Kritische bijdragen % La sociologie de Georges Gurvitch ) Jean. Cazeneuve, centre national de la recherche scientifique. Rechercher les sources d’inspiration d’une pensée originale est une tâche aventu­ reuse, mais non pas vaine, dans la mesure où l’on se propose de déceler moins les influences subies que les impulsions surmontées, les affrontements féconds, les successifs encouragements à se dépasser soi-même. Cependant, faire l’inventaire des divers courants qui ont agi dans l’élaboration de la sociologie de Georges Gurvitch, c’est s’exposer à des risques d’erreur particulièrement aggravés, car la culture de ce polyglotte, de ce lecteur infatigable était d’une ampleur inusitée, et aussi parce que son tempérament de lutteur , d’opposant irréductible, l’amenait peut-être à s’enrichir surtout des oeuvres auxquelles il se heurtait le plus. Les hommes et les idées qu’il combattait avec impétuosité étaient aussi parfois ceux dont il avait mesuré l’importance. Aussi bien, par exemple, les critiques énoncées par lui contre Durkheim ou contre Karl Marx sont-elles la preuve de l’admiration qu’il avait pour leur génie. Et inversement les auteurs qu’il donnait volontiers comme ses maîtres à penser, tels que Fichte, Saint-Simon, Proudhon, Lucien LévyBruhl ou Marcel Mauss, il se gardait bien de les suivre en disciple fidèle. Sa formation première fut celle d’un philosophe, et il en conserva cette tournure d’esprit qui empêche de trop sacrifier la théorie à la technique. Par rapport à d’autres sociologues de sa génération, il se distingua dès le début, comme le notait Claude Lévi-Strauss il y a vingt ans déjà, par son souci de confronter l’expérience sociologique vécue avec „une position philosophique franchement avouée” qui était dans la tradition de l’école française au début de notre siècle (1). Ses premiers travaux l’avaient conduit à s’intéresser à la philosophie de la religion orthodoxe dont il retenait volontiers le sens aigu de la communauté, puis à l’idée de droit social, aux théories politiques de Jean-Jacques Rousseau, aux idées sociales de Proudhon et de Hauriou, au bergsonisme pour lequel il éprouvait de l’attirance tout en se cabrant contre cette séduction, et à la phénoménologie allemande. Cependant, on comprendrait mal la formation de la pensée de G. Gurvitch si l’on se bornait à l’envisager sous son aspect livresque. La théorie, pour lui, devait se *) Eveneens gepubliceerd- in de jongste aflevering van „Revue Française de Sociologie" (196611). Hier afgedrukt m et toestemming van de „Editions du Centre National de la Recherche Scientifique”, en van de auteur. — Red. *) C. Lévi-Strauss in: La sociologie au X X e siècle (livre publié sous la direction de G. Gurvitch, Paris, Presses Universitaires de France, 1947, tome II, p. 541 et p. 545). 136 nourrir de la pratique et même de l'action; mais, pensait-il aussi, la science politique exige d’autres qualités que la carrière d’homme politique et l’on ne peut guère exceller dans l’une et l’autre à la fois. C’était une leçon que, disait-il volontiers, il avait apprise dès sa jeunesse en essayant de faire triompher ses vues, notamment en faveur de l’autogestion ouvrière, pendant la grande révolution russe. Cet en­ gagement qui avait, en le contraignant à l’exil, fortement marqué toute son existen-» ce, explique sans doute en grande partie, comme il le reconnaissait lui-même, sa tendance à se montrer, dans l’étude des sociétés, plus attentif à ce qui change qu’à ce qui demeure, aux tensions plutôt qu’aux équilibres harmonieux, aux forces de mutation davantage qu’aux puissances de conservation. Au moment où la mort l’a saisi, il se préparait à se rendre en U.R.S.S. pour y préparer une sociologie de la révolution qui devait être le couronnement de son oeuvre. Refusant au nom d’une méthodologie profondément rationaliste de suivre Bergson sur les chemins de la connaissance supra-intellectuelle, il devait consacrer tous ses efforts à une tâche des plus difficiles, en se donnant pour but d’étreindre ce qui est mouvant, de rendre compréhensible une réalité qu’il ne voulait jamais fermer sur elle-même, et de décrire ou classer les cadres d’une société dont la véritable vocation, selon lui, était de briser tous les cadres possibles. D ’où sa recherche délicate et très personnelle d’une notion de structure sociale qui pût lui per­ mettre de trouver l’essence de la société dans les processus de déstructuration et de restructuration, c’est-à-dire non pas dans les structures au sens usuel du terme, mais dans leur perpétuelle mise en question. Là se trouvait le talon d’Achille de sa sociologie générale, comme il devait s’en rendre compte en enregistrant les vives réactions de ses contradicteurs les plus importants. Aussi bien fut-il amené à revenir à plusieurs reprises sur ce point dans divers articles et dans la troisième édition, revue et augmentée, de son liver La vocation actuelle de la wciologie (1963). Il importait pour lui que la notion de structure sociale, ayant pour mission de permettre une approche explicative et une certaine systématisation indispensables à l’édification d’une sociologie se présentant comme science, ne pût être prise comme une sorte de clef ouvrant aux mathématiques la porte de la réalité sociale. C’est ce qui le conduisit, d’une manière que certains pouvaient juger paradoxale, à réserver l’accès de ces méthodes d’analyse aux phénomènes qu’il jugeait rebelles à sa propre conception de la structure, et notamment les formes de la sociabilité, les relations interpersonnelles, autrement dit, en gros, le domaine de la psychologie sociale et de la microsociologie. Pour la même raison, il lui fallait distinguer vigoureusement la structure de l’organisation, de la fonction et du modèle. Mais il était alors contraint de réagir contre la tentation inverse qui eût été d’identifier la structure avec la totalité du phénomène social et ne lui eût alors laissé aucune réalité, ni surtout aucune portée méthodologique. C’est même ce décalage entre structure et phénomène total qui fit l’objet de la rectification la plus souvent reprise, implicitement ou explicitement, dans l’ultime mise au point de la troisième édition que nous avons citée. Georges Gurvitch éprouvait alors le besoin de prendre de plus en plus ses distances à l’égard d’une interprétation de sa théorie qui, en distinguant la sociologie statique de la sociologie dynamique, risquait en somme de couper en deux le champ dans lequel setaient exercés ses 137 efforts d’analyse. Il fallait donc que le concept de structure fût à la fois l’instrument de sa rationalisation et le fer de lance de sa dialectisation. „Equilibre précaire et sans cesse à refaire. . . entre une multiplicité de hiérarchies au sein d’un phéno­ mène social total de caractère macrosociologique”, la structure sociale devenait alors un „intermédiaire” entre le phénomène social total et ses expressions dans les réglementations, ne se confondant ni avec le premier ni avec les secondes. Il se situait entre les actes et les oeuvres collectifs, entre les manières d’êtres des groupes, des classes, des sociétés globales et la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes. A la fois réalité et concept, la structure était dialectique, ou plus précisément elle servait à porter témoignage du caractère dialectique de la société et de la socio­ logie. On voit quelles difficultés ce concept ainsi défini était chargé de résoudre, et l’on peut penser que, s’il eût vécu plus longtemps, Georges Gurvitch aurait été amené à revenir sur ce problème qui le préoccupait à juste titre et qui n’était certes pas une simple affaire de vocabulaire. Là se trouvait non seulement la source de ses principaux conflits avec d’autres sociologues, mais aussi le coeur même des diffi­ cultés qu’il avait le mérite d’aborder, comme toujours, de front. Et c’est en y songeant qu’on peut le mieux saisir la raison de deux apparentes contradictions dans son oeuvre. La première est d’ordre formel. Quand on lit à la suite ses principaux livres, notam­ ment les successives éditions de La vocation actuelle et des Déterminismes sociaux, les chapitres du Traité, ou ceux de Dialectique et sociologie, qui constituent la charpente de sa théorie générale, on peut avoir l’impression que tout avait été dit du premier coup et que chaque écrit reprend en l’explicitant sur tel ou tel sujet le thème du précédent. En réalité, cette sociologie qui avait pour mission de cerner l’insaisissable ne pouvait procéder que par touches successives, ou plus exactement en reprenant à chaque retouche l’ensemble d’un appareil conceptuel qui ne pouvait être efficace qu’en étant chaque fois complet. Car Georges Gurvitch avait le respect et presque l’obsession de ce que Mauss, sur une suggestion de Durkheim, avait nommé le phénomène social total. Ainsi, dans l’objet auquel s’appliquait sa réflexion, tout était sans cesse remis en question, mais tout devait être restitué entièrement. C’est pourquoi la pensée de Georges Gurvitch, toujours inquiète et insatisfaite, constamment se critiquant et se dépassant elle-même, ne livrait ses progrès qu’en mettant en place, à chaque étape, l’instrument lourd et complexe inventé dès l’abord, de sorte que plus elle se renouvelait et plus elle donnait l’illusion de piétiner. La seconde contradiction apparente procède des mêmes impératifs et reflète dans le fond les difficultés inévitables de la forme. Elle vient d’une interprétation erronée de son „système” qui, à juste titre, irritait fort Georges Gurvitch mais qui vaut d’être signalée car il est difficile de n’y point paraître tomber quand on expose la lettre de cette sociologie en oubliant de lui restituer l’esprit, beaucoup moins aisé à mettre en formules. Pour observer et surtout pour expliquer une réalité sociale effervescente, chatoyante, irréductible à ses aspects particuliers, sans cesse différente d’elle-même, il fallait élaborer un instrument d’analyse d’une complexité presque infinie, certes, mais tout de même exprimable et, finalement, assez rigide pour qu’on le puisse appliquer à toutes les manipulations possibles. D ’où les énumé­ 138 rations de niveaux et de paliers, de types, de genres, de modes, de classes, qui, au total, constituent un système de catégories permettant de s’orienter dans la recherche, d’identifier les phénomènes et d’établir des corrélations entre des notions ou des faits bien repérés. Il est évident que si l’on prend pour la théorie sociolo­ gique ce qui est seulement son outil, si l’on détache de la réalité ce quadrillage qui doit seulement la rendre plus observable, si l’on se laisse fasciner par ce réseau de concepts, alors, on n’a plus affaire qu’à une caricature, alors une sociologie qui se veut rebelle à tout dogmatisme est réduite à un jeu scolastique et à un pur for­ malisme. Si la sociologie de Georges Gurvitch est ainsi particulièrement exposée à paraître, pour peu qu’on l’examine superficiellement, le contraire de ce qu’elle veut être, c’est à vrai dire parce quelle est dominée par deux soucis, on pourrait presque dire deux passions: expliquer la réalité sociale et pourtant la définir par ce quelle a d’irréductible. Ce qui conduit à la recherche des déterminismes pour faire une théorie de la liberté! Dans ces conditions le déterminisme ne peut être que „l’intégration des faits particuliers dans l’un des multiples cadres ou univers réels (vécus, connus, construits) qui restent toujours contingents”. Situer ces faits, c’est les expliquer en fonction de la compréhension du cadre contingent. Ainsi, la vocation de la sociologie, selon Georges Gurvitch, est de rejoindre le réel à travers le concep­ tuel, c’est-à-dire de ne point laisser la théorie se figer faute d’être vivifiée par le retour au concret, ni la recherche empirique se diluer en oubliant qu’elle n’est rien sans la pensée théorique. Car la sociologie se perd si elle manque à sa mission explicative. Mais la liberté humaine, comment l’expliquerait-on sinon en lui appli­ quant des cadres déterministes et discontinuistes? C’est pourquoi Georges Gurvitch, tout en affirmant que le société est jaillissement continuel, renouvellement inces­ sant, fut bien obligé de consacrer l’essentiel et le plus spectaculaire de son travail créateur à multiplier les types et les catégories, à inventer des classifications et à énumérer les notions, apportant ainsi à la grande oeuvre des sociologues non seule­ ment une contribution d’une ampleur exceptionnelle à la fois cohérente et minu­ tieuse, mais aussi une batterie de concepts dont plusieurs devaient être couramment utilisés, même dans des perspectives différentes de la sienne. Le phénomène social total reste bien pour lui une donnée primordiale; mais pour en faire l’objet d’une science il en distingue les différents étages, allant „en profondeur” de ce qui est le plus accessible à ce qui reste „caché”: d’abord la surface morphologique et écologique, puis les appareils organisés, les modèles sociaux, les conduites col­ lectives présentant une certaine régularité mais se déroulant en dehors des appareils organisés, les trames des rôles sociaux, les attitudes collectives, les sym­ boles sociaux, les conduites collectives novatrices, enfin les idées et les valeurs collectives, les états mentaux et les actes psychiques collectifs. D ’autre part, ces paliers en profondeur s’observent dans des unités réelles qui ne peuvent être identifiées que grâce à une typologie des cadres sociaux. C’est ainsi qu’on peut distinguer, en allant des plus petits aux plus vastes, les objets mêmes de la micro­ sociologie et de la macrosociologie. Ce sont d’abord les manifestations de la socia­ bilité, qui comprennent les rapports avec autrui, les Nous et leurs différents degrés de fusion: masse, communauté, communion. Les groupements particuliers 139 sont des unités réelles et structurables au sein desquelles les formes de la socia­ bilité tendent vers un équilibre particulier; leur grande variété rend nécessaire, pour leur classement, l’appel à une quinzaine de critères différents qui, par leur entrecroisement, donnent une typologie complexe. Les classes sociales sont définies comme des „supergroupements” caractérisés par la suprafonctionnalité, la ten­ dance à une structuration poussée, la résistance à la pénétration par la société globale et le cloisonnement. Enfin, les unités sociologiques les plus larges sont les sociétés globales, dont l’histoire nous présente un nombre défini de types, depuis les sociétés archaïques, en passant par les théocraties charismatiques, les sociétés patriarcales, les sociétés féodales, les Cités-Etats devenant Empires, les sociétés donnant naissance au capitalisme concurrentiel, pour arriver aux quatre sortes de sociétés globales observables dans le monde moderne: capitalisme organisé, fascisme techno-bureaucratique, collectivisme centralisateur et collectivisme pluraliste. Les différents aspects de la réalité sociale étant ainsi repérés, et répertoriés dans la perspective de la sociologie générale, la tâche de chacun des domaines particuliers est pour ainsi dire toute tracée. Il s’agit alors de diversifier à leur tour les principales manifestations de la vie collective pour en énumérer les genres et les formes possibles et d’examiner ensuite, empiriquement, comment chacun d’eux se trouve plus ou moins privilégié ou au contraire défavorisé dans tel ou tel cadre de référence. Ainsi pourront être établies les corrélations fonction­ nelles qui sont en quelque sorte la contrepartie des lois scientifiques dans l’univers à la fois déterministe et contingent des sciences humaines. C’est pourquoi Georges Gurvitch, en abordant successivement les problèmes spécifiques de la sociologie, se voit amené à reprendre le plan de sa théorie générale et à le plaquer sur chaque nouveau chapitre de son étude, d’une manière qui n’est mécanique qu’en apparence, puisqu’en définitive, pour lui, c’est toujours par rapport au phénomène social total qu’il faut entreprendre l’explication des phénomènes collectifs partiels, Ainsi, la sociologie pluraliste, quand elle s’attaque au problème du déterminisme, examine d’abord les déterminismes correspondant à l’aspect astructurel de la réalité sociale, c’est-à-dire les déterminismes unidimensionnels propres à chacun des ni­ veaux ou paliers du phénomène et les microdéterminismes correspondant à ces phénomènes sociaux totaux élémentaires que sont les manifestations de la socia­ bilité. Puis on atteint les déterminismes sociologiques proprement dits, qui se différencient suivant les divers types de groupements particuliers, suivant les clas­ ses sociales, et enfin selon les types de sociétés globales. D e la même façon, lorsqu’il traite des temps sociaux, Georges Gurvitch commence par en distinguer huit sortes, et il voit comment celles-ci se répartissent avec des intensités plus ou moins marquées à chacun des paliers en profondeur de la réalité sociale, puis comment ces huit temporalités sont plus ou moins perçues ou maîtri­ sées dans les divers cadres microsociaux, groupements particuliers et sociétés globales. Dans des travaux encore ébauchés et qui auraient dû, plus tard, se préciser dans un livre, Georges Gurvitch abordait dans le même esprit une sociologie des étendues, D e celles-ci, il distingue six genres, suivant qu’elles sont égocentriques, projectives, 140 écologico-morphologiques, propres aux organisations et aux modèles, liées aux ac­ tivités sociales ou naturelles. En outre, ces étendues peuvent être diffuses, serrées ou concentriques, et, d’autre part, elles peuvent dominer le temps ou être dominées par lui. On obtient donc, en combinant ces critères, trente genres d’étendues qu’il s’agit ensuite de mettre en rapport avec les différents cadres sociaux: manifestations de la sociabilité, groupements particuliers, classes sociales et types de sociétés globales. Par exemple, la classe paysanne favorise la perception des étendues égo­ centriques combinées avec les étendues prospectives, qui sont les unes et les autres serrées, concentriques et dominées par le temps de longue durée, le temps cyclique et le temps d’alternance. La sociologie juridique de Georges Gurvitch s’inspire d’une méthode semblable et, après une importante étude critique, prend appui sur une analyse pluraliste. Quatre critères de distinction aboutissent à énumérer deux genres (social et interindividuel ou intergroupai) et plusieurs sous-genres, ainsi que les ordonnancements des systèmes et des formes du droit qui, par leurs combinaisons, donnent un grand nombre de catégories. Celles-ci sont mises en corrélation fonctionelle avec celles de la micro­ sociologie et de la macrosociologie. Dans le domaine de la sociologie de la vie morale, Georges Gurvitch n’aboutit que tardivement à un système de ce genre, et, en comparant sur ce point, les thèses de son livre Morale théorique et science des moeurs à celles qu’il développa plus récemment dans son Traité, on voit bien quelle fut l’évolution de sa pensée, et comment ces combinaisons entre catégories conceptuelles représentaient pour lui non pas une tendance au formalisme, mais un progrès dans le sens du pluralisme et surtout dans l’affranchissement à l’égard de tout dogmatisme. Dans le premier ouvrage, l’auteur, influencé surtout par Fichte et par la phénoménologie, aboutissait à une conception du fait moral qui, pour être souple et même opposée à toute idéologie traditionnelle, n’en était pas moins exclusive de certaines options. Pré­ occupé de répondre à Lévy-Bruhl, il définissait l’expérience morale comme une perpétuelle révolte de l’esprit. C’était faire un choix, se lier à une philosophie fût-elle celle de la contestation et de la liberté créatrice. C’est pourquoi, lors­ qu’il reprit plus tard de problème après avoir mis au point dans d’autres domaines son appareil conceptuel pluraliste, il se refusa à limiter au nom de ses propres pré­ férences, qui restaient les mêmes en matière d’éthique, le domaine de la recherche sociologique. A la notion d’expérience morale, il substitua celle d’attitude, qui pré­ jugeait moins une orientation, et il fit de la morale créatrice l’une seulement des diverses attitudes possibles. Dès lors, il pouvait retrouver le schéma auquel il s’était conformé dans les autres branches de la sociologie. Après un exposé critique des théories, il distinguait huit genres de moralité suivant leur orientation et six formes que pouvait présenter chacun de ces genres suivant la coloration des atti­ tudes par rapport à des tentations extrêmes. Les diverses combinaisons de ces genres et de ces formes constituaient des systèmes. La principale tâche du sociologue, dans ce domaine, était donc de rechercher les corrélations fonctionnelles entre ces caté­ gories et les cadres sociaux: manifestations de la sociabilité, groupements, classes et sociétés globales. la sociologie de la connaissance revêtait aux yeux de Georges Gurvitch une importance 141 toute particulière, car elle atteignait le principe même des rapports entre lepistémologie et la sociologie générale et, par là même, le domaine où cette dernière science risquait le plus de perdre subrepticement son autonomie en devenant l’in­ strument d’une théorie du savoir fondée sur un a priori philosophique. Il avait énoncé son opinion sur ce sujet dans un chapitre du Traité, dans plusieurs articles et dans des cours et conférences dont plusieurs sont encore inédits; et il avait consacré les dernières années de sa vie à l’élaboration d’un ouvrage traitant de ce problème, qui sera probablement sa grande oeuvre posthume. C’est sur ce point qu’il se trouvait le plus volontiers en accord avec le relativisme de Lucien Lévy-Bruhl dans son opposition au rationalisme durkheimien. Mais il reprochait à l’auteur de La mentalité primitive de s’être arrêté en fait à une dualisme au lieu de développer jusqu’à ses extrêmes conséquences le pluralisme impliqué dans ses premières prises de position, et surtout d’avoir paru discréditer une connaissance d’origine collective au profit d’un savoir plus vrai parce que plus indépendant du contexte sociologique, ouvrant ainsi la voie aux affirmations d’Essertier sur les „formes inférieures de l’explication” et sur le redressement de celle-ci par la pensée indivi­ duelle. Selon Georges Gurvitch, le rapport de la connaisance avec tel ou tel cadre social ne met nullement en cause sa validité, et c’est là d’ailleurs un problème qui ne concerne pas la sociologie. Celle-ci pour tâche principale d’étudier les cor­ rélations fonctionnelles entre d’une part les différents genres, les différentes accen­ tuations des formes à l’intérieur de chaque genre, les différents systèmes de con­ naissance et d’autre part les diverses manifestations de la sociabilité, les groupements, les classes et les sociétés globales. En ce qui concerne les sociétés modernes, la grande inquiétude de Georges Gurvitch était que la connaissance technique par­ vienne un jour à dominer complètement les autres genres de connaissance, et notamment la connaissance politique et la connaissance scientifique, et que l’évolu­ tion des techniques, si elle continuait d’être plus rapide que la transformation néces­ saire des cadres sociaux, ne finisse par les assujettir et par conduire à un fascisme technocratique ou même à une conflagration mondiale. A cette vue pessimiste, il ne voyait d’autre contrepartie qu’une révolution capable de faire triompher une dé­ mocratie sociale fondée sur le pluralisme dans la gestion économique et politique. Il ne faut donc pas s’étonner que ses ultimes travaux aient été consacrés à la fois à la sociologie de la connaissance et à celle de la révolution. La première l’amenait à découvrir une crise pour laquelle seule la seconde lui semblait propre à fournir le remède. Mais le dernier livre qu’il fit paraître de son vivant mérite peut-être plus que tout autre d’être retenu comme indiquant le sens le plus profond de toute sa sociologie, En effet, c’est dans Dialectique et sociologie qu’il a été jusqu’au terme presque dés­ espérant de son effort pour arracher son enseignement aux apparences de dogmatisme, de formalisme, de jeu scolastique que risquaient de lui donner, nous l’avons dit, l’appareil conceptuel sans lequel son hyperempirisme et son pluralisme n’auraient pu s’élever au niveau théorique où ce philosophe impénitent avait eu le mérite de hausser la sociologie. Dans les sciences de la nature, la dialectique peut être utilisée comme instrument méthodologique; mais la réalité qui est appréhendée n’est pas elle-même d’essence 142 dialectique, ou du moins c’est par dogmatisme philosophique qu’on lui prête parfois ce caractère. Au contraire, selon Georges Gurvitch, c’est le propre des sciences humaines d’être entièrement dialectiques à la fois quant à leurs méthodes et quant à leur objet de connaissance. La dialectique est, par fonction, une épuration du savoir, une lutte perpétuelle contre tout dogmatisme, toute préconception; et par là même elle est la marque et le garant de ce qu’il y a d’irréductible dans l’humain. Elle ne doit donc être, sous peine de se trahir elle-même, ni apologétique, ni ascendante, ni descendante, car elle ne saurait assigner d’avance une direction dans un sens ou dans l’autre. En tant que mouvement réel de l’objet de la sociologie, elle est la voie prise par les totalités humaines en train de se faire et de se défaire; en tant que méthode elle est une manière de saisir, de comprendre, mais non pas d’expliquer ce mouve­ ment. Enfin, il y a une dialectique des rapports entre les transformations sociales réelles et la méthode sociologique, car la seconde ne peut, même en poussant à l’extrême l’inspiration pluraliste, présenter une variété aussi infinie que les premières. En somme, lorsqu’il insiste sur ce troisième aspect de la dialectique qui se joue entre l’objet et la méthode de la connaissance sociologique, Georges Gurvitch nous fait pénétrer dans le drame de sa pensée qui, pour fonder une sociologie théorique et explicative, élabore des systèmes de cadres nécessairement figés quoique diver­ sifiés et qui, en même temps, cherche l’essence du social dans le mouvant, qui dé­ borde ces cadres et les remet sans cesse en question. Et nous voici ramenés au point de départ, c’est-à-dire à cette sociologie de la liberté humaine qui poursuit inlassable­ ment la recherche des déterminismes, à cette philosophie du social qui ne veut s’en­ raciner dans aucune philosophie, à cette exigence théorique dont la flamme se ranime sans cesse dans l’hyperempirisme, à cette lutte contre le formalisme exprimée dans la construction d’une des plus impressionnantes architectures conceptuelles de la sociologie. Il ne faut point voir là des contradictions, mais plutôt le reflet vivant des paradoxes de la réalité sociale et surtout de celui qui est impliqué dans cette alliance de mots par laquelle on désigne les „sciences humaines”. Entre toutes cellesci, la dialectique constitue non pas seulement l’unité d’objet et de méthode, mais aussi le principe des rapports mutuels et de la collaboration. C’est dans cet esprit que Georges Gurvitch avait espéré régler ce qu’il appelait les „faux problèmes”, comme ceux qui opposent traditionnellement l’individu et la société ou la psycholo­ gie et la sociologie. C’est ainsi également qu’il tentait de lier l’histoire et la sociolo­ gie, ces deux „sciences sociales maîtresses”, tout en reconnaissant à chacune d’elles sa personnalité. Quant aux sciences sociales particulières, il les situait avec la socio­ logie dans un rapport de complémentarité dialectique. Enfin, il trouvait dans cette perspective la justification de sa pensée qui, nous l’avons signalé, restait d’inspiration philosophique tout en refusant de se limiter par une option philosophique. Complé­ mentarité, ambiguïté, polarisation dialectiques et réciprocité de perspectives situaient pour lui la philosophie et la sociologie dans une sorte de fraternité sans dépendance. Ainsi, dans cette confrontation „au sommet” entre les disciplines auxquelles il voua tous ses efforts, Georges Gurvitch réconciliait son génie de théoricien avec sa soif de liberté spirituelle qui l’empêchait de s’enfermer dans aucune théorie, fût-elle la sienne. 143