS, Droit naturel et Histoire, Paris, Flammarion, « Champs », 1993, 323 p.
30 Daniel Jonah GOLDHAGEN, Le Devoir de morale. Le rôle de l’Église catholique dans l’Holocauste et son devoir non rempli
de repentance, Paris, Seuil, « Les empêcheurs de penser en rond », 2004, 490 p.
28
29
volonté’ selon le droit canon (canon 752). »31 D’où le plaidoyer pour une espace
disciplinaire sécularisé.
Rien n’est intouchable, tout est discutable, tout peut être soumis au tamis, et
l’historien doit être capable de rendre compte tant des débats catholiques relatifs à la
transsubstantiation que des débats islamiques relatifs à la dictée divine du Coran. Pour
lui, sans s’instaurer en pourfendeur du transcendant ou du sacré, le dogme ne peut
conserver un caractère d’absolu parce qu’inscrit dans le temps. Il s’attache à cette
évidence que, pour les croyants l’histoire est certes le seul lieu où se construit le
royaume de « Dieu », mais que quand « Dieu » est évoqué, c’est toujours un homme
qui en parle. Nous sommes là au fondement de la pensée critique, de Kant à Karl Barth
en passant par Husserl et Bachelard. Et il est possible de remonter bien loin dans le
temps pour retrouver des intuitions qui nous ramènent à cette problématique. Une
figure bouddhique datant de 746 porte l’inscription suivante : « La vérité suprême n’a
pas d’image. Mais sans image, la vérité n’aurait aucun moyen de se manifester. Le
principe suprême est ineffable. Mais sans mots, comment pourrait-il être connu ? »32 Et
le calife Ali n’aurait pas dit autre chose.33 Après le concile Vatican II, le jésuite Henri de
Lubac s’emportait contre le pluralisme théologique, qu’il opposait au « pluralisme des
écoles théologiques dans l’illustration de la foi normative » et contre « la fonction
critique » qui, lorsqu’elle entre seule en activité « ne permet plus de voir ni les
constantes de l’esprit, ni celles de la tradition doctrinale, ni la continuité et l’unicité de la
vérité révélée à travers les diverses expressions culturelles qui coïncident ou se
succèdent. Alors la révélation divine, parce qu’elle s’exprime inévitablement dans des
signes, se trouve réduite à une suite de pensées et d’interprétations tout humaines. »34
L’histoire du discours religieux, qui ne prétend pas être de la théologie, c’est justement
cela : évidemment pas le tout de telle ou telle religion, mais une mise en relief des
pensées et interprétations, des débats autour de celles-ci, selon une forme d’athéisme
méthodologique.
Le débat sur la « philosophie chrétienne » à la charnière des années vingt et
trente est significatif des limites de l’expression confessante. En 1928, Bréhier posait la
question de la définition de la « philosophie chrétienne », lors de trois conférences
données à Bruxelles. Gilson répondait trois ans plus tard (21 mars 1931) devant la
Société française de philosophie, en expliquant que l’histoire, sous une modalité
complexe, témoignait de l’existence d’une « révélation génératrice de raison » tout en
maintenant distinct les deux ordres. Il s’agissait, en d’autres termes, de dénoncer
l’illusion selon laquelle un philosophe pourrait penser indépendamment de ses
convictions religieuses. Mais lorsqu’il entrait dans le contenu, Gilson se heurtait à deux
obstacles. Le premier : montrer ce que la « doctrine de l’être » pouvait avoir de
spécifiquement chrétien. Le second : envisager l’influence d’autres « révélations » -en
l’occurrence le problème était celui du texte coranique-, susceptibles d’être ellesmêmes génératrices de raison. Réalisant le gigantesque travail des Degrés du Savoir,
Maritain le soutint, à la différence des néo-scolastiques de Louvain tel Van
Steenberghen qui repoussa le principe lors d’une réunion de la Société thomiste en
1933. Gilson lui-même devait d’ailleurs reconnaître ce qu’avaient d’ambigus les termes :
« l’expression et la notion même de philosophie chrétienne expriment une vue
théologique de la philosophie »35. Le jésuite Fessard, qui « cherchait la rationalité
Bernard SESBOÜÉ, Hors de l’Église pas de salut-Histoire d’une formule et problèmes d’interprétation, DDB, 2004, p. 382.
H. BRINKER, « Early Buddhist art in China », dans L. MICHEL (dir.), The Return of the Buddha : The Qingshou
Discoveries, Londres, Royal Academy of Arts, 2001, p. 20.
33 Rachid BENZINE, Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Albin Michel, « L’islam des lumières », 2004.
34 Henri de LUBAC, L’Église dans la crise actuelle, Paris, Cerf, 1969, p. 50 et p. 35-36.
35 Étienne GILSON, Christianisme et Philosophie. Ce qui est d’ailleurs l’avis de Maurice NÉDONCELLE sur ce courant
thomiste, tout en revendiquant la possibilité d’une « métaphysique spécifiquement chrétienne », Existe-t-il une
philosophie chrétienne ?, Paris, Fayard, « Je sais, je crois », 1956, p. 86 et p. 117.
31
32
historique la plus profonde, la Vernunft in der Geschichte », fut confronté à la même
difficulté. Il « estimait qu’il était plutôt théologien que philosophe », il « se demandait
parfois comment caser dans ses schèmes l’Islam ou l’hérésie de Tito, et] était
indulgent néanmoins au débat perpétuel de la ‘pensée de l’existence’, qu’il voyait se
dérober à ses prises, se défiler et se faufiler entre ses catégories »36.
Analogiquement, la leçon à tirer est qu’une histoire religieuse, et plus
précisément une histoire de la pensée religieuse qui se veut confessante,
« chrétienne » ou « musulmane » ou « juive » est déjà une théologie de l’histoire. Face
à elle, une historiographie rationalisante autorise une plus grande liberté à celui qui
l’écrit comme à celui qui l’écoute ou la lit. Elle revendique un droit au naturalisme face à
un objet d’étude, acceptant qu’il soit, le temps du passage, comme un « bocal de
poissons rouges ». Elle cherche à penser ses traces, les signes externes observables,
l’expérience de la croyance, du « fiduciaire », de la sacralité et de l’ « indemne », pour
reprendre les termes de Derrida. Elle exprime une autonomisation des sciences qui ne
secrète pas seulement une plus grande liberté dans la recherche, mais une critique
épistémologique permanente, une critique de la critique dont des principes ont été
posés depuis Hegel37 et dont s’est d’ailleurs servi le jésuite Fessard pour instaurer un
Dialogue théologique avec Hegel38. Cette historiographie n’est pas exclusivement
descriptive, car elle s’articule sur des problématiques, pour autant elle ne se veut pas
normative. Le prix de cette option est révélé par la provocation de Darius Shayegan :
« les connaissances fragmentées d’aujourd’hui, en cloisonnant soigneusement les
différents secteurs des objets nous confinent, chacun, au domaine étroit d’une
discipline, ainsi nous jouissons de la sécurité réconfortante d’une spécialité qui nous
protège contre les vents tentateurs nous invitant à l’aventure périlleuse des hautes
mers. »39 De fait, une telle historiographie cherche à renvoyer toute visée globale,
universelle, à l’horizon théologique ou philosophique et laisse ainsi chaque sujet,
étudiant, écoutant, lisant, à sa propre liberté. Bref, une science « axiologiquement
neutre », tenant à distance le positivisme (qui sous-entend une perspective
téléologique) comme l’historicisme relativiste (qui sous-entend que le chercheur crée sa
propre matière première, l’événement).
Il n’y a là rien d’acquis. La tentation durkheimienne n’a jamais été complètement
abolie dans le cadre républicain laïque. Le risque, une fois reconnues la société
pluraliste et la laïcité des institutions publiques, donc de l’Université, c’est de verser
dans une re-sacralisation par le biais de la réponse au besoin de sens : « Les sociétés
libérales ont besoin d’agences sociales pourvoyeuses d’éthiques de la fraternité et de la
responsabilité. Des partis politiques et des syndicats, des institutions comme l’école et
les médias agissent certes en ce sens, mais il est frappant de constater combien les
traditions religieuses sont aujourd’hui sollicitées par les pouvoirs publics pour participer
à cette discussion éthique. »40 Le passage du civisme à la « religion éthique » apparaît
problématique, au moins dans les termes : n’attendons ni des disciplines, ni de l’État,
de répondre à toutes les questions de la personne humaine. Cette attitude négative est
la meilleure manière de pouvoir faire se rencontrer, sur des terrains d’engagement
Xavier TILLIETTE, introduction à Gabriel Marcel – Gaston Fessard. Correspondance (1934-1971), Paris, Beauchesne,
1985, p. 21-22 et p. 30.
37 Jacques D’HONDT, « La critique hégélienne », Revue philosophique, n°2, 1999, p. 169-180.
38 Gaston FESSARD, « Dialogue théologique avec Hegel » dans Hans G. GADAMER, Stuttgarter Hegel-Tage 1970,
Bonn, 1975, p. 231-248. Et Hegel, le christianisme et l’histoire (textes et documents inédits présentés par Michel Sales),
Paris, P.U.F., « Théologiques », 1990, 320 p.
39 Darius SHAYEGAN, Mot d’ouverture à l’occasion du colloque du 20 octobre 1977, actes publiés sous le titre
L’impact de la pensée occidentale rend-il possible un dialogue réel entre les civilisations ?, Paris, Berg International, 1979, p.
10.
40 Jean-Paul WILLAIME (dir.), Vers de nouveaux œcuménismes. Les paradoxes contemporains de l’œcuménisme : recherches
d’unité et quêtes d’identité, Cerf, 1989.
36
commun, des citoyens de divers horizons. Maritain, peu suspect de complaisance pour
la laïcité telle qu’elle était pratiquée en son temps et qui ne manquait pas d’essentialiser
les fondements d’une « philosophie de l’homme et de la cité » afin de lui en substituer
une autre, « chrétienne », reconnaissait implicitement que les démocraties existantes
étaient susceptibles de produire un socle minimum permettant de mener le combat
contre l’ennemi, « l’esprit totalitaire » : « La question est de savoir si les peuples et les
pays encore libres sont capables d’atteindre par les voies de la liberté et de l’esprit une
suffisante unanimité morale, et de résister aux altérations qui menacent du dedans leur
conscience. »41 Après 1945, il formulait explicitement les termes d’une « charte
morale » pour l’État démocratique (« droits et libertés de la personne humaine, droits et
libertés politiques, droits sociaux et libertés sociales, et responsabilités correspondantes
…] »42) acceptable –donc discutable- par tous sans avoir besoin de s’accorder sur un
credo philosophique ou religieux et qui, selon Jacques Rollet, s’apparente de près à
l’idée d’un consensus par recoupement –overlapping consensus- émise par John
Rawls43. Le cadre laïque n’est pas un fin en soi, mais une condition à même de
respecter la liberté de chacun tout en suscitant le débat d’idées. Cet espace est borné
par la raison, soit la pratique du sensible et l’exercice de l’entendement, soit encore le
refus de reconnaître, en son sein, quelque réalité transcendant l’horizon empirique des
certitudes rationnelles. Ce qui n’empêche en rien de traiter les témoignages qui se
réfèrent à d’autres réalités qui, selon celles et ceux qui y croient, dépassent cet horizon.
Il ne s’agit pas de dire, à la suite de Taine, que « Pour tout esprit sincère […] chacune
[des deux conceptions] est irréductible à l’autre. » Il s’agit de rester « en deçà » de
l’option religieuse si celle-ci doit jouer.
Une connaissance fragmentée
L’Histoire possède un statut dans les sociétés contemporaines. C’est une
pratique qui fait sens, et certains de ses artisans, tel Henri Berr, ont pu envisager de lui
offrir une place de premier plan dans un projet de synthèse générale, sans cependant
céder à l’attrait d’une « totalisation » ou d’une « systématisation hiérarchisée »44. La
tentation a existé. Commentant les propos de Pierre Nora au moment de l’inauguration
de la « Bibliothèque des histoires » chez Gallimard, François Dosse soulignait la rupture
épistémologique des années 1980 : l’histoire perdait sa majuscule en perdant sa
prétention à dire un sens global pour la durée ; à rebours de la quête du « fait social
total » concept de Marcel Mauss repris par Bloch, Febvre et surtout Braudel, les
historiens devenaient des chercheurs attachés à la totalité de singularités, mais
abandonnaient l’ambition45 d’un saisissement de « la totalité du réel »46. Je suis un
héritier de ceux-là, comme le prouvent mes travaux depuis dix ans organisés à partir de
temporalités hétérogènes. L’histoire des mentalités a offert des résultats remarquables,
mais je refuse d’y voir la contribution à une « histoire totale » ainsi formulée par les
grands aînés animateurs de l’Histoire du christianisme :
Jacques MARITAIN, Conférence au Théâtre Marigny, 8 février 1939.
Jacques MARITAIN, L’Homme et l’État, Paris, P.U.F., 1965 (2e éd.), p. 104-105.
43 John RAWLS, Justice et démocratie, Seuil, « Points », 385 p. qui modifie Théorie de la justice (Seuil, 1987, 666 p.) en
répondant aux attaques communautariennes.
44 Enrico CASTELLI GATTINARA, « L’idée de synthèse : Henri Berr et les crises du savoir dans la première moitié du
XXe siècle », dans Agnès BIARD, Dominique BOUREL et Éric BRIAN (dir.), Henri Berr et la culture du XXe siècle, Paris,
Albin Michel, « Bibliothèque Idées », 1997, p. 37.
45 Voir l’autocritique d’Alain BESANÇON relative au « mirage d’une totalité historique », Histoire et expérience du moi,
Paris, Flammarion, 1971, p. 71.
46 François DOSSE, L’histoire en miettes. Des ‘Annales’ à la ‘nouvelle histoire’, Paris, La Découverte, 1987 (édition revue et
corrigée, préface inédite de l’auteur), p. 178.
41
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Cette histoire du christianisme appartient à une histoire totale, dont elle saisit un
accent, une expression particulière, alors qu’elle relève les dialectiques d’influences
réciproques entre le cheminement d’une mission et l’établissement ecclésial, et, d’autre
part, tout un contexte économique, social, politique et culturel. Par nécessité autant que
par précaution épistémologique, les historiens entendent laisser aux théologiens le soin
d’écrire une histoire du salut pour s’en tenir à reconnaître patiemment la spécificité
d’une évolution de son Sitz im Leben.47
À la fin du XIXe siècle, Max Wundt affirmait les droits de la philosophie conçue
comme synthèse des sciences face aux droits des sciences singulières. Ce faisant, il
tâchait sans doute de déborder l’apophtegme de Fichte (« Le savoir n’est pas l’absolu,
mais il est lui-même absolu comme savoir. ») dans Le Dieu des philosophes. Je n’ai
pas à répondre pour les philosophes et, d’ailleurs, le débat autour de la philosophie
conçue comme métaphysique, c’est-à-dire prétention de dépasser les faits singuliers
par une connaissance nécessaire et universelle, n’est pas clos. Mais je dois préciser
que mon discours ne rejoint pas celui des historiens, parmi les plus illustres, qui ont eu
cette ambition théorique et cette activité pratique. Contemporain de Wundt et mu par le
souci de la nécessité d’une autonomie des sciences de l’esprit par rapport aux sciences
naturelles, Dilthey a ambitionné de relier la science historique d’une part et la noétiquepsychologie d’autre part: « nous avons besoin d’une théorie de la connaissance des
sciences humaines ou, pour aller plus loin encore, d’une théorie de ce sens intime qui
donne un caractère de certitude aux concepts et aux propositions qu’emploient ces
sciences, à leurs rapports avec la réalité, à leur évidence et à leurs rapports entre eux.
Elle seul achèvera de donner à ces travaux positifs un caractère scientifique et de les
orienter vers des réalités clairement définies et sûres d’elles-mêmes. Elle seule posera
les bases d’un travail en commun des sciences particulières en dirigeant ce travail vers
la connaissance du tout. »48 Or, en donnant une vue d’ensemble sur les sciences
humaines et en proposant une histoire de la pensée philosophique occidentale –et non
des théories de la connaissances-, sa Critique de la Raison historique, s’est réduite à
l’état d’une Introduction à l’étude des sciences humaines, attendant le fondement de sa
théorie. Quant aux Idées pour une psychologie descriptive et analytique (1894), elles
cherchaient à rendre compte d’une spécificité de la compréhension par rapport à
l’explication, ce qui a été bien discuté depuis. Les praticiens des sciences exactes font
davantage preuve d’humilité. Au fond, on peut ramener toute la physique à trois ou
quatre lois, dont celle de la gravitation, qui expliquent le « comment ». Quant au
« pourquoi », le plus grand nombre s’abstient.
Si tel chercheur, lecteur, auditeur, veut trouver dans le logos scientifique un
accomplissement de lui-même, une réponse à toutes ses questions, une satisfaction qui
le laisseront dépourvu de toute demande, de toute réceptivité à l’égard de ce qui n’est
pas cette discipline, qu’il le trouve. En 1969, en avant-propos d’un recueil d’ « écrits sur
l’histoire », Braudel justifiait plus que jamais son entreprise visant à faire converger les
« sciences humaines » (géographie, démographie, sociologie, économie, statistique,
science politique, psychologie sociale, psychanalyse) affirmant que « le problème reste
celui de la globalité »49. Je ne me réclame pas de cette filiation, par crainte d’un
mélange des genres, quitte à laisser tel ou tel entreprendre une synthèse, à condition
qu’il ne revendique pas la caution exclusive de la discipline. À l’époque où Braudel
écrivait ces lignes, Umberto Eco opposait le structuralisme à prétention ontologique à la
méthode d’analyse structurale dans les termes suivants : « La sémiotique se doit …]
Jean-Marie MAYEUR, Charles PIETRI, André VAUCHEZ, Marc VENARD, prospectus de lancement de l’Histoire
du christianisme.
48 Wilhelm DILTHEY, Introduction à l’étude des Sciences humaines. Essai sur le fondement qu’on pourrait donner à l’étude de
la société et de l’histoire, Paris, P.U.F., 1942 (1e éd. 1883), p. 122.
49 Fernand BRAUDEL, Écrits sur l’Histoire, Paris, Flammarion, 1969, p. 7.
47
de définir ses limites d’applicabilité …]. Elle ne peut pas être, en même temps, une
technique opératoire et une connaissance de l’Absolu. Si elle est une technique
opératoire, elle doit refuser de dire ce qui se produit à l’origine de la communication ; si
elle est connaissance de l’Absolu, elle ne peut pas dire comment fonctionne la
communication. »50 Substituons le vocable « histoire » à « sémiotique » et proposons
« discours et gestes » en lieu et place de « communication », et nous aurons ce que je
pense de l’histoire. La date n’est pas fortuite, elle intervient quelques mois après un
colloque à Chantilly intitulé « Exégèse et herméneutique » où Barthes avait fait grande
impression auprès de jésuites engagés dans l’exégèse biblique, tel Xavier Léon-Dufour.
Les années suivantes furent le lieu de débats houleux autour de la « Résurrection »51,
Rome faisant valoir le principe traditionnel : « l’Église n’interdit pas que les disciplines
de culture utilisent, chacune en son domaine, des principes et une méthode qui leur
sont propres, mais demeure très attentive à ce qu’elles n’admettent pas des erreurs
opposées à la doctrine divine, ou que, dépassant leurs frontières, elles n’envahissent ni
ne troublent le domaine de la foi. »52
La question des frontières nécessite donc d’être posée. À l’heure de la grande
agitation des campus occidentaux, Mircea Eliade publiait un recueil d’études, parues au
cours de la décennie écoulée, intitulé The Quest. Meaning and History in Religion. Le
constat était que la sécularisation ne disait pas le tout du déroulement des sociétés
libérales, les multiples expressions du « sacré » ne surprenaient d’ailleurs pas l’auteur
pour qui l’homme ne pouvait se réduire à son activité rationnelle, dans un cadre
historique et naturel, mais que l’ « ‘homme total’ » était « l’homo religiosus » et qu’à
l’origine de toute culture il y avait une expérience et une croyance religieuse. Sans
discuter l’anthropologie de ce chercheur doué de génie, encore moins sa définition du
« sacré » et du « religieux », il est possible de ne pas se reconnaître dans sa
dénonciation de l’érudition pure, de la spécialisation (par religion, par période, par
aspect…), pour afficher « le rôle culturel de l’historien des religions » en vue de
promouvoir un « ‘nouvel humanisme’ ». Parmi les éclaireurs de la voie ainsi ouverte,
Massignon et Corbin sont cités : « …] on mesure les résultats d’une confrontation
créatrice avec la philosophie et la mystique musulmanes lorsqu’on voit ce qu’un esprit
profondément religieux comme Louis Massignon a appris de Al Hallaj, et comment un
philosophe doublé d’un théologien, comme Henry Corbin, interprète la pensée de
Sohrawardi, d’ibn Arabi et d’Avicenne. »53 Le problème est bien là. Le lecteur aura
compris que l’histoire de la mystique défendue dans ces pages rompt avec la
« manière » Massignon. Cette histoire religieuse se résout à ne pas aboutir à un
système complet d’interprétation, elle refuse d’être « herméneutique totale » et
déchiffrement de la rencontre homme-sacré. Elle ne se laisse pas intimider par
l’adresse de Max Weber : « Spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur, ce néant
s’imagine avoir gravi un degré de l’humanité jamais atteint jusque-là »54. Elle postule,
contre l’argument de Mircea Eliade, que les philosophes –et bien d’autres- sont
capables d’utiliser les matériaux mis à leur disposition par les historiens.
L’une des grandes idées de l’historisme allemand était que l’histoire se présente
comme rapport aux valeurs au sens où ce qui distingue un événement historique d’un
autre c’est la valeur qui l’historien projette sur celui-ci. La voie de Rickert consistait à
défendre le « système ouvert » entre le système clos et l’absence de système, et
Umberto ECO (traduction U. ESPOSITO-TORRIGIANI), La structure absente. Introduction à la recherche sémiotique,
Paris, Mercure de France, 1972 (1968), p. 384.
51 Dominique AVON, « Du ‘Corps du Christ’ dans la ‘Résurrection’ : nœud théologique de l’essai controversé d’un
jésuite exégète », dans Karam RIZK et Dominique AVON (dir.), Sur la terre comme au ciel ? Croyants et représentations
du Salut à travers les âges (à paraître).
52 Denziger (Symboles et définitions de la foi catholique), n°3019.
53 Mircea ÉLIADE, La nostalgie des origines, Paris, Gallimard, « Folio », 1991 (1969), p. 27 et 101.
54 Max WEBER, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964 (1e éd. 1905 ), p. 245-248.
50
affirmait que des singularités culturelles ont une relation à des valeurs qui ont une
validité supra-historique (un monde « irréel ») à distinguer des valorisations toujours
relatives des historiens qui sont dans le « réel ». Face à lui, la branche néokantienne,
représentée par Natorp ou Cohen s’efforçait d’explorer une théorie de la connaissance.
Mon option doit davantage aux seconds qu’au premier. Et, s’il fallait remonter plus en
amont, c’est vers Spinoza que l’on se tournerait. D’abord parce que cet homme, tout en
prônant la défense du pouvoir souverain de l’État, s’étendant sur toutes les actions des
personnes sous son autorité, a entendu limiter cette souveraineté au seuil de la
conscience de chacun55, dans la continuité du Defensor pacis écrit au XIVe siècle par
Marcile de Padoue. Ensuite parce qu’initié au Talmud dans la langue hébraïque, bon
connaisseur de la philosophie de Maïmonide et de Chasdaï Crescas, il a appris le latin
pour pouvoir accéder aux penseurs chrétiens du Moyen-Âge, en particulier Thomas
d’Aquin, aux néoplatoniciens de la Renaissance, Marcile Ficin, Bruno ou encore Léon
l’Hébreu, et qu’il connaissait la philosophie et la science de son temps, lisant Bacon,
Hobbes ou Descartes. Son Traité théologico-politique « se présente comme une
défense de la liberté de penser contre l’intolérance des théologiens, et pour la garantir il
réclame la subordination de l’autorité religieuse au pouvoir civil ; il offre donc un double
aspect : il comporte, d’une part, une critique de la théologie en tant qu’elle prétend
exercer une autorité intellectuelle en dehors de son domaine, d’autre part, une théorie
du pouvoir politique, de son origine et de son fondement. »56 Mettant de côté la
question de la foi et celle de la représentation de Dieu par Spinoza, je me retrouve dans
cette proposition et dans ses conséquences, par exemple la défense de l’exégèse
critique dans laquelle s’insère, un peu plus tard, l’oratorien Richard Simon.
À d’autres personnes, à d’autres lieux, le soin d’une réflexion spéculative, d’une
philosophie historique, d’une théologie de l’histoire, d’une historiosophie. Dans
l’historiographie religieuse ici défendue, la valeur est délocalisée, les fonctions
traditionnelles des spécialités ou disciplines sont revendiquées, portant des problèmes
et des méthodes propres, dont la limite de validité fonde la légitimité. Elle n’est pas la
garantie scientifique d’on ne sait quel progressisme, elle ne vise pas à la détermination
de la nature des forces morales capables d’instituer, de faire accepter et de perpétuer le
« vivre ensemble » qui garantit la vie de toute société. Elle entend considérer les faits
de manière positive, et non normative ou transcendante, sachant qu’elle ne les
restituera jamais absolument en raison de l’écart entre le mot et la chose. Elle se
contente de la connaissance de la connaissance et revendique son autonomie dans le
champ qui lui est donné : son problème n’est ni d’expliquer, encore moins de saper ou
de justifier l’avènement du religieux ; quant aux mots qui piègent, « sacré », « Dieu »,
« transcendance », « surnaturel », elle s’efforce de ne les employer qu’au style indirect.
Elle se présente structurellement comme une instance critique, et non comme un savoir
encyclopédique et synthétique, parce qu’elle sait que sur elle pèse toujours le risque du
« point final », donc d’une lecture dogmatique.
Dominique AVON, professeur à l’Université du Maine.
Baruch SPINOZA (traduction d’Émile Saisset révisée par Laurent Bove avec introduction et notes), Traité politique,
Paris, Librairie générale française (Le Livre de poche), « Classiques de la philosophie », 2002, 313 p., chap. III-IV.
56 Joseph MOREAU, Spinoza et le spinozisme, Paris, P.U.F., « Que sais-je ? », 1994 (1e éd. 1971), p. 13.
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