La Turquie entre trois mondes Table ronde organisée par Marcel BAZIN, professeur émérite, université Reims Champagne-Ardenne, avec Stéphane DE TAPIA, directeur de recherches, CNRS, Ahmet INSEL, professeur, université de la Sorbonne et université Galasataray, Turquie, A. SCHAÏNOS, et animée par Patrice DE BEER, ancien correspondant du Monde à Washington La vidéo est disponible sur le site des Actes du FIG. Notions, mots-clés Turquie Union européenne pays émergent migrations Inscription dans les programmes 1re bac pro 4e Tles L, E, S La Turquie est membre du G20, c’est une démocratie et également une puissance émergente. Pourtant, il existe des journalistes encore emprisonnés en Turquie. Le gouvernement est au pouvoir depuis dix ans et il maintient des habitudes anciennes. D’autre part, les questions chypriote et arménienne sont toujours en suspens. La Turquie est-elle située en Europe ? En Europe politique ou géographique ? La Turquie est la 16e puissance économique du monde, avec 75 millions d’habitants. FIG 2012 – La Turquie entre trois mondes 1 Ahmet INSEL dresse un tableau général de la Turquie, puissance émergente. Selon lui, c’est bien une puissance émergente dans sa dimension économique, qui émerge dans les années 2000. En 1963, la signature du traité d’Ankara avec la CEE permet à la Turquie de réaliser qu’elle a un potentiel. La vitesse d’émergence de la Turquie contemporaine correspond-elle à un rattrapage ou à une dynamique nouvelle qui va durer ? Il est encore trop tôt pour le dire aujourd’hui car le PIB/hab. est encore inférieur à celui des pays européens. L’économie turque est dynamique. La démographie prévoit 90 à 95 millions d’habitants à l’horizon de 2050 : dans la région, elle représente un poids important qui place la Turquie en 2e position des pays les plus peuplés, après la Russie, dans l’environnement européen. Mais cette économie dynamique s’essouffle en 2012, avec une croissance de « seulement » 3 % par an, perçu comme un ralentissement de la croissance. La différence entre la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la Turquie : la société turque est très confiante en son avenir, positive, optimiste (pour 60 à 70 % de la population). Le pouvoir de la droite libérale (économiquement) et autoritariste (politiquement) est porteur d’espoir. La fermeture des portes européennes entraîne un dépit et une réponse à l’appel du Moyen-Orient. La Turquie est un pays qui se veut, et se revendique, un pays du Sud, mais qui, en même temps, se trouve au cœur des institutions du Nord (Otan, OCDE, Conseil de Sécurité de l’Onu, candidat à l’UE) : c’est un modèle, plus que le Brésil. Des faiblesses structurelles sont à noter : une économie qui épargne peu, la Turquie a donc besoin de financements extérieurs pour ses investissements ; une faible participation des femmes au travail (27 % seulement). Ainsi que deux failles politiquement importantes : le problème ethnique kurde qui ne trouve pas de solution et qui peut aller jusqu’à une guerre civile ; le problème religieux avec les sunnites. Le nationalisme turc est politiquement porté par le parti au pouvoir : pouvoir autoritariste, hérité du kémalisme, voulant régenter le pouvoir par le haut. FIG 2012 – La Turquie entre trois mondes 2 Intervention de Stéphane DE TAPIA La Turquie est au cœur d’un monde turcophone, avec un arc de cercle sur l’Asie centrale. L’islam est très vivant présent dans cet État laïc. En effet, la laïcité turque est fondée sur un modèle ancien, avec un contrôle de la religion par l’État, qui ne ressemble pas au modèle français. La migration turque s’étend sur l’ensemble des terrains irrigués par les réseaux originaires de Turquie : une partie des Juifs séfarades ; une population arménienne en grande partie disparue (quelques dizaines de milliers dans une partie d’Istanbul) ; plus récemment, les Kurdes, éparpillés en Asie centrale, qui se comportent comme une véritable diaspora. Le champ migratoire turc s’est construit à partir des années 1950. Le monde turc : langue du groupe altaïque, originaire de Sibérie et de Mongolie centrale. C’est un cas majeur d’extension linguistique, comme l’a montré Louis BAZIN (père de Marcel BAZIN). Il y a des Turcs dans le monde entier. La sphère culturelle turque empiète largement sur le monde russe : l’éclatement de l’URSS l’a montré, avec la constitution de nombreuses républiques turcophones, comme l’Azerbaïdjan par exemple. Il y a une myriade d’environ 25 à 40 peuples turcophones, qui regroupent près de 75 millions de turcophones (autant que la population turque). L’agence TICA (Turkish International Corporation Agency) a été créée pour coopérer avec le monde turc et turcophone, également TUCSOÏ, ainsi que les mouvements de panturquisme et panislamisme. Tartares et Ouzbeks sont dans une grande proximité culturelle avec les Turcs. Mais il existe des revers car ces Turcs d’Asie centrale attendaient que la Turquie soit en relation avec l’Europe et les États-Unis et sur ce point, ils sont déçus. Intervention de A. SCHAÏNOS Les négociations entre la Turquie et l’UE ont été initiées en 1959 ; les relations franco-turques, tendues sous la gouvernance française de Nicolas Sarkozy, se sont normalisées avec Fraçois Hollande. La Turquie est-elle une menace démographique pour l’UE ? En Turquie, on s’interroge : pourquoi rejoindre une UE en crise ? Avec l’ouverture des négociations, il y a eu un sentiment d’humiliation de la part de l’UE, notamment avec les diplomates de l’UE venant inspecter le vote en Turquie. FIG 2012 – La Turquie entre trois mondes 3 La demande d’adhésion de la Turquie à l’UE a eu lieu juste après celle de la Grèce (qui a pour sa part adhéré à la CEE en 1981). En 1963, les accords d’Ankara permettaient d’envisager l’adhésion à l’UE, mais depuis, la Turquie est restée en attente. Depuis quelques années, le problème est moins visible et semble s’arranger, d’autant que l’UE connaît une situation économique difficile. Pour la Turquie, il y a désormais d’autres priorités vers l’Est et le Moyen-Orient, bien qu’elle n’aspire pas non plus à se couper de l’UE. Ouvrir l’UE à la Turquie, c’est aussi ouvrir les frontières de l’UE à l’Iran, à la Syrie… et ainsi à d’autres problèmes géopolitiques. Mais ce serait aussi une ouverture sur l’avenir, avec une possibilité d’équilibrer les forces UE/États-Unis. L’UE a besoin des forces économiques de la Turquie, de sa main-d’œuvre, de sa jeunesse et de son taux de consommation fort. Les réticences à l’UE sont surtout le produit de l’histoire, d’une mémoire commune. Intervention de Marcel BAZIN Il existe deux Turquie, voire plus. Aujourd’hui, le pays se construit sur un modèle unitaire car il existe une diversité et une disparité de la Turquie. Diversité en trois clivages : Turquie maritime/intérieure Turquie ville/campagne Turquie Ouest/Est L’espace de la mer Noire s’ouvre également. En Turquie, les régions naturelles s’opposent aux méditerranéennes et à l’intérieur, qui est plus âpre, steppique. régions maritimes Cette diversité géographique dote le pays d’une richesse paysagère qui entraîne une richesse des productions et des cultures locales. Une autre disparité, plutôt négative celle-ci, concerne notamment la répartition de la richesse, avec un écart de 1 à 10 entre riches et pauvres. Le triangle métropolitain Istanbul/Ankara/Izmir constitue le bassin le plus riche ; il présente sur ce point une homogénéité avec l’UE. Boom industriel sur l’Ouest du pays (en opposition avec l’Est rural). Urbanisation très forte vers l’ouest, sorte d’européanité qui se diffuse. FIG 2012 – La Turquie entre trois mondes 4 Intervention de A. SCHAÏNOS : La laïcité en Turquie La laïcité est très élitiste en Turquie, depuis 1920. En effet, historiquement instaurée à cette date sous Mustafa Kémal, la laïcité ne concernait alors que les citadins, qui ne représentaient à cette époque que 20 % de la population. Aujourd’hui, la laïcité est encore superficielle, car le pouvoir politique a pu changer les citadins. À partir de 1950, l’exode rural fut très fort et entraîna des changements dans les structures citadines. Le phénomène s’accélère vers 1980, avec un deuxième exode rural impulsé sous l’action du FMI et de la Banque mondiale qui réforment le secteur agricole, puis un troisième, vers 2000, avec un nouveau programme du FMI en 1999 (3 millions de personnes ont quitté l’agriculture entre 2003 et 2008). Ayant perdu leur culture campagnarde, ces populations se sont trouvées « égarées » dans les villes et ont constitué des fiefs électoraux pour le parti politique de leur religion, véhiculant leurs valeurs. Actuellement, on passe d’une laïcité superficielle à une laïcité typique de la Turquie. Intervention de Marcel BAZIN : La question kurde Marcel Bazin présente une carte de 1950 jusque 1965 avec la langue maternelle et la deuxième langue la mieux comprise : en 1950, juste avant l’exode rural avec les bastions d’origine des grands groupes linguistiques, on remarque une grande homogénéité de l’aire turcophone et une aire considérable sur 13 départements). Le kurde est une langue du dialecte iranien. Dans les années 1930, des déplacements forcés de Kurdes ont eu lieu en vue de les assimiler dans des villages turcs ; cette loi fut annulée en 1947, ce qui a permis leur retour dans leurs villages d’origine. Ils sont ensuite repartis vers l’ouest et les grandes villes pour trouver du travail : la ville actuelle la plus peuplée de Kurdes est Istanbul, suivie de Téhéran. Le GAP, grand programme de développement économique régional du sud kurde (base hydraulique avec 20 grands barrages), a entraîné une situation très complexe et difficile pour les habitants de la région. Le fait kurde a maintenant émergé, la langue kurde n’est plus interdite : journal, édition, partis politiques. Mais une complexité sur le fait kurde persiste, avec une faiblesse pour la stabilité turque et une complexité dans les relations avec les voisins. FIG 2012 – La Turquie entre trois mondes 5 Intervention de Ahmet INSEL : La question récurrente de l’Arménie Le génocide arménien de 1915 est un non-dit en Turquie et en 1922-1924, les mouvements de population forcés étaient connus. La question est apparue à la société turque à partir de 1965 avec la République d’Arménie soviétique (pourtant longtemps étouffée par Staline pour éviter, lui aussi, d’être confronté à la question arménienne). – Premier phénomène : ignorance forte, entretenue par l’école et les manuels scolaires. Mais cette ignorance est de plus en plus fragilisée par le travail des chercheurs et des historiens. La société turque vit aujourd’hui son travail de mémoire, très douloureux, avec encore (toujours) des réactions de négation. – Deuxième phénomène : la peur, entretenue depuis 1920, de perdre l’unité de l’État entre ses différentes entités (syndrome du traité de Sèvres) ; la gravité des événements de 1915 engendre une crainte de demandes de compensations car les biens arméniens confisqués ont permis l’émergence d’une bourgeoisie turque. – Troisième phénomène : la honte refoulée qui crée souvent une agressivité et trouve des terrains propices d’affrontements. Les trois phénomènes mélangés font que la question de la reconnaissance du génocide arménien apparaît inextricable. C’est un dilemme pour les Turcs, qui porte également sur la question de l’appellation génocidaire. Il faut que les Européens et les Turcs oublient le siège de Vienne. Intervention de Stéphane DE TAPIA La reconnaissance d’un génocide arménien a entraîné une levée de boucliers car en 1915, ont aussi eu lieu les massacres des populations chrétiennes turques d’Orient (Assyro-chaldéens) soit par les Iraniens, soit par les Turcs, ou même par les Kurdes ! La Turquie, c’est toute cette complexité. C’est également une population jeune alors que la population européenne vieillit. C’est le voisin proche, avec un maelström de populations. Compte rendu réalisé par Damien Boulonnais, académie de Reims. FIG 2012 – La Turquie entre trois mondes 6