Bakounine : Textes sur la question slave
son enthousiasme. L’amour et la béatitude sont conjugués à tous les
modes. C’est l’époque où Bakounine lit et commente l’Initiation à la vie
bienheureuse. En dehors de la vie spirituelle, il n’y a pas de vie véritable.
Politiquement conservateur, il verse à partir de 1837 dans une sorte
de mysticisme hégélo-chrétien. Pour Bakounine, la philosophie est le
moyen d’étancher sa soif d’absolu, mais il ne peut se contenter d’une
voie qui le conduirait vers le quiétisme. La recherche de l’Absolu, c’est
bien, mais ce jeune homme, qui est décrit comme kräftig et kolossal par
la police allemande
1
, n’entend pas attendre que l’Absolu vienne à lui. Il
va s’efforcer de le chercher, activement.
Belinski
2
raconte à Stankevic
3
en octobre 1839 que, deux ans
auparavant, il avait logé avec Bakounine à Moscou et que son ami avait
alors « parcouru la philosophie de la religion et du droit de Hegel ».
Jeux philosophiques voluptueux ou délectations intellectuelles – les
expressions sont d’Annenkov
4
– Bakounine semble bien avoir été l’un
de ceux qui ont introduit dans la Russie des années quarante la mode de
Hegel. L’observateur, qui écrit dans les années quatre-vingts, donne
une indication intéressante sur les raisons qui ont pu le pousser vers la
philosophie de Hegel. Annenkov dit en effet que les multiples aspects,
la promptitude et la souplesse de l’esprit de Bakounine « demandaient
déjà une nourriture et un soutien sans cesse renouvelés », et que la
philosophie hégélienne, « mer vaste et sans rivages, se présenta on ne
peut plus à propos ».
En somme l’hégélianisme a fourni un exutoire, un aliment, dont
l’esprit vorace du jeune philosophe a pu se nourrir.
En 1840, Bakounine quitte la Russie pour aller étudier la
philosophie en Allemagne. Ce jeune homme passionné de philosophie
allemande, épris d’absolu, a épuisé toutes les possibilités de progresser
1
Puissant et colossal. F
iche signalétique de la police lors de son incarcération à la
forteresse de Königstein, en 1850
. Bakounine mesurait plus de deux mètres.
2
Vissarion Gregoievic Belinski (1811-1848), célèbre critique littéraire russe de
l’époque.
3
Nikolaï Vladimirovic Stankevic (1813-1840), mort prématurément, fut un ami de
Bakounine. Ses lettres sont d’une grande importance pour comprendre l’histoire de la
pensée russe dans les années 1830-1840. Sa mémoire reste attachée au au cercle
philosophico-littéraire qui porte son nom. Bakounine fut effondré en apprenant sa mort.
4
Pavel Vassilievic Annenkov (1812-1887), philologue et publiciste libéral russe qui
voyageait beaucoup en Europe. Il publia la première édition critique des œuvres de
Pouchkine.