Article paru dans Option Finance n°741 , 16 juin 2003
Le « développement durable » : mythe ou réalité ?
Pierre Jacquet
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Du 2 au 8 juin s’est tenue en France la « semaine du développement durable ». Ce concept
relève-t-il d’un mythe ou d’une réalité ? Probablement ni l’un ni l’autre : s’il relevait déjà
d’une réalité, (c’est-à-dire s’il se traduisait suffisamment dans les actes, il aurait perdu son
caractère mobilisateur, porté par le besoin d’action et de comportements nouveaux ; s’il
relevait d’un seul mythe, on n’aurait pas observé les avancées incontestables de ces dernières
décennies, en matière de meilleure prise en compte des contraintes environnementales,
d’introduction de nouveaux comportements, mais aussi d’évolution de stratégies
d’entreprises.
L’effervescence de l’action internationale a été tout à fait remarquable depuis l’intronisation
du concept de développement durable par le rapport Brundtland en 1987 : sommets et
rencontres dont récemment Monterrey, Johannesburg et Kyoto, actions multilatérales,
plusieurs protocoles dont Kyoto sur le changement climatique, etc. Ceux qui se laissent aller à
l’impatience en constatant la maigreur des résultats concrets oublient que 15 ans sont une
période très courte pour tirer les leçons opérationnelles d’une prise de conscience encore
partielle. On pourrait presque renverser la perspective et trouver remarquable que tant ait pu
être fait sur des sujets si nouveaux en si peu de temps. Les sommets internationaux,
notamment, se tont transformés : les décisions ne relèvent plus seulement de la vision et de la
détermination des gouvernants, mais répondent aussi à l’influence de nouveaux acteurs que
sont les sociétés civiles, les entreprises (très présentes par exemple à Johannesburg et au
sommet mondial de l’eau à Kyoto), et les « communautés épistémiques », groupements de
scientifiques dont le consensus en matière de diagnostic contribue à guider la réflexion et la
prise de décision. L’évolution du contexte perceptif et cognitif est dorénavant au cœur de la
contribution de sommets que l’on juge en général trop sur des conclusions officielles
insuffisamment offensives.
Le développement durable résulte de l’interaction féconde entre les comportements sociaux,
l’économie, et la consommation ou la préservation du capital naturel. Une stratégie de
développement durable consistera donc à gérer le compromis nécessaire entre ces trois pôles.
Or, cette interaction sera gérée différemment suivant les cultures locales, l’héritage historique,
les institutions propres à chaque nation, la nature du progrès technique. La réalisation du
compromis nécessaire sera donc fondamentalement d’abord nationale, politique et
contingente. Dans la mesure où certains des enjeux sont internationaux ou globaux, il faut en
outre parvenir à établir un « compromis des compromis » pour définir les modalités de
l’action internationale pertinente, démarche évidemment doublement complexe. Il n’y a donc
pas une seule voie du développement durable.
Contrairement aux visions trop réductrice de l’économie, il n’y a pas contradiction entre le
caractère durable du développement et le fonctionnement d’une économie de marché dans un
contexte réglementaire adapté. Le véritable problème se situe en effet en amont du
fonctionnement des marchés : comment faire en sorte que l’échelle des valeurs de la société
valorise suffisamment les biens que l’on souhaite préserver : qualité de l’environnement en
général, de l’air, de l’eau, étendue de la diversité biologique…Le processus de maturation des
agents économiques contribue en partie à adapter cette échelle de valeur et à transformer les
comportements de production ou de consommation. Mais cela ne suffit pas pour prendre en
compte les effets externes et les problèmes d’action collective : un agent économique peut très
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bien accorder de la valeur à la qualité de l’air, mais pourra aussi considérer que ses propres
actions n’ont qu’un effet négligeable si les autres ne modifient pas leurs comportements, et ne
sera donc pas toujours prêt à « payer » ou à modifier ses actions pour protéger
l’environnement. Il faut donc une réglementation et une politique publique délibérée pour
fixer le cadre général dans lequel l’économie et la société fonctionnent. On retrouve là une
idée simple mais souvent négligée : ce n’est pas l’économie de marché qui crée les valeurs
sociales. Le développement durable est avant tout une affaire sociale et politique. Une fois les
valeurs en place et les règles établies, l’économie de marché s’appuie sur la réponse des
agents économiques aux nouvelles incitations et devient un outil du développement durable.
L’enjeu principal consiste donc à mieux faire prendre en compte cette interaction entre
l’économie, la société et le capital naturel dans l’échelle des valeurs de toute société. Ce
processus est largement à l’œuvre. Cependant, il ne suffit pas, car dans de nombreux
domaines, les choix d’un pays ont un impact sur la situation des autres. C’est pour cela que le
développement durable est aussi une affaire de coopération internationale et de gouvernance
mondiale, qui progresse sur trois piliers : les négociations multilatérales, les institutions de la
mondialisation, et l’aide publique au développement. Le développement durable n’est ni un
mythe, ni – encore - une réalité, mais une éthique et un enjeu pour guider l’action publique
nationale et internationale.
Pierre Jacquet est chef économiste de l’Agence Française de Développement et professeur à
l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées.
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