Kritische bijdragen
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La sociologie de Georges Gurvitch )
Jean. Cazeneuve, centre national de la recherche scientifique.
Rechercher les sources d’inspiration dune pensée originale est une che aventu
reuse, mais non pas vaine, dans la mesure où l’on se propose de déceler moins les
influences subies que les impulsions surmontées, les affrontements féconds, les
successifs encouragements à se dépasser soi-même. Cependant, faire linventaire
des divers courants qui ont agi dans l’élaboration de la sociologie de Georges
Gurvitch, c’est sexposer à des risques derreur particulièrement aggravés, car la
culture de ce polyglotte, de ce lecteur infatigable était dune ampleur inusitée,
et aussi parce que son temrament de lutteur , dopposant irréductible, lamenait
peut-être à senrichir surtout des oeuvres auxquelles il se heurtait le plus. Les
hommes et les idées quil combattait avec impétuosité étaient aussi parfois ceux
dont il avait mesuré limportance. Aussi bien, par exemple, les critiques énoncées
par lui contre Durkheim ou contre Karl Marx sont-elles la preuve de l’admiration
quil avait pour leur génie. Et inversement les auteurs quil donnait volontiers
comme ses maîtres à penser, tels que Fichte, Saint-Simon, Proudhon, Lucien Lévy-
Bruhl ou Marcel Mauss, il se gardait bien de les suivre en disciple fidèle.
Sa formation premre fut celle dun philosophe, et il en conserva cette tournure
desprit qui empêche de trop sacrifier la théorie à la technique. Par rapport à
d’autres sociologues de sa génération, il se distingua dès le début, comme le
notait Claude Lévi-Strauss il y a vingt ans déjà, par son souci de confronter
lexpérience sociologique vécue avec „une position philosophique franchement
avouée” qui était dans la tradition de lécole française au début de notre
siècle (1). Ses premiers travaux lavaient conduit à sintéresser à la philosophie
de la religion orthodoxe dont il retenait volontiers le sens aigu de la communau,
puis à l’idée de droit social, aux théories politiques de Jean-Jacques Rousseau, aux
idées sociales de Proudhon et de Hauriou, au bergsonisme pour lequel il éprouvait
de lattirance tout en se cabrant contre cette séduction, et à la phénoménologie
allemande.
Cependant, on comprendrait mal la formation de la pensée de G. Gurvitch si
lon se bornait à lenvisager sous son aspect livresque. La théorie, pour lui, devait se
*) Eveneens gepubliceerd- in de jongste aflevering van Revue Française de Sociologie" (196611).
Hier afgedrukt met toestemming van de Editions du Centre National de la Recherche
Scientifique”, en van de auteur. Red.
*) C. Lévi-Strauss in: La sociologie au XXe siècle (livre publié sous la direction de G. Gurvitch,
Paris, Presses Universitaires de France, 1947, tome II, p. 541 et p. 545).
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nourrir de la pratique et même de l'action; mais, pensait-il aussi, la science politique
exige dautres qualités que la carrière d’homme politique et lon ne peut guère
exceller dans lune et lautre à la fois. Cétait une leçon que, disait-il volontiers,
il avait apprise dès sa jeunesse en essayant de faire triompher ses vues, notamment
en faveur de lautogestion ouvrière, pendant la grande volution russe. Cet en
gagement qui avait, en le contraignant à lexil, fortement marqué toute son existen-»
ce, explique sans doute en grande partie, comme il le reconnaissait lui-même, sa
tendance à se montrer, dans létude des sociétés, plus attentif à ce qui change
quà ce qui demeure, aux tensions plut qu’aux équilibres harmonieux, aux forces
de mutation davantage qu’aux puissances de conservation. Au moment la mort
la saisi, il se pparait à se rendre en U.R.S.S. pour y préparer une sociologie de
la révolution qui devait être le couronnement de son oeuvre.
Refusant au nom d’une méthodologie profondément rationaliste de suivre Bergson
sur les chemins de la connaissance supra-intellectuelle, il devait consacrer tous ses
efforts à une che des plus difficiles, en se donnant pour but d’étreindre ce qui
est mouvant, de rendre compréhensible une réalité quil ne voulait jamais fermer
sur elle-même, et de décrire ou classer les cadres d’une société dont la ritable
vocation, selon lui, était de briser tous les cadres possibles. D sa recherche
délicate et très personnelle d’une notion de structure sociale qui pût lui per
mettre de trouver lessence de la société dans les processus de déstructuration et
de restructuration, cest-à-dire non pas dans les structures au sens usuel du terme,
mais dans leur perpétuelle mise en question. Là se trouvait le talon d’Achille de sa
sociologie générale, comme il devait sen rendre compte en enregistrant les vives
réactions de ses contradicteurs les plus importants. Aussi bien fut-il amené à
revenir à plusieurs reprises sur ce point dans divers articles et dans la troisième
édition, revue et augmentée, de son liver La vocation actuelle de la wciologie
(1963). Il importait pour lui que la notion de structure sociale, ayant pour
mission de permettre une approche explicative et une certaine systématisation
indispensables à lédification d’une sociologie se présentant comme science, ne
pût être prise comme une sorte de clef ouvrant aux mathématiques la porte de la
réalité sociale. Cest ce qui le conduisit, d’une manière que certains pouvaient juger
paradoxale, à réserver l’accès de ces méthodes d’analyse aux phénomènes qu’il
jugeait rebelles à sa propre conception de la structure, et notamment les formes de la
sociabilité, les relations interpersonnelles, autrement dit, en gros, le domaine de la
psychologie sociale et de la microsociologie. Pour la même raison, il lui fallait
distinguer vigoureusement la structure de lorganisation, de la fonction et du modèle.
Mais il était alors contraint de agir contre la tentation inverse qui t é
didentifier la structure avec la totalité du phénomène social et ne lui t alors
laissé aucune réalité, ni surtout aucune portée méthodologique. Cest même
ce décalage entre structure et phénone total qui fit l’objet de la rectification
la plus souvent reprise, implicitement ou explicitement, dans l’ultime mise au point
de la troisième édition que nous avons citée. Georges Gurvitch éprouvait alors
le besoin de prendre de plus en plus ses distances à légard d’une interptation
de sa théorie qui, en distinguant la sociologie statique de la sociologie dynamique,
risquait en somme de couper en deux le champ dans lequel setaient exercés ses
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efforts d’analyse. Il fallait donc que le concept de structure fût à la fois linstrument
de sa rationalisation et le fer de lance de sa dialectisation. Equilibre précaire et
sans cesse à refaire... entre une multiplicité de hiérarchies au sein d’un phéno
mène social total de caractère macrosociologique, la structure sociale devenait alors
un intermédiaire” entre le pnomène social total et ses expressions dans les
réglementations, ne se confondant ni avec le premier ni avec les secondes. Il se
situait entre les actes et les oeuvres collectifs, entre les manières dêtres des groupes,
des classes, des sociétés globales et la représentation qu’ils ont d’eux-mêmes. A
la fois réalité et concept, la structure était dialectique, ou plus précisément elle
servait à porter moignage du caractère dialectique de la société et de la socio
logie. On voit quelles difficultés ce concept ainsi défini était chargé desoudre, et
l’on peut penser que, s’il t vécu plus longtemps, Georges Gurvitch aurait été
amené à revenir sur ce problème qui le préoccupait à juste titre et qui nétait
certes pas une simple affaire de vocabulaire. se trouvait non seulement la source de
ses principaux conflits avec d’autres sociologues, mais aussi le coeur même des diffi
cultés qu’il avait le mérite d’aborder, comme toujours, de front. Et cest en y
songeant qu’on peut le mieux saisir la raison de deux apparentes contradictions dans
son oeuvre.
La première est d’ordre formel. Quand on lit à la suite ses principaux livres, notam
ment les successives éditions de La vocation actuelle et des Déterminismes sociaux,
les chapitres du Traité, ou ceux de Dialectique et sociologie, qui constituent la
charpente de sa théorie nérale, on peut avoir limpression que tout avait été
dit du premier coup et que chaque écrit reprend en lexplicitant sur tel ou tel
sujet le thème du précédent. En réalité, cette sociologie qui avait pour mission
de cerner linsaisissable ne pouvait procéder que par touches successives, ou plus
exactement en reprenant à chaque retouche lensemble d’un appareil conceptuel qui
ne pouvait être efficace quen étant chaque fois complet. Car Georges Gurvitch
avait le respect et presque lobsession de ce que Mauss, sur une suggestion de
Durkheim, avait nommé le phénomène social total. Ainsi, dans lobjet auquel
s’appliquait sa flexion, tout était sans cesse remis en question, mais tout devait
être restitué entièrement. Cest pourquoi la pensée de Georges Gurvitch, toujours
inquiète et insatisfaite, constamment se critiquant et se dépassant elle-même, ne
livrait ses progrès quen mettant en place, à chaque étape, linstrument lourd et
complexe inven dès labord, de sorte que plus elle se renouvelait et plus elle
donnait lillusion de piétiner.
La seconde contradiction apparente procède des mêmes impératifs et reflète dans
le fond les difficultés inévitables de la forme. Elle vient d’une interprétation
erronée de son „système” qui, à juste titre, irritait fort Georges Gurvitch mais qui
vaut d’être signalée car il est difficile de ny point paraître tomber quand on expose
la lettre de cette sociologie en oubliant de lui restituer lesprit, beaucoup moins aisé
à mettre en formules. Pour observer et surtout pour expliquer une réalité sociale
effervescente, chatoyante, irréductible à ses aspects particuliers, sans cesse difrente
d’elle-même, il fallait élaborer un instrument d’analyse d’une complexité presque
infinie, certes, mais tout de même exprimable et, finalement, assez rigide pour
quon le puisse appliquer à toutes les manipulations possibles. D les énumé
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rations de niveaux et de paliers, de types, de genres, de modes, de classes, qui, au
total, constituent un système de catégories permettant de s’orienter dans la recherche,
didentifier les phénones et détablir des corrélations entre des notions ou
des faits bien repérés. Il est évident que si l’on prend pour la théorie sociolo
gique ce qui est seulement son outil, si lon détache de la alité ce quadrillage
qui doit seulement la rendre plus observable, si lon se laisse fasciner par ce réseau
de concepts, alors, on na plus affaire quà une caricature, alors une sociologie qui se
veut rebelle à tout dogmatisme est réduite à un jeu scolastique et à un pur for
malisme.
Si la sociologie de Georges Gurvitch est ainsi particulièrement exposée à paraître,
pour peu quon l’examine superficiellement, le contraire de ce qu’elle veut être,
cest à vrai dire parce quelle est dominée par deux soucis, on pourrait presque dire
deux passions: expliquer la alité sociale et pourtant la définir par ce quelle a
dirréductible. Ce qui conduit à la recherche des déterminismes pour faire une
théorie de la liberté! Dans ces conditions le terminisme ne peut être que
lingration des faits particuliers dans lun des multiples cadres ou univers réels
(vécus, connus, construits) qui restent toujours contingents”. Situer ces faits, c’est
les expliquer en fonction de la compréhension du cadre contingent. Ainsi, la vocation
de la sociologie, selon Georges Gurvitch, est de rejoindre le el à travers le concep
tuel, cest-à-dire de ne point laisser la théorie se figer faute dêtre vivifiée par le
retour au concret, ni la recherche empirique se diluer en oubliant quelle nest rien
sans la pene théorique. Car la sociologie se perd si elle manque à sa mission
explicative. Mais la liber humaine, comment l’expliquerait-on sinon en lui appli
quant des cadres terministes et discontinuistes? C’est pourquoi Georges Gurvitch,
tout en affirmant que le société est jaillissement continuel, renouvellement inces
sant, fut bien obligé de consacrer l’essentiel et le plus spectaculaire de son travail
créateur à multiplier les types et les catégories, à inventer des classifications et
à énumérer les notions, apportant ainsi à la grande oeuvre des sociologues non seule
ment une contribution dune ampleur exceptionnelle à la fois cohérente et minu
tieuse, mais aussi une batterie de concepts dont plusieurs devaient être couramment
utilisés, même dans des perspectives différentes de la sienne. Le phénomène
social total reste bien pour lui une donnée primordiale; mais pour en faire l’objet
dune science il en distingue les différents étages, allant „en profondeur” de ce
qui est le plus accessible à ce qui reste „cac”: dabord la surface morphologique
et écologique, puis les appareils organisés, les modèles sociaux, les conduites col
lectives présentant une certaine gularité mais se roulant en dehors des
appareils organisés, les trames des les sociaux, les attitudes collectives, les sym
boles sociaux, les conduites collectives novatrices, enfin les idées et les valeurs
collectives, les états mentaux et les actes psychiques collectifs. Dautre part, ces
paliers en profondeur s’observent dans des unités réelles qui ne peuvent être
identifiées que grâce à une typologie des cadres sociaux. C’est ainsi quon peut
distinguer, en allant des plus petits aux plus vastes, les objets mêmes de la micro
sociologie et de la macrosociologie. Ce sont dabord les manifestations de la socia
bilité, qui comprennent les rapports avec autrui, les Nous et leurs différents
degrés de fusion: masse, communauté, communion. Les groupements particuliers
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sont des unités elles et structurables au sein desquelles les formes de la socia
bilité tendent vers un équilibre particulier; leur grande variété rend nécessaire,
pour leur classement, lappel à une quinzaine de critères différents qui, par leur
entrecroisement, donnent une typologie complexe. Les classes sociales sont définies
comme des „supergroupements” caractérisés par la suprafonctionnalité, la ten
dance à une structuration poussée, la résistance à la pénétration par la société
globale et le cloisonnement. Enfin, les unités sociologiques les plus larges sont les
sociétés globales, dont lhistoire nous présente un nombre défini de types,
depuis les sociétés archaïques, en passant par les théocraties charismatiques, les
sociétés patriarcales, les sociétés féodales, les Cités-Etats devenant Empires,
les sociétés donnant naissance au capitalisme concurrentiel, pour arriver aux
quatre sortes de sociétés globales observables dans le monde moderne: capitalisme
organisé, fascisme techno-bureaucratique, collectivisme centralisateur et collectivisme
pluraliste.
Les différents aspects de la alité sociale étant ainsi repérés, et répertoriés
dans la perspective de la sociologie générale, la che de chacun des domaines
particuliers est pour ainsi dire toute tracée. Il sagit alors de diversifier à leur
tour les principales manifestations de la vie collective pour en énumérer les
genres et les formes possibles et d’examiner ensuite, empiriquement, comment chacun
d’eux se trouve plus ou moins privilégié ou au contraire défavorisé dans tel ou
tel cadre de référence. Ainsi pourront être établies les corrélations fonction
nelles qui sont en quelque sorte la contrepartie des lois scientifiques dans lunivers
à la fois déterministe et contingent des sciences humaines. Cest pourquoi Georges
Gurvitch, en abordant successivement les problèmes spécifiques de la sociologie,
se voit amené à reprendre le plan de sa torie générale et à le plaquer sur
chaque nouveau chapitre de son étude, d’une manière qui nest mécanique quen
apparence, puisquen finitive, pour lui, cest toujours par rapport au phénomène
social total quil faut entreprendre lexplication des phénomènes collectifs partiels,
Ainsi, la sociologie pluraliste, quand elle s’attaque au problème du déterminisme,
examine d’abord les déterminismes correspondant à l’aspect astructurel de la réalité
sociale, cest-à-dire les déterminismes unidimensionnels propres à chacun des ni
veaux ou paliers du phénomène et les microdéterminismes correspondant à ces
phénomènes sociaux totaux élémentaires que sont les manifestations de la socia
bilité. Puis on atteint les déterminismes sociologiques proprement dits, qui se
difrencient suivant les divers types de groupements particuliers, suivant les clas
ses sociales, et enfin selon les types de sociétés globales.
De la même façon, lorsquil traite des temps sociaux, Georges Gurvitch commence
par en distinguer huit sortes, et il voit comment celles-ci se partissent avec des
intensités plus ou moins marquées à chacun des paliers en profondeur de la réalité
sociale, puis comment ces huit temporalités sont plus ou moins perçues ou maîtri
es dans les divers cadres microsociaux, groupements particuliers et sociétés
globales.
Dans des travaux encore ébauchés et qui auraient dû, plus tard, se préciser dans un
livre, Georges Gurvitch abordait dans le même esprit une sociologie des étendues,
De celles-ci, il distingue six genres, suivant qu’elles sont égocentriques, projectives,
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