Le blasphème et la fin du monde

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ISABELLE BIANQUIS-GASSER
Le blasphème
et la fin du monde
Ce texte n' a
d'autre ambition
que de rappeler quelques
motifs inscrits
dans la mythologie indo européenne nous décrivant
les aventures dramatiques
qui se sont succédées au
cours de la phase
de création de l'Homme sur
la terre. Et à partir
de ces motifs de reprendre
en partie les analyses
de Jean Haudry.
Isabelle
I
l est des blasphèmes qui tuent ceux qui
bonheur et l'harmonie. Dans les métamor-
les profèrent, en particulier l'outrage
phoses Ovide décrit ce temps heureux au
par la révolte ou la désobéissance aux
printemps éternel. (Métamorphoses, 1, v. 76
dieux. C'est ainsi que le premier blasphème
et suiv.)
de l'humanité a causé tout simplement sa
«L'âge d'or fut semé, le premier qui sans
perte. En effet la plupart des mythes indo-
répression, sans lois, pratiquait de lui-même
européens racontant l'apparition de l'homme
la bonne foi et la vertu.... point de casques,
dans la création du monde, nous apprennent
point d'épées; sans avoir besoin de soldats,
que l ' h o m m e a vécu deux naissances
les nations passaient au sein de la paix une vie
successives.
de doux loisirs. La terre aussi, libre de redevances, sans être violée par le hoyau, ni bles-
L'âge d'or
La première est une naissance divine. La
vie de l'homme est alors caractérisée par le
Maxime Loiseau Séries TV Pictures.
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Bianquis-Gasser
Institut d'Ethnologie- Laboratoire de
Sociologie de la Culture Européenne
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
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sée par la charrue, donnait tout d'elle même
... Le printemps était éternel et les paisibles
zéphyrs caressaient de leurs tièdes haleines
(1>
les fleurs nées sans semence. » .
Mais voyant le vide et le silence qui
tables aux dieux. Surgit alors un héros, le
régnent autour d'eux, Deucalion et Pyrrha
plus sage, qui sauvera l'humanité en parti-
Mais le scénario est invariablement le
fondent en larmes. Ils cherchent alors à
culier du déluge. Ou encore sous la forme
même... Les hommes n'ont pas su jouir cor-
implorer la divinité se tournant dans la direc-
de la légende d'Ymir dans la mythologie
rectement de ces bienfaits et ce thème de
tion du sanctuaire de la déesse Thémis.
Scandinave. Là il est question de l'âge d'or
La chute
durant lequel le divertissement par excel-
l'âge d'or décrit par nombre de poètes
La déesse est touchée par leur prière
depuis Hésiode se termine toujours par la
dans laquelle ils demandent comment ils
lence est le jeu de hasard. Mais ce temps ne
faute des hommes.
pourront réparer la perte de leur race, et rend
peut durer, intervient alors un événement
Ovide fait succéder l'âge d'argent à
l'oracle suivant : «Eloignez vous du temple,
dramatique, en relation directe avec un par-
l'âge d'or. Dans ce temps sont apparues les
voilez vous la tête, détachez la ceinture de
jure. Toute une série de récits différents
quatre saisons, obligeant les hommes à
vos vêtement et jetez derrière votre dos les
annoncent ce moment de rupture, suivi d'un
souffrir des chaleurs torrides et du froid gla-
os de votre grand mère».
cial, et à entrer pour la première fois dans
des maisons.
Deucalion trouve le premier le sens de
l'oracle, comprenant que la terre symbolise
cataclysme, disparition de la terre sous la
mer, ou encore embrasement universel:
l'apocalypse.
Puis vint l'âge du bronze pire encore
la grand mère, les pierres symbolisent les os
durant lequel commencèrent les combats.
de la terre. Le couple décide de suivre cette
trophes du monde :
Enfin l'âge du fer quand l'homme «ne se
interprétation : «Ils s'éloignent, se voilent la
-
contenta plus de demander à la terre fécon-
tête, dénouent leur tunique et comme ils en
de les moissons et les aliments qu'elle lui
ont reçu l'ordre lancent des pierres derrière
devait, mais il pénétra jusque dans ses
leurs pas. Ces pierres perdent leur dureté et
Jean Haudry a ramené à quatre les catasun hiver auquel, seuls, un héros et les
siens survit,
-
l'obscurité qui se manifeste par la disparition des astres (soleil, lune, étoiles),
entrailles ; On vit de rapines ; l'hôte ne se fie
leur apparence rigide, elles s'amollissent
-
plus à l'hôte, ni le beau-père au gendre,
peu à peu et en s'amollissant, prennent une
-
même entre frères, la concorde devient rare ;
nouvelle forme. Puis elles s'allongent, leur
l'inondation ou déluge,
l'incendie universel.
Passé ce cataclysme, un ordre nouveau
l'époux médite la perte de l'épouse; l'épou-
nature s'adoucit et on peut reconnaître
est rétabli; mais ce n'est plus le même.
se, celle de l'époux;... La piété est vaincue,
jusqu'à un certain point, quoique vague
L'action répressive des dieux va obliger les
foulée aux pieds ; loin de cette terre trempée
encore la figure humaine telle qu'elle com-
hommes à travailler, à peiner.
de sang se retire, la dernière, après tous les
mence à sortir du marbre, à peine ébauchée
Ce temps de Zeus, celui que nous vivons
et toute pareille aux statues imparfaites. La
est le pendant du temps de Cronos premier
Alors les dieux se fâchent, annulent cet
partie de ces pierres où quelques sucs
temps idyllique dont nous parle Platon.
âge d'or et provoquent généralement par le
liquides se mêlent à la terre devient de la
Le monde sort d'un paradis perdu, il ne
déluge un anéantissement général, épar-
chair, ce qui est solide et ne peut fléchir se
le retrouvera plus pour certains mythes,
gnant en fin de compte un homme ou un
change en os, ce qui était veine de la pierre
pour d'autres un jour viendra où les hom-
couple qui sera à l'origine de la seconde
subsiste sous le même nom. Dans un bref
mes connaîtront à nouveau un âge d'or.
naissance des hommes.
espace de temps comme l'avaient voulu les
immortels, la vierge Astrée».
(1)
Une très belle illustration de la fin de
cette première époque et du début de la
seconde nous est livrée par le mythe de
Pyrrha et Deucalion.
Le déluge a recouvert la terre de mer.
Une seule montagne a été épargnée et garde
dieux, les pierres lancées par les mains masculines devinrent des hommes, et le sexe
féminin dut une nouvelle vie à celles qu'une
femme avait jetées. Voilà pourquoi nous
sommes une race dure, à l'épreuve de la
fatigue».
sa cime élevée jusqu'au ciel, il s'agit du
Deux doctrines sont à la base de ces
cycles cosmiques. Il existe une orientation
traditionnelle dans les cultures primitives
pour laquelle le temps cyclique se régénère
périodiquement à l'infini et une orientation
moderne pour laquelle le temps fini est fragment entre deux infinis atemporels. Dans le
Ce thème rapporté ainsi par Ovide se
premier cas l'âge d'or est répétable une infi-
retrouve sous des formes différentes de
nité de fois, dans le second cas il n'y a eu
C'est au pied du Mont Parnasse que va
façon plus générale dans tout le monde
qu'un âge d'or.
accoster le seul couple survivant de cette
indo-européen. Que ce soit la forme du
Chez les Iraniens, les Juifs ou les chré-
catastrophe. Survivant car vertueux et sou-
poème d'Athranasis, le plus complet des
tiens l'histoire n'est pas répétable, elle est
cieux de justice. Il s'agit de Deucalion et de
poèmes sumériens qui raconte comment les
limitée. Dans cette conception linéaire du
sa compagne Pyrrha.
hommes à un moment se rendent insuppor-
temps, il y a une fin unique suivie d'une
Parnasse.
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création nouvelle. Par exemple dans la reli-
La fatigue de Dieu présente dans le chris-
leur nom et leur fonction (Deucalion = Le
gion chrétienne, la prophétie de la Rédemp-
tianisme populaire a fourni une réponse à
Blanc et Pyrrha = La Rouge) les deux cou-
tion est quelque chose de tout à fait diffé-
l'apparition du mal, désolidarisant le créateur
leurs de base qui sont les deux cieux : le blanc
rent du temps des origines. Il y aura un salut
de toutes les imperfections du monde des
(ciel diurne équivalent du jour cosmique) et
de l'humanité mais l'homme doit s'y pré-
hommes. «Un des aspects de Dieu, mis en
le rouge (ciel crépusculaire, équivalent à
parer afin de faire partie des saints de ce
évidence surtout dans les légendes balka-
l'aurore et au crépuscule cosmiques), dont
dernier temps. Dans ce cas le comportement
niques, était son caractère de deus otiosus, qui
l'union a engendré le monde. La troisième
actuel de l'homme est décisif pour son salut
expliquait les contradictions et les souf-
couleur, le noir représentant la nuit cosmique.
futur.
frances de la vie humaine.«
l3)
Jean Haudry à la lumière des cosmolo-
Finalement la question est la suivante :
Le thème de la création achevé par un
gies védiques et des cosmologies des grecs
pourquoi les hommes pourtant nantis par les
autre que le Créateur a été longuement
et des germains, a remarqué l'existence de
dieux aux origines n'ont pas été capables de
détaillé par Eliade en particulier dans 1' ana-
trois mondes ou encore la notion de monde
préserver leur vie au Paradis.
lyse des mythes qu'il a rassemblé sous le
médian mais dans ces systèmes, il n'est pas
Les travaux de Mircéa Eliade et de Jean
thème du plongeon cosmogonique. Dans la
question des trois couleurs. Aussi a-t-il sup-
Haudry permettent de mieux cerner les dif-
mythologie populaire de l'Europe Sud
posé une cosmologie plus ancienne encore
férents niveaux d'interprétation de ces
Orientale, le Créateur envoie presque tou-
selon laquelle la terre serait située au centre
mythes.
jours une tierce personne plonger au fond
du monde, entourée de trois cieux, un ciel
Le mythe a une fonction précise, celle
de la mer pour aller chercher de la terre afin
noir qui serait le ciel nocturne, un ciel blanc,
d'expliquer la création du monde et de four-
de façonner le monde. Pourtant dit Eliade
le ciel diurne et un ciel rouge représentant
nir des éléments de réponse et de compré-
«très probablement la forme originelle du
le crépuscule (coupure entre le noir et le
hension de la condition des hommes.
mythe présentait le créateur plongeant lui
blanc que l'on retrouve par exemple dans
L'homme sur la terre vit dans une situa-
même au fond des eaux, sous la forme d'un
l'épisode de Cronos dans la mythologie
tion tout à fait précaire et toute sa vie il
animal pour en ramener la matière néces-
grecque).
oscille entre l'ordre et le désordre. Du-
saire à la création de la terre». Sous-enten-
Dans la Théogonie d'Hésiode ou le
alisme fondamental car à tout instant l'équi-
dant que la pensée archaïque a développé
mythe de l'âge d'or tel que nous l'avons vu
libre peut être rompu, le désordre majeur
une croyance sur la bi-unité divine c'est-à-
décrit par Ovide, l'aurore cosmique repré-
trouvant son expression dans le cataclysme
dire une divinité qui incluerait le bon et le
sente l'âge d'or, le jour cosmique l'âge
cosmique.
mauvais.
d'argent, la nouvelle nuit cosmique, l'âge
de fer, celui que nous vivons.
Les mythes de création puis d'anéantissement du monde rendent compte de l'exis-
La fin du monde et la nuit
tence du mal c'est-à-dire de l'imperfection
de la création.
Mais à côté d'une origine mythique, ce
dualisme dont il est question, et qui est à la
Un Dieu fatigué
Il existe une homologie entre le jour et
l'année. Dans la conception indo-européenne du monde chacun de ces cycles est organisé selon un processus identique.
source de la chute de l'homme trouve bien
«C'est sûrement en raison de cette
entendu son expression dans l'organisation
homologie, qui est une donnée première
Mircéa Eliade trouve dans des mythes
de la nature et de la solidarité manifeste
qu'à son tour le cycle cosmique a été conçu
populaires d'Europe Sud orientale, l'image
entre rythme cosmique et vie humaine. Les
lui aussi sur ce modèle, comme la succes-
d'un dieu fatigué après la création et qui va
polarités que l'on peut observer dans le cos-
sion d'une nuit (le chaos), d'une aurore
laisser s'achever l'oeuvre par un auxiliaire,
mos et la vie (opposition entre le jour et la
(l'âge d'or), d'un jour, et d'un crépuscule
le diable par exemple, pendant que lui se
nuit, entre l'hiver et l'été, entre l'homme et
qui a son terme (l'âge sombre) aboutit à une
retire au ciel.
la femme, la naissance et la mort) ont pro-
nouvelle nuit. Secondairement ce cycle cos-
bablement servies de modèles à l'élabora-
mique a été mis en parallèle avec la struc-
Dans le folklore roumain ce dieu lointain
joue un rôle capital «l'éloignement de Dieu
tion des mythes.
trouve sa justification immédiate dans la
ture de la société, qui elle même reflète le
Si l'on reprend par exemple le thème de
modèle des trois couleurs cosmiques. »
(4)
dépravation de l'humanité. Dieu se retire au
Deucalion et de Pyrrha, J. Haudry a démon-
On comprend alors mieux les récits de
ciel car les humains ont choisi le mal et le
tré de quelle manière ces deux personnages
déluge par exemple qui se situe à la char-
dans le monde indo-européen, incarnaient par
nière de deux temps. En effet il y a des
péché. »
<3)
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épreuves (par l'eau ou par le feu) qui per-
projets de société ou de projets «folklo-
mettent à des héros de traverser la mort et
riques» s'inscrivant dans un retour à l'âge
d'atteindre une vie nouvelle. Mais en raison
d'or. Aujourd'hui dans nos sociétés occi-
de l'homologie existant entre le cycle cos-
dentales, devant la disparition de réfé-
mique et le cycle annuel, atteindre une vie
rences à ces archétypes, face à l'atténua-
nouvelle est à mettre en parallèle avec le fait
tion du sentiment religieux, la futurologie
d'entrer dans la belle saison. Les épreuves
semble avoir pris le relais.
du déluge ou du feu permettent à l'homme
de rejoindre la lumière de la belle saison,
symbole elle même de l'immortalité.
La fin de l'âge d'or ne peut trouver son
origine que dans la colère des dieux et cette
colère ne peut être provoquée que par le
blasphème ; le mythe éclaire alors sous une
forme narrative un événement qui ne peut
trouver autrement de justification, la nuit
succède immanquablement au jour...
Bibliographie
Le mal et la mort ne peuvent pas être nés
avec le monde, ils sont là par accident. Et
Eliade
c'est une transgression qui engendre le mo-
Gengis-Khan» Paris, Payot,» 1970,252
ment fatal de la rupture avec le monde divin.
pages.
Mais le drame n'est pas définitif, la
(Mircéa),
«De
Zalmoxis
à
Haudry ( Jean), «La religion cosmique
cause n'est pas perdue à jamais. Et les
des Indo-Européens» Paris, Arche, Les
hommes face à la définition du temps se
Belles Lettres, 1987, 329 pages.
situent dans une perspective optimiste. La
Ovide,
conception cyclique indique qu'après la
Gallimard, Folio, 1992, 620 pages.
«Les métamorphoses»,
destruction se fera une reconstruction à
Léger (Louis), «La mythologie Slave,»
l'image du premier âge d'or. Ici l'eschato-
Paris, Ernest Leroux,1901, 248 pages.
logie emprunte aux mythes de création ses
Ravignant (R),
modèles. Le temps à venir sera le même que
gonies - Les grands mythes de création
le temps premier.
du monde», Le Mail, 1988,160 pages.
Kielce(A),
Paris,
«Cosmo-
Par contre dans la conception historique,
du drame cosmique surgira le Royaume de
Dieu.
«Puis je vis un ciel nouveau et une terre
nouvelle ; car le premier ciel et la première
terre avaient disparu, et la mer n'était plus ».
(Apocalypse v. 21.1)
Ainsi, partout l'homme, pour supporter
l'histoire ressent un besoin profond de
domestication de l'avenir. Dans le passé,
Notes
les hommes des sociétés traditionnelles ont
accepté le malheur parce que les événements
comme
historiques
l'expression
étaient
considérés
d'une
succession
d'archétypes. Au cours de l'histoire, des
mouvements ont suscité la résurgence de
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
60
1.
2.
3.
4.
Astrée : déesse de la Justice
Eliade ( M): De Zalmoxis à Gengis-Khan
page 93
Eliade (M): De Zalmoxis à Gengis-Khan
page 129
Haudry (Jean), La religion cosmique des IndoEuropéens, page 285
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