Vingt à trente ans après, les résultats sont tangibles en termes d’assainissement :
inflation jugulée, fort désengagement de l’Etat, déréglementation, rôle majeur des marchés
financiers. Les effets sur l’emploi sont moins probants et surtout plus contrastés.
Tout d’abord, il faut rappeler que si le néolibéralisme actuel intègre les préoccupations
vis-à-vis de l’emploi c’est, malgré tout, dans les limites d’une stricte maîtrise de l’inflation.
Ainsi, inspiré par M Friedman et sa thèse du taux de chômage naturel, un indicateur (NAIRU)
prétend mesurer le niveau de chômage au-dessous duquel l’équilibre serait rompu et
déclencherait l’inflation. Aussi, dans ces conditions, le plein emploi (d’équilibre) ne
correspond pas à un plein emploi social (chômage zéro). Le « taux de plein emploi » est
généralement serait considéré comme atteint avec un taux de chômage entre 4 et 5% (soit
plus de 1M de chômeurs en France et 6M aux EU).
Si les EU semblent avoir atteint ce taux de chômage prétendument naturel, les pays
Européens dans leur ensemble le dépassent encore du double ou du triple, y compris
l’Allemagne qui était imprudemment montrée en exemple naguère par ceux pour qui l’herbe
est toujours plus verte de l’autre côté de la barrière. Cette différence ne tient pas à ce que la
libéralisation de l’économie serait moins « avancée » ici que là. Y compris la France, qui
adhéra un peu plus tardivement à cette nouvelle orientation, a montré un zèle singulier dans sa
lutte anti-inflation, la rigueur salariale et le désengagement de l’Etat. Le contraste s’explique
bien davantage par la différence de conception de la notion d’emploi elle-même, conjuguée à
une forte productivité, en particulier en France et en Allemagne. Cette distinction à la fois
juridique et culturelle permet de faire apparaître les effets, pervers ou non, de la recherche
systématique du plein emploi sur la notion même d’emploi.
B… ou destructurantes.
Ou l’emploi n’est envisagé que sous son aspect marchand et toute activité rémunérée y
correspond, c’est la conception américaine du « job ». Ou l’emploi est envisagé sous un
aspect social et juridique et il devra répondre à certains critères en termes de durée, de
rémunération, de garantie de stabilité, mais aussi de qualification, de statut identitaire, voire
d’utilité sociale. C’est la conception européenne, française entre autres, qui résiste à une trop
grande flexibilité marchande, mais favorise le chômage en situation de « trop plein ».
Notons à ce propos que cette dernière acception explique la confusion dans l’usage des
mots offre et demande sur le marché du travail, mais aussi la difficulté d’avoir un langage
commun en ce domaine. En fait, il y a deux demandeurs et pas d’offreurs : un demandeur de
marchandise (force de travail) pour l’entreprise et un demandeur de statut social pour le
salarié. Or, sauf hasard de la conjoncture et encadrement légal du marché du travail, aucun ne
peut répondre vraiment à la demande de l’autre, puisqu’elles ne sont pas du tout de même
nature. A la recherche d’un statut, le salarié ne pourra, ou ne devrait, offrir sa force de travail
qu’autant qu’il y trouve un statut digne (sans rapport avec les lois du marché). L’entreprise ne
produit pas de statut social et d’ailleurs ne pourra pas répondre pleinement à cette demande
quelle que soit la pression de la demande, contrairement à l’expression saugrenue de création
d’emplois (ce serait d’ailleurs le seul marché où l’offreur serait celui qui paie aussi la
marchandise qu’il offre).
Cependant, devant la persistance du chômage et le poids du discours libéral, la solution
au sur-chômage européen apparaît être aujourd’hui dans l’abandon de cette dernière
conception au profit de la première. Après une période d’illusion où la salarisation était vue
comme l’accession à un statut juridiquement garanti, on reviendrait à une conception plus
orthodoxe du capitalisme d’origine où le salarié n’est rien d’autre qu’un offreur de force de
travail au gré des besoins du marché, ce que d’aucuns appelaient le prolétaire.