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La politique est-elle l’affaire de tous ? Si l’on se réfère à l’idéal démocratique, il
semble que la réponse soit évidente. En effet, tout individu majeur a un droit et un
devoir de vote, ce qui suffit théoriquement à lui garantir la possibilité de participer aux
affaires politiques. Cependant, on sait que la réalité correspond rarement aux idéaux.
On peut donc légitimement se poser la question suivante: les citoyens ont-ils les
moyens de participer effectivement à la prise de décisions concernant la collectivité ?
Nous nous intéresserons dans un premier temps au fait que le domaine politique est un
monde clos dominé par des professionnels et auquel le simple citoyen ne peut accéder.
Dans un deuxième temps nous tenterons de montrer que les citoyens sont malgré tout
des acteurs à par entière du monde politique. Enfin nous verrons que la participation au
monde politique des citoyens est plutôt fictive qu’effective et surtout qu’elle n’est pas
synonyme d’une quelconque influence.
Le monde de la politique semble éloigné et distant du monde social, tant au niveau de la
participation directe des citoyens à celui-ci que par la participation indirecte, par
l’intermédiaire des partis politiques et des représentants.
Tout d’abord, c’est un monde qui dispose d’une grande autonomie, dont l’accès direct
semble difficile pour le citoyen moyen. Bourdieu parle à son égard de
«microcosme, […]un petit monde social relativement autonome à l‘intérieur du grand
monde social. », c’est-à-dire d’un espace fermé, dont on sélectionne les membres selon
un certain nombre de critères. Selon Bourdieu, le champ politique ce construit sur une
« exclusion », une « coupure entre les professionnels et les profanes ». Il s’agirait donc
d’une sorte de groupe réservé aux « initiés », ceux-ci empêchant les « non-initiés » de
pénétrer ce groupe. Cette coupure s’élargit au fur et à mesure que le champ politique se
professionnalise. Bourdieu parle de « compétence spécifique », que l’on acquiert dans
ce champ. On voit donc bien ici que l’appartenance au champ politique n’est pas
possible pour la majorité des citoyens. Weber parle également d’un « savoir
spécialisé », spécifique à la bureaucratie et fondateur de sa domination: « le grand
instrument de supériorité de l‘administration bureaucratique est le savoir spécialisé ».
Ce savoir est issu d‘une formation spécifique qu‘on reçu les fonctionnaires.
Ceci illustre bien le terme d’ « exclusion » employé par Bourdieu. En effet, une
qualification importante étant nécessaire, la durée des études pour un politicien est
relativement longue. Or on sait bien que la longueur des études est un facteur
discriminant qui exclut d’emblée toute une part de la population ne possédant pas
suffisamment de capital économique ou de capital culturel. On peut citer ici l’exemple
des Etats-Unis, où le personnel politique est recruté en grande partie dans l’élite
économique, instaurant un pouvoir de pression du monde des affaires sur le monde
politique. L’accès à la politique est ici ouvertement inégalitaire, la prise de décision
étant fortement dépendante des intérêts économiques des grands groupes américains.
Ensuite, on peut penser que la représentation par les partis n’exprime pas vraiment les
volontés des citoyens. On peut faire appel pour cela à l’analyse de Weber sur la
représentation des divisions sociales par les partis, la problématique constructiviste.
Selon cette analyse, les partis créent des codes, un système de codification de la société.
Et c’est uniquement selon ces codes que se dessinent les divisions sociales. Les
individus ne se regroupent donc pas spontanément, en se découvrant des intérêts
communs. Ceci se fait uniquement à travers les codes des partis politiques, qui décident
à la place des individus quelles sont les limites du groupe et ses intérêts. On peut alors
douter de la représentativité des partis, ainsi que de la conviction avec laquelle ils
défendront les intérêts du groupe qu’ils sont censés représenter. Dans ce cas de figure,
les citoyens sont passifs, ils ne participent pas vraiment à la prise de décisions.
D’autre part, la représentation est effectuée, comme nous l’avons vu, par des
professionnels. Ceux-ci connaissent parfaitement le fonctionnement du système
politique et ses mécanismes, ils maîtrisent, selon Bourdieu, la création de
la «problématique politique ». Il s’agit pour eux d’une capacité à imposer les débats en
définissant les contours des groupes d‘intérêt contradictoires dans la société. Or on sait
que le monde politique est un « microcosme autonome », dont les membres ont
beaucoup de caractéristiques communes, viennent de milieux similaires, souvent de
catégories favorisées. On peut donc penser que les problématiques politiques qu’ils
formulent sont assez éloignées ou du moins ne sont pas vraiment en accord avec les
attentes des citoyens. C’Est-ce que Bourdieu appelle « l’effet de fermeture » : « plus un
espace politique s’autonomise, plus il avance selon sa logique propre, plus il tend à
fonctionner conformément aux intérêts inhérents au champ.« La question de la
représentativité est à nouveau présente et éloigne encore le champ politique de la réalité
de la société et donc d’une participation active des citoyens.
Pour sortir de ce problème, Bourdieu propose de permettre un meilleur débat entre les
citoyens, renforcer les « interactions » entre ceux-ci afin qu’ils créent d’autres groupes
d’intérêt que ceux fabriqués par les partis. C’Est-ce qui s’est en partie produit à la fin du
XX ème siècle, avec ce que l’on a appelé les nouvelles formes d’action , dont certains
auteurs pensent qu’elles sont une réaction à l’autonomisation croissante du champ
politique. C’Est-ce que nous allons voir dans la deuxième partie.
Le monde politique est censé représenter les citoyens et agir pour le bien commun de la
société. Il parait donc nécessaire qu’il possède un minimum de légitimité, légitimité qui
lui est conférée par le peuple. Or il est peu probable que le peuple confère un statut
légitime à une entité qui ne le représente pas et ignore ses intérêts. Nous verrons
d’ailleurs que même dans le cas où le monde politique s’autonomise effectivement, les
citoyens parviennent à trouver d’autres moyens d’action qui leur permettent de
continuer à participer au monde politique.
Tout d’abord, on peut tout à fait considérer que le monde politique n’est que le fruit de
ce qui se passe dans la société, et qu’il est donc déterminé par les groupes et les
individus interagissant au sein de celle-ci.
Si l’on en croit Durkheim, le monde politique est né de la division du travail social. Or
pour Durkheim, ceci est facteur de mobilité: « Dans la société, les tâches n’ont jamais
été réparties d’une manière aussi immuable. Là même où les cadres de l’organisation
sont les plus rigides, l’individu peut se mouvoir, à l’intérieur de celui où le sort l’a fixé,
avec une certaine liberté. […] A mesure que le travail se divise d’avantage, cette
souplesse et cette liberté deviennent plus grandes. » Durkheim conçoit donc que tous
les postes sont accessibles à tous, sans barrière de catégorie sociale. Le monde politique
ne serait donc pas fermé, réservé à quelques spécialistes, ce qui permettrait une
participation effective des citoyens à la prise de décision collective.
Cette situation étant peu concevable de nos jours, il nous faut considérer une autre
analyse permettant de montrer que la société est le déterminant de la classe politique et
non pas l’inverse. On peut ici faire appel à Lipset, l’un des auteurs de la problématique
structuraliste. Cette conception de la représentation, prolongement de la conception
marxiste, privilégie le rôle des divisions sociales. Pour Lipset comme pour Marx, les
partis ne sont que des intermédiaires. Les divisions sociales préexistent aux partis et en
sont indépendantes. Nous sommes donc ici en présence d’une théorie inverse à celle
que nous avons vu en première partie. Dans ce cas, les individus ont conscience de leurs
intérêts communs et décident alors de créer un groupe, une division sociale. Cette
division sociale est représentée par un parti qui n’a que le rôle de représenter cette
division, être son délégué. Ce sont les individus qui définissent leur groupe et surtout
les intérêts qu’ils veulent défendre. Les partis n’ont aucun rôle de définition de la
problématique politique, celle-ci est choisie par les différents groupes d’intérêt. Les
citoyens sont donc ici en pleine possession de moyens (la délégation) leur permettant de
s’exprimer au niveau national.
On peut ensuite, tout en considérant que le monde politique est autonome, penser que
les citoyens ont un rôle important de pression sur celui-ci.
Certaines auteurs considèrent que l’autonomie grandissante du monde politique
entraîne l’apparition de nouvelles formes d’action politique, plus directes; qui auraient
pour but d’interpeller le monde politique, de l’influencer par d’autres moyens, étant
donné que les moyens habituels, ceux de la représentation, ne fonctionnent plus.
La problématique du « nouveau citoyen » (Norris) explique que les représentants, de
plus en plus distants, sont rejetés par les citoyens. Ceux-ci peuvent d’autant plus se
séparer de leurs représentants que leur niveau d’instruction augmente, permettant
désormais à chacun d’expliquer ses revendications propres. Selon Norris, les individus
mettent en place une action politique plus ponctuelle et localisée, qui vise à influencer
les dirigeants sur un problème particulier. On voit bien dans ce cas que les citoyens
peuvent avoir une action importante et exercer directement leur participation au monde
politique en définissant eux-mêmes leur problématique politique et en allant la
revendiquer directement auprès des représentants. Darras définit ces nouvelles formes
d’action comme des « actions non conventionnelles », c’est-à-dire qui sont
caractérisées par « la non médiation des acteurs et institutions politiques de la
démocratie représentative ». Ceci va de l’action non violente préméditée ( « la
désobéissance civile, les sit-in, les marches… ») à l’action illégale spontanée
(« lynchage, vandalisme, tags… »).
On peut également citer la théorie de la « démocratie délibérative ». Selon ses auteurs
(Habermas,Fishkin), les représentants sont dépassés et ne peuvent plus représenter
correctement les citoyens. La solution serait alors de laisser ceux-ci s’exprimer
directement au sein des partis. Cette analyse propose donc de faire des partis politiques
des espaces de débat, d’échange de point de vue. Les problèmes communs sont ainsi
débattus par tous, permettant de faire évoluer les points de vue et aboutir à une prise de
décision directe, une délibération collective. Les partis encadrent ce processus et
permettent sa continuité, mais ce sont bien les citoyens qui définissent la problématique
politique. Les auteurs prévoient un remplacement total et inévitable de la démocratie
participative par la démocratie délibérative, cette dernière étant mieux adaptée à
l’autonomisation progressive du monde politique qui entraîne une autonomisation des
actions citoyennes. En effet, elle permet de remettre en relation les deux, ce qui permet
la définition d’une problématique politique plus légitime.
Il semble donc tout a fait possible que les citoyens soient vraiment acteurs du monde
politique, soit en agissant directement, soit en étant actifs au sein des partis afin de
s’assurer de leur représentativité. Ils possèdent désormais les moyens de participer :
leur niveau d’éducation est plus élevé, ils sont donc plus à-même de comprendre les
enjeux politiques. D’autre part, les partis se renouvellent et s’adaptent à ces « nouveaux
citoyens », en leur laissant une plus grande place dans la prise de décision.
Les théories que nous avons évoqué précédemment peuvent cependant être
considérées comme assez éloignées de la réalité. En effet, on sait bien par exemple que
la mobilité sociale, en particulier ascendante, n’est pas fréquente. On peut également se
demander si les nouvelles formes de participation politique fonctionnent aussi bien que
dans la théorie et sont synonymes pour les citoyens d’une réelle influence sur les
décisions politiques. En bref, le citoyen qui pense être acteur du monde politique n’est
il pas victime d’une illusion ?
Tout d’abord, on peut s’intéresser à la participation indirecte, par la représentation. On
peut penser que, contrairement à ce que dit Lipset, les partis n’ont pas qu’un rôle de
transmission des informations venant des groupes d’intérêt. Si l’on en croit Bourdieu,
les structuralistes sont victimes d’une illusion quant à l’existence des divisions sociales.
Pour lui, les divisions sociales n’existent pas à l’état brut, elles sont forgées par les
partis. Dans ce cas comment expliquer que ceux-ci soient considérés comme
légitimes ? En réalité, les partis créent les divisions sociales tout en les faisant passer
pour naturelles. On regroupe des « classes théoriques », qui sont en fait un ensemble
d’agents occupant une position sociale proche. Ces classes théoriques sont objectivées,
c’est-à-dire rendues naturelles aux yeux des agents de manière durable. Il s’agit de ce
que Bourdieu appelle « la production et la reproduction des instruments de construction
de la réalité sociale. » Ainsi les représentants peuvent à la fois imposer leur
problématique politique et se poser en représentants légitimes de la division sociale. Ils
luttent pour ce que Bourdieu appelle l’ « enjeu majeur », qui est « l’énonciation et
l’imposition des « bons » principes de vision et de division. ». On assiste donc à une
domination totale du champ politique, qui donne malgré tout l’impression aux agents
qu’ils ont un rôle effectif dans la politique, alors que ce rôle est totalement fictif.
On peut également considérer que le fait même d’avoir recours à la délégation est une
forme de dépossession. Ici encore ce sont les bourdieusiens qui soutiennent cette idée.
Selon eux, le processus de délégation est une dépossession car il ne permet pas de
percevoir l’objectivation dont on est l’objet. En effet, le fait de confier ses
revendications à un représentant ne fait pas sortit l’agent du cadre dans lequel il a été
fixé; il s’agit juste d’une répétition de ce que les représentants montrent comme étant
les intérêts du groupe, en vertu d’une vision de la société qu’ils imposent. Pourtant
l’agent a bien le sentiment d’appartenir à un groupe et celui d’être actif au sein de
celui-ci, contribuant à la défense de ses intérêts. Il est donc victime d’une illusion, car il
pense posséder une influence qui est en réalité artificielle.
Pour ce qui est de la participation directe, il semble qu’elle soit finalement assez
limitée.
Nous avons vu que la problématique de la démocratie délibérative partait du constat
que le monde politique était dépassé par le changement de la société et que les partis
s’adaptaient à ce changement en devenant des espaces de débat. Cette théorie est
critiquée sur son effet performatif. En effet le fait d’énoncer que les partis politiques
sont dépassés pousse ceux-ci à intégrer cette idée et à tenter de se renouveler (avec par
exemple l‘introduction de la démocratie délibérative). Or ce renouvellement aurait pour
conséquence d’éloigner réellement les citoyens des partis car ils ne se sentiraient plus
représentés correctement. On voit donc ici qu’au lieu d’une meilleure participation à la
prise de décision et une hausse des débats, on assisterait à une détérioration de la
représentativité des partis, qui s’éloigneraient encore plus de la réalité. A nouveau ici
on a affaire à une totale illusion si l’on en croit la problématique performative. Il s’agit
dans ce cas d’un problème de correspondance entre les moyens donnés aux citoyens
pour participer à la prise de décision et les attentes de ceux-ci.
On peut également limiter ou nuancer la problématique du « nouveau citoyen » qui
défend les nouvelles formes de participation directe. Il est tout a fait possible en effet
que ces actions, bien que spectaculaires ou retentissantes n’aient aucune influence sur
le monde politique. Si celui-ci est toujours un « microcosme » tel que l ’explique
Bourdieu, il semble que n’importe quelle action, qu’elle soit conventionnelle ou non,
ait toujours un effet et une influence limités sur la prise de décision. C’Est-ce
qu’explique en particulier Darras: « Considérer [les actions non conventionnelles]
comme des pratiques politiques directes ne devrait pas conduire à surestimer les
possibilités d’une conscience, d’un discours et d’une efficacité politiques offerts aux
plus démunis en déniant précisément la réalité de la détention par les membres du
champ politique du monopole des instruments de production des problèmes et
d’opinions légitimes ». En effet il précise que cela ne remet pas en cause « les analyses
qui concluent à l’existence d’un champ politique autonome ». Nous sommes à nouveau
en présence d’un cas où les citoyens, en passant à de nouvelles formes d’action, se
sentent d’avantage impliqués et importants dans la prise de décisions politiques. Or en
réalité, leur action n’a que peu d’influence sur le monde politique toujours autonomisé
et finalement assez détaché de la vie de la société.
La politique est-elle l’affaire de tous ? Suite à ce que nous venons de voir, il semble
difficile de répondre affirmativement. Peut-on considérer pour autant que les individus
vivent dans une ignorance quasi totale de la réalité qui les entoure ? On peut s’éloigner
ici des conceptions théoriques et observer la réalité historique : L’évolution historique
du monde politique a globalement été celle d’une ouverture progressive au plus grand
nombre d’individus. En effet depuis le tournant de 1789, le droit de vote a globalement
évolué vers une ouverture: Le suffrage est passé de censitaire masculin à universel
masculin puis à universel, sans distinction de sexe. Le débat est aujourd’hui ouvert sur
le droit de vote des immigrés n’ayant pas la nationalité française. Il semble donc que
malgré des difficultés de réalisation pratique, la politique ait vocation à être de plus en
plus l’affaire de tous.
Bibliographie
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BOURDIEU (P.) Propos sur le champ politique, Lyon, Presses universitaires de
Lyon, 2000
_ Choses dites, Minuit, 1987
WEBER (M.) « la domination légale à direction administrative bureaucratique » in
Économie et société, tome 1, Paris, Plon, 1971
BADIE (B.), BIRNBAUM (P.), « le cas américain » in Sociologie de l’Etat, Paris,
Grasset, 1983
DURKHEIM (E.), De la division du travail social, Paris, PUF, 1960
LIPSET (S.), L’Homme et la politique, Paris, Seuil, 1963
NORRIS (P.), On message, Londres, Sage, 1999
HABERMAS (J.), Sociologie et théorie du langage, Trad., Paris, Gallimard, 1995
DARRAS (E.), « présentation », in CURAPP, La politique ailleurs, Paris, PUF,
1998
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