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Conférence au Colloque de l’Abbaye de Heiligenkreuz (Autriche).
16 novembre 2012.
Le cœur de l’œuvre théologique
d’Henri de Lubac et Hans-Urs von Balthasar.
En guise d’introduction à ce colloque sur le cœur de l’œuvre théologique
de Joseph Ratzinger, notre pape Benoît XVI, vous avez souhaité que la même
question soit posée à propos de la pensée d’Henri de Lubac et de celle de Hans-
Urs von Balthasar.
On sait l’estime mutuelle et le lien spirituel qui unissaient ces deux
« géants » de la théologie, l’émulation que cette amitié a engendrée dans leurs
travaux. Joseph Ratzinger n’a jamais caché l’admiration qu’il portait à ses deux
aînés. C’est lui qui fut envoyé par Jean-Paul II pour célébrer les funérailles de
Balthasar (qui venait d’être nommé cardinal), à Lucerne, le 30 juin 1988.
Maintes fois, Ratzinger dit aussi ce qu’il doit à la culture français en général, et
au P. de Lubac en particulier, qu’il a appris à connaître au Concile Vatican II
1
.
Les deux aînés rendaient bien cette profonde estime à leur cadet de 20
et 30 ans. On perçoit une sorte de connivence spirituelle entre leurs itinéraires.
Tous trois avancent librement dans leur travail, au gré des circonstances, des
questions du monde, de la vie de l’Eglise et de leur vie personnelle. Même si
nous les considérons un peu comme tels, ils ne veulent surtout pas être des
maîtres. Ils savent que nous n’avons qu’un seul Maître (cf. Mat 23, 6) et que
leur vocation est de rester « en tenue de service ». C’est ainsi que se présente
Benoît XVI dans les premiers instants de son pontificat, le soir du 19 avril 2005 :
«… Moi, simple et humble travailleur dans la vigne du Seigneur. » Et le
dimanche suivant, sur la place saint Pierre, dans l’homélie de cette Messe il
reçoit sa charge, il explique que la place du pasteur est belle et grande parce
1
Discours pour la réception des insignes de commandeur de la Légion d’Honneur, à Rome,
Ambassade de France près le Saint Siège, le 11 mai 1998. La Documentation Catholique, 2184, p.
576-577.
2
qu’elle est « un service rendu à la joie, à la joie de Dieu qui veut faire son
entrée dans le monde »
2
.
Etant donné l’ampleur des travaux que je dois embrasser d’un seul
regard, on comprendra que je n’aie d’autre ambition que de vous faire part des
réflexions qui me viennent à l’esprit en repensant à l’ensemble de ces deux
œuvres. Je n’ai malheureusement plus tellement le temps de les fréquenter,
mais j’ai lu et étudié assidûment pendant des décennies ces deux auteurs que
j’ai eu la joie d’approcher et de rencontrer souvent. Recevez donc cet exposé
comme une simple Erscheinung, pour reprendre le titre du volume qui ouvre
Herrlichkeit et toute la trilogie balthasarienne.
Certes, il y a des différences dans le choix des sujets abordés et la
publication de leurs ouvrages. Le P. de Lubac prétend que tous ses livres sont
des « travaux d’occasion »
3
, qu’il n’a poursuivi aucune ligne préétablie.
Balthasar, en revanche, après le bouleversement intérieur et le renouveau que
la rencontre d’Adrienne von Speyr provoque dans sa culture théologique et sa
vie spirituelle, se lance dans la composition de sa gigantesque trilogie, vaste
synthèse dont la composition occupera quasiment toute la dernière partie de
sa vie, de 1960 à 1987.
En fait, bien sûr, cette question, nous ne sommes pas les premiers à nous
la poser. Avant même que des étudiants ou des chercheurs y réfléchissent,
chacun de nos deux théologiens s’est interrogé sur ce qui fait le centre de son
œuvre et, en rendant hommage à son illustre confrère, s’est exprimé sur ce qui
constitue, à son avis, le cœur de la pensée de l’autre. Ces témoignages nous
sont fort précieux. Balthasar, par exemple, dans son texte intitulé « Une œuvre
organique »
4
, dit sa manière de voir les articulations essentielles de l’œuvre du
P. de Lubac
2
Benoît XVI. Homélie de la Messe inaugurale de son pontificat, 24 avril 2005, La Documentation
Catholique, 2337, p. 545-549, ici p. 548. Ou site internet du Vatican, homélie du 24 avril 2005
(www.vatican.va).
3
Il inscrit même ce mot dans le titre de l’ouvrage consacré à la présentation de l’ensemble de son
œuvre, Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Culture et vérité, 399.
4
Georges Chantraine et Hans-Urs von Balthasar, Le cardinal de Lubac. L’homme et son œuvre, Paris-
Namur, 1983. C’est le titre de la seconde partie rédigée par H.-U. von Balthasar.
3
Après cette introduction, ma causerie comportera donc deux parties. Je
commencerai par Henri de Lubac, puisqu’il est, d’une dizaine d’années, l’aîné
de Balthasar.
I Le cœur de la pensée d’Henri de Lubac.
A la question : « Quel est le centre de la pensée et de l’œuvre du P. de
Lubac ? », on peut répondre sans se tromper : « Le Christ, évidemment ! » Lors
de la célébration de ses obsèques, début septembre 1991, le cardinal Lustiger
avait attiré l’attention sur les vingt pages du célèbre texte intitulé « La lumière
du Christ »
5
, publié en 1949 et de nouveau un an avant la mort du P. de Lubac.
Il représente un joyau étonnant dans l’immensité d’une œuvre, il n’y a pas,
à proprement parler, de « christologie ». Ces pages ont la forme d’un cri,
théologique et lyrique, qui résume le travail poursuivi, de mille manières, sur le
« grand Geste de la charité» accompli par Dieu, il y a de cela vingt siècles, dans
notre monde. « … Ce grand geste d’Amour, Jésus, c’est Vous-même […] En
Vous, Jésus, comme en nul autre enfant de notre race, Dieu s’est montré. […].
Par vous, il n’a pas seulement parlé. Ou plutôt son langage est un acte, sa
parole est un geste : c’est Vous-même. […] Vous, Jésus, sur votre Croix, trait
d’union de la terre au ciel
6
. »
Cette profession d’amour et de foi, qui se termine par une belle citation
du cher Origène, n’a pas d’équivalent dans l’ensemble de l’œuvre ; elle fait
droit à la difficulté de croire, mais chasse tous les doutes ; elle donne à la foi
une assurance absolue devant les découvertes de l’histoire ou de la science et
devant tous les progrès imaginables ; elle a conscience de l’infirmité des mots
et de l’insuffisance des formules, mais affirme que « s’unissent
indissolublement la réalité de la Charité et la vérité du Dogme ». « Notre foi est
une, et elle se résume toute en vous, ô Jésus […] Jésus, je crois en vous. Je
confesse que vous êtes Dieu. Vous êtes pour nous tout le Mystère de Dieu
7
En fait, la réponse serait à propos, si la question portait sur Henri de
Lubac, l’homme, jésuite consacré à Dieu, et sur le cœur de sa vie, plus que sur
l’œuvre. Mais convient-elle s’il s’agit précisément du but poursuivi par toutes
5
Théologie dans l’histoire. I. La lumière du Christ, DDB, Théologie, 1990, pp.201-222.
6
Ibid., pp. 213-214.
7
Ibid., pp.218-220.
4
les recherches et les publications du théologien ? On peut observer que le P. de
Lubac aborde lui-même la question qui nous occupe dans un petit texte intitulé
« La trame d’une œuvre et son unité
8
».
Dans ces quelques pages, il parcourt d’un ton douloureux les accusations
dont il a fait l’objet et les conflits qu’il continue de traverser. On le voit se
définir par rapport aux différents courants thomistes et « suaréziens » qui
s’opposaient et s’excluaient sans pitié, dans la première moitié du XX° siècle.
Il évoque « un ‘thomisme’ qui n’était guère qu’un instrument de
gouvernement », et un autre « progressiste et même néo-marxiste ». Il passe
ensuite au grand moment du Concile un « parti » conservateur, manquant
autant d’ouverture aux courants de la pensée contemporaine que d’esprit
véritablement traditionnel s’oppose aux « nouveaux puissants du jour, qui,
dans une situation retournée, souffrent d’une cécité plus épaisse et d’autant
plus assurée !
9
»
Portant lui-même un regard sur son œuvre, dans ces brèves pages, il ne
voit pas qu’on puisse y trouver « une synthèse philosophique ou théologique
(…) vraiment personnelle ». Il la présente comme un « tissu bariolé qui s’est
constitué peu à peu au gré des enseignements, des ministères, des situations,
des appels de tout ordre.» Mais il y discerne quand même « une certaine
trame qui, vaille que vaille, en fait l’unité. » « J’ai plutôt cherché, sans aucun
passéisme, à faire connaître quelques-uns des grand lieux communs de la
tradition catholique. J’ai voulu la faire aimer, en montrer la fécondité toujours
actuelle.
10
»
Dans Foi chrétienne et déjà dans Catholicisme, par exemple, il reconnaît
avoir fait appel « à la tradition de l’Eglise, comprise comme l’expérience de
tous les siècles chrétiens » pour « éclairer, orienter, dilater notre chétive
8
Ces pages ont été publiées deux fois : d’abord dans le Mémoire sur l’occasion de mes écrits, Culture
et Vérité, Namur, 1989, p. 146-49, et dans Théologie dans l’histoire II. Questions disputées et
résistance au nazisme, DDB, Théologie, 1990, p. 403-06.
9
P. 405. Et quelques lignes plus loin : « Je vois avec douleur, malgré les efforts des meilleurs
interprètes du Concile et avant tout de celui qui de par sa charge suprême, ne cesse de nous guider
dans son sillage, se généraliser une indifférence, quand ce n’est pas un mépris affiché… » Ce texte,
remarque en note (p. 403) le P. Michel Sales, a été rédigé à la fin de l’année 1974 et au début de
1975, au moment de la 32ème Congrégation générale de la compagnie de Jésus, au cours de laquelle
Paul VI, devant la gravité de la situation, prit la décision d’intervenir lui-même directement de
manière décisive.
10
Ibid., p. 403.
5
expérience individuelle, la protéger contre les égarements, l’approfondir, lui
ouvrir les voies de l’avenir.
11
»
C’est donc en partant de l’Eglise qu’il est possible, me semble-t-il, de
mettre quelques idées en ordre sur ce « cœur » de la pensée lubacienne. Ce
qui est premier, pour trouver le chemin qui nous conduit vers « la lumière du
Christ », c’est évidemment l’Eglise. Pour le P. de Lubac, elle est un mystère. Ce
concept sert de titre aux premiers chapitres, à la fois, de sa Méditation sur
l’Eglise et de la Constitution Lumen gentium. Le rapprochement entre ces deux
textes, leur plan et leur contenu, est vraiment saisissant, et nous laisse
imaginer l’influence que le livre du P. de Lubac, une dizaine d’années après sa
publication, a eue sur les travaux du Concile.
Les images et analogies qui nous aident à comprendre le mystère de
l’Eglise sont nombreuses (l’épouse, la vigne, le champ, le corps avec sa tête et
ses membres, le Temple ou l’édifice qui sort de terre …), mais pour lui, l’Eglise
est d’abord une Mère
12
: « Lorsque le chrétien, sachant ce qu’il dit, parle de
l’Église comme de sa mère, il ne s’abandonne pas à quelque mouvement
sentimental : il exprime une réalité. ‘La maternité de l’Église, a écrit Scheeben,
n’est pas une vaine appellation. Ce n’est pas une faible analogie de la maternité
naturelle. Elle ne signifie pas seulement que l’Église se comporte envers nous
comme une tendre mère… Cette maternité est aussi réelle […] que la vie
surnaturelle existe réellement dans les enfants de Dieu’.
13
» Le P. de Lubac cite
en ce sens Tertullien contemplant la nouvelle Ève
14
devant la Croix : « Adam
était une figure du Christ, et le sommeil d’Adam figurait la mort du Christ, qui
devait mourir du sommeil de la mort, en sorte que de la blessure de son côté
sortît l’Église, la vraie mère des vivants
15
»
11
Ibid., pp. 404-405.
12
C’est le thème du livre du P. Denis Dupont-Fauville, L’Église Mère chez Henri de Lubac, Cahier des
Bernardins 90-91, Paris, Parole et Silence, 2009.
13
H. DE LUBAC, Les églises particulières dans l’Église universelle, suivi de La maternité de l’Église et
d’une interview recueillie par G. Jarczyk, (coll. Intelligence de la foi), Paris, Aubier-Montaigne, 1971,
p. 141.
14
La figure de Marie se dessine ici, comme dans beaucoup des images et des réflexions qui se
rapportent à l’Église-Mère. Lubac, cependant, traitera en général de Marie après avoir examiné le
thème de l’Église-Mère pour lui-même (Note de D. Dupont-Fauville). Cf. le début de son ch. 3,
« L’Eglise temporelle et éternelle ».
15
TERTULLIEN, De anima, c. 10 (CSEL 20, p. 372). Cité dans Les églises particulières…, p. 151-152.
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