Paroles de nouveaux étudiants, inspirées par la chanson et la sociologie Par Dominique Morin Avec quelles pensées ou quelles intuitions, quels engagements et quelles attentes des étudiants et des étudiantes de diverses provenances choisissent-ils d’entreprendre une formation universitaire de premier cycle en sociologie ? Répondre à cette question avec quelques généralités serait plutôt mal reçu dans ce département. Certains pourraient y voir un travail de promotion d’une certaine conception de la sociologie de préférence à d’autres significativement différentes. On pourrait aussi y soupçonner la naïveté d’un professeur qui attribue aux étudiants et aux étudiantes les idées qu’on leur enseigne en sociologie. Dès les premiers contacts avec les plans de cours, les professeurs, les chargés de cours et les collègues de classe, les représentations de la discipline des nouveaux inscrits sont en effet appelées à s’enrichir et à se préciser avant de s’affermir. Cela continue d’ailleurs tant que l’on reste attentif à la variété et à la pertinence de ce que font et de ce que pourraient faire des sociologues. Ce cheminement complexe de découverte de la sociologie, d’affirmation, de confrontation, de révision et d’expérimentation est généralement entamé depuis un bon moment avant de faire une demande d’admission dans nos programmes, à travers des cours de niveau collégial ou universitaire, des lectures, des interactions avec des sociologues et ou des discussions avec des proches. Si on s’intéresse aux étudiants et étudiantes qui choisissent et débutent une formation universitaire en sociologie, se demander tout simplement où ils en sont est probablement une meilleure question que celle que nous avons posée au départ. Pour en avoir un aperçu, j’ai demandé au groupe du cours Formation et développement du Québec contemporain de trouver une chanson québécoise ou en français qui évoque pour eux la sociologie, de m’en imprimer les paroles, et de développer une réflexion personnelle d’une longueur d’une à deux pages m’expliquant leur représentation de la sociologie en lien avec cette chanson. Être contraint à chercher une source d’inspiration dans ce répertoire a pu être éprouvant pour certains, qui auraient préféré s’exprimer autrement sur la question. La lecture des travaux reçus me suggère toutefois que la plupart n’ont pas eu de peine à prendre appui sur des expressions de paroliers pour parler de la sociologie, et souvent d’eux-mêmes par la même occasion. Je ne leur ai pas caché que ce qu’ils allaient écrire risquait fort de ne pas mourir sur mon bureau. L’idée de cet exercice a été reprise de Richard Marcoux, qui l’avait expérimenté durant quatre années académiques consécutives, dans un autre cours obligatoire pour les nouveaux inscrits du premier cycle lui étant confiés il y a vingt ans. Les travaux lui ayant été remis ont été précieusement conservés sans qu’une analyse de leur contenu soit faite, ni des extraits diffusés. Reprendre l’exercice plus d’une fois dans les années à venir pourra constituer un corpus intéressant pour des comparaisons entre les dernières cohortes du siècle dernier et celles que nous accueillons maintenant. C’était notre intention de départ. Néanmoins, l’intérêt de ce que j’ai pu lire dans nombre de copies m’a donné l’envie d’en rendre un aperçu sans attendre le jour où nous aurions achevé une analyse. Ce qui paraît ici a valeur d’illustration qualitative, sans prétention d’exhaustivité et de représentativité quantitative. L’intention est surtout de faire connaissance avec ce groupe et ses inspirations. Pour agrémenter ce texte, nous y avons introduit des liens (titres et auteurs en rouge) vers les clips des chansons choisies par les auteurs des réflexions citées. Inquiets, indignés, critiques et éveillés à des urgences d’agir Comme on pouvait s’y attendre, plusieurs ont choisi des chansons des Cowboys Fringants, de Samian et d’autres artistes engagés pour exprimer le lien entre leur intérêt pour la sociologie et une volonté de sortir de l’indifférence, de la passivité et du mutisme devant des situations incompréhensibles que l’on devrait considérer inacceptables. La sociologie qu’ils recherchent fait œuvre d’éveil à la critique avec ceux qui analysent et dénoncent l’injuste : Je ne veux pas devenir de ceux qui se contentent du bonheur et du point de vue préfabriqué par les médias et l’opinion publique. Je veux être de ceux qui garderont un esprit critique et qui continueront à chercher plus loin, à tenter de comprendre les phénomènes sociaux en analysant leurs causes et leurs impacts. Je veux avoir l’impression qu’il est encore possible, aujourd’hui, en tant qu’individu et en tant que groupe d’être des acteurs de changement. Je veux comprendre quels moyens utiliser, apprendre à mieux cerner les problèmes et surtout, je crois que la sociologie permet de mieux comprendre les manières d’agir et de penser de groupes distincts de nous, ce qui permet de faire le tri dans les préjugés et d’avoir une vision d’eux plus objective. (En berne, Les Cowboys Fringants) Pour moi, les sociétés et les gens en général sont un mystère. Pourquoi fait-on ce qu’on fait ? Pourquoi agit-on d’une façon plutôt que d’une autre ? […] Cette chanson éveille en moi ces questions. Pourquoi les gens de notre société sont si égoïstes ? […] La sociologie éveille ces mêmes questions et plusieurs autres dans mon esprit. (8 secondes, Les Cowboys Fringants) Samian dénonce l’injustice vécue en lien avec le Plan Nord au nom de tous les autochtones : « je représente mon peuple à travers l’art et je vous annonce que mon peuple en a marre. » Il y a une réaction par rapport au gouvernement et à ce projet désapprouvé par les communautés autochtones. Le chanteur s’exprime à travers l’art, plus précisément grâce à la musique. Je trouve que l’art reflète la société dans laquelle on vit […]. La culture, qui englobe le domaine des arts, est un élément important dans le domaine de la sociologie. (Plan Nord, Samian) Apercevoir le collectif, le comprendre, y croire et l’appeler à se mouvoir Louis-Jean Cormier est un autre artiste aux paroles engagées que nous n’étions pas surpris de voir apparaître dans plusieurs travaux. Ceux qui s’y réfèrent insistent sur l’importance du collectif, comme part déterminante des phénomènes sociaux vécus par les individus, mais aussi en parlant du « sens du collectif » qu’il faudrait cultiver et de la puissance de collectifs qui peuvent se mobiliser pour améliorer nos sorts. Des échos du printemps de 2012 sont explicites dans un texte et suggérés dans un autre : À travers cette chanson, il tente de susciter en nous l’idée qu’en collectivité, on peut arriver à faire changer les choses et à créer un monde meilleur, comme quand il chante : « Et si tout le monde en même temps, bâillonnait la guerre en s’frenchant sous les ponts couverts » ou « Et si tout le monde en même temps, se serrait la main, il ferait beau demain matin. » […] C’est ce que je trouve intéressant en sociologie. En général, on met beaucoup d’emphase sur l’aspect individuel, par exemple quand on pense qu’une personne est pauvre parce qu’elle ne fait pas assez d’efforts ou bien quand une personne souffre de dépression, on peut être porté à croire que c’est en grande partie de sa faute. Par contre, il ne faut pas oublier que la société à laquelle nous appartenons contribue aussi à nous définir. [d’un autre étudiant venant d’exposer une idée semblable] Je crois que la mission de la sociologie ne s’arrête pas là. Une fois la voie un peu plus éclairée, on peut tenter d’améliorer les conditions des gens. L’action collective, les mouvements sociaux, sont donc le noyau de mes intérêts et de la vision que j’ai de ma discipline. La beauté du mouvement de 2012, c’est que beaucoup semblent avoir pris conscience de la portée que peuvent avoir des actions collectives.(Tout le monde en même temps, Louis-Jean Cormier) Pour moi, la sociologie est une discipline qui va m’aider à m’ouvrir les yeux sur certains sujets et poser les bonnes questions par rapport à ceux-ci pour les comprendre le plus possible. […] La sociologie va aussi me permettre d’avoir des opinions plus fondées sur différents mouvements sociétaux et de comprendre le pourquoi des choses.(La fanfare, LouisJean Cormier) Curiosités et misères du conformisme dans le monde humain de la quête du bonheur et de la reconnaissance Avec des chansons de Jean Leloup, la sociologie est présentée comme une discipline qui s’étonne et qui s’émeut des expériences d’une vie en société entraînant les individus dans le conformisme. Curieuse devant ce qui irait de soi pour tout le monde qui y croit, elle est aussi attentive aux souffrances et aux tourments de ceux et celles qui se butent contre des obstacles insurmontables dans une quête du bonheur exigeant la reconnaissance des autres. En sociologie, on peut vouloir changer le monde de ceux qui se font du mal ou rester dans le doute et la fascination de l’interprète d’un monde vécu plutôt étrange : De cette incapacité à être appréciée, la femme jette son mépris sur la vie en elle-même, projetant l’image qu’elle a d’elle-même sur cette dernière : « Laide, laide, Comme la vie est laide, Car je ne suis pas belle, belle, Je suis une poubelle. » Elle tente cependant de se convaincre qu’elle finira, grâce à ses efforts, à devenir belle (d’après le standard de beauté idéal) et à gagner l’attention et le cœur de son patron […]. […] Mon intention en présentant ce cas est de donner un exemple de ce que la mission de la sociologie est au-delà de la recherche scientifique du fait social. C’est, par une démarche scientifique, d’exposer un problème d’ordre social, de critiquer sa source et de proposer une alternative viable aux usages déficients dans la société. (La vie est laide, Jean Leloup) Mon intérêt pour la sociologie est né d’un désir de comprendre l’Homme non pas en tant qu’individu, mais bien dans son interaction avec le monde. La société dans son évolution et dans son influence me fascine sur plusieurs points, d’où la sélection de l’œuvre de Jean Leloup. Ce qui m’interpelle aussi, c’est l’interprétation que l’on (humain) fait des choses ; ce que je comprends de cette chanson ne sera peut-être pas ce que vous comprendrez.(Le dôme, Jean Leloup) Décrire et analyser la condition humaine, son inscription dans des rapports sociaux et son évolution complexe D’autres travaux se référant à des artistes variés expriment un intérêt pour les êtres humains en relations, en situation, en évolution, qui ne seraient pas les mêmes en d’autres circonstances. Dégénération de Mes Aïeux montre des évolutions sociales vécues que la sociologie peut aider à comprendre, et Le premier de Manu Militari est apprécié dans le rapprochement de ses observations avec une description sociologique des réalités du quotidien d’un milieu pauvre que l’on doit embrasser dans toutes ses dimensions pour en rendre compte : L’auteur croit que sans quelqu’un d’autre il n’est plus « formidable ». […] il généralise l’opinion des femmes envers les hommes comme lui, un concept […] du monde de la sociologie. Il affirme même à la fin de la chanson que tout le monde le regarde comme s’il était un singe. […] La vidéo en tant que telle est une expérience sociale : le chanteur flâne dans les rues de Bruxelles en feignant d’être soûl tout en criant sa chanson. Les regards et les réactions qu’il attirait m’ont fait réaliser que ce pourrait être un bon sujet pour ce travail. (Formidable, Stromae) Le monsieur s’occupe du p’tit bonheur et cela lui permet d’oublier ses douleurs et ses peines. À ce moment précis le monsieur est en plein épanouissement. Le monsieur se trouve dans une situation qui lui permet d’espérer mieux pour son futur. […] le p’tit bonheur n’a plus besoin du monsieur et de quitter la demeure. Cette tromperie fait alors réagir le monsieur à un point tel qu’il affirme qu’il ne lui reste que la vie. (Le p’tit bonheur, Félix Leclerc) À travers cette chanson, ma vision de la sociologie s’explique, car je crois que pour réussir à comprendre comment les individus pensent et agissent, il faut aussi comprendre comment les normes et les stéréotypes de notre société agissent sur celle-ci. Comme les individus sont sous la pression sociale de suivre les conventions, nous ne pouvons les étudier sans étudier les normes qui nous régissent. […] Ma vision de la sociologie s’est développée […] à force d’être confronté aux inégalités, aux stéréotypes et aux normes sociales sans pouvoir les comprendre. […] Nous ne sommes pas aussi libres que la société tente de nous le faire croire. (La sortie, Samuele) Et si la terre est sombre, et si la pluie te noie, raconte-moi, qu’on puisse trembler ensemble. Et si le jour ne vient pas dans la nuit des perdus, raconte-moi qu’on puisse crier tout bas. Je termine ce texte en avouant ma surprise d’avoir trouvé Crier tout bas de Cœur de Pirate dans cet exercice… avec un argument qui a su me convaincre que le refrain, fait sous-titre cihaut, peut parler d’une expérience de la sociologie. Je vous laisse en discuter ensemble, tout haut.