Pour Alain Resnais, réaliser un film, c`était en prendre

publicité
“Pour Alain Resnais, réaliser
c’était en prendre conscience”
un
film,
Michel Vuillermoz, sociétaire de la Comédie-Française, avait dernièrement rejoint
la petite troupe d’Alain Resnais. Il a travaillé avec le cinéaste sur ses trois
derniers films, et notamment “Aimer, boire et chanter”.
Michel Vuillermoz (à gauche) au Festival de Cannes 2012 pour la projection de
Vous n'avez encore rien vu d'Alain Resnais.
«Sur Cœurs, je n’avais pas rencontré Alain Resnais. J’apparais dans l’émission que Sabine
regarde à la télé, et que Bruno Podalydès avait réalisée. Ensuite il y a eu Les Herbes folles : il
m’a proposé le rôle d’un flic, et de faire couple avec Mathieu. Deux policiers qui mènent
l’enquête et vont interroger le personnage que joue Dussollier.
Dans Aimer, boire et chanter, j’ai une partition plus importante: je forme avec Caroline Sillhol
l’un des trois couples du film. On se voyait avant chaque film, toujours avec l’idée d’écrire la
biographie du personnage. C’était une chose totalement secrète entre l’acteur et l’actrice qui
écrivaient la bio de leur personnage et Alain, le seul autorisé à la lire. Il appliquait à cette
méthode à tous les personnages, quel que soit leur taille …
Pour Aimer, boire et chanter, j’avais imaginé une dizaine de pages, environ, une bio qui s’arrête
quand l’histoire du film commence. Ce texte le nourrissait. Ses indications étaient rares, mais
parfois, c’était : « Est-ce que vous pensez, par rapport à ce que vous m’avez dit du personnage,
qu’à tel moment il pourrait réagir comme ça… ? » On repensait à notre bio. Lui s’en souvenait
parfaitement. C’était une façon de donner totalement confiance à ses acteurs et de se nourrir
de leur imaginaire. Parce qu’il avait un amour incroyable pour ses acteurs.
Je l’ai connu au moment où il était physiquement fatigué, mais toujours intellectuellement très
alerte, dans le coup. C’était un homme fatigué, à la santé fragile. Mais il avait toujours eu une
santé fragile, et ça ne l’a pas empêché de vivre jusqu’à 91 ans, en faisant des films ! Sur le
tournage, il était parfois en chaise roulante, parce que ça lui permettait de se déplacer plus vite
sur le plateau. Mais il faisait aussi l’effort de se lever. On avait répété chez lui un peu, et puis
entre nous. Si l’on avait pu avoir le studio plus tôt, il aurait aimé répéter quinze jours dans les
décors, comme une pièce de théâtre.
Sa culture théâtrale était incroyable, comme son amour des comédiens de théâtre, mais la
dimension cinématographique était toujours là : c’était un homme d’image avant tout, et un
homme de défi formel, ça se voit encore dans Aimer, boire et chanter. Il ne voulait surtout pas
se répéter, ni même répéter quelque chose qu’il avait vu au cinéma. Il disait : « Ce plan-là, on
ne va pas le faire puisqu’il a déjà été fait dans tel ou tel film »… Son souci d’invention était tel
que chaque film était comme le premier. Pour lui, réaliser un film, c’était en quelque sorte en
prendre conscience. Il le découvrait une fois terminé, en ne sachant pas du tout ce qu’il avait
fait. Et c’était à chaque fois tellement pensé, intime, que la justesse était là. On pouvait aimer
ou pas, mais ça c’est autre chose.
Alain était curieux de tout. On se renvoyait les questions. Je voulais lui faire parler théâtre, qu’il
me raconte Copeau, Jouvet, Anouilh, qu’il avait rencontré. Et lui me faisait parler de la cuisine
de l’acteur. De grandes leçons à chaque fois. Avec une délicatesse incroyable, une culture qui
me faisait bafouiller. Quand j’étais devant lui j’avais l’impression d’avoir quatre ans et demi, de
ne plus rien savoir tellement il connaissait de choses. Pas seulement sur le cinéma et le théâtre
: on parlait d’un sujet, il rebondissait, il avait lu quelque chose dessus. Sa soif d’apprendre était
permanente.
On s’était vu à l’automne, après une projection du film, un matin. J’étais venu chez lui pour en
parler, j’étais resté une heure, c’est la dernière fois que je l’ai vu. Je l’ai eu au téléphone, il y a
une semaine, alors qu’il était hospitalisé. Il était usé physiquement, il souffrait du dos, de la
hanche. Mais il avait trois projets de films. Il hésitait entre eux, sentant qu’il pourrait peut-être
pas faire les trois. Je suis sûr qu’il aurait tourné cette année. »
Propos recueillis par Aurélien Ferenczi
© Télérama
3 mars 2014
Téléchargement